Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 139-147).

LETTRE XXXVIII.

Lyon, 8 mai, VI.

J’ai été jusqu’à Blammont, chez le chirurgien qui a remis si adroitement le bras de cet officier tombé de cheval en revenant de Chessel. Vous n’avez pas oublié comment, lorsque nous entrâmes chez lui, à cette occasion, il y a plus de douze ans, il se hâta d’aller cueillir dans son jardin les plus beaux abricots ; et comment, en revenant les mains pleines, ce vieillard, déjà infirme, heurta du pied le pas de la porte, ce qui fit tomber à terre presque tout le fruit qu’il tenait. Sa fille lui dit brusquement : Voilà comme vous faites toujours ; vous voulez vous mêler de tout, et c’est pour tout gâter ; ne pouvez-vous pas rester sur votre chaise ? c’est bien présentable à présent ! Nous avions le cœur navré, car il souffrait et ne répondait rien. Le malheureux ! il est plus malheureux encore. Il est paralytique ; il est couché dans un véritable lit de douleurs, il n’a auprès de lui que cette misérable qui est sa fille. Depuis plusieurs mois il ne parle plus ; mais le bras droit n’est pas encore attaqué, il s’en sert pour faire des signes. Il en fit que j’eus le chagrin de ne pouvoir expliquer ; il voulait dire à sa fille de m’offrir quelque chose. Elle ne l’entendit pas, et cela arrive très-souvent. Lorsqu’il lui survint quelques affaires au dehors, j’en profitai pour que son malheureux père sût du moins que ses maux étaient sentis : il a encore une oreille assez bonne. Il me fit comprendre que cette fille, regardant sa fin comme très-prochaine, se refusait à tout ce qui pourrait diminuer de quelques sous l’héritage assez considérable qu’il lui laisse ; mais que, quoiqu’il en eût eu bien des chagrins, il lui pardonnait tout, afin de ne pas cesser d’aimer, à son dernier moment, le seul être qui lui restât à aimer. Un vieillard voit ainsi expirer sa vie ! un père finir avec tant d’amertume dans sa propre maison ! Et nos lois ne peuvent rien !

Il faut qu’un tel abîme de misères touche aux perceptions de l’immortalité. S’il était possible que, dans un âge de raison, j’eusse manqué essentiellement à mon père, je serais malheureux toute la vie, parce qu’il n’est plus, et que ma faute serait aussi irréparable que monstrueuse. On pourrait dire, il est vrai, qu’un mal fait à celui qui ne le sent plus, qui n’existe plus, est actuellement chimérique en quelque sorte et indifférent, comme le sont les choses tout à fait passées. Je ne saurais le nier ; cependant j’en serais inconsolable. La raison de ce sentiment est bien difficile à trouver. S’il n’était autre que le sentiment d’une chute avilissante dont on a perdu l’occasion de se relever avec une noblesse qui puisse consoler intérieurement, on trouverait ce même dédommagement dans la vérité de l’intention. Lorsqu’il ne s’agit que de notre propre estime, le désir d’une chose louable doit nous satisfaire comme son exécution. Celle-ci ne diffère du désir que par les suites, et il n’en peut être aucune pour l’offensé qui ne vit plus. On voit pourtant le sentiment de cette injustice dont les effets ne subsistent plus pour nous accabler encore, nous avilir, nous déchirer, comme si elle devait avoir des résultats éternels. On dirait que l’offensé n’est qu’absent, et que nous devons retrouver les rapports que nous avions avec lui, mais dans un état qui ne permettra plus de rien changer, de rien réparer, et où le mal sera perpétuel malgré nos remords.

L’esprit humain trouve toujours à se perdre dans cette liaison des choses effectuées avec leurs conséquences inconnues. Il pourrait imaginer que ces conceptions d’un ordre futur et d’une suite sans bornes aux choses présentes n’ont d’autres fondements que la possibilité de leurs suppositions ; qu’elles doivent être comptées parmi les moyens qui retiennent l’homme dans la diversité, dans les oppositions, dans la perpétuelle incertitude, où le plonge la perception incomplète des propriétés et de l’enchaînement des choses.

