Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 96-101).

LETTRE XXII.

Fontainebleau, 12 octobre, II.

Il fallait bien revoir une fois tous les sites que j’aimais à fréquenter. Je parcours les plus éloignés, avant que les nuits soient froides, que les arbres se dépouillent, que les oiseaux s’éloignent.

Hier je me mis en chemin avant le jour ; la lune éclairait encore, et malgré l’aurore on pouvait discerner les ombres. Le vallon de Changy restait dans la nuit ; déjà j’étais sur les sommités d’Avon. Je descendis aux Basses-Loges, et j’arrivais à Valvin, lorsque le soleil, s’élevant derrière Samoreau, colora les rochers de Samois.

Valvin n’est point un village, et n’a pas de terres labourées. L’auberge est isolée, au pied d’une éminence, sur une petite plage facile, entre la rivière et les bois. Il faudrait supporter l’ennui du coche, voiture très-désagréable, et arriver à Valvin ou à Thomery par eau, le soir, quand la côte est sombre et que les cerfs brament dans la forêt ; ou bien, au lever du soleil, quand tout repose encore, quand le cri du batelier fait fuir les biches, quand il retentit sous les hauts peupliers et dans les collines de bruyère toutes fumantes sous les premiers feux du jour.

C’est beaucoup si l’on peut, dans un pays plat, rencontrer ces faibles effets, qui du moins sont intéressants à certaines heures. Mais le moindre changement les détruit : dépeuplez de bêtes fauves les bois voisins, ou coupez ceux qui couvrent le coteau, Valvin ne sera plus rien. Tel qu’il est même, je ne me soucierais pas de m’y arrêter : dans le jour, c’est un lieu très-ordinaire ; de plus, l’auberge n’est pas logeable.

En quittant Valvin je montai vers le nord ; je passai près d’un amas de grès dont la situation, dans une terre unie et découverte, entourée de bois et inclinée vers le couchant d’été, donne un sentiment d’abandon mêlé de quelque tristesse. En m’éloignant, je comparais ce lieu à un autre qui m’avait fait une impression opposée près de Bourron. Trouvant ces deux lieux fort semblables, excepté sous le rapport de l’exposition, j’entrevis enfin la raison de ces effets contraires que j’avais éprouvés, vers les Alpes, dans des lieux en apparence les mêmes. Ainsi m’ont attristé Bulle et Planfayon, quoique leurs pâturages, sur les limites de la Gruyère, en portent le caractère, et qu’on reconnaisse aussitôt dans leurs sites les habitudes et le ton de la montagne. Ainsi j’ai regretté, jadis, de ne pouvoir rester dans une gorge perdue et stérile de la Dent du Midi. Ainsi je trouvai l’ennui à Iverdun ; et, sur le même lac, à Neuchâtel, un bien-être remarquable : ainsi s’expliqueront la douceur de Vevay, la mélancolie de l’Underwalden ; et, par des raisons semblables peut-être, les divers caractères de tous les peuples. Ils sont modifiés par les différences des expositions, des climats, des vapeurs, autant et plus encore que par celles des lois et des habitudes. En effet, ces dernières oppositions ont eu elles-mêmes, dans le principe, de semblables causes physiques.

Ensuite je tournai vers le couchant, et je cherchai la fontaine du mont Chauvet. On a pratiqué, avec les grès dont tout cet endroit est couvert, un abri qui protège la source contre le soleil et l’éboulement du sable, ainsi qu’un banc circulaire, où l’on vient déjeuner en puisant de son eau. L’on y rencontre quelquefois des chasseurs, des promeneurs, des ouvriers ; mais quelquefois aussi une triste société de valets de Paris et de marchands du quartier Saint-Martin ou de la rue Saint-Jacques, retirés dans une ville où le roi fait des voyages. Ils sont attirés de ce côté par l’eau, qu’il est commode de trouver quand on veut manger entre voisins un pâté froid, et par un certain grès creusé naturellement, qu’on rencontre sur le chemin, et qu’ils s’amusent beaucoup à voir. Ils le vénèrent, ils le nomment confessionnal ; ils y reconnaissent avec attendrissement ces jeux de la nature qui imitent les choses saintes, et qui attestent que la religion du pays est la fin de toutes choses.

