Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 181-193).

LETTRE XLIV.

Lyon, 15 juin, VI.

J’ai relu, j’ai pesé vos objections, ou, si vous voulez, vos reproches : c’est ici une question sérieuse ; je vais y répondre à peu près. Si les heures que l’on passe à discuter sont ordinairement perdues, celle qu’on passe à s’écrire ne le sont point.

Croyez-vous bien sérieusement que cette opinion, qui, dites-vous, ajoute à mon malheur, dépende de moi ? Le plus sûr est de croire : je ne le conteste pas. Vous me rappelez aussi ce que l’on n’a pas moins dit, que cette croyance est nécessaire pour sanctionner la morale.

J’observe d’abord que je ne prétends point décider, que j’aimerais même à ne pas nier, mais que je trouve au moins téméraire d’affirmer. Sans doute, c’est un malheur que de pencher à croire impossible ce dont on désirerait la réalité ; mais j’ignore comment on peut échapper à ce malheur[1] quand on y est tombé.

La mort, dites-vous, n’existe point pour l’homme. Vous trouvez impie le hic jacet. L’homme de bien, l’homme de génie n’est pas là sous ce marbre froid, dans cette cendre morte. Qui dit cela ? Dans ce sens hic jacet sera faux sur la tombe d’un chien ; son instinct fidèle et industrieux n’est plus là. Où est-il ? Il n’est plus.

Vous me demandez ce qu’est devenu le mouvement, l’esprit, l’âme de ce corps qui vient de se dissoudre : la réponse est très-simple. Quand le feu de votre cheminée s’éteint, sa lumière, sa chaleur, son mouvement enfin le quitte, comme chacun sait, et s’en va dans un autre monde pour y être éternellement récompensé s’il a réchauffé vos pieds, et éternellement puni s’il a brûlé vos pantoufles. Ainsi l’harmonie de la lyre que l’éphore vient de faire briser passera de pipeaux en sifflets, jusqu’à ce qu’elle ait expié par des sons plus austères ces modulations voluptueuses qui corrompaient la morale.

Rien ne peut être anéanti. Non : un être, un corpuscule n’est pas anéanti ; mais une forme, un rapport, une faculté le sont. Je voudrais bien que l’âme de l’homme bon et infortuné lui survécût pour un bonheur immortel. Mais si l’idée de cette félicité céleste a quelque chose de céleste elle-même, cela ne prouve point qu’elle ne soit pas un rêve. Ce dogme est beau et consolant sans doute ; mais ce que j’y vois de beau, ce que j’y trouverais de consolant, loin de me le prouver, ne me donne pas même l’espérance de le croire. Quand un sophiste s’avisera de me dire que, si je suis dix jours soumis à sa doctrine, je recevrai au bout de ce temps des facultés surnaturelles, que je resterai invulnérable, toujours jeune, possédant tout ce qu’il faut au bonheur, puissant pour faire le bien, et dans une sorte d’impuissance de vouloir aucun mal, ce songe flattera, sans doute, mon imagination ; j’en regretterai peut-être les promesses séduisantes, mais je ne pourrai pas y voir la vérité.

En vain il m’objectera que je ne cours aucun risque à le croire. S’il me promettait plus encore pour être persuadé que le soleil luit à minuit, cela ne serait pas en mon pouvoir. S’il me disait ensuite : « A la vérité, je vous faisais un mensonge, et je trompe de même les autres hommes ; mais ne les avertissez point, car c’est pour les consoler, » ne pourrais-je lui répliquer que sur ce globe âpre et fangeux, où discutent et souffrent, dans une même incertitude, quelques centaines de millions d’immortels gais ou navrés, ivres ou moroses, sémillants ou trompés, nul n’a encore prouvé que ce fût un devoir de dire ce qu’on croit consolant, et de taire ce que l’on croit vrai ?

