Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 54-56).

LETTRE VI.

Saint-Maurice, 26 août, I.

Un instant peut changer nos affections, mais ces instants sont rares.

C’était hier : j’ai remis au lendemain pour vous écrire ; je ne voulais pas que ce trouble passât si vite. J’ai senti que je touchais à quelque chose. J’avais comme de la joie, je me suis laissé aller ; il est toujours bon de savoir ce que c’est.

N’allez pas rire de moi, parce que j’ai fait tout un jour comme si je perdais la raison. Il s’en est peu fallu, je vous assure, que je fusse assez simple pour ne pas soutenir ma folie un quart d’heure.

J’entrais à Saint-Maurice. Une voiture de voyage allait au pas, et plusieurs personnes descendaient aussi le pont. Vous savez déjà que de ce nombre était une femme. Mon habillement français me fit apparemment remarquer ; je fus salué. Sa bouche est ronde ; son regard.......... Pour sa taille, pour tout le reste, je ne le sais pas plus que je ne sais son âge : je ne m’inquiète pas de cela ; il se peut même qu’elle ne soit pas très-jolie.

Je n’ai point examiné dans quelle auberge ils allaient, mais je suis resté à Saint-Maurice. Je crois que l’aubergiste (c’est chez lui que je vais toujours) m’aura mis à la même table parce qu’ils sont Français : il me semble qu’il me l’a proposé. Vous pensez bien que je n’ai pas fait chercher quelque chose de délicat pour le dessert afin de lui en offrir.

J’ai passé le reste de la journée près du Rhône. Ils doivent être partis ce matin ; ils vont jusqu’à Sion : c’est le chemin de Leuck, où l’un des voyageurs va prendre les bains. On dit que la route est belle.

C’est une chose étonnante que l’accablement où un homme qui a quelque force laisse consumer sa vie, pendant qu’il faut si peu pour le tirer de sa léthargie.

Croyez-vous qu’un homme qui achève son âge sans avoir aimé soit vraiment entré dans les mystères de la vie, que son cœur lui soit bien connu, et que l’étendue de son existence lui soit dévoilée ? Il me semble qu’il est resté comme en suspens, et qu’il n’a vu que de loin ce que le monde aurait été pour lui.

Je ne me tais pas avec vous, parce que vous ne direz point : Le voilà amoureux. Jamais ce sot mot, qui rend ridicule celui qui le dit ou celui de qui on le dit, ne sera dit de moi, je l’espère, par d’autres que par des sots.

Quand deux verres de punch ont écarté nos défiances, ont pressé nos idées dans cette impulsion qui nous soutient, nous croyons que désormais nous allons avoir plus de force dans le caractère et vivre plus libres ; mais le lendemain matin nous nous ennuyons un peu plus.

Si le temps n’était pas à l’orage, je ne sais comment je passerais la journée ; mais le tonnerre retentit déjà dans les rochers, le vent devient très-violent : j’aime beaucoup tout ce mouvement des airs. S’il pleut l’après-midi, il y aura de la fraîcheur, et du moins je pourrai lire auprès du feu.

Le courrier qui va arriver dans une heure doit m’apporter des livres de Lausanne, où je suis abonné ; mais s’il m’oublie, je ferai mieux, et le temps se trouvera passé de même : je vous écrirai, pourvu que j’aie seulement le courage de commencer.