Puisque ma lettre n’est pas fermée, il faut que je cite Montaigne. Je viens de rencontrer par hasard un passage si analogue à l’idée dont j’étais occupé, que j’en ai été frappé et satisfait. Il y a dans cette conformité de pensées un principe de joie secrète ; c’est elle qui rend l’homme nécessaire à l’homme, parce qu’elle rend nos idées fécondes, parce qu’elle donne de l’assurance à notre imagination, et confirme en nous l’opinion de ce que nous sommes.

On ne trouve point dans Montaigne ce que l’on cherche, on rencontre ce qui s’y trouve. Il faut l’ouvrir au hasard, et c’est rendre une sorte d’hommage à sa manière. Elle est très-indépendante, sans être burlesque ou affectée ; et je ne suis pas surpris qu’un Anglais ait mis les Essais au-dessus de tout. On a reproché à Montaigne deux choses qui le font admirable, et dont je n’ai nul besoin de le disculper entre nous.

C’est au chapitre huitième du livre second qu’il dit : « Comme je sçay, par une trop certaine expérience, il n’est aucune si douce consolation en la perte de nos amis, que celle que nous apporte la science de n’avoir rien oublié à leur dire, et d’avoir eu avec eux une parfaite et entière communication. »

Cette entière communication avec l’être moral semblable à nous, et mis auprès de nous dans des rapports respectés, semble une partie essentielle du rôle qui nous est départi pour l’emploi de notre durée. Nous sommes mécontents de nous, quand, l’acte étant fini, nous avons perdu sans retour le mérite de l’exécution dans la scène qui nous était confiée.

Ceci prouve, me direz-vous peut-être, que nous pressentons une autre durée. Je vous l’accorde, et nous conviendrons aussi que le chien, qui ne veut plus alimenter sa vie parce que son maître a perdu la sienne, et qui s’élance dans le bûcher embrasé où l’on consume son corps, veut mourir avec lui parce qu’il croit fermement à l’immortalité, et qu’il a la certitude consolante de le rejoindre dans un autre monde.

Je n’aime pas à rire de ce qu’on veut mettre à la place du désespoir, et cependant j’allais plaisanter si je ne m’étais retenu. La confiance dont l’homme se nourrit dans les opinions qu’il aime, et où il ne peut rien voir, est respectable, puisqu’elle diminue quelquefois l’amertume de ses misères ; mais il y a quelque chose de comique dans cette inviolabilité religieuse dont il prétend l’environner. Il n’appellerait pas sacrilège celui qui assurerait qu’un fils peut sans crime égorger son père ; il le conduirait à la maison des fous, et ne se fâcherait pas : mais il devient furieux si on ose lui dire que peut-être il mourra comme un chêne ou un renard, tant il a peur de le croire. Ne saurait-il s’apercevoir qu’il prouve sa propre incertitude ? Sa foi est aussi fausse que celle de certains dévots qui crieraient à l’impiété si l’on doutait qu’un poulet mangé le vendredi pût nous plonger dans l’enfer, et qui pourtant en mangent en secret ; tant il y a de proportion entre la terreur d’un supplice éternel et le plaisir de manger deux bouchées de viande sans attendre le dimanche.

Que ne prend-on le parti de laisser à la libre fantaisie de chacun les choses dont on peut rire, et même les espérances que tous ne peuvent également recevoir ? La morale gagnerait beaucoup à abandonner la force d’un fanatisme éphémère, pour s’appuyer avec majesté sur l’inviolable évidence. Si vous voulez des principes qui parlent au cœur, rappelez ceux qui sont dans le cœur de tout homme bien organisé.

Dites : Sur une terre de plaisirs et de tristesse, la destination de l’homme est d’accroître le sentiment de la joie, de féconder l’énergie expansive, et de combattre, dans tout ce qui sent, le principe de l’avilissement et des douleurs...


TROISIÈME FRAGMENT.
DE L’EXPRESSION ROMANTIQUE, ET DU RANZ DES VACHES.

Le romanesque séduit les imaginations vives et fleuries ; le romantique suffit seul aux âmes profondes, à la véritable sensibilité. La nature est pleine d’effets romantiques dans les pays simples ; une longue culture les détruit dans les terres vieillies, surtout dans les plaines dont l’homme s’assujettit facilement toutes les parties[1].