Très-inquiets et plus ou moins malheureux, nous attendons sans cesse l’heure suivante, le jour suivant, l’année suivante. Il nous faut à la fin une vie suivante. Nous avons existé sans vivre ; nous vivrons donc un jour : conséquence plus flatteuse que juste. Si elle est une consolation pour le malheureux, cela même est une raison de plus pour que la vérité m’en soit suspecte. C’est un assez beau rêve qui dure jusqu’à ce qu’on s’endorme pour jamais. Conservons cet espoir : heureux celui qui l’a ! Mais convenons que la raison qui le rend si universel n’est pas difficile à trouver.

Il est vrai qu’on ne risque rien d’y croire quand on le peut ; mais il ne l’est pas moins que Pascal a dit une puérilité quand il a dit : « Croyez, parce que vous ne risquez rien de croire, et que vous risquez beaucoup en ne croyant pas. » Ce raisonnement est décisif s’il s’agit de la conduite, il est absurde quand c’est la foi que l’on demande. Croire a-t-il jamais dépendu de la volonté ?

L’homme de bien ne peut que désirer l’immortalité. On a osé dire d’après cela : le méchant seul n’y croit pas. Ce jugement téméraire place dans la classe de ceux qui ont à redouter une justice éternelle plusieurs des plus sages et des plus grands des hommes. Ce mot de l’intolérance serait atroce, s’il n’était pas imbécile.

Tout homme qui croit finir en mourant est l’ennemi de la société : il est nécessairement égoïste et méchant avec prudence. – Autre erreur. Helvétius connaissait mieux les différences du cœur humain lorsqu’il disait : « Il y a des hommes si malheureusement nés, qu’ils ne sauraient se trouver heureux que par des actions qui mènent à la Grève. » Il y a aussi des hommes qui ne peuvent être bien qu’au milieu des hommes contents, qui se sentent dans tout ce qui jouit et souffre, et qui ne sauraient être satisfaits d’eux-mêmes que s’ils contribuent à l’ordre des choses et à la félicité des hommes. Ceux-là tâchent de bien faire sans croire beaucoup à l’étang de soufre.

Au moins, objectera-t-on, la foule n’est pas ainsi organisée. Dans le vulgaire des hommes, chaque individu ne cherche que son intérêt personnel, et sera méchant s’il n’est utilement trompé. — Ceci peut être vrai jusqu’à un certain point. Si les hommes ne devaient et ne pouvaient jamais être détrompés, il n’y aurait plus qu’à décider si l’intérêt public donne le droit de mentir, et si c’est un crime ou du moins un mal de dire la vérité contraire. Mais si cette erreur utile, ou donnée pour telle, ne peut avoir qu’un temps, et s’il est inévitable qu’un jour on cesse de croire sur parole, ne faut-il pas avouer que tout votre édifice moral restera sans appui, quand une fois ce brillant échafaudage se sera écroulé ? Pour prendre des moyens plus faciles et plus courts d’assurer le présent, vous exposez l’avenir à une subversion peut-être irremédiable. Si, au contraire, vous eussiez su trouver dans le cœur humain les bases naturelles de sa moralité ; si vous eussiez su y mettre ce qui pouvait manquer au mode social, aux institutions de la cité, votre ouvrage, plus difficile, il est vrai, et plus savant, eût été durable comme le monde.

