Observations de Condorcet sur le vingt-neuvième livre de « L'esprit des lois »

OBSERVATIONS
DE CONDORCET
SUR LE VINGT-NEUVIÈME LIVRE
DE L’ESPRIT DES LOIS.

LIVRE XXIX.
de la manière de composer les lois.

Chapitre i. — De l’esprit du législateurs

Chapitre ii. — Continuation du même sujet.

Je n’entends pas ce premier chapitre.

L’esprit d’un législateur doit être la justice, l’observation du droit naturel dans tout ce qui est proprement loi. Dans les règlemens sur la forme des jugemens ou des décisions particulières, il doit chercher la meilleure méthode de rendre ces décisions conformes à la loi et à la vérité. Ce n’est point par esprit de modération, mais par esprit de justice, que les lois criminelles doivent être douces, que les lois civiles doivent tendre à l’égalité, et les lois d’administration au maintien de la liberté et de la propriété.

Les deux exemples cités sont mal choisis. La simplicité des formes n’est pas contraire à la sûreté, soit de la personne, soit des biens, pour le maintien de laquelle les formes sont établies. Montesquieu semble le croire ; mais il ne le prouve nulle part, et les injustices causées par les formes compliquées, rendent l’opinion contraire au moins vraisemblable.

Le second exemple est ridicule. Qu’importe à la science de composer les lois, que Cécilius ou Aulu-Gelle ait dit une sottise ?

Par esprit de modération, Montesquieu n’entendrait-il pas cet esprit d’incertitude qui altère par cent petits motifs particuliers les principes invariables de la justice ? (Voyez le chapitre XVIII.)

Chapitre III. — Que les lois qui paraissent s’éloigner des vues du législateur y sont souvent conformes.

Le premier devoir d’un législateur est d’être juste et raisonnable. Il est injuste de punir un homme pour n’avoir pas pris un parti, puisqu’il peut ou ignorer quel est le parti le plus juste, ou les croire tous deux coupables. Il est contre la raison de prononcer la peine d’infamie par une loi ; l’opinion seule peut décerner cette peine. Si la loi est d’accord avec l’opinion, la loi est inutile ; et elle devient ridicule, si elle est contraire à l’opinion.

Montesquieu ne se trompe-t-il pas sur l’intention de Solon ? Il semble qu’elle était plutôt d’obliger le gros de la nation à prendre parti dans les querelles entre un tyran un sénat oppresseur, des magistrats iniques, et les défenseurs de la liberté, afin d’assurer à ceux-ci l’appui des citoyens bien intentionnés, mais que la crainte aurait empêchés de se déclarer.

C’était un moyen de changer en guerre civile toute insurrection particulière : mais ce motif était conforme à l’esprit des républiques grecques.

Chapitre IV. — Des lois qui choquent les vues du législateur.

Un bénéfice étant ou une fonction publique, ou une récompense, doit être donne au nom de l’état, et on doit savoir à qui l’état l’a donné. Un procès pour un bénéfice est donc une chose ridicule.

Si on regardé au contraire un bénéfice comme une propriété, et le droit de le donner comme une autre espèce de propriété, alors la loi citée est évidemment injuste.

Comment dans l’Esprit des lois Montesquieu n’a-t-il jamais parlé de la justice ou de l’injustice des lois qu’il cite ?… Pourquoi n’a-t-il établi aucun principe pour apprendre à distinguer, parmi les lois émanées d’un pouvoir légitime, celles qui sont injustes et celles qui sont conformes à la justice ? Pourquoi dans l’Esprit des lois n’est-il question nulle part de la nature du droit de propriété, de ses conséquences, de son étendue, de ses

limites ?
Chapitre V. — Continuation du même sujet.

Je ne sais pourquoi Montesquieu appelle une loi, ce serment qui était aussi imprudent que barbare. Une loi qui ordonnerait de détruire une ville, parce que ses habitans en ont détruit une autre, peut être très-injuste ; mais elle ne serait pas plus contraire aux vues du législateur, que la loi qui décerne la peine de mort contre les assassins, dans la vue d’empêcher les meurtres.

Il existe près de nous tant de lois importantes, qui contrarient les vues pour lesquelles le législateur les a établies, qu’il est bien étrange que l’auteur de l’Esprit des lois ait été choisir ces deux exemples.

Cette observation se présente souvent, et l’on peut en donner la raison. (V.ch. XVI).

Chapitre VI. — Que les lois qui paraissent les mêmes n’ont pas toujours le même effet.

