Observations sur l’Art de traduire en général

Œuvres complètes de D’AlembertBelinIV (p. 30-42).
OBSERVATIONS
SUR
L’ART DE TRADUIRE EN GÉNÉRAL,
ET SUR CET ESSAI DE TRADUCTION EN PARTICULIER.

Ce ne sont point ici des lois que je viens dicter. Ceux de nos bons écrivains qui se sont exerces avec succès dans l’art de traduire, auraient plus de droit de s’ériger en législateurs ; mais ils ont mieux fait que de transcrire des règles, ils ont donné des exemples. Etudions l’art dans leurs ouvrages, et non dans quelques décisions mal assurées, sur lesquelles on dispute. Quels préceptes en effet sont préférables à l’étude des grands modèles ? Celle-ci éclaire toujours, ceux-là nuisent quelquefois. Dans tous les genres de littérature, la raison a fait un petit nombre de règles, le caprice les a étendues, et le pédantisme en a forgé des fers que le préjugé respecte, et que le talent n’ose briser. De quelque côté qu’on se tourne dans les beaux-arts, on voit partout la médiocrité dictant les lois, et le génie s’abaissant à lui obéir. C’est un souverain emprisonné par des esclaves. Cependant, s’il ne doit pas se laisser subjuguer, il ne doit pas non plus tout se permettre. Cette règle, si utile, au progrès de la littérature, doit s’étendre, ce me semble, non-seulement aux ouvrages originaux, mais aux ouvrages d’imitation même, tels que sont les traductions. Essayons, dans cet écrit, d’éviter les deux excès d’une rigueur et d’une indulgence également dangereuses. Nous examinerons d’abord les lois de la traduction, eu égard au génie des langues, ensuite relativement au génie des auteurs, enfin par rapport aux principes qu’on peut se faire dans ce genre d’écrire.

On croit communément que l’art de traduire serait le plus facile de tous, si les langues étaient exactement formées les unes sur les autres. J’ose croire que dans ce cas on aurait plus de traducteurs médiocres et moins d’excellens. Les premiers se borneraient à une traduction servilement littérale, et ne verraient rien au-delà. Les autres y voudraient de plus l’harmonie et la facilité du style, deux qualités que les bons écrivains n’ont jamais négligées, et qui font même le caractère de quelques uns. Ainsi le traducteur aurait besoin d’une extrême finesse pour distinguer dans quel cas la perfection exacte de la ressemblance pourrait céder aux grâces de la diction sans trop s’affaiblir. Une des grandes difficultés de l’art d’écrire, et principalement des traductions, est de savoir jusqu’à quel point on peut sacrifier l’énergie à la noblesse, la correction à la facilité, la justesse rigoureuse à la mécanique du style, La raison est un juge sévère qu’il faut craindre, l’oreille un juge orgueilleux qu’il faut ménager. On ne doit donc pas se faire une règle de traduire littéralement, dans les endroits même où le génie des langues ne paraît pas s’y opposer, quand la traduction sera d’ailleurs sèche, dure et sans harmonie.

Quoi qu’il en soit, la différence de caractère des langues ne permet presque jamais les traductions littérales, délivre le traducteur de l’espèce d’écueil dont nous venons de parler, de la nécessité où il se trouverait quelquefois de sacrifier l’agrément à la précision, ou la précision à l’agrément. Mais l’impossibilité où il se trouve de rendre son original trait pour trait, lui laisse une liberté dangereuse. Ne pouvant donner à la copie une parfaite ressemblance, il doit craindre de ne lui pas donner tout ce qu’elle peut avoir. D’ailleurs, si les finesses de notre propre langue exigent de nous tant d’étude pour être bien connues, combien n’en faut-il pas pour démêler encore les finesses d’une langue étrangère ? et qu’est-ce qu’un traducteur sans cette double connaissance ?