Si donc il arrivait que, mal persuadé de ce que n’ont pas cru eux-mêmes plusieurs des plus vénérés d’entre vous, on vînt à dire : « Les nations commencent à vouloir des certitudes et à distinguer les choses positives ; la morale se modifie, et la foi n’est plus : il faut se hâter de prouver aux hommes qu’indépendamment d’une vie future la justice est nécessaire à leurs cœurs ; que, pour l’individu même, il n’y a point de bonheur sans la raison, et que les vertus sont des lois de la nature aussi nécessaires à l’homme en société que les lois des besoins des sens : » si, dis-je, il était de ces hommes justes et amis de l’ordre par leur nature, dont le premier besoin fût de ramener les hommes à plus d’union, de conformités et de jouissances ; si, laissant dans le doute ce qui n’a jamais été prouvé, ils rappelaient les principes de justice et d’amour universel qu’on ne saurait contester ; s’ils se permettaient de parler des voies invariables du bonheur ; si, entraînés par la vérité qu’ils sentent, qu’ils voient, et que vous reconnaissez vous-mêmes, ils consacraient leur vie à l’annoncer de différentes manières et à la persuader avec le temps : pardonnez, ministres de certaine vérité, des moyens qui ne sont pas précisément les vôtres ; considérez, je vous prie, qu’il n’est plus d’usage de lapider, que les miracles modernes ont fait beaucoup rire, que les temps sont changés, et qu’il faudra que vous changiez avec eux.

Je quitte les interprètes du ciel, que leur grand caractère rend très-utiles ou très-funestes, tout à fait bons ou tout à fait méchants, les uns vénérables , les autres méprisables. Je reviens à votre lettre. Je ne réponds pas à tous les points, parce que la mienne serait trop longue ; mais je ne saurais laisser passer une objection spécieuse en effet, sans observer qu’elle n’est pas aussi fondée qu’elle pourrait d’abord le paraître.

La nature est conduite par des forces inconnues et selon des lois mystérieuses ; l’ordre est sa mesure, l’intelligence est son mobile : il n’y a pas bien loin, dit-on, de ces données prouvées et obscures à nos dogmes inexplicables. Plus loin qu’on ne pense[2].

Beaucoup d’hommes extraordinaires ont cru aux présages, aux songes, aux moyens secrets des forces invisibles ; beaucoup d’hommes extraordinaires ont donc été superstitieux : je le veux bien, mais du moins ce ne fut pas à la manière des petits esprits. L’historien d’Alexandre dit qu’il était superstitieux, frère Labre l’était aussi ; mais Alexandre et frère Labre ne l’étaient pas de la même manière, il y avait bien quelques différences entre leurs pensers. Je crois que nous reparlerons de cela une autre fois.

Pour les efforts presque surnaturels que la religion fit faire, je n’y vois pas une grande preuve d’origine divine. Tous les genres de fanatisme ont produit des choses qui surprennent quand on est de sang-froid.

Quand vos dévots ont trente mille livres de rente, et qu’ils donnent beaucoup de sous aux pauvres, on vante leurs aumônes. Quand les bourreaux leur ouvrent le ciel, on crie que, sans la grâce d’en haut, ils n’auraient jamais eu la force d’accepter une félicité éternelle. En général, je n’aperçois point ce que leurs vertus peuvent avoir qui m’étonnât à leur place. Le prix est assez grand ; mais eux sont souvent bien petits. Pour aller droit, ils ont sans cesse besoin de voir l’enfer à gauche, le purgatoire à droite, le ciel en face. Je ne dis pas qu’il n’y ait point d’exceptions ; il me suffit qu’elles soient rares.

Si la religion a fait de grandes choses, c’est avec des moyens immenses. Celles que la bonté a faites tout naturellement sont moins éclatantes peut-être, moins opiniâtres et moins prônés, mais plus sûres comme plus utiles.

Le stoïcisme eut aussi ses héros. Il les eut sans promesses éternelles, sans menaces infinies. Si un culte eût fait tant avec si peu, on en tirerait de belles preuves de son institution divine. A demain.




Examinez deux choses : si la religion n’est pas un des plus faibles moyens sur la classe qui reçoit ce qu’on appelle de l’éducation ; et s’il n’est pas absurde qu’il ne soit donné de l’éducation qu’à la dixième partie des hommes.

Quand on a dit que le stoïcien n’avait qu’une fausse vertu, parce qu’il ne prétendait pas à la vie éternelle, on a porté l’impudence du zèle à un excès rare.

