Oeuvres de Walter Scott, trad Defauconpret/Tome I/4/1.1

Oeuvres de Walter Scott, trad Defauconpret/Tome I/4
Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Œuvres de Walter Scott, tome 1Furne, Libraire-éditeurTome I. — Ballades, etc (p. 188-194).


CHANT PREMIER.

Le Château.

À WILLIAM STEWART RUSE, ESQ.
Ashesteil, Ettrick Forest.


Le ciel de novembre est froid et sombre ; la feuille de novembre est rougeâtre et desséchée. Naguère du haut de ces rocs escarpés d’où le torrent descend en cascade et qui entourent notre petit jardin, lorsque nos yeux plongeaient dans la sombre et étroite gorge de la ravine[1] vous aperceviez à peine le ruisseau, tant le taillis croissait épais sur ses rives, tant étaient rares les petits filets de son cours ; maintenant, retentissant au loin et se montrant maintes fois à travers les ronces et les buissons dépouillés de verdure, il balaie la clairière, et, torrent courroucé, franchit en mugissant les rochers, retombe en cascade sauvage, puis d’un cours plus rapide précipite jusqu’à la Tweed l’écume noire de ses flots.

Les couleurs brillantes de l’automne ne s’étendent plus sur les bois de nos monts. Au déclin du soleil, la Tweed ne réfléchit plus leur couronne empourprée ; elle a disparu la bruyère des monts de Needpath, jadis si riches de ses fleurs ; le sommet de ce mont a pris une teinte plus pâle, et les cimes jumelles de l’Yare sont nues et couleur de rouille. Les moutons, fuyant un air trop froid, redescendent dans les vallons abrités, où languissent encore quelques herbes fanées, où brille quelque humide rayon : leurs regards craintifs se fixent tour à tour avec une calme tristesse sur le gazon flétri et sur le ciel nébuleux. Loin des hauteurs qui les ont nourris pendant l’été, ils errent le long du ruisseau de Glenkinnon ; le berger s’entoure des plis de son manteau pour se garantir des frimas : ses chiens ne bondissent plus gaiement çà et là autour du troupeau ; mais, tremblans de froid, ils s’attachent aux pas de leur maître, le suivent lentement, et relèvent timidement la tête chaque fois que l’ouragan redouble de violence.

Mes enfans, quoique robustes, hardis et vifs comme tous les enfans des montagnes, ressentent aussi la triste influence de la saison ; ils regrettent leurs reines-marguerites, racontent leurs jeux d’été, et demandent en soupirant : — Le printemps reviendra-t il encore ? et les oiseaux, et les agneaux retrouveront-ils leur gaieté ? et l’aubépine se couvrira-t-elle encore de fleurs ?

Oui, petits babillards, oui, la reine-marguerite viendra de nouveau décorer vos berceaux d’été ; l’aubépine vous offrira de nouveau ces guirlandes que vous aimez à tresser ; les agneaux bondiront sur la prairie, les oiseaux chanteront aux alentours, et, tant que vous serez gais et folâtres comme eux, les étés vous sembleront trop courts.

Le printemps, ramené par le retour invariable des saisons, donne une nouvelle vie à la matière muette et insensible ; la nature obéit à sa féconde influence, et reparaît dans tout son éclat. Mais hélas ! quel printemps nouveau viendra chasser l’hiver qui règne sur ma patrie !.… Quelle voix assez puissante pourra dire : — Levez-vous, — à ce sage et à ce guerrier ensevelis ? qui nous rendra cette intelligence, sans cesse occupée du bonheur de l’Angleterre, et cette main armée du glaive de la victoire ? Le soleil printanier donne une nouvelle vie à la plus modeste des fleurs ; mais vainement, vainement il brille en ces lieux où la Gloire pleure sur le cercueil de Nelson ! vainement il percera cette obscurité solennelle qui voile, ô PITT ! ta tombe sacrée.

Gravé profondément dans tous les cœurs anglais, que le souvenir de ces noms jamais ne s’en efface. Dites à vos fils : — C’est là que repose le héros qui périt vainqueur sur les flots de Gibraltar ; il lui fut donné de ressembler à la foudre dévorante par sa course rapide, brillante, irrésistible : partout où se levait un ennemi de sa patrie, le bruit de ce tonnerre inévitable se faisait entendre jusqu’à ce que, sur un rivage lointain, le météore ait roulé, éclaté et détruit… pour disparaître à jamais.

