Observations sur quelques grands peintres/Le Sueur

L’Albane  ►


LE SUEUR.


Le Sueur est un des hommes qui prouvent à toutes les nations que les Français ont aussi leurs grands peintres. La nature lui prodigua les plus riches dons pour s’illustrer dans la peinture ; mais elle lui refusa une longue vie pour joindre des études profondes à tant d’heureuses dispositions ; elle lui refusa le temps de laisser des ouvrages plus nombreux. Il vécut cependant assez pour acquérir beaucoup de gloire ; la peine même qu’on éprouve en pensant à sa mort prématurée, entraîne à lui prodiguer plus d’éloges, et le triste cyprès qui s’unit au laurier de sa couronne en rehausse encore l’éclat.

Ses pensées ont de la justesse et de l’élévation, son style est très-historique ; il a de la grâce, souvent de l’énergie, et toujours une noblesse touchante : rien n’est plus vrai et plus grand que ses dispositions générales, et son caractère vraiment distinctif, est d’avoir su joindre la simplicité de la nature, aux compositions les plus nobles.

Ses groupes ne présentent que les lignes les plus heureuses, les mieux variées, les effets les mieux contrastés ; et ils ont en même temps une naïveté qui attache. Ses attitudes sont celles qui conviennent parfaitement aux sujets ; elles sont composées et dessinées avec tant de goût, qu’on est tenté de croire qu’elles ne sont que l’ouvrage de l’art ; elles sont si vraies, qu’elles ne semblent que copiées d’après nature.

Voyez au Musée Napoléon, ce tableau de Saint Paul, prêchant à Éphèse ; un saint enthousiasme embrase, à sa voix, tous ceux qui l’environnent ; tous dévorent ses pensées, quelques-uns les écrivent ; les livres des savans et des philosophes sont déchirés ; ils sont livrés à la fureur des flammes : que de vérité et de poésie ! que d’ordre et de mouvement dans ce tableau ! Dans cet autre chef-d’œuvre, deux jeunes martyrs de l’intolérance religieuse, sont entraînés aux pieds des autels : comme leur modeste candeur, leur imposante tranquillité contraste bien avec la force et la violence des soldats ! Ils ne voient point tout ce qui les environne ; ils ne sentent plus rien sur la terre ; et leur âme ravie jouit déjà de la béatitude : que de grandeur et de simplicité dans cette composition !

Son dessin est noble ; il le forma d’après les beaux tableaux, les belles statues qu’il vit en France, et d’après les gravures des ouvrages de Raphaël. Les formes qu’il adopta, meilleures que celles du Vouet, son maître, y ressemblent cependant ; elles ne sont pas tout-à-fait celles de la nature, ni celles de Raphaël ou de l’antique ; elles tiennent de toutes ces sources, et elles ont un caractère nouveau, grand, aimable, mais qui, n’ayant pas assez de vérité, dégénère un peu en manière.

Si le Sueur eût vu la riche Italie, s’il n’eût pas été forcé de faire des tableaux avec trop de rapidité, et surtout s’il eût assez vécu pour faire de plus longues études, à quel degré de perfection n’eût-il pas porté le dessin. Les expressions de ses têtes sont nobles et justes, mais elles auroient bien plus d’énergie si son dessin étoit plus terminé et plus vrai ; par cette raison, ses dispositions générales et les attitudes de ses figures touchent plus que les expressions de ses têtes. Il est un de ceux qui ont le mieux agencé les draperies : on ne peut faire un plus beau choix de plis ; les formes en sont grandes avec finesse, légères avec grandeur. Il ne se traîne point en esclave sur les traces des sculpteurs antiques : sa manière de draper n’est point celle de Raphaël, ni celle du Poussin ; elle est nouvelle, il l’a prise dans la nature qu’il a disposée et copiée avec un goût exquis ; sa supériorité dans cette partie est aussi un de ses caractères distinctifs.