La loi de César était injuste et absurde. Quelle était donc la tyrannie de cet homme si clément, s’il s’était arrogé le droit de fouiller les maisons des citoyens ; d’enlever leur argent, etc. ? et s’il n’employait pas ces moyens, à quoi servait sa loi ? D’ailleurs elle devait augmenter la masse des dettes, et elle n’aurait pu être utile aux débiteurs qu’en diminuant l’intérêt de l’argent. Or, la liberté du commerce est le seul moyen de produire cet effet. Toute autre loi n’est propre qu’à faire hausser l’intérêt au-dessus du taux naturel.

La loi de César n’était vraisemblablement qu’un brigandage, et celle de Law était de plus une extravagance. (Voir Dion Cassius, liv. 41.)

Chapitre VII. — Continuation du même sujet. Nécessité de bien composer les lois.

L’ostracisme était une injustice. On n’est point criminel pour avoir du crédit, des richesses ou de grands talens. C’était de plus un moyen de priver la république de ses meilleurs citoyens, qui n’y rentraient ensuite qu’à la faveur d’une guerre étrangère ou d’une sédition.

Et comment la nécessité de bien composer les lois, et, ce qui en devrait être la suite, les principes d’après lesquels on doit les composer, sont-ils établis par l’exemple de deux mauvaises lois établies dans deux villes grecques ?

Il s’agit de donner aux hommes les lois les plus conformes à la justice, à la nature et à la raison ; il s’agit de composer ces lois de manière qu’elles puissent être bien exécutées et qu’on n’en abuse point : et l’auteur de l’Esprit des lois fait l’éloge d’une loi absurde des Athéniens !

Chapitre VIII. — Que les lois qui paraissent les mêmes n’ont pas toujours eu le même effet.

La liberté de faire des substitutions dérive, dans les lois romaines comme dans les nôtres, du principe que le droit de propriété s’étend jusqu’à la disposition des biens après la mort. Ce principe est assez généralement établi, parce que, presque partout, ce sont les possesseurs actuels qui, dans l’origine, ont fait les lois. Si les Romains voulaient perpétuer certains sacrifices, comme nous voulons perpétuer certains titres, il est vraisemblable que la vanité en était également le motif. C’était toujours un représentant qu’on se choisissait dans

l’avenir.
Chapitre IX. — Que les lois grecques et romaines ont puni l’homicide de soi-même, sans avoir le même motif.

Dans quel pays de la Grèce punissait-on le suicide ? et quelle était la peine établie ?

Montesquieu n’en dit rien. Aussi trouve-t-on que Platon ne parle dans ce dialogue d’aucune loi établie, mais de celles qu’il faudrait établir. Il veut, par exemple, qu’un esclave qui tuerait un homme libre en se défendant, soit puni de mort, etc. Quant aux suicides, Platon conseille à leurs parens de les enterrer sans cérémonie, sans inscription, et de consulter dévotement les prêtres sur forme des sacrifices expiatoires.

Enfin ce mot ; sera puni, n’est pas dans Platon ; et voilà comment Montesquieu cite Platon, et comment il prouve qu’en Grèce on punissait le suicide.

À Rome, si l’on se donnait la mort avant d’être condamné, on évitait la confiscation des biens, la privation de la sépulture, etc. Les empereurs déclarèrent donc que les accusés qui se tueraient pour prévenir la condamnation, seraient traités comme s’ils avaient été condamnés. Les lois qui prononçaient la confiscation après la condamnation étaient injustes ; celles qui privent les condamnés de la sépulture, peuvent être barbares ; mais il ne s’agit pas dans tout cela de peine contre le suicide.

On fait grâce en Angleterre de certaines peines à ceux qui savent lire. Supposons qu’on eût fait une loi pour priver de cette grâce ceux qui apprennent à lire pendant le procès, dira-t-on qu’on a établi des peines en Angleterre contre ceux qui apprennent à lire ?

Chapitre X. — Que les lois qui paraissent contraires dérivent quelquefois du même esprit.

Pour que l’exemple répondit au titre, il faudrait que la loi française eût pour motif le principe de respecter l’asile d’un citoyen ;

Et, pour que le titre répondit à l’exemple, il faudrait dire qu’on étend plus ou moins, dans différens pays, les conséquences d’un même principe.

Mais alors le titre n’eût pas eu l’air profond,

Montesquieu aurait pu observer que, du même principe, du respect pour la vie des hommes, on peut déduire ou des lois douces, ou des lois sévères jusqu’à l’atrocité ; et il aurait fallu en conclure que tout autre principe que celui de la justice peut conduire à de fausses conséquences.

Chapitre XI. — De quelle manière deux lois diverses peuvent être comparées.