Les effets romantiques sont les accents d’une langue que les hommes ne connaissent pas tous, et qui devient étrangère à plusieurs contrées. On cesse bientôt de les entendre quand on ne vit plus avec eux ; et cependant cette harmonie romantique est la seule qui conserve à nos cœurs les couleurs de la jeunesse et la fraîcheur de la vie. L’homme de la société ne sent plus ces effets trop éloignés de ses habitudes, il finit par dire : Que m’importe ? Il est comme ces tempéraments fatigués du feu desséchant d’un poison lent et habituel ; il se trouve vieilli dans l’âge de la force, et les ressorts de la vie sont relâchés en lui, quoiqu’il garde l’extérieur d’un homme.

Mais vous, que le vulgaire croit semblables à lui, parce que vous vivez avec simplicité, parce que vous avez du génie sans avoir les prétentions de l’esprit, ou simplement parce qu’il vous voit vivre, et que, comme lui, vous mangez et vous dormez ; hommes primitifs, jetés çà et là dans le siècle vain, pour conserver la trace des choses naturelles, vous vous reconnaissez, vous vous entendez dans une langue que la foule ne sait point, quand le soleil d’octobre paraît dans les brouillards sur les bois jaunis ; quand un filet d’eau coule et tombe dans un pré fermé d’arbres, au coucher de la lune ; quand sous le ciel d’été, dans un jour sans nuages, une voix de femme chante à quatre heures, un peu au loin, au milieu des murs et des toits d’une grande ville.

Imaginez une plaine d’une eau limpide et blanche. Elle est vaste, mais circonscrite ; sa forme oblongue et un peu circulaire se prolonge vers le couchant d’hiver. Des sommets élevés, des chaînes majestueuses la ferment de trois côtés. Vous êtes assis sur la pente de la montagne, au-dessus de la grève du nord, que les flots quittent et recouvrent. Des rochers perpendiculaires sont derrière vous ; ils s’élèvent jusqu’à la région des nues ; le triste vent du pôle n’a jamais soufflé sur cette rive heureuse. A votre gauche, les montagnes s’ouvrent, une vallée tranquille s’étend dans leurs profondeurs, un torrent descend des cimes neigeuses qui la ferment ; et quand le soleil du matin paraît entre les pics glacés, sur les brouillards, quand des voix de la montagne indiquent les chalets, audessus des prés encore dans l’ombre, c’est le réveil d’une terre primitive, c’est un monument de nos destinées méconnues !

Voici les premiers moments nocturnes ; l’heure du repos et de la tristesse sublime. La vallée est fumeuse, elle commence à s’obscurcir. Vers le midi, le lac est dans la nuit ; les rochers qui le ferment sont une zone ténébreuse sous le dôme glacé qui les surmonte, et qui semble retenir dans ses frimas la lumière du jour. Ses derniers feux jaunissent les nombreux châtaigniers sur les rocs sauvages ; ils passent en longs traits sous les hautes flèches du sapin alpestre ; ils brunissent les monts ; ils allument les neiges ; ils embrasent les airs ; et l’eau sans vagues, brillante de lumière et confondue avec les cieux, est devenue infinie comme eux et plus pure encore, plus éthérée, plus belle. Son calme étonne, sa limpidité trompe, la splendeur aérienne qu’elle répète semble creuser ses profondeurs ; et sous ces monts séparés du globe et comme suspendus dans les airs, vous trouvez à vos pieds le vide des cieux et l’immensité du monde. Il y a là un temps de prestige et d’oubli. L’on ne sait plus où est le ciel, où sont les monts, ni sur quoi l’on est porté soi-même ; on ne trouve plus de niveau, il n’y a plus d’horizon ; les idées sont changées, les sensations inconnues : vous êtes sortis de la vie commune. Et lorsque l’ombre a couvert cette vallée d’eau, lorsque l’œil ne discerne plus ni les objets ni les distances, lorsque le vent du soir a soulevé les ondes, alors, vers le couchant, l’extrémité du lac reste seule éclairée d’une pâle lueur ; mais tout ce que les monts entourent n’est qu’un gouffre indiscernable, et au milieu des ténèbres et du silence vous entendez, à mille pieds sous vous, s’agiter ces vagues toujours répétées, qui passent et ne cessent point, qui frémissent sur la grève à intervalles égaux, qui s’engouffrent dans les roches, qui se brisent sur la rive, et dont les bruits semblent résonner d’un long murmure dans l’abîme invisible.

