Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 390-396).

LETTRE LXXXVII.

20 novembre, IX.

Que la vie est mélangée ! que l’art de s’y conduire est difficile ! Que de chagrins pour avoir bien fait ! que de désordres pour avoir tout sacrifié à l’ordre ! que de trouble pour avoir voulu tout régler, quand notre destinée ne voulait point de règle !

Vous ne savez trop ce que je veux vous dire avec ce préambule ; mais, occupé de Fonsalbe, plein de l’idée de ses ennuis, de ce qui lui est arrivé, de ce qui devait lui arriver, de ce que je sais, de ce qu’il m’a appris, je vois un abîme d’injustices, de dégoûts, de regrets ; et, ce qui est plus déplorable, dans cette suite de misères je ne vois rien d’étonnant, et rien qui lui soit particulier. Si tous les secrets étaient connus, si l’on voyait dans l’endroit caché des cœurs l’amertume qui les ronge, tous ces hommes contents, ces maisons agréables, ces cercles légers, ne seraient plus qu’une multitude d’infortunés rongeant le frein qui les comprime, et dévorant la lie épaisse de ce calice de douleurs dont ils ne verront pas le fond. Ils voilent tous leurs peines ; ils élèvent leurs fausses joies, ils s’agitent pour les faire briller à des yeux jaloux toujours ouverts sur autrui. Ils se placent dans le point de vue favorable, afin que cette larme qui reste dans leur œil lui donne un éclat apparent, et soit enviée de loin comme l’expression du plaisir.

La vanité sociale est de paraître heureux. Tout homme se prétend seul à plaindre dans tout, et s’arrange de manière à être félicité de tout. S’il parle au confident de ses peines, son œil, sa bouche, son attitude, tout est douleur ; malgré la force de son caractère, de profonds soupirs accusent sa destinée lamentable, et sa démarche est celle d’un homme qui n’a plus qu’à mourir. Des étrangers entrent ; sa tête s’affermit, son sourcil s’élève, son œil se fixe, il fait entendre que les revers ne sauraient l’atteindre, qu’il se joue du sort, qu’il peut payer tous les plaisirs : il n’est pas jusqu’à sa cravate qui ne se trouve aussitôt disposée d’une manière plus heureuse ; et il marche comme un homme que le bonheur agite, et qui cède aux grands résultats de sa destinée.

Cette vaine montre, cette manie des beaux dehors n’est ignorée que des sots, et pourtant presque tous les hommes en sont dupes. La fête où vous n’êtes pas vous paraît un plaisir, au moment même où celle qui vous occupe n’est qu’un fardeau de plus. — Il jouit de cent choses ! dites-vous. — Ne jouissez-vous pas de ces mêmes choses, et de beaucoup d’autres peut-être ? — Je parais en jouir, mais... — Homme trompé ! ces mais ne sont-ils pas aussi pour lui ? Tous ces heureux se montrent avec leur visage des fêtes, comme le peuple sort avec l’habit des dimanches. La misère reste dans les greniers et dans les cabinets. La joie ou la patience sont sur ces lèvres qu’on observe ; le découragement, les douleurs, la rage des passions et de l’ennui, sont au fond des cœurs ulcérés. Dans cette grande population, tout l’extérieur est préparé ; il est brillant ou supportable, et l’intérieur est affreux. C’est à ces conditions que nous avons obtenu d’espérer. Si nous ne pensions pas que les autres sont mieux, et qu’ainsi nous pourrons être mieux nous-mêmes, qui de nous traînerait jusqu’au bout de ses jours imbéciles ?