Pour que le principe établi dans ce chapitre fût vrai, il faudrait qu’un système de lois, où il en entrerait d’injustes, pût être bon. Autrement, il est beaucoup plus simple de juger séparément chaque loi, de voir si elle ne choque pas la justice, le droit naturel. Si elle y est contraire, alors il faut la rejeter, et, dans le cas où elle aurait une utilité locale, la remplacer par une autre loi qui aurait les mêmes effets sans blesser la justice.

Dans l’exemple cité il fallait 1o. Distinguer le faux témoignage regardé en lui-même comme un crime, et le faux témoignage considéré seulement comme un attentat contre la vie, l’honneur d’un citoyen, et prouver que c’est sous ce point de vue seul, qu’il est un délit. 2o. Il fallait montrer que la loi de France non-seulement n’est pas nécessaire, mais qu’elle est mauvaise ; non en ce qu’elle punit de mort, dans une affaire capitale, celui qui a causé par un faux témoignage la mort d’un innocent, mais parce qu’elle autorise à poursuivre comme faux témoin celui qui, après la confrontation, se rétracterait ou dont le faux témoignage serait découvert ; qu’elle n’est par conséquent qu’un obstacle de plus opposé à la justification d’un innocent accusé. 3o. De ce qu’il est difficile en Angleterre de faire périr un innocent par un faux témoignage, il ne s’ensuit pas que l’on ne doive point regarder ce crime, lorsqu’il est commis, comme un crime capital.

Ainsi non-seulement le principe exposé dans ce chapitre est très-incertain, mais le fait employé comme exemple ne s’y applique point.

Qu’on nous permette seulement d’être un peu surpris que la barbarie de la torture, le refus injuste et tyrannique d’admettre à la preuve de faits justificatifs, et la loi équivoque et peut-être trop rigoureuse contre les faux témoins, soient présentés par Montesquieu comme formant un système de législation dont il faille examiner l’ensemble. Si c’est un persiflage, il n’est pas assez marqué.

Chapitre XII. — Que les lois qui paraissent les mêmes sont réellement quelquefois différentes.

Ce chapitre ne contient rien que de juste. Mais le titre semble annoncer la prétention de dire une chose extraordinaire que le chapitre ne justifie pas. Cette proposition : Le receleur doit être puni de la même peine que le voleur, n’est pas une loi, mais une maxime générale, vraie ou fausse. Si elle est vraie, la loi de France et la loi romaine sont également bonnes ou mauvaises, soit lorsqu’elles statuent contre le voleur, soit lorsqu’elles statuent contre le receleur ; si elle est fausse, toutes deux sont nécessairement mauvaises par rapport à l’un des deux.

Chapitre XIII. — Qu’il ne faut point séparer les lois de l’objet pour lequel elles sont faites. — Des lois romaines sur le vol.

La distinction entre le vol manifeste et le vol non manifeste n’a pas besoin d’une explication tirée des lois de Lacédémone. La différence de la peine peut n’avoir eu d’autre motif que la certitude de l’un de ces vols et la difficulté de prouver l’autre. Et, comme le second n’était puni que par une amende, cette distinction n’est pas déraisonnable ; parce qu’un receleur, un acheteur imprudent, ou à demi de mauvaise foi, pouvaient être, sans injustice, condamnés à cette amende du double. Il y a des cas où nos tribunaux font grâce de la vie, et condamnent aux galères perpétuelles un assassin, un empoisonneur, sous prétexte qu’ils ne sont pas absolument convaincus, mais seulement à très-peu près. C’est une jurisprudence assez naturelle chez un peuple encore à demi sauvage, qui regarde la punition des crimes plus comme un acte de vengeance réglé par la loi, que comme un acte de justice.

La distinction entre la peine des pubères et des impubères n’a besoin, pour être entendue, ni des lois de Lacédémone, ni des raisonnemens de Platon sur les lois de l’île de Crète. Elle est fondée sur ce que les impubères sont supposés n’avoir ni l’usage de leur raison, ni

la connaissance distincte des lois de la société.
Chapitre XIV. — Qu’il ne faut pas séparer les lois des circonstances dans lesquelles elles ont été faites.

J’avouerai qu’il m’est encore impossible d’apercevoir la moindre liaison entre le titre de ce chapitre et le premier article.

On voit clairement que Montesquieu avait rassemblé une foule de notes sur les lois de tous les peuples, et que, pour faire son ouvrage, il les a rangées sous différens titres. Voilà toute cette méthode dont on lui a fait tant d’honneur, et qui n’existe que dans la tête de ceux qui refont son livre d’après leurs idées.

De ce qu’un médecin, qui ne réussit pas dans le traitement d’un malade qui lui a donné sa confiance librement, n’appartient à aucun corps ; il ne s’ensuit pas qu’on doive le punir ; et, qu’au contraire il ne mérite aucune punition, lorsque, ayant un privilége exclusif de me traiter, il m’a empêché, en vertu de son privilége, de m’adresser à un autre qui m’aurait guéri.

