Obermann/Observations

Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 15-20).

OBSERVATIONS


On verra dans ces lettres l’expression d’un homme qui sent, et non d’un homme qui travaille. Ce sont des mémoires très-indifférents à des étrangers, mais qui peuvent intéresser les adeptes. Plusieurs verront avec plaisir ce que l’un d’eux a senti : plusieurs ont senti de même ; il s’est trouvé que celui-ci l’a dit, ou a essayé de le dire. Mais il doit être jugé par l’ensemble de sa vie, et non par ses premières années ; par toutes ses lettres, et non par tel passage ou hasardé, ou romanesque peut-être.

De semblables lettres sans art, sans intrigue, doivent avoir mauvaise grâce hors de la société éparse et secrète dont la nature avait fait membre celui qui les écrivit. Les individus qui la composent sont la plupart inconnus ; cette espèce de monument privé que laisse un homme comme eux ne peut leur être adressé que par la voie publique, au risque d’ennuyer un grand nombre de personnes graves, instruites, ou aimables. Le devoir d’un éditeur est seulement de prévenir qu’on n’y trouve ni esprit, ni science, que ce n’est pas un ouvrage, et que peut-être même on dira : Ce n’est pas un livre raisonnable.

Nous avons beaucoup d’écrits où le genre humain se trouve peint en quelques lignes. Si cependant ces longues lettres faisaient à peu près connaître un seul homme, elles pourraient être et neuves et utiles. Il s’en faut de beaucoup qu’elles remplissent même cet objet borné ; mais, si elles ne contiennent point tout ce que l’on pourrait attendre, elles contiennent du moins quelque chose ; et c’est assez pour les faire excuser.

Ces lettres ne sont pas un roman[1]. Il n’y a point de mouvement dramatique, d’événements préparés et conduits, point de dénoûment ; rien de ce qu’on appelle l’intérêt d’un ouvrage, de cette série progressive, de ces incidents, de cet aliment de la curiosité, magie de plusieurs bons écrits, et charlatanisme de plusieurs autres.

On y trouvera des descriptions ; de celles qui servent à mieux faire entendre les choses naturelles, et à donner des lumières, peut-être trop négligées, sur les rapports de l’homme avec ce qu’il appelle l’inanimé.

On y trouvera des passions ; mais celles d’un homme qui était né pour recevoir ce qu’elles promettent, et pour n’avoir point une passion ; pour tout employer, et pour n’avoir qu’une seule fin.

On y trouvera de l’amour ; mais l’amour senti d’une manière qui peut-être n’avait pas été dite.

On y trouvera des longueurs : elles peuvent être dans la nature ; le cœur est rarement précis, il n’est point dialecticien. On y trouvera des répétitions ; mais si les choses sont bonnes, pourquoi éviter soigneusement d’y revenir ? Les répétitions de Clarisse, le désordre (et le prétendu égoïsme) de Montaigne, n’ont jamais rebuté que des lecteurs seulement ingénieux. Jean-Jacques était souvent diffus. Celui qui écrivit ces lettres paraît n’avoir pas craint les longueurs et les écarts d’un style libre : il a écrit sa pensée. Il est vrai que Jean-Jacques avait le droit d’être un peu long ; pour lui, s’il a usé de la même liberté, c’est tout simplement parce qu’il la trouvait bonne et naturelle.

On y trouvera des contradictions, du moins ce qu’on nomme souvent ainsi. Mais pourquoi serait-on choqué de voir, dans des matières incertaines, le pour et le contre dits par le même homme ? Puisqu’il faut qu’on les réunisse pour s’en approprier le sentiment, pour peser, décider, choisir, n’est-ce pas une même chose qu’ils soient dans un seul livre ou dans des livres différents ? Au contraire, exposés par le même homme, ils le sont avec une force plus égale, d’une manière plus analogue, et vous voyez mieux ce qu’il vous convient d’adopter. Nos affections, nos désirs, nos sentiments mêmes, et jusqu’à nos opinions, changent avec les leçons des événements, les occasions de la réflexion, avec l’âge, avec tout notre être. Celui qui est si exactement d’accord avec lui-même vous trompe, ou se trompe. Il a un système ; il joue un rôle. L’homme sincère vous dit : J’ai senti comme cela, je sens comme ceci ; voilà mes matériaux, bâtissez vous même l’édifice de votre pensée.

