Observations sur le sentiment du beau et du sublime

Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (IIp. 235-241).
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OBSERVATIONS


SUR LE


SENTIMENT DU BEAU ET DU SUBLIME.


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PREMIÈRE SECTION.


des différents objets du sentiment
du sublime et du beau


Les divers sentiments du plaisir ou de la peine dépendent moins de la nature des choses extérieures qui les excitent, que de la sensibilité particulière de chaque homme. De là vient que les uns trouvent du plaisir là où d’autres n’éprouvent que du dégoût ; que la passion de l’amour est souvent une énigme pour tout le monde, ou que celui-ci est vivement contrarié par une chose qui est parfaitement indifférente à celui-là. Le champ des observations de ces particularités de la nature humaine s’étend très-loin, et cache encore une riche provision de découvertes aussi agréables qu’ instructives. Je n’arrêterai mes regards, pour le moment, que sur quelques points remarquables de ce champ, et j’y porterai plutôt l’œil d’un observateur que celui d’un philosophe.

Comme l’homme ne se trouve heureux qu’autant qu’il satisfait une inclination, le sentiment qui le rend capable d’éprouver de grandes jouissances, sans avoir besoin pour cela de talents extraordinaires, n’est certainement pas peu de chose. Des personnes bien portantes, qui ne connaissent pas d’auteur plus spirituel que leur cuisinier, et d’ouvrages de meilleur goût que ceux qui sont dans leur cave, trouveront dans des propos cyniques et dans de lourdes plaisanteries un plaisir tout aussi vif que celui dont se vantent des personnes douées d’une sensibilité plus délicate. Le riche qui aime la lecture des livres, parce qu’elle l’endort à merveille ; le marchand qui n’estime d’autre plaisir que celui dont jouit l’homme prudent qui calcule les avantages de son commerce ; le voluptueux qui n’aime les femmes que pour la jouissance physique ; l’amateur de la chasse, qu’il se plaise à celle des mouches comme Domitien, ou à celle des bêtes sauvages comme A…, tous ont une sensibilité qui les rend capables de jouir à leur manière, sans avoir besoin d’envier d’autres plaisirs, ou même sans pouvoir s’en faire une idée, mais ce n’est pas ce qui doit maintenant fixer mon attention. Il y a en outre un sentiment plus délicat, auquel on donne cette épithète, soit parce qu’on en peut jouir plus longtemps sans satiété et sans fatigue, soit parce qu’il suppose, pour ainsi dire, une certaine irritabilité de l’âme, qui la rend propre, en même temps, aux mouvements vertueux, soit enfin parce qu’il annonce des talents et des qualités d’esprit supérieures, tandis qu’au contraire les autres sentiments peuvent se rencontrer chez l’homme le plus dépourvu d’idées. C’est ce sentiment que je veux considérer par un côté. J’en écarte cette inclination pour les hautes connaissances, et cet attrait auquel un Kepler était si sensible, lorsqu’il disait, comme Bayle le rapporte, qu’il ne donnerait pas une de ses découvertes pour un royaume. Ce sentiment est trop délicat pour rentrer dans cette esquisse, qui ne touchera que cet autre sentiment des sens, dont sont capables aussi des âmes plus communes.

Le sentiment délicat, que nous voulons examiner ici, comprend deux espèces : le sentiment du sublime et celui du beau. Tous deux nous émeuvent agréablement, mais très-diversement. L’aspect d’une chaîne de montagnes dont les sommets couverts de neige s’élèvent au-dessus des nuages, la description d’un violent orage, ou la peinture que nous fait Milton du royaume infernal, excitent en nous une satisfaction mêlée d’horreur. Au contraire, la vue de prairies émaillées de fleurs, de vallons où serpentent des ruisseaux et où paissent des troupeaux nombreux, la description de l’Élysée, ou la peinture que fait Homère de la ceinture de Vénus, nous causent aussi un sentiment de plaisir, mais qui n’a rien que de joyeux et de riant. Pour être capable de recevoir la première impression dans toute sa force, il faut être doué du sentiment du sublime, et, pour bien jouir, de la seconde, du sentiment du beau. Des chênes élevés et des ombrages solitaires dans un bois sacré sont sublimes ; des lits de fleurs, de petits buissons et des arbres taillés en figures sont beaux. La nuit est sublime, le jour est beau. Les esprits qui ont le sentiment du sublime sont entraînés insensiblement vers les sentiments élevés de l’amitié, du mépris du monde, de l’éternité, par le calme et le silence d’une soirée d’été, alors que la lumière tremblante des étoiles perce les ombres de la nuit, et que la lune solitaire paraît à l’horizon. Le jour brillant inspire l’ardeur du travail et le sentiment de la joie. Le sublime émeut, le beau charme. La figure de l’homme absorbé _par le sentiment du sublime est sérieuse, et quelquefois fixe et étonnée. Au contraire, le vif sentiment du beau se manifeste par un éclat brillant dans les yeux, par le sourire et souvent par une joie bruyante. Le sublime est, lui-même de diverses sortes. Quelquefois le sentiment du sublime est accompagné d’horreur ou de tristesse ; dans quelques cas, d’une tranquille admiration ; et dans d’autres, il est lié à celui d’une beauté répandue sur un vaste plan. J’appellerai la première espèce de sublime le sublime terrible ; la seconde, le sublime noble ; et la troisième, le sublime magnifique. Une profonde solitude est sublime, mais d’un sublime terrible (l)[1]. De là vient que. les solitudes d’une immense étendue, comme les affreux déserts de Chamo dans la Tartarie, ont toujours engagé l’imagination à y placer des ombres terribles, des lutins et des fantômes.