Il n’est pas moins digne de nos larmes, ce sage qui commandait à ce guerrier conquérant, et dont la main puissante lança ce foudre de guerre sur l’Égypte, à Copenhague et à Trafalgar.

Destiné à de si hautes entreprises, il reçut, pour le bonheur de l’Angleterre, une sagesse précoce. Hélas ! le ciel, en punition de nos crimes, lui réservait une tombe non moins prématurée. Honneur à ce citoyen vertueux qui, au faîte, des grandeurs, dédaigna l’orgueil du pouvoir, méprisa les honteuses séductions de l’avarice, et servit son Albion pour elle-même. Une troupe égarée eût voulu briser le frein salutaire de l’obéissance ; mais il parvint à dompter son rebelle courage : modérant cet orgueil qu’il n’eût point voulu étouffer dans son âme, il montra à son impétueuse ardeur une plus noble cause à défendre, et fit servir le bras de l’homme libre à protéger les lois sur lesquelles repose sa liberté.

Ah ! il nous aurait suffi que tu vécusses, quoique privé du pouvoir : tel qu’une sentinelle vigilante sur la tour d’une forteresse, tu aurais réveillé l’Angleterre quand l’intrigue ou le danger la menaçaient : semblable à la lumière d’un phare, tu aurais éclairé la route de nos pilotes ; et, comme une colonne superbe qui, seule, est restée debout au milieu des ruines, tu aurais été l’appui du trône chancelant. Maintenant il est brisé ce soutien si nécessaire, il s’est éteint ce phare protecteur ; elle est muette sur la colline la sentinelle dont la voix eût sauvé l’Angleterre.

Rappelez-vous ce courage qui ne l’a jamais abandonné jusqu’à sa dernière heure. La mort déjà planait sur sa couche et réclamait sa proie ; tel que l’infortuné Palinure, il resta ferme au poste dangereux qui lui était assigné ; repoussant les conseils qui l’invitaient au repos, il tenait encore le gouvernail d’une main mourante, jusqu’à ce qu’enfin, privé de son pilote, le vaisseau de l’Etat faillit faire naufrage. Tant que dans les mille plaines de la Grande-Bretagne il restera une seule église non profanée, dont la cloche paisible, invitant aux jours de fête l’habitant des campagnes à venir prier et louer le Seigneur, n’aura jamais fait retentir le son sinistre du tocsin ; tant que la bonne foi et la paix des États vous seront chères, arrosez d’une larme cette pierre insensible : celui qui les a conservées, Pittrepose ici.

Ne craignez pas de donner un libre cours à vos généreux soupirs, parce que son rival est déposé près de lui ; ne craignez pas de prononcer ces mots : — Paix à sa cendre ! — de peur qu’ils ne retentissent sur la tombe de Fox ; pleurez ces talens ravis à l’Angleterre au moment où elle en avait le plus pressant besoin ; pleurez ce génie élevé, ce savoir profond, cet esprit aimable qui aimait la fine raillerie, mais qui eût gémi d’abuser de cette arme ; cette sensibilité si vive, cette imagination si brillante, cette puissante raison qui savait tout pénétrer, tout résoudre, tout combiner ; tant de rares qualités sont maintenant ensevelies avec celui qui ne possède plus que cette pierre funéraire. Ô toi qui déplores qu’elles n’aient pu le préserver toujours de l’erreur, écarte toute pensée trop sévère, et respecte le dernier sommeil.