C’est un exemple non moins curieux de l’absurdité où la fureur du dogme peut entraîner même un bon esprit, que ce mot du célèbre Tillotson : la véritable raison pour laquelle un homme est athée, c’est qu’il est méchant.

Je veux que les lois civiles se trouvent insuffisantes pour cette multitude que l’on ne forme pas, dont on ne s’inquiète pas, que l’on fait naître, et qu’on abandonne au hasard des affections ineptes et des habitudes crapuleuses. Cela prouve seulement qu’il n’y a que misère et confusion sous le calme apparent des vastes États ; que la politique, dans la véritable acception de ce mot, s’est absentée de notre terre, où la diplomatie, où l’administration financière font des pays florissants pour les poëmes, et gagnent des victoires pour les gazettes.

Je ne veux point discuter une question compliquée : que l’histoire prononce ! Mais n’est-il pas notoire que les terreurs de l’avenir ont retenu bien peu de gens disposés à n’être retenus par aucune autre chose ? Pour le reste des hommes, il est des freins plus naturels, plus directs, et dès lors plus puissants. Puisque l’homme avait reçu le sentiment de l’ordre, puisqu’il était dans sa nature, il fallait en rendre le besoin sensible à tous les individus. Il fût resté moins de scélérats que vos dogmes n’en laissent ; et vous eussiez eu de moins tous ceux qu’ils font.

On dit que les premiers crimes mettent aussitôt dans le cœur le supplice du remords, et qu’ils y laissent pour toujours le trouble ; et on dit qu’un athée, s’il est conséquent, doit voler son ami et assassiner son ennemi : c’est une des contradictions que je croyais voir dans les écrits des défenseurs de la foi. Mais il ne peut y en avoir, puisque les hommes qui écrivent sur des choses révélées n’auraient aucun prétexte qui excusât l’incertitude et les variations : ils en sont tellement éloignés, qu’ils n’en pardonnent pas même l’apparence à ces profanes qui annoncent avoir reçu en partage une raison faible et non inspirée, le doute et non l’infaillibilité.

Qu’importe, diront-ils encore, d’être content de soi-même, si l’on ne croit pas à la vie future ? Il importe au repos de celle-ci, laquelle est tout alors.

S’il n’y avait point d’immortalité, poursuivent-ils, qu’est-ce que l’homme vertueux aurait gagné à bien faire ? Il y aurait gagné ce que l’homme vertueux estime, et perdu seulement ce que l’homme vertueux n’estime pas, c’est-à-dire ce que vos passions ambitionnent souvent malgré votre croyance.

Sans l’espérance et la terreur de la vie future, vous ne reconnaissez point de mobile ; mais la tendance à l’ordre ne peut-elle faire une partie essentielle de nos inclinations, de notre instinct, comme la tendance à la conservation, à la reproduction ? N’est-ce rien de vivre dans le calme et la sécurité du juste ?

Dans l’habitude trop exclusive de lier à vos désirs immortels et à vos idées célestes tout sentiment magnanime, toute idée droite et pure, vous supposez toujours que tout ce qui n’est pas surnaturel est vil, que tout ce qui n’exalte pas l’homme jusqu’au séjour des béatitudes le rabaisse nécessairement au niveau de la brute, que des vertus terrestres ne sont qu’un déguisement misérable, et qu’une âme bornée à la vie présente n’a que des désirs infâmes et des pensées immondes. Ainsi l’homme juste et bon, qui, après quarante ans de patience dans les douleurs, d’équité parmi les fourbes, et d’efforts généreux que le ciel doit couronner, viendrait à reconnaître la fausseté des dogmes qui faisaient sa consolation, et qui soutenaient sa vie laborieuse dans l’attente d’un long repos ; ce sage, dont l’âme est nourrie du calme de la vertu, et pour qui bien faire c’est vivre, changeant de besoins présents parce qu’il a changé de système sur l’avenir, et ne voulant plus du bonheur actuel parce qu’il pourrait bien ne pas durer toujours, va tramer une perfidie contre l’ancien ami qui n’a jamais douté de lui ? il va s’occuper des moyens vils mais secrets d’obtenir de l’or et du pouvoir ? et pourvu qu’il échappe à la justice des hommes, il va croire que son intérêt se trouve désormais à tromper les bons, à opprimer les malheureux, à ne garder de l’honnête homme qu’un dehors prudent, et à mettre dans son cœur tous les vices qu’il avait abhorrés jusqu’alors ? Sérieusement, je n’aimerais pas faire une pareille question à vos sectaires, à ces vertueux exclusifs : s’ils me répondaient par la négative, je leur dirais qu’ils sont très-inconséquents. Or il ne faut jamais perdre de vue que des hommes inspirés n’ont pas d’excuse en cela ; et s’ils osaient avancer l’affirmative, ils feraient pitié.