Est-ce qu’en France les chirurgiens et les pothicaires ne sont pas interdits ou condamnés à des dommages, lorsqu’ils se rendent coupables d’impéritie ? Si on ne punit pas les médecins, c’est qu’il serait très-rare de pouvoir les convaincre d’avoir eu tort, au lieu que la preuve contre les chirurgiens et les apothicaires est souvent très-facile[1].

Chapitre XV. — Qu’il est bon quelquefois qu’une loi se corrige elle-même.

Tout homme qui tue un autre homme est coupable d’homicide, sinon d’assassinat, à moins qu’il ne l’ait tué à son corps défendant, pour sauver sa vie ou celle d’un autre ; et, pour être regardé comme innocent, il faut que cette excuse soit au moins probable.

La loi des douze tables était mauvaise. D’ailleurs, Montesquieu veut-il dire autre chose, sinon qu’une loi peut exiger quelques modifications, distinguer certaines circonstances ? Tout cela est vrai et commun, et il pouvait le dire d’une manière plus simple et plus utile.

Chapitre XVI. — Choses à observer dans la composition des lois.

L’auteur commence, dans ce chapitre, à traiter le sujet annoncé par le titre du livre. Ce qu’il dit est vrai en général, mais n’est ni assez approfondi, ni assez développé. (Voyez les remarques sur le chapitre XIX).

D’ailleurs, ce chapitre XVI renferme beaucoup de choses inexactes.

Le testament, attribué à Richelieu, emploie une expression vague, mais cette phrase n’est pas une loi, et Montesquieu pouvait trouver dans nos lois, ou dans celles des peuples voisins, des exemples plus frappans. Le chancelier de l’Hôpital crut devoir faire déclarer Charles IX, majeur à quatorze ans commencés ; mais ni lui, ni personne n’imaginèrent jamais d’en donner d’autres raisons sérieuses que celles qu’on ne pouvait avouer publiquement. Ce n’est pas dans des lois, qu’on a cité ni la rondeur de la couronne, ni les nombres de Pythagore.

L’édit de proscription de Philippe II n’est pas une loi.

Quoi ! notre jurisprudence criminelle est remplie de lois vagues qui conduisent des juges ignorans et féroces à des barbaries honteuses, et Montesquieu dédaigne d’en parler, et il va chercher ses exemples dans des lois oubliées !

Il reproche aux lois du Bas-Empire leur style ; mais c’est confondre le préambule d’une loi avec la loi. Lorsqu’un peuple se donne à lui-même des lois, il n’a pas besoin d’en développer les motifs, et souvent il n’en pourrait donner d’autres que sa volonté. Mais lorsqu’un seul homme dicte des lois à toute une nation, le respect dû à la nature humaine lui impose le devoir de rendre raison de ses lois, de montrer qu’il ne prescrit rien que de conforme à la justice, à la saine raison, à l’intérêt général. Les ministres des empereurs eurent tort s’ils écrivirent ces préambules comme des rhéteurs, mais ils avaient raison de les regarder comme nécessaires, et Montesquieu devait faire cette distinction[2]).

Chapitre XVII. — Mauvaise manière de donner des lois.

Les lois doivent statuer sur des objets généraux et non sur des questions particulières ; et les rescrits des empereurs ne peuvent être regardés que comme des interprétations données par le législateur. Or, de telles interprétations ne peuvent avoir ni effet rétroactif, ni force de loi, tant qu’elles ne seront pas revêtues de la forme authentique qui caractérise les lois.

Une loi de Caracalla était une loi et pouvait être une loi absurde ; un rescrit de Marc-Aurèle ou de Julien, fût-il un oracle de sagesse, ne devait pas être regardé comme une loi avant qu’un édit lui en eût donné la sanction.

Justinien put avoir tort de donner force de loi à plusieurs de ces rescrits, s’ils contenaient des dispositions absurdes ; mais ce n’était point parce qu’ils avaient été faits par les jurisconsultes qui écrivaient au nom de Caracalla ou de Commode. Les empereurs ne faisaient pas plus leurs rescrits que Louis XIV n’a fait l’ordonnance de 1670.

Ce Macrin, qui avait été gladiateur et greffier, puis rédacteur des rescrits de Caracalla, qui régna quelques mois et perdit l’empire et la vie par sa lâcheté, est une singulière autorité à citer dans l’Esprit des Lois.

Chapitre XVIII. — Des idées d’uniformité.