Il en est quelques uns qu’on croirait devoir être moins gênés sur cet article ; ce sont les traducteurs des anciens. Si les finesses de la diction leur échappent dans l’original, elles n’échappent pas moins à leurs juges. Cependant, par une destinée bizarre, ces traducteurs sont traités plus sévèrement que les autres. La superstition en faveur de l’antiquité nous fait supposer que les anciens se sont toujours exprimés de la manière la plus heureuse ; notre ignorance tourne au profit du modèle et au détriment de la copie : le traducteur nous paraît toujours, non au-dessous de l’idée que l’original nous donne de lui-même, mais au-dessous de celle que nous en avons : et pour rendre la contradiction entière, nous admirons en même temps cette foule de latinistes modernes, dont la plupart, insipides dans leur propre langue, nous en imposent dans une langue qui n’est plus ; tant il est vrai qu’en fait de langues, comme en fait d’auteurs, tout ce qui est mort a grand droit à nos hommages.

Mais est-il bien vrai, dira-t-on, que les langues aient un caractère différent ? Nous n’ignorons pas que des littérateurs modernes qui se piquaient d’esprit philosophique, et qui en ont montré quelquefois, ont soutenu l’opinion contraire ; absurdité qu’on a, suivant l’usage, très-injustement reprochée à l’esprit philosophique, qui était bien éloigné de la dicter. Entre les mains d’un homme de génie, chaque langue se prête sans doute à tous les styles ; elle sera, selon le sujet et l’écrivain, légère ou pathétique, naïve ou sublime ; en ce sens, les langues n’ont point de caractère qui les distingue : mais si toutes sont également propres à chaque genre d’ouvrage, elles ne le sont pas également à exprimer une même idée : c’est en quoi consiste la diversité de leur génie.

Les langues, en conséquence de cette diversité, doivent avoir les unes sur les autres des avantages réciproques ; mais leurs avantages seront en général d’autant plus grands, qu’elles auront plus de variété dans les tours, de brièveté dans la construction, de licences et de richesse : cette richesse ne consiste pas à pouvoir exprimer une même idée par une abondance stérile de synonymes, mais chaque nuance d’idées par des termes différens.

De toutes les langues modernes cultivées par les gens de lettres, l’italienne est la plus variée, la plus flexible, la plus susceptible des formes qu’on veut lui donner ; aussi n’est-elle pas moins riche en bonnes traductions qu’en excellente musique vocale, qui n’est elle-même qu’une espèce de traduction. Notre langue, au contraire, est la plus sévère de toutes dans ses lois, la plus uniforme dans sa construction, la plus gênée dans sa marche. Faut-il s’étonner qu’elle soit l’écueil des traducteurs, comme elle est celui des poëtes ? Mais quel doit être l’effet de ces difficultés ? de nous faire estimer davantage nos bons auteurs, puisqu’elles n’ont pas le pouvoir de nous délivrer des médiocres.

Si les langues ont leur génie, les écrivains ont aussi le leur. Le caractère de l’original doit donc passer aussi dans la copie. C’est la règle qu’on recommande le plus, mais qu’on pratique le moins, et sur l’observation de laquelle les lecteurs même ont le plus d’indulgence. Combien de traductions, semblables à des beautés régulières sans âme et sans physionomie, représentent de la même manière les ouvrages les plus disparates ? C’est là, si on ose le dire, l’espèce de contre-sens qui fait le plus de tort à une traduction ; les autres sont passagers et se corrigent, celui-ci est continu et sans remède. Les taches qu’on peut faire disparaître en les effaçant, ne méritent presque pas ce nom ; ce ne sont point les fautes, c’est le froid qui tue les ouvrages ; ils sont presque toujours plus défectueux par les choses qui n’y sont pas, que par celles que l’auteur y a mises.

Il est d’autant plus difficile de représenter l’original dans une traduction, qu’il est souvent aisé de se méprendre à ses traits, et de ne le voir que par une face. Un écrivain, par exemple, aura dans son style un double caractère, la concision et la vivacité ; car il ne faut pas croire que ces deux qualités soient nécessairement unies, la brièveté peut se trouver avec le froid et la sécheresse. Cependant un traducteur, pour ressembler à l’auteur dont nous parlons, se contentera d’être concis ; mais il sera concis sans être vif, et dès lors la partie la plus précieuse de la ressemblance est manquée.