Le sublime doit toujours être grand, le beau peut aussi être petit. Le sublime doit être simple, le beau peut être paré et orné. Une grande hauteur est aussi sublime qu’une grande profondeur, mais celle-ci fait frissonner, celle-là excite l’admiration ; d’un côté le sentiment du sublime est terrible ; de l’autre, il est noble. L’aspect d’une pyramide d’Égypte, à ce que rapporte Hasselquist, émeut beaucoup plus qu’on ne peut se le figurer, d’après une description écrite, mais l’architecture en est simple et noble. L’église de saint Pierre de Rome est magnifique. Comme dans ce vaste et simple édifice, la beauté, par exemple l’or, les mosaïques, etc., est tellement répandue que c’est le sentiment du sublime qui prévaut, on appelle cet objet magnifique. Un arsenal doit être noble et simple ; un palais de résidence, magnifique ; un château de plaisance, beau et orné.

Une longue durée est sublime. Appartient-elle au passé, elle est noble ; la place-t-on dans un avenir indéfini, elle a quelque chose d’effrayant. Un édifice qui remonte à la plus haute antiquité. est respectable. La description que fait Haller de l’éternité future inspire une douce terreur, et celle qu’il fait de l’éternité passée, une admiration fixe.





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Notes de Kant modifier

  1. (1) Je ne veux donner qu’un exemple de la noble horreur que peut inspirer la description d’une solitude complète, et je citerai dans ce but quelques passages extraits du songe de Carazan, dans le magasin de Brême, vol. IV, p. 539. Ce riche avare avait fermé son cœur à la compassion et à l’amour du prochain, à mesure que ses richesses augmentaient. Cependant, tandis que l’amour des hommes se refroidissait en lui, la ferveur de ses prières et de ses pratiques religieuses augmentait. Après avoir fait cet aveu, il continue ainsi : « Un soir qu’à la lueur de ma lampe je faisais mes comptes et calculais mes bénéfices, le sommeil me surprit. Dans cet état, je vis l’ange de la mort fondre sur moi comme un tourbillon ; il me frappa d’un coup terrible avant que je pusse demander grâce. Je fus stupéfié, quand je m’aperçus que mon sort était décidé pour l’éternité, et que je ne pouvais plus rien ajouter au bien ni rien retrancher au mal que j’avais fait. Je fus conduit devant le trône de celui qui habite dans le troisième ciel. La lumière qui flamboyait devant moi me parla ainsi : « Carazan, le culte que tu as rendu à Dieu est rejeté. Tu as fermé ton cœur à l’humanité et retenu tes trésors d’une main de fer. Tu n’as vécu que pour toi, et c’est pourquoi tu vivras aussi dans l’éternité seul et privé de tout commerce avec les autres créatures. » Dans ce moment, je fus arraché de ce lieu par une force invisible, et entraîné à travers le brillant édifice de la création. Je laissai bientôt derrière moi des mondes innombrables. Quand j’approchai des extrémités de la nature, je remarquai que les ombres du vide sans bornes se perdaient devant moi dans les abîmes. C’était l’empire effrayant du silence, de la solitude et de l’obscurité éternels. Une inexprimable horreur s’empara de moi en ce moment. Je perdis de vue peu à peu les dernières étoiles, et enfin le dernier rayon de lumière s’éteignit dans la plus profonde obscurité. Les mortelles angoisses du désespoir augmentaient à chaque instant, à mesure que je m’éloignais davantage du dernier monde habité. Je songeais, avec un serrement de cœur insupportable, que lorsque, pendant dix mille fois dix mille ans, j’aurais été transporté toujours plus loin des bornes du monde créé, je continuerais encore de m’enfoncer dans l’abîme sans fin de l’obscurité, sans secours et sans espoir de retour. — Dans cet étourdissement, j’étendis les mains avec une telle force vers les objets de la réalité que je me réveillai. Et maintenant j’ai appris à estimer les hommes ; car le dernier de ceux que, dans l’orgueil de mon bonheur, j’avais repoussés de ma porte, je l’eusse préféré dans cette affreuse solitude à tous les trésors de Golconde. »

Notes du traducteur modifier