Nous voici à un des chapitres les plus curieux de l’ouvrage. C’est un de ceux qui ont valu à Montesquieu l’indulgence de tous les gens à préjugés, de tous ceux qui haïssent les lumières, de tous les protecteurs des abus, etc. Il faut l’examiner en détail.

1o. Les idées d’uniformité, de régularité, plaisent à tous les esprits et surtout aux esprits justes.

2o. Le grand esprit de Charlemagne peut-il être cité au dix-huitième siècle dans la discussion d’une question de philosophie ? Ce n’est sans doute qu’une plaisanterie contre ceux qui avaient les idées que Montesquieu voulait combattre.

3o. Nous n’entendons pas ce que signifient les mêmes poids dans la police, les mêmes mesures dans le commerce. Le commerce emploie des poids et des mesures, la police se mêle des uns et des autres, et ne devrait s’en mêler que pour savoir s’ils ont réellement la valeur qui leur a été supposée, et pour en conserver d’exacts avec lesquels on puisse comparer ceux qui sont employés.

4o. L’uniformité de poids et de mesures ne peut déplaire qu’aux gens de loi qui craignent de voir diminuer le nombre des procès, et aux négocians qui craignent tout ce qui rend les opérations du commerce faciles et simples. Ce qu’on a proposé à cet égard, avec l’approbation universelle de tous les hommes éclairés, c’est de déterminer une mesure naturelle, fixe et invariable, qu’on pût toujours retrouver ; de l’employer à former des mesures de longueur, de superficie, de contenance, et de poids ; de manière que les divisions successives en mesure et en poids moindres, fussent exprimées par des nombres simples et commodes pour les divisions ; d’établir ensuite, d’une manière publique et légale et par les moyens exacts que fournit la physique, le rapport précis de toutes les mesures usitées dans un pays avec la mesure nouvelle, ce qui prévient, pour jamais, toute espèce de procès pour la valeur de ces mesures ; la nouvelle mesure aurait été adoptée par le gouvernement, les assemblées d’états, les communautés, etc. Les particuliers auraient eu la liberté de se servir de telle mesure qu’ils auraient voulu. Ce changement se serait donc fait sans aucune gêne, sans aucun trouble pour le commerce : et jamais personne n’a proposé une autre opération.

5o. Comme la vérité, la raison, la justice, les droits des hommes, l’intérêt de la propriété, de la liberté, de la sûreté, sont les mêmes partout, on ne voit pas pourquoi toutes les provinces d’un état, ou même tous les états, n’auraient pas les mêmes lois criminelles, les mêmes lois civiles, les mêmes lois de commerce, etc. Une bonne loi doit être bonne pour tous les hommes, comme une proposition vraie est vraie pour tous. Les lois qui paraissent devoir être différentes, suivant les différens pays, ou statuent sur des objets qu’il ne faut pas régler par des lois, comme sont la plupart des règlemens de commerce, ou bien sont fondées sur des préjugés, des habitudes qu’il faut déraciner et un des meilleurs moyens de les détruire, est, de cesser de les soutenir par des lois.

6o. L’uniformité dans les lois peut s’établir sans trouble, sans que le changement produise aucun mal.

On en convient pour l’établissement d’une bonne jurisprudence criminelle. Mais quel trouble produira celui d’un code civil ? Il changera l’ordre de la distribution des successions : mais une succession qu’on attend n’est pas un droit de propriété : il ne résulte de même aucun droit d’un testament, avant la mort du testateur. Les conventions faites avant la nouvelle loi conserveront toute leur force, à moins qu’elles ne soient contraires au droit naturel. Les conventions sont de trois espèces : ou leur exécution est instantanée, ou elle dure un temps fixe, ou elle est perpétuelle. Dans les deux premiers cas l’exécution des conventions faites avant la loi nouvelle peut être jugée d’après l’ancienne jurisprudence, sans nuire à l’uniformité des lois. Dans le dernier, elle y pourrait nuire ; mais l’exécution perpétuelle d’une convention ne peut naître du droit de propriété ; elle est uniquement fondée sur la sanction de la loi ; et par conséquent le législateur doit, par la nature des choses, conserver le droit de changer ces conventions en conservant le droit véritable et originaire de chacune des parties ou de ses ayant cause.

Si on établit un mode de jurisprudence uniforme et simple, il s’ensuivra que les gens de loi perdront l’avantage de posséder exclusivement la connaissance des formes ; que tous les hommes sachant lire seront également habiles sur cet objet, et il est difficile d’imaginer qu’on puisse regarder cette égalité comme un mal.

7o. Ce n’est point une petite vue que l’idée d’une uniformité qui donnerait à tous les habitans d’un pays des idées précises sur des objets essentiels, une connaissance plus nette de leurs intérêts, et qui diminuerait l’inégalité entre les hommes relativement à la conduite de la vie et des affaires.