Ici où se terminent toutes les choses de la terre pour les héros, les patriotes, les bardes et les rois ; ici où est immobile et glacé le bras redoutable du guerrier ; ici où sont muettes les lèvres de celui qui sut chanter la gloire de sa patrie, ou parler pour sa défense ; ici où les voûtes sculptées avec art prolongent le son lointain de l’hymne sacré, comme si un ange répétait encore, — Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! — ici dépouillez-vous de toute prévention, si jamais cœur anglais put s’en dépouiller ; loin de vous une partialité injuste, et n’oubliez pas que Fox mourut Anglais !… Lorsque l’Europe rampait sous le joug de la France, que l’Autriche était abaissée, la Prusse abattue, et les généreux desseins de la Russie trahis par un lâche esclave ; Fox, repoussant avec indignation une paix déshonorante, rapporta l’olivier souillé, fut le noble champion de la gloire de sa patrie, et cloua son pavillon aux mâts des navires. Le ciel, pour prix de sa constance, lui accorda sa part de ce glorieux tombeau ; et jamais marbre ne reçut en dépôt la cendre de deux hommes plus étonnans.

Doués de talens plus qu’humains, à quelle hauteur n’ont-ils pas pris leur essor au-dessus de la foule vulgaire ; jamais on ne les vit, comme les ames communes, marcher au pouvoir par d’obscures intrigues ; semblables aux dieux de la fable, leurs puissantes querelles ébranlaient les royaumes et les nations : voyez tout ce que l’Angleterre a de plus noble se ranger avec orgueil sous la bannière de ces rivaux ; on ne prononce plus que les noms de Fox et de Pitt dans le monde britannique. Jamais enchantement n’égala de pareilles réalités, quand même, du fond des ténébreuses cavernes de Thessalie, un magicien aurait pu, par le secours de son art, tarir l’immense Océan, et détourner les planètes de leur sphère. Hélas ! le talisman de ces deux noms s’est perdu quand la source de la vie s’est tarie pour eux : génie, talens ; tout est enseveli pour toujours sous ce marbre, où, — pensée humiliante pour l’orgueil humain ! — le ciel s’est plu à réunir ces deux puissans ministres ! Versez une larme sur le tombeau de Fox, elle ira rouler sur le cercueil de son rival ; dites sur la tombe de Pittla prière des morts, et le monument de Fox renverra vos accens : l’écho solennel qui veille en ces lieux semble redire sans cesse : — Que leurs discordes finissent avec eux ; qu’ils subissent la même loi ceux que le sort a rendus frères dans la tombe ; mais cherchez sur la terre des vivans : — où trouver deux hommes qui puissent les égaler ? —

Reposez-vous, âmes de feu, jusqu’à ce que la voix de la nature expirante aille vous réveiller au fond du cercueil ; les gémissemens de votre patrie ne peuvent percer le silence de votre monument : combien plus vain et plus impuissant encore sera donc l’hommage de mes regrets ! mais vous approuvâtes les vers du ménestrel des frontières, quoiqu’il ne célébrât que les climats de la Calédonie : sa harpe gothique a retenti sur vos tombeaux ; le barde, que vous daignâtes louer, a chanté vos noms immortels.

Arrête, illusion, arrête, daigne encore bercer un moment mon imagination égarée ! Comment pourrai-je me séparer d’un sujet si grand, lorsque mon cœur n’est encore soulagé qu’à demi ? Ah ! que toutes les larmes arrachées par la douleur, que tous les ravissemens de l’âme, que toute cette chaleur qui anime le barde dans ses momens d’inspiration et tous ses plus nobles mouvemens se réunissent ; que la douleur, que l’admiration, que tout ce qu’il existe de sensations grandes et sublimes, associant leurs efforts, s’échappent de mon cœur en une sainte et douce extase ; cet hommage sera encore un trop faible tribut !… Mais non, mes vœux sont impuissans… le charme s’est dissipé.

Semblable à ces bizarres constructions des frimas, qui s’évaporent aux premiers rayons du matin, les créations de ma muse s’évanouissent soudain ; ces arches gothiques, ces pierres monumentales, cette nef vaste, obscure et élevée, ont disparu ; et fuyant les derniers de tous, ô douce illusion ! les sons lointains du chœur viennent mourir à mon oreille ; je reconnais peu à peu la prairie solitaire, le taillis touffu qui environne ma ferme, et mes folâtres enfans, dont les cris s’unissent au murmure des ondes de la Tweed.