Si l’idée de l’immortalité a tous les caractères d’un songe admirable, celle de l’anéantissement n’est pas susceptible d’une démonstration rigoureuse. L’homme de bien désire nécessairement de ne pas périr tout entier : n’est-ce pas assez pour l’affermir ?

Si pour être juste on avait besoin de l’espoir d’une vie future, cette possibilité vague serait encore suffisante. Elle est superflue pour celui qui raisonne sa vie ; les considérations du temps présent peuvent lui donner moins de satisfaction, mais elles le persuadent de même : il a le besoin présent d’être juste. Les autres hommes n’écoutent que les intérêts du moment. Ils pensent au paradis quand il s’agit des rites religieux ; mais dans les choses morales, la crainte des suites, celle de l’opinion, celle des lois, les penchants de l’âme sont leur seule règle. Les devoirs imaginaires sont fidèlement observés par quelques-uns ; les véritables sont sacrifiés par presque tous quand il n’y a pas de danger temporel.

Donnez aux hommes la justesse de l’esprit et la bonté du cœur, vous aurez une telle majorité d’hommes de bien, que le reste sera entraîné par ses intérêts même les plus directs et les plus grossiers. Au contraire, vous rendez les esprits faux et les âmes petites. Depuis trente siècles, les résultats sont dignes de la sagesse des moyens. Tous les genres de contrainte ont des effets funestes et des résultats éphémères : il faudra enfin persuader.

J’ai de la peine à quitter un sujet aussi important qu’inépuisable.

Je suis si loin d’avoir de la partialité contre le christianisme, que je déplore, en un sens, ce que la plupart de ses zélateurs ne pensent guère à déplorer eux-mêmes. Je me plaindrais volontiers comme eux de la perte du christianisme, avec cette différence néanmoins qu’ils le regrettent tel qu’il fut exécuté ; tel même qu’il existait il y a un siècle, et que je ne trouve pas que ce christianisme-là soit bien regrettable.

Les conquérants, les esclaves, les poètes, les prêtres païens et les nourrices parvinrent à défigurer les traditions de la sagesse antique à force de mêler les races, de détruire les écrits, d’expliquer et de confondre les allégories, de laisser le sens profond et vrai pour chercher des idées absurdes qu’on puisse admirer, et de personnifier les êtres abstraits afin d’avoir beaucoup à adorer.

Les grandes conceptions étaient avilies. Le Principe de la vie, l’Intelligence, la Lumière, l’Éternel n’était plus que le mari de Junon ; l’Harmonie, la Fécondité, le lien des êtres, n’étaient plus que l’amante d’Adonis ; la Sagesse impérissable n’était plus connue que par son hibou ; les grandes idées de l’immortalité et de la rémunération consistaient dans la crainte de tourner une roue, et dans l’espoir de se promener sous des rameaux verts. La Divinité indivisible était partagée en une multitude hiérarchique agitée de passions misérables ; le résultat du génie des races primitives, les emblèmes des lois universelles n’étaient plus que des pratiques superstitieuses, dont les enfants riaient dans les villes.