8o. Un fermier général disait aussi en 1775 : Pourquoi faire des changemens ? est-ce que nous ne sommes pas bien ? La répugnance à changer ne peut être raisonnable que dans ces deux circonstances : 1o. Lorsque les lois d’un pays approchent tellement d’être conformes à la raison et à la justice, que les abus sont si petits que l’on ne peut espérer du changement aucun avantage sensible ; 2o. Dans celle où l’on croirait qu’il n’y a aucun principe certain, d’après lequel on puisse se diriger d’une manière sûre dans l’établissement des lois nouvelles. Or toutes les nations qui existent sont bien éloignées du premier point, et on ne peut plus être de la seconde opinion.

9o. La grandeur du génie est une de ces phrases vagues qui frappent les petits esprits et qui les séduisent, qui plaisent aux hommes corrompus, et sont adoptées par eux ; les uns, parce qu’ils ne voient rien, aiment à croire que la lumière n’existe pas ; les autres, qui la craignent, voudraient que personne ne s’avisât d’ouvrir les yeux

10o. Lorsque les citoyens suivent les lois, qu’importe qu’ils suivent la même ? Il importe qu’ils suivent de bonnes lois ; et, comme il est difficile que deux lois différentes soient également justes, également utiles, il importe encore qu’ils suivent la meilleure ; il importe enfin qu’ils suivent la même, par la raison que c’est un moyen de plus d’établir de l’égalité entre les hommes. Quel rapport le cérémonial tartare ou chinois peut-il avoir avec les lois ? Cet article semble annoncer que Montesquieu regardait la législation comme un jeu, où il est indifférent de suivre telle ou telle règle, pourvu qu’on suive la règle établie, quelle qu’elle puisse être. Mais cela n’est pas vrai même des jeux. Leurs règles, qui paraissent arbitraires, sont fondées presque toutes sur des raisons que les joueurs sentent vaguement, et dont les mathématiciens accoutumés au calcul des probabilités sauraient rendre compte.

Chapitre XIX. — Des législateurs.

Montesquieu confond ici les législateurs avec les écrivains politiques qui ont propose des systèmes de législation.

Est-il bien sûr qu’Aristote ait eu une intention si marquée de contredire Platon ?

Ce que nous savons des républiques grecques nous donne lieu de croire que leur législation était très imparfaite à quelques égards et surtout très-compliquée. Plus la législation d’un état sera simple, mieux il sera gouverné.

Qu’a de commun César Borgia avec la législation ? Les discours de Machiavel sur Tite-Live, son histoire de Florence, renferment beaucoup de vues politiques qui annoncent, si l’on a égard au siècle où vivait Machiavel, un esprit vaste et profond ; mais il n’a certainement pas congé, en les écrivant, à César Borgia. Quant au livre intitulé Le Prince, quant à la Vie de Castracani, etc., ce sont des ouvrages où Machiavel développe comment un scélérat peut s’y prendre pour voler, assassiner, etc., avec impunité. César Borgia passa quelque temps pour être un bon modèle en ce genre ; mais il ne s’agit point là de législation.

Pourquoi Montesquieu n’a-t-il pas compté Locke parmi les législateurs ? Est-ce qu’il a trouvé les lois de la Caroline trop simples ?

Nous sera-t-il permis de placer ici quelques idées sur le sujet de ce livre ? Nous distinguerons d’abord le cas où il s’agirait de donner à un peuple une législation nouvelle ; celui où l’on ne statue que sur une branche plus ou moins étendue de la législation ; celui enfin où la loi n’a qu’un objet particulier.

Dans le premier cas, il est d’abord essentiel de fixer les objets sur lesquels le législateur doit statuer.

Ces objets sont :

1o. Les lois qui ont pour but de défendre les droits des citoyens contre la violence ou contre la fraude, ce sont les lois criminelles, 2o. Les lois de police : elles se partagent en deux classes. Les unes ont pour objet de déterminer les sacrifices que chaque citoyen peut être obligé de faire de sa liberté au maintien de l’ordre et de la tranquillité publique. C’est un véritable droit que l’homme acquiert en vivant en société, et par conséquent il n’est pas injuste de soumettre les individus à sacrifier à ce droit une partie de leur liberté. La deuxième espèce des lois de police a pour objet de régler la jouissance des choses communes, comme les rues, les chemins, etc.