Plus occupé d’une touche moelleuse, légère et spirituelle, que de la juste dégradation de la lumière, il n’a pas donné aux objets qu’il a peints tout le relief qu’ils devoient avoir. Sa couleur est foible, mais elle a de la vérité, de l’originalité, de l’harmonie, et une douceur qui convient très-bien au style de ses ouvrages. Ils doivent aussi une partie du plaisir qu’ils font, à la connoissance qu’il avoit de la perspective et au goût avec lequel il en employoit les règles ; ils ont de la profondeur, et toujours des plans vrais et pittoresques en même temps.

Quoiqu’on eût désiré qu’il eût terminé davantage ses tableaux de la vie de Saint Bruno ; tels qu’ils sont, ils inspirent encore un très-vif intérêt. Personne n’a peint comme lui les tranquilles monastères qui s’élèvent tristement au milieu des déserts, ces enclos religieux, tant de fois confidens d’inutiles regrets, les cloîtres mélancoliques que traversoient au bruit des cloches, la piété et le recueillement, ces longues robes blanches, ces physionomies austères et pénitentes, formées par l’habitude de la retraite, de la méditation et de la prière. Les Chartreux qu’il nous a fait connoître sont tous d’aimables, de vertueux solitaires, et il a su donner des charmes à la pénitence, des grâces à l’austérité. Cet ouvrage rappelle tout ce qui paroissoit beau aux âmes foibles et sensibles dans la vie monastique ; l’absence de tous les soins fatigans du monde ; le mépris de mille biens frivoles, si chèrement achetés ; le calme rendu aux amans malheureux ; la paix d’une âme pure, bien remplie de l’espoir d’une éternelle félicité : il offre ce que désirent tous les hommes au milieu même de leurs rêves ambitieux, un abri contre les orages des passions, un port après de longues tempêtes. Dans cette suite de compositions, toutes remplies de l’esprit des objets qu’elles représentent, on distingue celle où trois Anges apparoissent à Saint Bruno endormi ; celle encore où il lit une lettre que vient de lui apporter un courrier, et principalement le tableau de sa mort, chef-d’œuvre d’ordonnance, d’expression et d’effet de lumière ; la sévère nudité du lieu de la scène, les Religieux de différens âges en proie à la douleur, les cierges funèbres, ce triste bénitier, ce vénérable mort étendu sur la paille, glacent le cœur d’un saint effroi, et jettent l’esprit dans les réflexions les plus profondes.

Ses sujets ne sont pas toujours ceux de l’Histoire de la Religion Catholique ; et il a prouvé, dans sa Galerie de l’Hôtel Lambert, que son génie pouvoit prendre tous les tons. Là, il a su conserver aux Nymphes, aux Amours, à toutes les divinités de la fable, le caractère antique qui leur est propre, et il leur a donné la vérité poétique, consacrée par l’imagination depuis tant de siècles. Ses Muses ont à la fois la physionomie de l’esprit, de la science, celle de la pudeur virginale, et tout le charme de leur sexe, assemblage si rare chez les mortelles.

Comme les tableaux du Poussin, ceux de le Sueur, inspirent la vertu, ils inspirent aussi une attachante mélancolie ; soit qu’elle se trouve réellement imprimée dans tout ce qu’il a fait, soit qu’elle vienne d’un sentiment de tristesse qu’on éprouve, lorsqu’on se souvient qu’il mourut à trente-huit ans, et qu’on pense qu’un artiste déjà si grand, pouvoit le devenir davantage encore, si la mort ne l’eût frappé si jeune.

Son âme devoit ressembler beaucoup à celle de Fénélon ; ainsi que dans les écrits de cet homme enchanteur, un heureux abandon, une douce sensibilité se répandent dans tous ses ouvrages, comme les flots d’une onde pure parcourent de délicieux vallons. Âme noble et belle ! ô le Sueur ! dont le nom ne peut être prononcé sans attendrissement, pourquoi la reconnoissance n’a-t-elle pas élevé ta tombe dans ce cloître silencieux, que tes tableaux rendirent si touchant, au milieu de ce gazon, de ces fleurs solitaires que renfermoit son enceinte : ah ! sans doute, les Arts, les Grâces, les Vertus, y auroient souvent porté des guirlandes et des pleurs.