Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 396-401).

LETTRE LXXXVIII.

Im., 30 novembre, IX.

Il fait aujourd’hui le temps que j’aimerais pour écrire des riens pendant cinq ou six heures, pour jaser de choses insignifiantes, pour lire de bonnes parodies, pour passer le temps. Depuis plusieurs jours je suis autant que jamais dans cette disposition ; et vous auriez la lettre la plus longue qu’on ait encore reçue à Bordeaux, si je ne devais pas mesurer avec Fonsalbe la pente d’un filet d’eau qu’il veut amener dans la partie la plus haute de mes prés, et qu’aucune sécheresse ne pourra tarir, puisqu’il sort d’un petit glacier. Cependant on peut bien prendre le temps de vous dire que le ciel est précisément tel que je l’attendais.

Ils n’ont pas besoin d’attendre, ceux qui vivent comme il convient, qui ne prennent de la nature que ce qu’ils en ont arrangé à leur manière, et qui sont les hommes de l’homme. Les saisons, le moment du jour, l’état du ciel, tout cela leur est étranger. Leurs habitudes sont comme la règle des moines ; c’est une autre loi qui ne considère qu’elle-même. Elle ne voit point dans la loi naturelle un ordre supérieur, mais seulement une suite d’incidents à peu près périodiques, une série de moyens ou d’obstacles qu’il faut employer ou vaincre selon la fantaisie des circonstances. Sans décider si c’est un mal ou non, j’avoue qu’il en doit être ainsi. Les opérations publiques, et presque tous les genres d’affaires, ont leur moment réglé longtemps d’avance ; elles exigent, à époque fixe, le concours de beaucoup d’hommes, et on ne saurait comment s’entendre si elles suivaient d’autres convenances que celles qui leur sont propres. Cette nécessité entraîne le reste : l’homme des villes, qui ne dépend plus des événements naturels, qui même les voit ou le gêner souvent ou le servir par hasard, se décide et doit se décider à arranger ses habitudes selon son état, selon les habitudes de ceux qu’il voit, selon l’habitude publique, selon l’opinion de la classe dont il est, ou que ses prétentions envisagent.

Une grande ville a toujours à peu près le même aspect ; les occupations ou les délassements y sont toujours à peu près les mêmes, et on y prend volontiers une manière d’être uniforme. Il serait effectivement fort incommode de se lever dès le matin dans les longs jours, et de se coucher plus tôt en décembre. Il est agréable et salubre de voir l’aurore ; mais que ferait-on après l’avoir vue entre les toits, après avoir entendu deux serins pendus à une lucarne saluer le soleil levant ? Un beau ciel, une douce température, une nuit éclairée par la lune, ne changent rien à votre manière ; vous finissez par dire : A quoi cela sert-il ? Et même, en trouvant mauvais l’ordre de choses qui le fait dire, il faudrait convenir que celui qui le dit n’a pas tout à fait tort. On serait au moins original si on allait faire lever exprès son portier et courir de grand matin pour entendre les moineaux chanter sur le boulevard ; si on allait s’asseoir à la fenêtre d’un salon, derrière les rideaux, pour se séparer des lumières et du bruit, pour donner un moment à la nature, pour voir avec recueillement l’astre des nuits briller dans le ruisseau de la rue.

Mais dans mon ravin des Alpes, les jours de dix-huit heures ressemblent peu aux jours de neuf heures. J’ai conservé quelques habitudes de la ville, parce que je les trouve assez douces, et même convenables pour moi qui ne saurais prendre toutes celles du lieu ; cependant, avec quatre pieds de neige et douze degrés de glace, je ne puis vivre précisément de la même manière que quand la sécheresse allume les pins dans les bois, et que l’on fait des fromages à cinq mille pieds au-dessus de moi.

Il me faut un certain mauvais temps pour agir au dehors, un autre pour me promener, un autre pour faire des courses, un autre pour rester auprès du feu, quoiqu’il ne fasse pas froid, et un autre encore pour me placer à la cheminée de la cuisine, pendant que l’on fait ces choses du ménage qui ne sont pas de tous les jours, et que je réserve, autant qu’il se peut, pour ces moments-là. Vous voyez qu’afin de vous dire mon plan, je mêle ce qui est déjà pratiqué à ce qui le sera seulement ; je suppose que j’ai déjà suivi mon genre de vie tel que je commence à le suivre en effet, et tel que je le dispose pour les autres saisons et pour les choses encore à faire.