Plein d’un projet beau, raisonné, mais un peu romanesque, Fonsalbe partit pour l’Amérique espagnole. Il fut retenu à la Martinique par un incident assez bizarre qui paraissait devoir être de peu de durée, et qui eut pourtant de longues suites. Forcé d’abandonner enfin ses desseins, il allait repasser la mer, et n’en attendait que l’occasion. Un parent éloigné chez qui il avait demeuré pendant tout son séjour aux Antilles tombe malade, et meurt au bout de peu de jours. Il lui fait entendre en mourant que sa consolation serait de lui laisser sa fille, dont il croyait faire le bonheur en la lui donnant. Fonsalbe, qui n’avait nullement pensé à elle, lui objecte qu’ayant vécu plus de six mois dans le même maison sans avoir formé avec elle aucune liaison particulière, il lui était sans doute et lui resterait indifférent. Le père insiste, il lui apprend que sa fille était portée à l’aimer, et qu’elle le lui avait dit en refusant de contracter un autre mariage. Fonsalbe n’objecte plus rien, il hésite ; il met à la place de ses projets renversés celui de remplir doucement et honnêtement le rôle d’une vie obscure, de rendre une femme heureuse, et d’avoir de bonne heure des enfants, afin de les former. Il songe que les défauts de celle qu’on lui propose sont ceux de l’éducation, et que ses qualités sont naturelles ; il se décide, il promet. Le père meurt ; quelques mois se passent ; son fils et sa fille se préparent à diviser le bien qu’il leur a laissé. On était en guerre ; des vaisseaux ennemis croisent devant l’île, on s’attend à un débarquement. Sous ce prétexte, le futur beau-frère de Fonsalbe dispose tout, comme pour se retirer subitement lorsqu’il le faudra, et se mettre en sûreté ; mais, pendant la nuit, il se rend à la flotte avec tous les nègres de l’habitation, emportant ce qui pouvait être emporté. On a su depuis qu’il s’était établi dans une île anglaise, où son sort ne fut pas heureux.

Sa sœur ainsi dépouillée parut craindre que Fonsalbe ne l’abandonnât malgré sa promesse. Alors il précipita son mariage pour lequel il eût attendu le consentement de sa famille ; mais ce soupçon, auquel il ne daigna faire aucune autre réponse, n’était pas propre à augmenter son estime pour une femme qu’il prit ainsi sans en avoir ni bonne ni mauvaise opinion, et sans autre attachement qu’une amitié ordinaire.

Une union sans amour peut fort bien être heureuse. Mais les caractères se convenaient peu : ils se convenaient pourtant en quelque chose, et c’est dans un cas semblable que l’amour serait bon, je pense, pour les rapprocher tout à fait. La raison était peut-être une ressource suffisante ; mais la raison n’agit pleinement qu’au sein de l’ordre : la fortune s’opposait à une vie suivie et réglée.

On ne vit qu’une fois : on tient à son système, quand il est en même temps celui de la raison et celui du cœur, et on croit devoir hasarder le bien qu’on ne pourra jamais faire si on attend des certitudes. Je ne sais si vous verrez de même ; mais je sens que Fonsalbe a bien fait. Il en a été puni, il devait l’être ; a-t-il donc mal fait pour cela ? Si on ne vit qu’une fois... Devoir réel, seule consolation d’une vie fugitive ! sainte morale ! sagesse du cœur de l’homme ! il n’a point manqué à vos lois. Il a laissé certaines idées d’un jour, il a oublié nos petites règles : l’habitué du coin, le législateur du quartier, le condamneraient ; mais ces hommes de l’antiquité que trente siècles vénèrent, ces hommes justes et grands, ils auraient fait, ils ont fait comme lui...

Plus je connais Fonsalbe, plus je vois que nous resterons ensemble. Nous l’avons décidé ainsi ; la nature des choses l’avait décidé avant nous : je suis heureux qu’il n’ait pas d’état. Il tiendra ici votre place, autant qu’un ami nouveau peut remplacer un ami de vingt années, autant que je pourrai trouver dans mon sort une ombre de nos anciens songes.