Mais comment se revêtir d’un caractère étranger, si l’on n’y est pas disposé par la nature ? Les hommes de génie ne devraient donc être traduits que par ceux qui leur ressemblent, et qui se rendent leurs imitateurs, pouvant être leurs rivaux. On dira qu’un peintre, médiocre dans ses tableaux, peut exceller dans les copies ; mais il n’a besoin pour cela que d’une imitation servile ; le traducteur copie avec des couleurs qui lui sont propres.

Le caractère des écrivains est ou dans la pensée, ou dans le style, ou dans l’un et dans l’autre. Les écrivains dont le caractère est dans la pensée, sont ceux qui perdent le moins en passant dans une langue étrangère. Corneille doit donc être plus facile à traduire que Racine, et, ce qui peut-être semblera paradoxe, Tacite doit l’être plus que Salluste : Salluste dit tout, mais en peu de mots, mérite qu’une traduction a peine à conserver ; Tacite sous-entend beaucoup et fait penser son lecteur, mérite qu’une traduction ne peut faire perdre.

Les écrivains qui joignent la finesse des idées à celle du style, offrent plus de ressources au traducteur que ceux dont l’agrément est dans le style seul. Dans le premier cas, il peut se flatter de faire passer dans la copie le caractère de la pensée, et par conséquent au moins la moitié de l’esprit de l’auteur ; dans le second cas, s’il ne rend pas la diction, il ne rend rien.

Dans cette dernière classe d’auteurs, plus ingrats pour la traduction que toutes les autres, les moins rebelles sont ceux dont la principale qualité est de manier élégamment leur langue ; les plus intraitables, ceux dont la manière d’écrire est à eux. Les Anglais ont assez bien traduit quelques tragédies de Racine ; je doute qu’ils traduisissent avec le même succès les fables de La Fontaine, l’ouvrage peut-être le plus original que la langue française ait produit ; l’Aminte, pastorale pleine de ces détails de galanterie, et de ces riens agréables que la langue italienne est si propre à rendre, et qu’il faut lui laisser ; enfin les Lettres de madame de Sévigné, si frivoles pour le fond, et si séduisantes par la négligence même du style. Quelques étrangers les ont méprisées, n’ayant pu les traduire : en effet, rien n’abrège tant les difficultés que le mépris.

On a demandé si les poëtes pouvaient être traduits en vers, surtout dans notre langue, qui n’admet point, comme l’italien et l’anglais, les vers non rimés, et qui ne permet rien ni au traducteur ni au poëte ? Plusieurs de nos écrivains, par amour pour les difficultés, ou pour la poésie, ont prétendu qu’on ne pouvait rendre les poëtes en prose, que c’était les défigurer, les dépouiller de leur principal charme, la mesure et l’harmonie. Il reste à demander si l’on n’est pas réduit, en vers, à les imiter plutôt qu’à les traduire ? La différence seule d’harmonie dans les deux langues, oppose une difficulté insurmontable aux traductions en vers. Croit-on que notre poésie, avec ses rimes, ses hémistiches toujours semblables, l’uniformité de sa marche, et, si on l’ose dire, sa monotonie, puisse représenter la cadence variée de la poésie grecque et latine ? mais la différence d’harmonie est encore le moindre obstacle. Qu’on interroge ceux de nos grands poëtes qui ont fait passer avec succès en notre langue quelques beaux endroits de Virgile ou d’Homère : combien de fois ont-ils été forcés de substituer aux idées qu’ils ne pouvaient rendre, des idées également heureuses et prises dans leur propre fonds, de suppléer aux vers d’image par des vers de sentiment, à l’énergie de l’expression par la vivacité des tours, à la pompe de l’harmonie par des vers pensés ? Je n’en citerai qu’un exemple. On connaît ces beaux vers de Virgile sur les malheureux qui se sont donnés la mort :

· · · · · · · · · · · · · · · Qui sibi lethum
Insontes peperêre manu, lucemque perosi
Projecêre animas.

