Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 265-268).

LETTRE LX.

Villeneuve, 16 juin, VIII.

Je viens de parcourir presque toutes les vallées habitables qui sont entre Charmey, Thun, Sion, Saint-Maurice et Vevay. Je n’ai pas été avec espérance, pour admirer ou pour jouir. J’ai revu les montagnes que j’avais vues il y a près de sept années. Je n’y ai point porté ce sentiment d’un âge qui cherchait avidement leurs sauvages beautés. C’étaient les noms anciens, mais moi aussi je porte le même nom ! Je me suis assis auprès de Chillon sur la grève. J’entendais les vagues, et je cherchais encore à les entendre. Là où j’ai été jadis, cette grève si belle dans mes souvenirs, ces ondes que la France n’a point, et les hautes cimes, et Chillon, et le Léman, ne m’ont pas surpris, ne m’ont pas satisfait. J’étais là, comme j’eusse été ailleurs. J’ai retrouvé les lieux ; je ne puis ramener les temps.

Quel homme suis-je maintenant ? Si je ne sentais l’ordre, si je n’aimais encore à être la cause de quelque bien, je croirais que le sentiment des choses est déjà éteint, et que la partie de mon être qui se lie à la nature ordonnée à cessé sa vie.

Vous n’attendez de moi ni des narrations historiques, ni des descriptions comme en doit faire celui qui voyage pour observer, pour s’instruire lui-même, ou pour faire connaître au public des lieux nouveaux. Un solitaire ne vous parlera point des hommes que vous fréquentez plus que lui. Il n’aura pas d’aventures, il ne vous fera pas le roman de sa vie. Mais nous sommes convenus que je continuerais à vous dire ce que j’éprouve, parce que c’est moi que vous avez accoutumé, et non pas ce qui m’environne. Quand nous nous entretenons l’un avec l’autre, c’est de nous-mêmes : rien n’est plus près de nous. Il m’arrive souvent d’être surpris que nous ne vivions pas ensemble : cela me paraît contradictoire et comme impossible. Il faut que ce soit une destinée secrète qui m’ait entraîné à chercher je ne sais quoi loin de vous, tandis que je pouvais rester où vous êtes, ne pouvant vous emmener où je suis.

Je ne saurais dire quel besoin m’a rappelé dans une terre peu ordinaire dont je ne retrouve plus les beautés, et où je ne me retrouve pas moi-même. Mon premier besoin n’était-il pas dans cette habitude de penser, de sentir ensemble ? N’était-ce pas une nécessité de rêver nous seuls sur cette agitation qui, dans un cœur périssable, creuse un abîme d’avidité qui semble ne pouvoir être rempli que par des choses impérissables ? Nous nous mettions à sourire de ce mouvement toujours ardent et toujours trompé ; nous applaudissions à l’adresse qui en a tiré parti pour nous faire immortels ; nous cherchions avec empressement quelques exemples des illusions les plus grossières et les plus puissantes, afin de nous figurer aussi que la mort elle-même et toutes choses visibles n’étaient que des fantômes, et que l’intelligence subsisterait pour un rêve meilleur. Nous nous abandonnions avec une sorte d’indifférence et d’impassibilité à l’oubli des choses de la terre ; et, dans l’accord de nos âmes, nous imaginions l’harmonie d’un monde divin caché sous la représentation du monde visible. Mais maintenant je suis seul, je n’ai plus rien qui me soutienne. Il y a quatre jours, j’ai réveillé un homme qui mourait dans la neige sur le Sanetz. Sa femme, ses deux enfants, qui vivent par lui, et dont il paraît être pleinement le mari et le père, comme l’étaient les patriarches, comme on l’est encore aux montagnes et dans les déserts ; tous trois faibles et demi-morts de crainte et de froid, l’appelaient dans les rochers et au bord du glacier. Nous les avons rencontrés. Imaginez une femme et deux enfants heureux. Et tout le reste du jour, je respirais en homme libre, je marchais avec plus d’activité. Mais depuis, le même silence est autour de moi, et il ne se passe rien qui me fasse sentir mon existence.

J’ai donc cherché dans toutes les vallées pour acquérir un pâturage isolé, mais facilement accessible, d’une température un peu douce, bien situé, traversé par un ruisseau, et d’où l’on entende ou la chute d’un torrent, ou les vagues d’un lac. Je veux maintenant une possession non pas importante, mais étendue, et d’un genre tel que la vallée du Rhône n’en offre pas. Je veux aussi bâtir en bois, ce qui sera plus facile ici que dans le Bas-Valais. Dès que je serai fixé, j’irai à Saint-Maurice et à Charrières. Je ne me suis pas soucié d’y passer à présent, de crainte que ma paresse naturelle, et l’attachement que je prends si facilement pour les lieux dont j’ai quelque habitude, ne me fissent rester à Charrières. Je préfère choisir un lieu commode et y bâtir à ma manière comme il convient, à présent que je puis me fixer pour du temps, et peut-être pour toujours.

Hantz, qui parle le roman, et qui sait aussi un peu l’allemand de l’Oberland, suivait les vallées et les chemins, et s’informait dans les villages. Pour moi, j’allais de chalets en chalets à travers les montagnes, et dans les lieux où il n’eût pas osé passer, quoiqu’il soit plus robuste que moi et plus habitué dans les Alpes, et où je n’aurais point passé moi-même si je n’eusse été seul.

J’ai trouvé un domaine qui me conviendrait beaucoup, mais je ne sais pas si je pourrai l’avoir. Il y a trois propriétaires : deux sont de la Gruyère, le troisième est à Vevay. Celui-ci, dit-on, n’a pas l’intention de vendre ; cependant il me faut le tout.

Si vous avez connaissance de quelque carte nouvelle de la Suisse, ou d’une carte topographique de quelques-unes de ses parties, envoyez-les-moi. Toutes celles que j’ai pu trouver sont pleines de fautes ; quoique dans les modernes il y en ait de bien soignées pour l’exécution, et qui marquent avec beaucoup d’exactitude la position de plusieurs lieux. Il faut avouer qu’il y a peu de pays dont le plan soit aussi difficile à faire.

Je pensais à essayer celui du peu d’espace compris entre Vevay, Saint-Gingouph, Aigle, Sepey, Etivaz, Montbovon et Sempsales, dans la supposition toutefois que j’aurai le pâturage dont je vous parle, près de la dent de Jamant, dont j’aurais fait le sommet de mes principaux triangles. Je me promettais de passer dans cette fatigue la saison inquiète de la chaleur et des beaux jours. Je l’aurais entrepris l’année prochaine, mais j’y ai renoncé. Lorsque toutes les gorges, tous les revers, tous les aspects me seraient connus avec exactitude, il ne me resterait plus rien à trouver. Il vaut mieux conserver le seul moyen d’échapper aux moments d’ennui intolérables en m’égarant dans des lieux nouveaux, en cherchant avec impatience ce qui ne m’intéresse point, en grimpant avec ardeur aux dents les plus difficiles pour vérifier un angle, pour m’assurer d’une ligne que j’oublierai ensuite, afin de retourner l’observer comme si j’avais un but.