L’intimité entre Fonsalbe et moi devance le progrès du temps, et elle a déjà le caractère vénérable de l’ancienneté. Sa confiance n’a point de bornes ; et, comme c’est un homme très-discret et naturellement réservé, vous jugez si j’en sens le prix. Je lui dois beaucoup ; ma vie est un peu moins inutile, et elle deviendra tranquille malgré ce poids intérieur qu’il peut me faire oublier quelquefois, mais qu’il ne saurait lever. Il a rendu à mes déserts quelque chose de leur beauté heureuse, et du romantisme de leurs sites alpestres : un infortuné, un ami y trouve des heures assez douces qu’il n’avait pas connues. Nous nous promenons, nous jasons, nous allons au hasard ; nous sommes bien quand nous sommes ensemble. Je vois tous les jours davantage quels cœurs une destinée contraire peut cacher parmi les hommes qui ne les connaissent pas, et dans un ordre de choses où ils se chercheraient eux-mêmes.

Fonsalbe a vécu tristement dans de perpétuelles inquiétudes, et sans jouir de rien. Il a deux ou trois ans de plus que moi ; il sent que la vie s’écoule. Je lui disais : Le passé est plus étranger pour nous que l’existence d’un inconnu, il n’en reste rien de réel ; les souvenirs qu’il laisse sont trop vains pour être comptés comme des biens ou des maux par un homme sage. Quel fondement peuvent avoir les plaintes ou les regrets de ce qui n’est plus ? Si vous eussiez été le plus heureux des hommes, le jour présent serait-il meilleur ? Si vous eussiez souffert des maux affreux... Il me laissait dire, mais je m’arrêtai moi-même. Je sentis que, s’il eût passé dix années dans un caveau humide, sa santé en fût restée altérée ; que les peines morales peuvent aussi laisser des impressions ineffaçables, et que, quand un homme sensé se plaint des malheurs qu’il paraît ne plus éprouver, ce sont leurs suites et leurs conséquences diverses qu’il déplore.

Quand on a volontairement laissé échapper l’occasion de bien faire, on ne la retrouve ordinairement pas ; c’est ainsi qu’est punie la négligence de ceux dont la nature était de faire le bien, mais que retiennent les considérations du moment, ou les intérêts de leurs passions. Quelques-uns de nous joignent à cette disposition naturelle la volonté raisonnée de la suivre, et l’habitude de faire taire toute passion contraire ; leur unique intention, leur premier désir est de jouer bien en tout le rôle d’homme, et d’exécuter ce qu’ils jugent être bon. Verront-ils sans regret s’éloigner d’eux toute possibilité de faire bien ces choses qui n’appartiennent qu’à la vie privée, mais qui sont importantes parce que très-peu d’hommes songent réellement à les bien faire ?

Ce n’est pas une partie de la vie aussi peu étendue, aussi secondaire qu’on le pense, de faire pour sa femme non pas seulement ce que le devoir prescrit, mais ce qu’une raison éclairée conseille, et même tout ce qu’elle permet. Bien des hommes remplissent avec honneur de grandes fonctions publiques, qui n’eussent pas su agir dans leur intérieur, comme Fonsalbe eût fait s’il eût eu une femme d’un esprit juste et d’un caractère sûr, une femme qui fût ce qu’il fallait pour qu’il suivit sa pensée.

Les plaisirs de la confiance et de l’intimité sont grands entre des amis ; mais, animés et multipliés par tous ces détails qu’occasionne le sentiment de la différence des sexes, ces plaisirs délicats n’ont plus de bornes. Est-il une habitude domestique plus délicieuse que d’être bon et juste aux yeux d’une femme aimée ; de faire tout pour elle et de n’en rien exiger ; d’en attendre ce qui est naturel et honnête et de n’en rien prétendre d’exclusif ; de la rendre estimable, et de la laisser à elle-même ; de la soutenir, de la conseiller, de la protéger, sans la gouverner, sans l’assujettir ; d’en faire une amie qui ne cache rien et qui n’ait rien à cacher, sans lui interdire des choses, indifférentes alors, mais que d’autres tairaient et devraient s’interdire ; de la rendre la plus parfaite, mais la plus libre qu’il se puisse ; d’avoir sur elle tous les droits, afin de lui rendre toute la liberté qu’une âme droite puisse accepter ; et de faire ainsi, du moins dans l’obscurité de notre vie, la félicité d’un être humain digne de recevoir le bonheur sans le corrompre et la liberté de l’esprit sans en être corrompu ?