Détestant la lumière, ils ont, dit le poëte, jeté la vie loin d’eux. Le génie timide de notre langue ne permettait pas d’employer cette image, toute animée et toute noble qu’elle est ; un de nos grands poètes y a substitué ces deux beaux vers :

Ils n’ont pu supporter, faibles et furieux,
Le fardeau de la vie imposé par les dieux.

Peut-être est-il difficile de décider auquel des deux poëtes on doit donner la préférence ; mais il est aisé de voir que les vers français ne sont nullement la traduction des vers latins. Traduire un poëte en prose, c’est mettre en récitatif un air mesuré ; le traduire en vers, c’est changer un air mesuré en un autre qui peut ne lui céder en rien, mais qui n’est pas le même. D’un côté, c’est une copie ressemblante, mais faible ; de l’autre, c’est un ouvrage sur le même sujet, plutôt qu’une copie. Mais que faut-il donc faire pour bien connaître les poëtes qui ont écrit dans une langue étrangère ? Il faut l’apprendre.

Que conclure de ces réflexions ? Si l’on mesurait uniquement le mérité à la difficulté vaincue, souvent il y en aurait moins à créer qu’à traduire. Dans les hommes de génie, les idées naissent sans efforts, et l’expression propre à les rendre naît avec elles ; exprimer d’une manière qui nous soit propre des idées qui ne sont pas à nous, c’est presque uniquement l’ouvrage de l’art, et cet art est d’autant plus grand qu’il ne doit point se laisser voir. Mais quelque caché qu’il soit, nous savons toujours qu’il y en a eu, et c’est pour cela que nous préférons les ouvrages originaux aux ouvrages d’imitation. La nature ne perd jamais ses droits sur nous ; les productions auxquelles elle a présidé seule, sont toujours celles qui nous touchent davantage. Ainsi les fruits nés dans leur sol naturel par une culture ordinaire et des soins médiocres, sont préférés aux fruits étrangers qu’on a fait naître dans ce même sol avec beaucoup de peine et d’industrie ; on goûte les derniers, et l’on revient toujours aux autres.

Cependant, en accordant aux écrivains créateurs le premier rang qu’ils méritent, il semble qu’un excellent traducteur doit être placé immédiatement après, au-dessus des écrivains qui ont aussi bien écrit qu’on le peut faire sans génie. Mais il y a parmi nous une espèce de fatalité attachée à tous les arts qui consistent à se revêtir d’un personnage étranger. Il en est que nous avons avilis par le préjugé le plus injuste ; il en est que nous ne considérons pas assez, et le métier de traducteur est de ce nombre.

Ce n’est pas seulement cette injustice qui rend leur travail si ingrat, et le nombre de bons traducteurs si petit. Quoiqu’ils trouvent dans l’exercice de leur art assez d’entraves qu’ils ne peuvent rompre, nous avons pris plaisir à resserrer gratuitement leurs liens, comme pour nuire à leur encouragement et à nos intérêts.

Le premier joug qu’ils souffrent qu’on leur impose, ou plutôt qu’ils s’imposent eux-mêmes, c’est de se borner à être les copistes plutôt que les rivaux des auteurs qu’ils traduisent. Superstitieusement attachés à leur original, ils se croiraient coupables de sacrilège s’ils l’embellissaient, même dans les endroits faibles ; ils ne se permettent que de lui être inférieurs, et n’ont pas de peine à réussir. C’est à peu près comme si un graveur habile, qui copie le tableau d’un grand maître, s’interdisait quelques touches fines et légères pour en relever les beautés, ou pour en masquer les défauts. Le traducteur, trop souvent forcé de rester au-dessous de son auteur, ne doit-il pas se mettre au-dessus quand il le peut ? Objectera-t-on qu’il est à craindre que cette liberté ne dégénère en licence ? Quand l’original sera bien choisi, les occasions de le corriger ou de l’embellir seront rares ; si elles sont fréquentes, il ne vaut pas la peine qu’on le traduise.