Ce n’est pas à l’homme froid à juger les différences des sensations humaines ; puisqu’il n’en connaît pas l’étendue, il n’en connaît pas la versatilité. Pourquoi diverses manières de voir seraient-elles plus étonnantes dans les divers âges d’un même homme, et quelquefois au même moment, que dans des hommes différents ? On observe, on cherche, on ne décide pas. Voulez-vous exiger que celui qui prend la balance rencontre d’abord le poids qui en fixera l’équilibre ? Tout doit être d’accord, sans doute, dans un ouvrage exact et raisonné sur des matières positives ; mais voulez-vous que Montaigne soit vrai à la manière de Hume, et Sénèque régulier comme Bezout ? Je croirais même qu’on devrait attendre autant ou plus d’oppositions entre les différents âges d’un même homme qu’entre plusieurs hommes éclairés du même âge. C’est pour cela qu’il n’est pas bon que les législateurs soient tous des vieillards ; à moins que ce soit un corps d’hommes vraiment choisis, et capables de suivre leurs conceptions générales et leurs souvenirs plutôt que leur pensée présente. L’homme qui ne s’occupe que des sciences exactes est le seul qui n’ait point à craindre d’être jamais surpris de ce qu’il a écrit dans un autre âge.

Ces lettres sont aussi inégales, aussi irrégulières dans leur style que dans le reste. Une chose seulement m’a plu ; c’est de n’y point trouver ces expressions exagérées et triviales dans lesquelles un écrivain devrait toujours voir du ridicule, ou au moins de la faiblesse[2]. Ces expressions ont par elles-mêmes quelque-chose de vicieux, ou bien leur trop fréquent usage, en en faisant des applications fausses, altéra leurs premières acceptions, et fit oublier leur énergie.

Ce n’est pas que je prétende justifier le style de ces lettres. J’aurais quelque chose à dire sur des expressions qui pourront paraître hardies, et que pourtant je n’ai pas changées ; mais quant aux incorrections, je n’y sais point d’excuse recevable. Je ne me dissimule pas qu’un critique trouvera beaucoup à reprendre : je n’ai point prétendu enrichir le public d’un ouvrage travaillé, mais donner à quelques personnes éparses dans l’Europe les sensations, les opinions, les songes libres et incorrects d’un homme souvent isolé, qui écrivit dans l’intimité, et non pour son libraire,

L’éditeur ne s’est proposé et ne se proposera qu’un seul objet. Tout ce qui portera son nom tendra aux mêmes résultats ; soit qu’il écrive, ou qu’il publie seulement, il ne s’écartera point d’un but moral. Il ne cherche pas encore à y atteindre : un écrit important, et de nature à être utile, un véritable ouvrage que l’on peut seulement esquisser, mais non prétendre jamais finir, ne doit être ni publié promptement, ni même entrepris trop tôt (A).

Les notes indiquées par des lettres sont à la fin du volume.


  1. Je suis loin d’inférer de là qu’un bon roman ne soit pas un bon livre. De plus, outre ce que j’appellerais les véritables romans, il est des écrits agréables ou d’un vrai mérite que l’on range communément dans cette classe, tels que la Chaumière indienne, etc.
  2. Le genre pastoral, le genre descriptif, ont beaucoup d’expressions rebattues, dont les moins tolérables, à mon avis, sont les figures employées quelques millions de fois, et qui, dès la première, affaiblissaient l’objet qu’elles prétendaient agrandir. L’émail des prés, l’azur des cieux, le cristal des eaux ; les lis et les roses de son teint ; les gages de son amour ; l’innocence du hameau ; des torrents s’échappèrent de ses yeux ; contempler les merveilles de la nature ; jeter quelques fleurs sur sa tombe : et tant d’autres que je ne veux pas condamner exclusivement, mais que j’aime mieux ne point rencontrer.