C’est dans les sons que la nature a placé la plus forte expression du caractère romantique ; c’est surtout au sens de l’ouïe que l’on peut rendre sensibles, en peu de traits et d’une manière énergique, les lieux et les choses extraordinaires. Les odeurs occasionnent des perceptions rapides et immenses, mais vagues ; celles de la vue semblent intéresser plus l’esprit que le cœur : on admire ce qu’on voit, mais on sent ce qu’on entend[2]. La voix d’une femme aimée sera plus belle encore que ses traits ; les sons que rendent des lieux sublimes feront une impression plus profonde et plus durable que leurs formes. Je n’ai point vu de tableau des Alpes qui me les rendit présentes comme le peut faire un air vraiment alpestre.

Le Ranz des vaches ne rappelle pas seulement des souvenirs, il peint. Je sais que Rousseau a dit le contraire, mais je crois qu’il s’est trompé. Cet effet n’est point imaginaire ; il est arrivé que deux personnes, parcourant séparément les planches des Tableaux pittoresques de la Suisse, ont dit toutes deux, à la vue du Grimsel : « Voilà où il faut entendre le Ranz des vaches. » S’il est exprimé d’une manière plus juste que savante, si celui qui le joue le sent bien, les premiers sons nous placent dans les hautes vallées, près des rocs nus et d’un gris roussâtre, sous le ciel froid, sous le soleil ardent. On est sur la croupe des sommets arrondis et couverts de pâturages. On se pénètre de la lenteur des choses et de la grandeur des lieux ; on y trouve la marche tranquille des vaches et le mouvement mesuré de leurs grosses cloches, près des nuages, dans l’étendue doucement inclinée depuis la crête des granits inébranlables jusqu’aux granits ruinés des ravins neigeux. Les vents frémissent d’une manière austère dans les mélèzes éloignés ; on discerne le roulement du torrent caché dans les précipices qu’il s’est creusés durant de longs siècles. À ces bruits solitaires dans l’espace succèdent les accents hâtés et pesants des Küheren[3], expression nomade d’un plaisir sans gaieté, d’une joie des montagnes. Les chants cessent ; l’homme s’éloigne ; les cloches ont passé les mélèzes ; on n’entend plus que le choc des cailloux roulants, et la chute interrompue des arbres que le torrent pousse vers les vallées. Le vent apporte ou recule ces sons alpestres ; et, quand il les perd, tout paraît froid, immobile et mort. C’est le domaine de l’homme qui n’a pas d’empressement. Il sort du toit bas et large, que les lourdes pierres assurent contre les tempêtes ; si le soleil est brûlant, si le vent est fort, si le tonnerre roule sous ses pieds, il ne le sait pas. Il marche du côté où les vaches doivent être, elles y sont ; il les appelle, elles se rassemblent, elles s’approchent successivement, et il retourne avec la même lenteur, chargé de ce lait destiné aux plaines qu’il ne connaîtra pas. Les vaches s’arrêtent, elles ruminent ; il n’y a plus de mouvement visible, il n’y a plus d’hommes. L’air est froid, le vent a cessé avec la lumière du soir ; il ne reste que la lueur des neiges antiques, et la chute des eaux dont le bruissement sauvage, en s’élevant des abîmes, semble ajouter à la permanence silencieuse des hautes cimes, et des glaciers, et de la nuit (G).


  1. L’acception du mot romantique a changé depuis l’époque où ces lettres ont été écrites.
  2. Le clavecin des couleurs était ingénieux ; celui des odeurs eût intéressé davantage.
  3. Küher en allemand, Armailli en roman, homme qui conduit les vaches aux montagnes, qui passe la saison entière dans les pâturages élevés, et y fait des fromages. En général, les Armaillis restent ainsi quatre ou cinq mois dans les hautes Alpes, entièrement séparés des femmes, et souvent même des autres hommes.