Un second obstacle que les traducteurs se sont donné, c’est la timidité qui les arrête, lorsqu’avec un peu de courage ils pourraient se mettre à côté de leurs modèles. Ce courage consiste à savoir risquer des expressions nouvelles, pour rendre certaines expressions vives et énergiques de l’original. On doit sans doute user de pareilles licences avec sobriété ; elles doivent de plus être nécessaires. Et quand le seront-elles ? sera-ce dans les occasions où la difficulté de traduire ne viendra que du génie des langues ? chacune a ses lois, qu’il n’est pas permis de changer ; parler latin en français, serait plutôt une entreprise bizarre qu’une hardiesse heureuse. Mais quand on aura lieu de juger que l’auteur aura hasardé dans sa langue une expression de génie, c’est alors qu’on pourra en chercher de pareilles. Or qu’est-ce qu’une expression de génie ? ce n’est pas un mot nouveau, dicte par la singularité ou par la paresse ; c’est la réunion nécessaire et adroite de quelques termes connus, pour rendre avec énergie une idée nouvelle. C’est presque la seule manière d’innover qui soit permise en écrivant.

La condition la plus indispensable dans les expressions nouvelles, c’est qu’elles ne présentent au lecteur aucune idée de contrainte, quoique la contrainte les ait occasionées. On se trouve quelquefois avec des étrangers de beaucoup d’esprit, qui parlent facilement et hardiment notre langue ; en conversant, ils pensent dans leur langue et traduisent dans la nôtre, et nous regrettons souvent que les termes énergiques et singuliers qu’ils emploient, ne soient point autorisés par l’usage. La conversation de ces étrangers, en la supposant correcte, est l’image d’une bonne traduction. L’original doit y parler notre langue, non avec cette timidité superstitieuse qu’on a pour sa langue naturelle, mais avec cette noble liberté qui sait emprunter quelques traits d’une langue pour en embellir légèrement une autre. Alors la traduction aura toutes les qualités qui doivent la rendre estimable ; l’air facile et naturel, l’empreinte du génie de l’original, et en même temps ce goût de terroir que la teinture étrangère doit lui donner.

Des traductions bien faites seraient donc le moyen le plus sûr et le plus prompt d’enrichir les langues. Cet avantage serait, ce me semble, plus réel que celui que leur attribuait le fameux satirique du dernier siècle, admirateur aussi passionné des anciens, que juge sévère et quelquefois injuste des modernes[1]. « Les Français, disait-il, manquent de goût ; il n’y a que le goût ancien qui puisse former parmi nous des auteurs et des connaisseurs ; et de bonnes traductions donneraient ce goût précieux à ceux. qui ne seraient pas en état de lire les originaux. » Si nous manquons de goût, j’ignore où il s’est réfugié ; ce n’est pas au moins faute de modèles dans notre propre langue, qui ne cèdent en rien aux anciens. Pour ne comparer que des morts, qui osera mettre Sophocle au-dessus de Corneille, Euripide au-dessus de Racine, Théophraste au-dessus de La Bruyère, Phèdre au-dessus de La Fontaine ? Ne bornons donc point notre bibliothèque classique aux traductions, mais ne les en excluons pas. Elles multiplieront les bons modèles ; elles aideront à connaître le caractère des écrivains, des siècles et des peuples ; elles feront apercevoir les nuances qui distinguent le goût universel et absolu du goût national.

La troisième loi arbitraire que les traducteurs ont subie, c’est la contrainte ridicule de traduire un auteur d’un bout à l’autre. Par là le traducteur, usé et refroidi dans les endroits faibles, languit ensuite dans les morceaux éminens. Pourquoi d’ailleurs se mettre à la torture pour rendre avec élégance une pensée fausse, avec finesse une idée commune ? Ce n’est pas pour nous faire connaître les défauts des anciens qu’on les met en notre langue, c’est pour enrichir notre littérature de ce qu’ils ont fait d’excellent. Les traduire par morceaux, ce n’est pas les mutiler, c’est les peindre de profil et à leur avantage. Quel plaisir peut faire dans une traduction de l’Énéide, l’endroit où les Harpies enlèvent le dîner des Troyens ; dans une traduction de Cicéron, les plaisanteries froides et quelquefois grossières qui déparent ses harangues ; dans la traduction d’un historien, les endroits où sa narration n’offre rien d’intéressant, ni par les choses, ni par le style ? Pourquoi enfin transplanter dans une langue ce qui n’a de grâces que dans une autre, comme les détails de l’agriculture et de la vie pastorale, si agréables dans Virgile et si insipides dans toutes les traductions en prose qu’on en a faites ? Le précepte si sage d’Horace, d’abandonner ce qu’on ne peut traiter avec succès, n’est-il donc pas pour les traductions comme pour les autres genres d’écrire ?

