Observations sur quelques grands peintres/L’Albane

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L’ALBANE.


L’Albane est un des peintres dont le nom sera connu des siècles les plus reculés, non-seulement parce qu’il avoit un grand talent, mais parce que la plupart des poëtes en ont parlé ; et ils l’ont célébré principalement à cause des sujets qu’il a traités. Il n’en a guère fait que de gracieux, il n’a guère représenté que des scènes heureuses, dont les descriptions sont agréables et poétiques. Ce sont des amours endormis dans un frais paysage, rencontrés par des nymphes de Diane, qui, profitant de l’occasion de se venger, s’emparent de leurs armes, et d’une main tremblante coupent le bout de leurs ailes, de ces ailes si rapides. C’est une foule de petits guerriers de Cythère, qui forgent, trempent, aiguisent leurs traits, s’exercent à les lancer au fond des cœurs, et s’enorgueillissent d’avance de leurs innombrables victoires. C’est Vénus, parée par les Grâces, et qui, de concert avec elles, dispose ces doux enchantemens qui triomphent des hommes et des Dieux. Peint-il les objets de la piété catholique ! Il présente Jésus enfant sur les genoux de sa mère, adoré par des anges, au milieu d’une riante campagne, tandis que d’autres élevés dans les airs et chargés de fleurs et de fruits, semblent lui porter l’hommage et le tribut de la nature.

Ce qui est aimable sur les mers, sur la terre et dans les cieux, tous les êtres charmans qui peuvent s’offrir à nos regards, et ceux qu’enfanta l’imagination, ont été l’objet continuel de ses pinceaux. Ces sujets, ces êtres aimables, il les a peints sur de petits tableaux finis avec beaucoup de soin et d’agrément, et qui se plaçoient sans peine dans les cabinets ; il y en a dans les plus riches collections du monde, et ils ont porté son nom partout. On sait qu’un homme de grand talent, qui, le premier, vient dans un siècle éclairé occuper la première place, en quelque genre que ce soit, la garde presque toujours ; c’est une propriété qu’il est très-difficile à un autre de lui ravir ; une fois vanté, il est célébré sur parole, sans qu’on cherche à s’assurer s’il mérite bien toute sa réputation : que d’auteurs ont parlé de l’Albane, sans connoître ses ouvrages ! Une des causes encore de son extrême célébrité, est la douceur de son nom facile à placer dans un vers. Si l’auteur de tant de tableaux séduisans se fût appelé Zuccaro ou Pinturrichio, avec la meilleure volonté du monde, la poésie n’auroit guère pu en parler ; mais la fraîcheur de l’Albane, les pinceaux de l’Albane, sont des hémistiches harmonieux, dont les poëtes se servent avec plaisir ; et ils ont fait son éloge, moins, peut-être, parce qu’il étoit mérité, que parce qu’il étoit aisé à faire.

Les artistes et les connoisseurs éclairés ont cependant aussi beaucoup d’estime pour le rare talent de l’Albane : l’amabilité, la douceur, un certain charme qui lui étoit bien naturel, et ne ressemblant qu’à lui-même, sont les caractères qui le distinguent ; le gracieux étoit son accent. Il n’a point les grâces nobles, voluptueuses, célestes du Corrège et de Raphaël ; les siennes sont plus ordinaires, et il en a beaucoup ; il n’attendrit point, n’élève point l’âme, n’excite jamais un brûlant enthousiasme, mais il plaît toujours, et il charme souvent.

Instruit à Rome dans l’École d’Annibal Carrache, il y prit des formes grandes, auxquelles il donna sa physionomie ; il en ôta la fierté et l’énergie, mais il y ajouta les grâces. Avec un naturel heureux, au moral comme au physique, faisant facilement des tableaux que l’on payoit bien, et que l’on vantoit davantage, époux d’une belle femme qui le rendit père de beaucoup de jolis enfans, il a peint ce qu’il sentoit, ce qu’il voyoit chaque jour, et il trouva dans sa famille et son bonheur et ses modèles. Il a une couleur qui, souvent vigoureuse, est toujours très-agréable ; son clair-obscur est foible : dans sa manière de draper on voit plus de goût que d’imitation de la nature. Il a beaucoup moins employé les lignes droites que les lignes brisées, plus faites pour les grâces que pour les choses d’un caractère mâle.

La plupart de ses sujets sont placés dans des paysages qui, sans être d’une extrême vérité, plaisent beaucoup par les belles formes de leurs sites délicieux ; l’on voudroit toujours être du nombre des acteurs des tableaux de l’Albane. Ses compositions ingénieuses sont remplies d’une poésie douce, et s’il ne fut énergique et sublime en rien, il fut aimable partout. Ses figures de femmes, très-séduisantes, n’ont point cette coquetterie qui n’est que de l’artifice ; elles ont celle que donne quelquefois la nature. Il a peint les enfans avec beaucoup d’agrément et de vérité : cependant il faut en convenir, en admirant les amours répandus avec profusion dans ses ouvrages, on ne retrouve point en eux la piquante perfidie de ces enfans célestes et cruels qui déchirent par des caresses, dont le sourire enchanteur fait verser tant de larmes ; ce sont des enfans ordinaires, aimables, fortunés, et dont la joie et la santé sont la volupté de leur mère. Il a mieux rendu la douceur religieuse des anges, mais il n’a pu saisir la divinité de leurs grâces. Ses vierges ont une amabilité trop mondaine ; ses Vénus ne sont guère que jolies ; ses nymphes charmantes ne sont point les jeunes déités, qui, réunissant la beauté des mortelles et celle des déesses, faisoient envier le séjour de la terre aux plus puissans dieux de l’Olympe.

L’Albane a peint de grands tableaux d’église, dans lesquels il y a de fort belles choses : mais ils ont moins et méritent moins de célébrité que ses petits tableaux, où son originalité est bien plus frappante. On peut dire même qu’il approche d’autant plus de la perfection, qu’il les a faits plus petits : cela peut se prouver par les deux, si connus, qui sont au Musée Napoléon, dont l’un représente Apollon et Daphné et l’autre Salmacis et Hermaphrodite : le paysage de ce dernier est admirable ; et dans l’un et l’autre, le charme de la forme et de la couleur, celui de l’exécution s’y trouvent réunis au charme de la pensée.

En peignant quelques sujets sévères, il a prouvé qu’il n’étoit pas né pour ce genre. Dans tout ce qu’il a fait, sous mille formes différentes, il n’offre guère qu’une seule expression, celle d’une joie tranquille, celle de ces douces émotions qui durent plus que des plaisirs bien vifs, l’expression du bonheur de tous les jours : la vie qu’il a répandue dans ses ouvrages est celle d’un ruisseau qui serpente au milieu des prairies. Les rigoristes de la peinture qui ne pensent pas que l’Albane mérite toute la gloire qu’il a acquise, ne doivent cependant pas être étonnés qu’avec tant de moyens de plaire, il ait eu de si heureux succès : que de choses dont on peut se passer quand on a reçu le don des grâces !