Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 268-271).

LETTRE LXI.

Saint-Saphorin, 26 juin, VIII.

Je ne me repens pas d’avoir emmené Hantz. Dites à madame T*** que je la remercie de me l’avoir donné. Il me paraît franc et susceptible d’attachement. Il est intelligent, et d’ailleurs il donne du cor avec plus de goût que je ne l’aurais espéré.

Le soir, dès que la lune est levée, je prends deux bateaux. Je n’ai dans le mien qu’un seul rameur ; et, quand nous sommes avancés sur le lac, il a une bouteille de vin à boire pour rester assis et ne dire mot. Hantz est dans l’autre bateau, dont les rameurs frappent les ondes en passant et repassant un peu au loin devant le mien, qui reste immobile, ou doucement entraîné par de faibles vagues. Il a avec lui son cor, et deux femmes allemandes chantent à l’unisson.

C’est un bien bon homme, et il faudra que je le fixe auprès de moi, puisqu’il y trouve son sort assez doux. Il me dit qu’il n’a plus d’inquiétude, et qu’il espère que je le garderai toujours. Je crois qu’il a raison : irais-je m’ôter le seul bien que j’aie, un homme qui est content ?

J’avais sacrifié pour des connaissances assez intimes les seules ressources qui me restassent alors. Pour laisser ensemble ceux qui paraissaient devoir trouver ensemble quelque bonheur, j’ai abandonné le seul espoir qui pût me flatter. Ces sacrifices et d’autres encore n’ont produit aucun bien ; mais voilà un valet qui est heureux, et je n’ai rien fait pour lui, si ce n’est de le traiter en homme. Je l’estime parce qu’il n’en est pas surpris : puisqu’il trouve cela tout simple, il n’en abusera point. Il n’est pas vrai d’ailleurs que ce soit la bonté qui produise ordinairement l’insolence ; c’est la faiblesse. Hantz voit bien que je lui parle avec une certaine confiance ; mais il sent fort bien aussi que je saurais parler en maître.

Vous ne soupçonneriez pas qu’il s’est mis à lire la Julie de Jean-Jacques. Hier, il disait, en dirigeant son bateau vers le rivage de Savoie : C’est donc là Meillerie ! Mais que ceci ne vous inquiète pas ; rappelez-vous qu’il est sans prétentions. Il ne serait pas avec moi s’il avait de l’esprit d’antichambre.

C’est surtout la mélodie[1] des sons qui, réunissant l’étendue sans limites précises à un mouvement sensible mais vague, donne à l’âme ce sentiment de l’infini qu’elle croit posséder en durée et en étendue.

J’avoue qu’il est naturel à l’homme de se croire moins borné, moins fini, de se croire plus grand que sa vie présente, lorsqu’il arrive qu’une perception subite lui montre les contrastes et l’équilibre, le lien, l’organisation de l’univers. Ce sentiment lui paraît comme une découverte d’un monde à connaître, comme un premier aperçu de ce qui pourrait lui être dévoilé un jour.

J’aime les chants dont je ne comprends point les paroles. Elles nuisent toujours pour moi à la beauté de l’air, ou du moins à son effet. Il est presque impossible que les idées qu’elles expriment soient entièrement d’accord avec celles que me donnent les sons. D’ailleurs l’accent allemand a quelque chose de plus romantique. Les syllabes sourdes et indéterminées ne me plaisent point dans la musique. Notre e muet est désagréable quand le chant force à le faire sentir ; et on prononce presque toujours d’une manière fausse et rebutante la syllabe inutile des rimes féminines, parce qu’en effet on ne saurait guère la prononcer autrement.

J’aime beaucoup l’unisson de deux ou de plusieurs voix ; il laisse à la mélodie tout son pouvoir et toute sa simpli cité. Pour la savante harmonie, ses beautés me sont étrangères ; ne sachant pas la musique, je ne jouis pas de ce qui n’est qu’art ou difficultés.

Le lac est bien beau, lorsque la lune blanchit nos deux voiles ; lorsque les échos de Chillon répètent les sons du cor, et que le mur immense de Meillerie oppose ses ténèbres à la douce clarté du ciel, aux lumières mobiles des eaux ; quand les vagues se brisent contre nos bateaux arrêtés ; quand elles font entendre au loin leur roulement sur les cailloux innombrables que la Vevayse a fait descendre des montagnes.

Vous, qui savez jouir, que n’êtes-vous là pour entendre deux voix de femme, sur les eaux, dans la nuit ! Mais moi je devrais tout laisser. Cependant j’aime à être averti de mes pertes, quand l’austère beauté des lieux peut me faire oublier combien tout est vain dans l’homme, jusqu’à ses regrets.

Étang de Chessel ! Là, nos promenades étaient moins belles, et plus heureuses. La nature accable le cœur de l’homme, mais l’intimité le satisfait : on s’appuie mutuellement, on parle et tout s’oublie.

J’aurai le lieu en question ; mais il faut attendre quelques jours avant d’obtenir les certitudes nécessaires pour terminer. Je ferai aussitôt commencer les travaux : la saison s’avance.


  1. La mélodie, si l’on prend cette expression dans toute l’étendue dont elle est susceptible, peut aussi résulter d’une suite de couleurs ou d’une suite d’odeurs. La mélodie peut résulter de toute suite bien ordonnée de certaines sensations, de toute série convenable de ces effets, dont la propriété est d’exciter en nous ce que nous appelons exclusivement un sentiment.