Nos littérateurs trouveraient surtout un avantage considérable à traduire ainsi par morceaux détachés certains ouvrages qui renferment assez de beautés pour faire la fortune de plusieurs écrivains, et dont les auteurs, s’ils avaient eu autant de goût que d’esprit, effaceraient ceux du premier rang. Quel plaisir, par exemple, ne feraient pas Sénèque et Lucain, resserrés et réduits ainsi par un traducteur habile ? Sénèque, si excellent à citer et si fatigant à lire de suite, qui tourne sans cesse avec une rapidité brillante autour du même objet, différent en cela de Cicéron, qui avance toujours vers son but, mais avec lenteur ; Lucain, le Sénèque des poëtes, si plein de beautés mâles et vraies, mais trop déclamateur, trop monotone, trop plein de maximes et trop dénué d’images ? Les seuls écrivains qui demanderaient à être traduits en entier, sont ceux dont l’agrément est dans leur négligence même, tels que Plutarque dans ses Vies des Hommes illustres, où, quittant et reprenant à chaque instant son sujet, il converse avec son lecteur sans l’ennuyer jamais.

Ce qu’on propose ici, de ne traduire les anciens que par morceaux détachés, conduit à une autre réflexion qui, à la vérité, n’a qu’un rapport indirect à la matière présente, mais qui peut être utile. On se borne, dans le cours des études, à mettre entre les mains des enfans un petit nombre d’auteurs, et même à ne leur en montrer pour l’ordinaire qu’une assez petite partie qu’on leur fait expliquer et apprendre : on charge indifféremment leur mémoire de ce que cette partie contient de bon, de médiocre et même de mauvais ; et grâces au peu de goût de la plupart des maîtres, les vraies beautés sont pour l’ordinaire celles qu’on leur fait remarquer le moins. Ne serait-il pas infiniment plus avantageux de choisir dans les différens ouvrages de chaque auteur ce qu’ils contiennent de plus excellent, et de ne présenter aux enfans, dans la lecture des anciens, que ce qui mérite davantage d’être retenu ? Par ce moyen ils se rendraient propre, non tout ce que les anciens ont pensé, mais ce qu’ils ont pensé de mieux ; ils connaîtraient le génie et le style d’un plus grand nombre d’écrivains ; ils auraient enfin l’avantage d’orner leur esprit en formant leur goût. Un tel recueil, s’il était fait avec choix, pourrait n’être pas immense, et le temps ordinaire des études suffirait pour se le rendre familier. Nous ne saurions trop exhorter quelque littérateur habile à l’entreprendre ; mais ce littérateur devrait posséder deux qualités dont la réunion est assez rare, être profondément versé dans la lecture des anciens, et en même temps être dégagé de toute superstition en leur faveur. Il ne faudrait pas qu’il ressemblât à ce ridicule enthousiaste d’Homère, qui, ayant entrepris de souligner, dans les ouvrages de ce grand poëte, tout ce qu’il y trouverait d’admirable, eut, au bout de trois lectures, souligné son livre d’un bout à l’autre. Un tel homme pouvait-il se flatter de connaître les vraies beautés d’Homère, et Homère lui-même eût-il été flatté d’avoir un pareil admirateur ?