C’est ainsi que la nature corrige son élève que séduit un sujet au-dessus de ses forces : — il te convient mieux, me dit-elle, d’errer çà et là, de passer les heures solitaires à arracher du marais le léger roseau, et à le suivre de l’œil, flottant sur la Tweed ; écoute à loisir la voix perçante de la laitière qui fredonne en se balançant pour marquer la cadence, et qui, couronnée de son fragile fardeau, glisse légèrement le long de la colline ; ou bien va, près de ce tombeau du fils de Fingal, entendre le conte du vieux berger : dans sa simplicité rustique, il s’interrompt souvent ; de peur que sa vieille légende ne fatigue l’oreille de celui qu’il croit avoir puisé dans les livres un goût plus raffiné.

Mais toi, cher ami, tu peux nous dire, mieux que personne (car qui mieux que toi connaît ces anciens romans ?) tu peux nous dire combien ces récits du vieux temps ont encore d’empire sur l’âme du poète. Vainement les siècles ont étendu leurs mains flétries sur les pages de l’ancien ménestrel, le récit des hauts faits de ces guerriers hérissés de fer fait encore battre le cœur d’un tendre intérêt, soit que le chevalier du lac entre dans le palais enchanté de Morgane, soit que, méprisant la magie et la conjuration des démons ; il pénètre dans la chapelle périlleuse, et y adresse la parole à un cadavre non enseveli. Tantôt, pour toucher le cœur de la dame Ganore (hélas ! pourquoi leur amour fut-il illégitime ?) ; il attaque l’orgueilleux Tarquin dans la caverne, et délivre soixante chevaliers ; ou bien enfin, pécheur non encore purifié par la pénitence, il entreprend la pieuse recherche de Saint-Gréal (1), et voit en songe une apparition qu’il n’aurait pu voir dans la veille.

Les maîtres de notre lyre ont aimé ces légendes ; on les retrouve encore dans les chants de féerie de Spencer. Ils se mêlent aux fictions célestes de Milton, et Dryden eût dans un ouvrage immortel relevé la table ronde ; mais un roi et une cour débauchés dédaignèrent les nobles inspirations du poète, préférant lui acheter à vil prix des satires, des chansons et des comédies licencieuses. Le monde fut privé de ce glorieux projet ; le feu sacré de la muse fut profané, et le génie avili.

Echauffés par le souvenir de ces noms sublimes, nous aussi, quoique enfans dégénérés d’une race déchue, nous irons tenter de rompre une faible lance dans tes beaux domaines, ô Génie de la chevalerie ! nous irons chercher la tour enchantée où tu dors depuis si long-temps, sourd aux prières des belles qu’oppriment les tyrans. Que la harpe du Nord te réveille ; reparais armé de toutes pièces, avec ton bouclier, ta lance, ta hache d’armes, ton panache et ton écharpe, suivi du cortège des fées, des géans, des dragons, des chevaliers, des nains, des magiciens armés de leur baguette, et des demoiselles errantes sur de blancs palefrois. Autour de toi tu verras accourir l’Amour qui rougit d’avouer son secret, le Mystère à demi voilé, l’Honneur avec son bouclier sans tache, l’Attention au regard immobile, la Crainte qui se plaît au récit qu’elle écoute en tremblant, l’aimable Courtoisie, la Loyauté, que ne peuvent altérer ni les souffrances, ni le temps, ni la mort, et la Valeur, lion généreux qui s’appuie sur sa redoutable épée.

Tes succès, cher Stewart, ont montré qu’on peut mériter par là un beau laurier ; les chênes d’Ytène[2] … à l’ombre desquels les joyeux ménestrels célébraient Ascapart, le fier Bevis, surnommé le Roux[3], qui, dans la forêt de Boldrewood, fut blessé par son chasseur favori… les chéries d’Ytène ont entendu de nouveau ces antiques ballades retrouvées par toi. Car tu as chanté comment, pour plaire à la belle Oriane, le héros des Gaules, cet Amadis si fameux dans les cours, vainquit en champ clos les perfides nécromanciens. Tu as célébré en vers modernes les amours mystérieuses de Partenopex ; ne me refuse pas ton attention, et daigne écouter l’histoire d’un chevalier des anciens jours d’Albion.


  1. Glen, ravine, vallon entouré de montagnes. — Ed.
  2. Forêts du Hampshire. — Ed.
  3. Guillaume-le-Roux. — Ed.