3o. Les lois civiles qui se distinguent en cinq espèces : celles qui déterminent à qui doit appartenir la propriété, comme les lois sur les successions, etc. ; celles qui règlent les moyens d’acquérir la propriété, comme les lois sur les ventes ; celles qui règlent l’exercice du droit de propriété, dans les cas où cet exercice peut nuire à la propriété d’un tiers ; celles qui assurent la propriétés comme les lois sur les hypothèques sur les débiteurs, etc. ; celles enfin qui statuent sur l’état des personnes.

Sur tous ces objets il faut des lois de deux espèces. Les premières sont les principes d’après lesquels chaque question doit être décidée, les autres règlent la forme suivant laquelle elle doit l’être.

4o. Les lois politiques qui règlent, 1o. l’exercice du droit de législation ; 2o. la manière d’employer, la force publique au maintien de la sureté extérieure ; 3o. les moyens de l’employer à assurer l’exécution des lois ; 4o. la manière de traiter, au nom de la nation, avec les étrangers ; 5o. les dépenses qui doivent être faites aux frais de la nation ; 6o. les impôts.

Nous ne parlons pas des lois de commerce, parce que le commerce doit être absolument libre, et n’a besoin d’aucune autre loi que de celles qui-assurent les propriétés.

Ensuite il faut, sur chaque partie, réduire à des questions générales, simples, et en un aussi petit nombre qu’on pourra, toutes les questions particulières qui peuvent se présenter, et examiner pour chacune :

1o. Si elle doit être décidée par une loi ;

2o. Si, d’après les règles de la justice, la raison ne fournit pas une réponse à la question. Si la raison fournit une réponse, il faut la suivre ; sinon on choisira le parti qui paraîtra le plus conforme à l’utilité publique.

Il ne suffit pas que ces lois soient claires, il faut qu’elles ne contiennent que des mots d’un sens précis et déterminé ; et, toutes les fois qu’une loi en emploiera d’autres, ces mots seront définis avec une exactitude scrupuleuse.

Comme tout législateur peut se tromper, il faut joindre à chaque loi le motif qui a décidé à la porter. Cela est nécessaire, et pour attacher à ces lois ceux qui y obéissent, et pour éclairer ceux qui les exécutent ; enfin, pour empêcher des changemens pernicieux et faciliter en même temps ceux qui sont utiles. Mais l’exposition de ces motifs doit être séparée du texte de la loi, comme, dans un livre de mathématiques, on peut séparer la suite de l’énoncé des propositions, de l’ouvrage même qui en contient les démonstrations. Une loi n’est autre chose que cette proposition : Il est juste ou raisonnable que… (Suit le texte de la loi).

Si l’on ne veut donner qu’une branche particulière de législation, il faut avoir soin de la circonscrire avec exactitude, examiner, après l’avoir réglée selon la raison et la justice, si elle n’est en contradiction avec aucunes lois établies, et détruire soigneusement toutes celles-ci, comme on détruit toutes les racines d’un mal qu’on veut extirper. Cependant, il vaudrait mieux laisser subsister une bonne loi en contradiction avec une mauvaise qu’on n’aurait pu détruire, que de laisser la mauvaise seule.

Pour une loi particulière, si l’on veut être sûr qu’elle soit bonne, il faudra l’examiner, non pas isolée, mais dans son rapport avec toutes celles qui doivent entrer dans un bon système de lois pour la branche de législation à laquelle elle appartient, et avec l’état actuel de cette branche de législation. Alors, il peut arriver, ou que la loi qu’on veut faire, doive entrer dans un bon système de législation, ou qu’elle ne soit utile et juste que parce qu’elle s’oppose à l’injustice qui résulte d’une mauvaise loi qu’on ne peut changer.

Dans le premier cas, il faut se conformer à la justice absolue ; dans le second, à la justice relative. Dans le premier, la loi doit être présentée comme une véritable loi ; dans le second, comme une modification de la mauvaise qu’elle corrige.

Plus l’objet de la loi est particulier, plus il importe que le législateur expose ses motifs. Il est beaucoup plus aisé de saisir l’esprit d’une législation générale ou d’une branche de législation, que celui d’une loi isolée.

Il serait bon de régler, dans une législation générale, un moyen de réformer les lois qui entrainent des abus, sans qu’on soit obligé d’attendre que l’excès de ces abus ait fait sentir la nécessité de la réforme.

Il y a des lois qui doivent paraître au législateur faites pour être éternelles ; il y en a d’autres qui doivent vraisemblablement être changées. Ces deux classes de lois doivent être distinguées dans la rédaction.

Par exemple, cette loi : Les impôts seront toujours établis proportionnellement au produit net des terres, peut être regardée comme une loi fondée sur la nature des choses[3]. Mais la loi qui fixe la manière d’évaluer le produit peut être variable, parce qu’il est possible de perfectionner la méthode qu’il faut employer dans ces évaluations.

