Odes et Ballades/Un chant de fête de Néron

Odes et BalladesOllendorf24 (p. 226-229).


À M. LE COMTE ALFRED DE V.




ODE QUINZIÈME.

UN CHANT DE FÊTE DE NÉRON.


Nescio quid molle atque facetum.
Horace.


 
Amis ! l’ennui nous tue, et le sage l’évite !
Venez tous admirer la fête où vous invite
Néron, César, consul pour la troisième fois ;
Néron, maître du monde et dieu de l’harmonie,
Qui, sur le mode d’Ionie,
Chante, en s’accompagnant de la lyre à dix voix !

Que mon joyeux appel sur l’heure vous rassemble !
Jamais vous n’aurez eu tant de plaisirs ensemble,
Chez Pallas l’affranchi, chez le grec Agénor ;
Ni dans ces gais festins, d’où s’exilait la gêne,
Où l’austère Sénèque, en louant Diogène,
Buvait le falerne dans l’or ;

Ni lorsque sur le Tibre, Aglaé, de Phalère,
Demi-nue, avec nous voguait dans sa galère,
Sous des tentes d’Asie aux brillantes couleurs ;
Ni quand, au son des luths, le préfet des bataves

Jetait aux lions vingt esclaves,
Dont on avait caché les chaînes sous des fleurs !

Venez, Rome à vos yeux va brûler, — Rome entière !
J’ai fait sur cette tour apporter ma litière
Pour contempler la flamme en bravant ses torrents.
Que sont les vains combats des tigres et de l’homme ?
Les sept monts aujourd’hui sont un grand cirque, où Rome
Lutte avec les feux dévorants.

C’est ainsi qu’il convient au maître de la terre
De charmer son ennui profond et solitaire !
Il doit lancer parfois la foudre, comme un dieu !
Mais, venez, la nuit tombe et la fête commence.
Déjà l’incendie, hydre immense,
Lève son aile sombre et ses langues de feu.

Voyez-vous ? voyez-vous ? sur sa proie enflammée,
Il déroule en courant ses replis de fumée ;
Il semble caresser ces murs qui vont périr ;
Dans ses embrassements les palais s’évaporent…
— Oh ! que n’ai-je aussi, moi, des baisers qui dévorent,
Des caresses qui font mourir !

Écoutez ces rumeurs, voyez ces vapeurs sombres,
Ces hommes dans les feux errant comme des ombres,
Ce silence de mort par degrés renaissant !
Les colonnes d’airain, les portes d’or s’écroulent !
Des fleuves de bronze qui roulent
Portent des flots de flamme au Tibre frémissant !

Tout périt ! jaspe, marbre, et porphyre, et statues,
Malgré leurs noms divins dans la cendre abattues.
Le fléau triomphant vole au gré de mes vœux,
Il va tout envahir dans sa course agrandie,
Et l’aquilon joyeux tourmente l’incendie,
Comme une tempête de feux.


Fier Capitole, adieu ! — Dans les feux qu’on excite,
L’aqueduc de Sylla semble un pont du Cocyte.
Néron le veut : ces tours, ces dômes tomberont.
Bien ! sur Rome, à la fois, partout, la flamme gronde !
— Rends-lui grâces, reine du monde :
Vois quel beau diadème il attache à ton front !

Enfant, on me disait que les voix sibyllines
Promettaient l’avenir aux murs des sept collines,
Qu’aux pieds de Rome, enfin, mourrait le temps dompté,
Que son astre immortel n’était qu’à son aurore… —
Mes amis ! dites-moi combien d’heures encore
Peut durer son éternité ?

Qu’un incendie est beau lorsque la nuit est noire !
Érostrate lui-même eût envié ma gloire !
D’un peuple à mes plaisirs qu’importent les douleurs ?
Il fuit : de toutes parts le brasier l’environne… —
Ôtez de mon front ma couronne,
Le feu qui brûle Rome en flétrirait les fleurs.

Quand le sang rejaillit sur vos robes de fête,
Amis, lavez la tache avec du vin de Crète ;
L’aspect du sang n’est doux qu’au regard des méchants.
Couvrons un jeu cruel de voluptés sublimes.
Malheur à qui se plaît au cri de ses victimes ! —
Il faut l’étouffer dans des chants.

Je punis cette Rome et je me venge d’elle !
Ne poursuit-elle pas d’un encens infidèle
Tour à tour Jupiter et ce Christ odieux ?
Qu’enfin à leur niveau sa terreur me contemple !
Je veux avoir aussi mon temple,
Puisque ces vils romains n’ont point assez de dieux.

J’ai détruit Rome, afin de la fonder plus belle.

Mais que sa chute au moins brise la croix rebelle !
Plus de chrétiens ! allez, exterminez-les tous !
Que Rome de ses maux punisse en eux les causes ;
Exterminez !… — Esclave ! apporte-moi des roses,
Le parfum des roses est doux !


Mars 1825.