Je reviens à mon sujet. Les principes de l’art de traduire, exposés dans ce discours, sont ceux que j’ai cru devoir suivre dans la traduction que je donne de différens morceaux de Tacite ; quelques uns de ces morceaux avaient déjà vu le jour ; le public m’a paru les avoir goûtés et en désirer davantage ; c’est pour le satisfaire que j’en ajoute ici un beaucoup plus grand nombre ; c’est le fruit de quelques momens de loisir que m’ont laissé des travaux très-pénibles et d’un genre tout différent. Cependant je ne prétends pas avoir extrait, à beaucoup près, des ouvrages de Tacite, tout ce qui est digne d’être remarqué. Préjugé de traducteur à part, comme il est sans comparaison le plus grand historien de l’antiquité, il est aussi celui dont il y a le plus à recueillir ; mais ce que j’offre aujourd’hui suffira, ce me semble, pour faire connaître les différens genres de beautés dont on trouve le modèle dans cet auteur incomparable, qui a peint les hommes avec tant d’énergie, de finesse et de vérité, les événemens touchans d’une manière si pathétique, la vertu avec tant de sentiment ; qui posséda dans un si haut degré la véritable éloquence, le talent de dire simplement de grandes choses, et qu’on doit regarder comme un des meilleurs maîtres de morale, par la triste, mais utile connaissance des hommes, qu’on peut acquérir par la lecture de ses ouvrages. On l’accuse, je le sais, d’avoir peint trop en mal la nature humaine, c’est-à-dire, de l’avoir peut-être trop bien étudiée ; d’être obscur, ce qui signifie seulement qu’il n’a pas écrit pour la multitude ; d’avoir enfin le style trop rapide et trop concis, comme si le plus grand mérite d’un écrivain n’était pas de dire beaucoup en peu de mots.

On ne peut traduire un homme de génie, si on ne le traduit pas vivement et d’enthousiasme ; mais si cet homme de génie est en même temps un écrivain profond, il faut du temps pour l’étudier et pour le rendre ; il me semble d’ailleurs en général, que pour éviter tout à la fois la froideur et la négligence du style dans quelque ouvrage de goût que ce puisse être, il est nécessaire et d’écrire vite et de corriger long-temps. Persuadé de ces principes, j’ai fait d’abord cet essai de traduction avec beaucoup de rapidité, et je l’ai revu ensuite avec toute l’exactitude et la rigueur dont je suis capable.

La principale chose à laquelle je me suis appliqué, a été de conserver la précision, la noblesse et la brièveté de l’original, autant que me l’a permis mon peu de talent pour lutter contre un écrivain tel que Tacite, et le faible secours d’une langue aussi difficile à manier que la nôtre, aussi ingrate, aussi traînante et aussi sujette aux équivoques. Dans les endroits où il ne m’a pas été possible d’être aussi serré que l’auteur, j’ai coupé le style pour le rendre plus vif, et pour suppléer par ce moyen, quoique imparfaitement, à la concision où je ne pouvais atteindre. J’ai taché enfin de rendre l’esprit, lorsque je n’ai pu rendre les mots. Les morceaux que j’avais déjà publiés sont retouchés en plusieurs endroits, et la plupart des changemens ont pour but de rendre la traduction encore plus énergique et plus concise, sans rien perdre du sens de l’original, et sans donner au style de la dureté et de la sécheresse. J’ai aussi rétabli dans deux ou trois passages le véritable sens sur lequel je m’étais trompé. Si quelquefois je me suis écarté ailleurs du sens qui pourrait être adopté par d’autres, quelquefois même de celui qui a été suivi par la foule des commentateurs et des traducteurs, je crois avoir eu pour cela de bonnes raisons. En général, lorsque le sens m’a paru disputé ou douteux, j’ai choisi le plus beau, parce qu’il y a toujours lieu de croire que c’est celui de Tacite. Quelquefois, ne pouvant faire entendre sans beaucoup de paroles, à des lecteurs ordinaires, toute l’étendue du sens de l’auteur, j’ai mieux aimé en laisser entrevoir la finesse aux seuls lecteurs intelligens, que de l’anéantir dans une périphrase. Quelquefois enfin j’ai pris la liberté d’altérer un peu le sens, quand il m’a paru présenter une image ou une idée puérile ; car ma juste admiration pour Tacite ne m’aveugle pas jusqu’au point de me fermer les yeux sur un petit nombre d’endroits où il me paraît au-dessous de lui-même. Tel est, par exemple, à mon avis, ce passage de la vie d’Agricola, où Tacite oppose la rougeur du visage de Domitien à la pâleur des malheureux qu’il faisait exécuter en sa présence, et où il remarque que cette rougeur étant naturelle, préservait le visage du tyran de l’impression de la honte ; circonstance petite et frivole, qui ne me paraît digne ni du génie de l’historien, ni du tableau odieux et touchant que présente le spectacle de tant d’innocentes victimes, et du tyran qui les voit expirer.