Pour moi je descendis dans le vallon retiré où cette eau trop faible se perd sans former de ruisseau. En tournant vers la croix du Grand-Veneur, je trouvai une solitude austère comme l’abandon que je cherche. Je passai derrière les rochers de Cuvier ; j’étais plein de tristesse : je m’arrêtai longtemps dans les gorges d’Aspremont. Vers le soir, je m’approchai des solitudes du Grand-Franchart, ancien monastère isolé dans les collines et les sables ; ruines abandonnées que, même loin des hommes, les vanités humaines consacrèrent au fanatisme de l’humilité, à la passion d’étonner le peuple. Depuis ce temps, des brigands y remplacèrent, dit-on, les moines ; ils y ramenèrent des principes de liberté, mais pour le malheur de ce qui n’était pas libre avec eux. La nuit approchait ; je me choisis une retraite dans une sorte de parloir dont j’enfonçai la porte antique, et où je rassemblai quelques débris de bois avec de la fougère et d’autres herbes, afin de ne point passer la nuit sur la pierre. Alors je m’éloignai pour quelques heures encore : la lune devait éclairer.

Elle éclaira en effet, et faiblement, comme pour ajouter à la solitude de ce monument désert. Pas un cri, pas un oiseau, pas un mouvement n’interrompit le silence durant la nuit entière. Mais, quand tout ce qui nous opprime est suspendu, quand tout dort et nous laisse au repos, les fantômes veillent dans notre propre cœur.

Le lendemain, je pris au midi. Pendant que j’étais entre les hauteurs, il se fit un orage que je vis se former avec beaucoup de plaisir. Je trouvai facilement un abri dans ces rocs presque partout creusés ou suspendus les uns sur les autres. J’aimais à voir, du fond de mon antre, les genévriers et les bouleaux résister à l’effort des vents, quoique privés d’une terre féconde et d’un sol commode, et conserver leur existence libre et pauvre, quoiqu’ils n’eussent d’autre soutien que les parois des roches entr’ouvertes entre lesquelles ils se balançaient, ni d’autre nourriture qu’une humidité terreuse amassée dans les fentes où leurs racines s’étaient introduites.

Dès que la pluie diminua, je m’enfonçai dans les bois humides et embellis. Je suivis les bords de la forêt vers Reclose, la Vignette et Bourron. Me rapprochant ensuite du petit mont Chauvet jusqu’à la Croix-Hérant, je me dirigeai entre Malmontagne et la Route-aux-Nymphes. Je rentrai vers le soir avec quelque regret, et content de ma course ; si toutefois quelque chose peut me donner précisément du plaisir ou du regret.

Il y a dans moi un dérangement, une sorte de délire, qui n’est pas celui des passions, qui n’est pas non plus de la folie : c’est le désordre des ennuis ; c’est la discordance qu’ils ont commencée entre moi et les choses ; c’est l’inquiétude que des besoins longtemps comprimés ont mise à la place des désirs.

Je ne veux plus de désirs, ils ne me trompent point. Je ne veux pas qu’ils s’éteignent, ce silence absolu serait plus sinistre encore. Cependant c’est la vaine beauté d’une rose devant l’œil qui ne s’ouvre plus ; ils montrent ce que je ne saurais posséder, ce que je puis à peine voir. Si l’espérance semble encore jeter une lueur dans la nuit qui m’environne, elle n’annonce rien que l’amertume qu’elle exhale en s’éclipsant ; elle n’éclaire que l’étendue de ce vide où je cherchais, et où je n’ai rien trouvé.

De doux climats, de beaux lieux, le ciel des nuits, des sons particuliers, d’anciens souvenirs ; les temps, l’occasion ; une nature belle, expressive, des affections sublimes, tout a passé devant moi ; tout m’appelle, et tout m’abandonne. Je suis seul ; les forces de mon cœur ne sont point communiquées, elles réagissent dans lui, elles attendent : me voilà dans le monde, errant, solitaire au milieu de la foule qui ne m’est rien ; comme l’homme frappé dès longtemps d’une surdité accidentelle, et dont l’œil avide se fixe sur tous ces êtres muets qui passent et s’agitent devant lui. Il voit tout, et tout lui est refusé ; il devine les sons qu’il aime, il les cherche, et ne les entend pas ; il souffre le silence de toutes choses au milieu du bruit du monde. Tout se montre à lui, il ne saurait rien saisir : l’harmonie universelle est dans les choses extérieures, elle est dans son imagination, elle n’est plus dans son cœur ; il est séparé de l’ensemble des êtres, il n’y a plus de contact : tout existe en vain devant lui, il vit seul, il est absent dans le monde vivant.