Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 311-314).

LETTRE LXVII.

Imenstrôm, 21 juillet, VIII.

Ma chartreuse n’est éclairée par l’aurore en aucune saison, et ce n’est presque que dans l’hiver qu’elle voit le coucher du soleil. Vers le solstice d’été, on ne le voit pas le soir, et on ne l’aperçoit le matin que trois heures après le moment où il a passé l’horizon. Il sort alors entre les tiges droites des sapins, près d’un sommet nu, qu’il éclaire plus haut que lui dans les cieux ; il paraît porté sur l’eau du torrent, au-dessus de sa chute ; ses rayons divergent avec le plus grand éclat à travers le bois noir ; le disque lumineux repose sur la montagne boisée et sauvage dont la pente reste encore dans l’ombre ; c’est l’œil étincelant d’un colosse ténébreux.

Mais c’est aux approches de l’équinoxe que les soirées seront admirables et vraiment dignes d’une tête plus jeune. La gorge d’Imenstrôm s’abaisse et s’ouvre vers le couchant d’hiver : la pente méridionale sera dans l’ombre ; celle que j’occupe et qui regarde le midi, toute éclairée de la splendeur du couchant, verra le soleil s’éteindre dans le lac immense embrasé de ses feux. Et ma vallée profonde sera comme un asile d’une douce température, entre la plaine ardente fatiguée de lumière, et la froide neige des cimes qui la ferment à l’orient.

J’ai soixante-dix arpents de prés plus ou moins bons ; vingt de bois assez beaux, et à peu près trente-cinq dont la surface est toute en rocs, en fondrières trop humides, ou toujours dans l’ombre, et en bois ou très-faibles, ou à peu près inaccessibles. Ceci ne donnera presque aucun produit ; c’est un espace stérile, dont on ne tire d’autre avantage que le plaisir de l’enfermer chez soi et de pouvoir, si l’on veut, le disposer pour l’agrément.

Ce qui me plaît dans cette propriété, outre la situation, c’est que toutes les parties en sont contiguës et peuvent être réunies par une clôture commune ; de plus, elle ne contient ni champs, ni vignes. La vigne y pourrait réussir d’après l’exposition ; il y en avait même autrefois : on a mis des châtaigniers à la place, et je les préfère de beaucoup.

Le froment y réussit mal ; le seigle y serait très-beau, dit-on, mais il ne me servirait que comme moyen d’échange : les fromages peuvent le faire plus commodément. Je veux simplifier tous les travaux et les soins de la maison, afin d’avoir de l’ordre et peu d’embarras.

Je ne veux point de vignes, parce qu’elles exigent un travail pénible et que j’aime à voir l’homme occupé, mais non surchargé ; parce que leur produit est trop incertain, trop irrégulier, et que j’aime à savoir ce que j’ai, ce que je puis. Je n’aime point les champs, parce que le travail qu’ils demandent est trop inégal, parce qu’une grêle et ici les gelées du mois de mai peuvent trop facilement enlever leur récolte ; parce que leur aspect est presque continuellement ou désagréable, ou du moins fort indifférent pour moi.

De l’herbe, du bois et du fruit, voilà tout ce que je veux, surtout dans ce pays-ci. Malheureusement le fruit manque à Imenstrôm. C’est un grand inconvénient ; il faut attendre beaucoup pour jouir des arbres que l’on plante, et moi qui aime à être en sécurité pour l’avenir, mais qui ne compte que sur le présent, je n’aime pas à attendre. Comme il n’y avait point ici de maison, on n’y a mis aucun arbre fruitier, à l’exception des châtaigniers et de quelques pruniers très-vieux, qui apparemment appartiennent au temps où il y avait de la vigne et sans doute des habitations ; car ceci paraît avoir été partagé entre divers propriétaires. Depuis la réunion de ces différentes possessions, ce n’était plus qu’un pâturage où les vaches s’arrêtaient lorsqu’elles commençaient à monter au printemps et lorsqu’elles redescendaient pour l’hiver.

Cet automne et le printemps prochain, je planterai beaucoup de pommiers et de merisiers, quelques poiriers et quelques pruniers. Pour les autres fruits, qui viendraient difficilement ici, je préfère m’en passer. Quand on a dans un lieu ce qu’il peut naturellement produire, je trouve que l’on est assez bien. Les soins que l’on se donnerait pour y avoir ce que le climat n’accorde qu’avec peine, coûteraient plus que la chose ne vaudrait.

Par une raison semblable, je ne prétendrai pas avoir chez moi toutes les choses qui me seront nécessaires ou dont je ferai usage. Il en est beaucoup qu’il vaut mieux se procurer par échange. Je ne désapprouve point que, dans un grand domaine, on fasse tout chez soi, sa toile, son pain, son vin ; qu’on ait dans sa basse-cour porcs, dindes, paons, pintades, lapins, et tout ce qui peut, étant bien administré, donner quelque avantage. Mais j’ai vu avec surprise ces ménages mesquins et embarrassés, où, pour une économie toujours incertaine et souvent onéreuse, on se donnait cent sollicitudes, cent causes d’humeur, cent occasions de pertes. Les opérations rurales sont toutes utiles ; mais la plupart ne le sont que lorsqu’on a les moyens de les faire un peu en grand. Autrement, il vaut mieux se borner à son affaire et la bien conduire. En simplifiant, on rend l’ordre plus facile, l’esprit moins inquiet, les subalternes plus fidèles, et la vie domestique bien plus douce.

Si je pouvais faire faire annuellement cent pièces de toile, je verrais peut-être à me donner chez moi cet embarras : mais irais-je, pour quelques aunes, semer du chanvre et du lin, avoir soin de le faire rouir, de le faire tiller, avoir des fileuses, envoyer je ne sais où faire la toile, et encore ailleurs la blanchir ? Quand tout serait bien calculé, quand j’aurais évalué les pertes, les infidélités, l’ouvrage mal fait, les frais indirects, je suis persuadé que je trouverais ma toile très-chère. Au lieu que, sans tout ce soin, je la choisis comme je veux. Je ne la paye que ce qu’elle vaut réellement, parce que j’en achète une quantité à la fois et que je la prends dans un magasin. D’ailleurs, je ne change de marchands, comme d’ouvriers ou de domestiques, que quand il m’est impossible de faire autrement : cela, quoi que l’on dise, arrive rarement, quand on choisit avec l’intention de ne pas changer, et que l’on fait de son côté ce qui est juste pour les satisfaire soi-même.