Quoi qu’il en soit, au reste, du plan que je me suis fait dans cette traduction, je ne dois pas m’attendre qu’il soit goûté de tout le monde. En cette matière, plus qu’en aucune autre, chaque lecteur a, pour ainsi dire, sa mesure particulière, et, si l’on veut, ses préjugés, auxquels il exige qu’un traducteur se conforme. Aussi rien n’est peut-être plus rare en littérature, qu’une traduction généralement approuvée ; le fût-elle même dans son ensemble, combien les détails ne prêteraient-ils pas à la critique ? Je me trouverais fort heureux, si celle-ci pouvait obtenir le suffrage du petit nombre de gens de lettres, qui, par une connaissance approfondie du génie des deux langues, de celui de Tacite et des vrais principes de l’art de traduire, sont capables d’apprécier mon travail ; à l’égard de ceux qui croiront seulement l’être, je n’ai rien à attendre ni à exiger d’eux.

La seule grâce que je désire d’obtenir de ceux que je reconnais pour mes vrais juges, c’est de ne point se borner à relever mes fautes, mais de m’offrir en même temps le moyen de les corriger quand ils les auront aperçues. De toutes les injustices dont les traducteurs ont droit de se plaindre et dont j’ai déjà marqué plusieurs, la principale est la manière dont on a coutume de les censurer. Je ne parle point des critiques vagues, ineptes, infidèles, qui ne méritent aucune attention ; je parle d’une censure qui serait motivée, et même équitable en apparence, et je dis qu’en matière de traduction, elle ne suffirait pas. On peut juger un ouvrage libre, en se bornant à exposer dans une critique raisonnée les défauts qu’on y aperçoit ; parce que l’auteur était le maître de son plan, de ce qu’il devait dire, et de la manière de le dire : mais le traducteur est dans un état forcé sur tous ces points, obligé de marcher sans cesse dans un chemin étroit et glissant qui n’est pas de son choix, et quelquefois de se jeter à côté pour éviter le précipice. Ainsi, pour le critiquer avec justice, il ne suffit pas de montrer qu’il est tombé dans quelque faute, il faut le convaincre qu’il pouvait faire mieux ou aussi bien sans y tomber. En vain lui reprochera-t-on que sa traduction manque d’une justesse rigoureuse, si on ne lui fait voir qu’il pouvait conserver cette justesse sans rien perdre du côté de l’agrément ; en vain prétendra-t-on qu’il n’a pas rendu toute l’idée de son auteur, si on ne lui prouve qu’il le pouvait sans rendre la copie faible et languissante ; en vain accusera-t-on sa traduction d’être trop hardie, si on n’y en substitue une autre plus naturelle et aussi énergique. Corriger les taches d’un auteur est un mérite dans le critique ordinaire ; c’est un devoir dans le censeur d’une traduction. Il ne faut donc pas s’étonner, si dans ce genre d’écrire, comme dans tous les autres, les bonnes critiques sont encore plus rares que les bons ouvrages. Et comment ne le seraient-elles pas ? la satire est si commode ! le commun des lecteurs la dispense même d’être fine. C’est en littérature une ressource assurée, je ne dis pas pour être estimé, mais pour être lu.


  1. Voyez l’Histoire de l’Académie Française, I. 2.