Il est encore plus important de distinguer les lois qui ne sont que pour un temps. Le chancelier de l’Hôpital, dans un édit de pacification, porta peine de mort contre ceux qui briseraient des images. Il est clair que cette loi trop rigoureuse n’avait pour objet que de prévenir des imprudences qui pouvaient rallumer la guerre civile ; et c’est, en vertu de cette loi, regardée comme perpétuelle contre toute raison, que le parlement de Paris a eu la barbarie de condamner le chevalier de La Barre. Même supposant la loi juste, il eût fallu statuer qu’elle cesserait d’être exécutée au bout de tant d’années, à moins que la continuation des troubles n’obligeàt de la renouveler.

Ce que dit Montesquieu, chap. 16, sur les énonciations en monnaie n’est pas suffisant. Non-seulement il faut y ajouter toujours leur évaluation en valeurs réelles ; mais il faut, suivant les cas, faire cette évaluation ou en métal, ou en denrées ; et l’évaluation en denrées doit être faite d’après le prix moyen du blé en Europe, du riz en Asie, parce que la denrée, qui sert de nourriture principale et habituelle au peuple, est la seule dont on puisse regarder la valeur comme constante ; et, si la manière de vivre changeait, il faudrait faire une autre évaluation.

Nous avons dit qu’il y avait des choses qu’il faut évaluer en métal (1). Tel est l’intérêt d’une somme d’argent prêtée, qui doit toujours être la même partie du poids total ; tel est l’intérêt de l’achat d’une maison, d’un meuble, etc., tandis que l’intérêt de l’achat d’une terre doit être évalué en denrées.

[4] Les lois doivent être rédigées suivant un ordre systématique, de manière qu’il soit facile d’en saisir l’ensemble et d’en suivre les détails.

C’est le seul moyen de juger s’il ne s’y est pas glissé de contradictions ou d’omissions, si les questions qui se présentent dans la suite ont été prévues ou non.

C’est le seul moyen de bien voir, lorsqu’une réforme devient nécessaire, sur quelle partie de l’ancienne loi elle doit porter ; et alors la réforme doit être faite de manière qu’on puisse, sans altérer l’unité du système de la loi, substituer la loi nouvelle à celle que l’on réforme.

Ces réflexions sont simples : elles ne forment qu’une petite partie de ce qui doit entrer dans un ouvrage sur la manière de composer les lois : elles sont nécessaires, et Montesquieu n’a pas daigné s’en occuper.

fin des observation de condorcet.
  1. Ajoutons : Qu’est-ce qu’un médecin d’une condition plus basse qu’un autre médecin ? et cette condition plus basse est-elle une bonne raison de condamner ce médecin à la mort, pour la même faute pour laquelle le médecin d’une condition un peu relevée n’est condamné qu’à la déportation ? Tout cela fait frémir le bon sens.
  2. Ou plutôt il ne devait pas la faire. Tout délégué du peuple, agissant pour lui, doit lui rendre compte de ses motifs ; et, quand il serait possible que le peuple entier agît, il ferait encore bien de se rendre compte à lui-même de ses raisons. Il en agirait plus sagement. Condorcet lui-même dit, au chapitre XIX, que tout législateur, pouvant se tromper, doit dire le motif qui l’a déterminé ; et il explique les différens avantages de cette précaution et la manière de l’exécuter.

    Il y a encore une raison pour que tout législateur donne ses motifs ; c’est que ces motifs, fussent-ils bons, s’ils ne sont pas de nature à être goûtés généralement, il n’est pas encore temps de rendre la loi ; et qu’au contraire, s’il parvient à les faire goûter, il est bien plus près d’amener la nation à toutes les bonnes conséquences qui en dérivent, que s’il avait fait passer la loi toute seule par autorité ou par surprise.

    (Note de l’éditeur.)
  3. On voit qu’à l’époque où Condorcet a écrit ceci, il partageait encore les opinions des économistes français les plus exclusifs. Il prouve lui-même la sagesse profonde de l’expression dont il vient de se servir : Il y a des lois qui doivent paraître au législateur faites pour être éternelles. Les hommes, en effet, ne peuvent jamais répondre de l’avenir sous aucun rapport.
  4. Cette distinction n’est point fondée. Une somme d’argent est une valeur déterminée. Au moment où on la prête, on doit faire en sorte que l’intérêt qu’on en paie, soit toujours la même portion qu’il a été convenu de donner annuellement de cette valeur, telle qu’elle était au moment du prêt. L’emprunteur a pu en acheter tout de suite une valeur égale de biens susceptibles d’accroissement et de décroissement. (Note de l’éditeur.)