Rome avait changé une partie du monde, et Rome changeait. L’Occident inquiet, agité, opprimé ou menacé, instruit et trompé, ignorant et désabusé, avait tout perdu sans avoir rien remplacé ; encore endormi dans l’erreur, il était déjà étonné du bruit confus des vérités que la science cherchait.

Une même domination, les mêmes intérêts, la même terreur, le même esprit de ressentiment et de vengeance contre le peuple-roi, tout rapprochait les nations. Leurs habitudes étaient interrompues, leurs constitutions n’étaient plus ; l’amour de la cité, l’esprit de séparation, d’isolement, de haine pour les étrangers, s’était affaibli dans le désir général de résister aux vainqueurs, ou dans la nécessité d’en recevoir des lois : le nom de Rome avait tout réuni. Les vieilles religions des peuples n’étaient plus que des traditions de province, le Dieu du Capitole avait fait oublier leurs dieux, et l’apothéose des empereurs le faisait oublier lui-même ; les autels les plus fréquentés étaient ceux des Césars.

C’était une des grandes époques de l’histoire du monde : il fallait élever un monument majestueux et simple sur ces monuments ruinés de diverses régions.

Il fallait une croyance morale, puisque la pure morale était méconnue ; il fallait des dogmes impénétrables peut-être, mais nullement risibles, puisque les lumières s’étendaient. Puisque tous les cultes étaient avilis, il fallait un culte majestueux et digne de l’homme qui cherche à agrandir son âme par l’idée d’un Dieu du monde. Il fallait des rites imposants, rares, désirés, mystérieux, mais simples, des rites comme surnaturels, mais aussi convenables à la raison de l’homme qu’à son cœur. Il fallait ce qu’un grand génie pouvait seul établir, et que je ne fais qu’entrevoir.

Mais vous avez fabriqué, raccommodé, essayé, corrigé, recommencé je ne sais quel amas incohérent de cérémonies triviales et de dogmes un peu propres à scandaliser les faibles : vous avez mêlé ce composé hasardeux à une morale quelquefois fausse, souvent fort belle, et habituellement austère, seul point sur lequel vous n’ayez pas été gauches. Vous passez quelques centaines d’années à arranger tout cela par inspiration, et votre lent ouvrage, industrieusement réparé, mais mal conçu, n’est fait pour durer qu’à peu près autant de temps que vous en mettez à l’achever.

Jamais on ne fit une maladresse plus surprenante que de confier le sacerdoce aux premiers venus, et d’avoir un ramas d’hommes de Dieu. On multiplia hors de toute mesure un sacrifice dont la nature était essentiellement l’unité. On parut ne voir jamais que les effets directs et les convenances du moment ; on mit partout des sacrificateurs et des confesseurs ; on fit partout des prêtres et des moines, ils se mêlèrent de tout, et partout on en trouva des troupes dans le luxe ou dans la mendicité.

Cette multitude est commode, dit-on, pour les fidèles. Mais il n’est pas bon qu’en cela le peuple trouve ainsi toutes ses commodités au coin de sa rue. Il est insensé de confier les fonctions religieuses à un million d’individus : c’est les abandonner continuellement aux derniers des hommes, c’est en compromettre la dignité ; c’est effacer l’empreinte sacrée dans un commerce trop habituel ; c’est avancer de beaucoup l’instant où doit périr tout ce qui n’a pas de fondements impérissables.


  1. Peut-être par quelque réflexion plus profonde, qui ramènerait des doutes plus religieux dans leur indépendance.
  2. Il y a effectivement quelque différence entre avouer qu’il existe des choses inexplicables à l’homme, ou affirmer que l’explication inconcevable de ces choses est juste et infaillible. Il est différent de dire, dans les ténèbres : Je ne vois pas ; ou de dire : Je vois une lumière divine ; vous qui me suivez, non-seulement ne dites point que vous ne la voyez pas, mais voyez-la, sinon vous êtes anathème.