Je n’osais parler des beaux jours. Il faut pourtant le confesser enfin, je ne les aime pas ; je veux dire que je ne les aime plus. Le beau temps embellit la campagne, il semble y augmenter l’existence ; on l’éprouve généralement ainsi. Mais moi, je suis plus mécontent quand il fait très-beau. J’ai vainement lutté contre ce mal-être intérieur, je n’ai pas été le plus fort ; alors j’ai pris un autre parti beaucoup plus commode, j’ai éludé le mal que je ne pouvais détruire. Fonsalbe veut bien condescendre à ma faiblesse : les excès modérés de la table seront pour ces jours sans usages, si beaux à tous les yeux et si accablants aux miens. Ils seront les jours de la mollesse ; nous les commenceront tard, et nous les passerons aux lumières. S’il se rencontre des choses plaisantes à lire, des choses d’un certain comique, on les met de côté pour ces matinées-là. Après le dîner, on s’enferme, avec du vin ou du léger punch. Dans la liberté de l’intimité, dans la sécurité de l’homme qui n’a jamais à craindre son propre cœur, trouvant quelquefois insuffisant et tout le reste et l’amitié elle-même, avides d’essayer un peu cette folie que nous avons perdue sans être sages, nous cherchons le sentiment actif et passionné de la chose présente, à la place de ce sentiment exact et mesuré de toutes les choses, de ce penser silencieux qui refroidit l’homme et surcharge sa faiblesse.

Minuit arrive ainsi, et l’on est délivré... oui, l’on est délivré du temps, du temps précieux et irréparable, qu’il est souvent impossible de ne pas perdre, et plus souvent impossible d’aimer.

Quand la tête a été dérangée par l’imagination, l’observation, l’étude, par les dégoûts et les passions, par les habitudes, par la raison peut-être, croyez-vous que ce soit une chose facile d’avoir assez de temps, et surtout de n’en avoir jamais trop ? Nous sommes, il est vrai, des solitaires, des campagnards, mais nous avons nos manies ; nous sommes au milieu de la nature, mais nous l’observons. D’ailleurs, je crois que, même dans l’état sauvage, beaucoup d’homme ont trop d’esprit pour ne pas s’ennuyer.

Nous avons perdu les passe-temps d’une société choisie ; nous prétendons nous en consoler en songeant aux ennuis, aux contraintes futiles et inévitables de la société en général. Cependant n’aurait-on pas pu parvenir à ne voir que des connaissances intimes ? Que mettrons-nous à la place de cette manière que les femmes seules peuvent avoir, qu’elles ont dans les capitales de la France, de cette manière qu’elles rendent si heureuse, et qui les rend aussi nécessaires à l’homme de goût qu’à l’homme passionné ? C’est par là que notre solitude est profonde, et que nous y sommes dans le vide des déserts.

A d’autres égards, je croirais que notre manière de vivre est à peu près celle qui emploie mieux le temps. Nous avons quitté le mouvement de la ville ; le silence qui nous environne semble d’abord donner à la durée des heures une constance, une immobilité qui attriste l’homme habitué à précipiter sa vie. Insensiblement et en changeant de régime, on s’y fait un peu. En redevenant calme, on trouve que les jours ne sont pas beaucoup plus longs ici qu’ailleurs. Si je n’avais cent raisons, les unes assez solides, les autres un peu misérables de ne point vivre en montagnard, j’aurais un mouvement égal, une nourriture égale, une manière égale. Sans agitation, sans espoir, sans désir, sans attente, n’imaginant pas, ne pensant guère, ne voulant rien de plus, et ne songeant à rien de nouveau, je passerais d’une saison à une autre et du temps présent à la vieillesse, comme on passe des longs jours aux jours d’hiver, sans en apercevoir l’affaiblissement uniforme. Quand la nuit viendrait, j’en conclurais seulement qu’il faut des lumières, et quand les neiges commenceraient, je dirais qu’il faut allumer les poêles. De temps à autre j’apprendrais de vos nouvelles, et je quitterais un moment ma pipe pour vous répondre que je me porte bien. Je deviendrais content ; je parviendrais à trouver l’anéantissement des jours assez rapide dans la froide tranquillité des Alpes, et je me livrerais à cette suite d’incuriosité, d’oubli, de lenteur, où repose l’homme des montagnes dans l’abandon de ces grandes solitudes.