Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 36-48).

LETTRE IV.

Thiel, 19 juillet, I.

J’ai passé à Iverdun ; j’ai vu Neuchâtel, Bienne et les environs. Je m’arrête quelques jours à Thiel, sur les frontières de Neuchâtel et de Berne. J’avais pris à Lausanne une de ces berlines de remise très-communes en Suisse. Je ne craignais pas l’ennui de la voiture ; j’étais trop occupé de ma position, de mes espérances si vagues, de l’avenir incertain, du présent déjà inutile, et de l’intolérable vide que je trouve partout.

Je vous envoie quelques mots écrits des divers lieux de mon passage.
D’Iverdun.

J’ai joui un moment de me sentir libre et dans des lieux plus beaux : j’ai cru y trouver une vie meilleure ; mais je vous avouerai que je ne suis pas content. A Moudon, au centre du pays de Vaud, je me demandais : Vivrais-je heureux dans ces lieux si vantés et si désirés ? mais un profond ennui m’a fait partir aussitôt. J’ai cherché ensuite à m’en imposer à moi-même, en attribuant principalement cette impression à l’effet d’une tristesse locale. Le sol de Moudon est boisé et pittoresque, mais il n’y a point de lac. Je me décidai à rester le soir à Iverdun, espérant retrouver sur ces rives ce bien-être mêlé de tristesse que je préfère à la joie. La vallée est belle, et la ville est l’une des plus jolies de la Suisse. Malgré le pays, malgré le lac, malgré la beauté du jour, j’ai trouvé Iverdun plus triste que Moudon. Quels lieux me faudra-t-il donc ?

De Neuchâtel.

J’ai quitté ce matin Iverdun, jolie ville, agréable à d’autres yeux, et triste aux miens. Je ne sais pas bien encore ce qui peut la rendre telle pour moi ; mais je ne me suis point trouvé le même aujourd’hui. S’il fallait différer le choix d’un séjour tel que je le cherche, je me résoudrais plus volontiers à attendre un an près de Neuchâtel qu’un mois près d’Iverdun.

De Saint-Blaise.

Je reviens d’une course dans le Val de Travers. C’est là que j’ai commencé à sentir dans quel pays je suis. Les bords du lac de Genève sont admirables sans doute, cependant il me semble que l’on pourrait trouver ailleurs les mêmes beautés, car, pour les hommes, on voit d’abord qu’ils y sont comme dans les plaines, eux et ce qui les concerne[1]. Mais ce vallon, creusé dans le Jura, porte un caractère grand et simple ; il est sauvage et animé, il est à la fois paisible et romantique ; et quoiqu’il n’ait point de lac, il m’a plus frappé que les bords de Neuchâtel, et même de Genève. La terre paraît ici moins assujettie à l’homme, et l’homme moins abandonné à des convenances misérables. L’œil n’y est pas importuné sans cesse par des terres labourées, des vignes et des maisons de plaisance, trompeuses richesses de tant de pays malheureux. Mais de gros villages, mais des maisons de pierre, mais de la recherche, de la vanité, des titres, de l’esprit, de la causticité ! Où m’emportaient de vains rêves ? A chaque pas que l’on fait ici, l’illusion revient et s’éloigne ; à chaque pas on espère, on se décourage ; on est perpétuellement changé sur cette terre si différente et des autres et d’elle-même. Je vais dans les Alpes.

De Thiel.

J’allais à Vevay par Morat, et je ne croyais pas m’arrêter ici ; mais hier j’ai été frappé, à mon réveil, du plus beau spectacle que l’aurore puisse produire dans une contrée dont la beauté particulière est pourtant plus riante qu’imposante. Cela m’a entraîné à passer ici quelques jours.

Ma fenêtre était restée ouverte la nuit, selon mon usage. Vers quatre heures, je fus éveillé par l’éclat du jour et par l’odeur des foins que l’on avait coupés pendant la fraîcheur, à la lumière de la lune. Je m’attendais à une vue ordinaire ; mais j’eus un instant d’étonnement. Les pluies du solstice avaient conservé l’abondance des eaux accrues précédemment par la fonte des neiges du Jura. L’espace entre le lac et la Thièle était inondé presque entièrement ; les parties les plus élevées formaient des pâturages isolés au milieu de ces plaines d’eau sillonnées par le vent frais du matin. On apercevait les vagues du lac que le vent poussait au loin sur la rive demi-submergée. Des chèvres, des vaches, et leur conducteur, qui tirait de son cornet des sons agrestes, passaient en ce moment sur une langue de terre restée à sec entre la plaine inondée et la Thièle. Des pierres placées aux endroits les plus difficiles soutenaient ou continuaient cette sorte de chaussée naturelle : on ne distinguait point le pâturage que ces dociles animaux devaient atteindre ; et à voir leur démarche lente et mal assurée, on eût dit qu’ils allaient s’avancer et se perdre dans le lac. Les hauteurs d’Anet et les bois épais du Julemont sortaient du sein des eaux comme une île encore sauvage et inhabitée. La chaîne montueuse du Vuilly bordait le lac à l’horizon. Vers le sud, l’étendue s’en prolongeait derrière les coteaux de Montmirail ; et par delà tous ces objets, soixante lieues de glaces séculaires imposaient à toute la contrée la majesté inimitable de ces traits hardis de la nature qui font les lieux sublimes.

Je dînai avec le receveur du péage. Sa manière ne me déplut pas. C’est un homme plus occupé de fumer et de boire que de haïr, de projeter, de s’affliger. Il me semble que j’aimerais assez dans les autres ces habitudes, que je ne prendrai point. Elles font échapper à l’ennui ; elles remplissent les heures, sans que l’on ait l’inquiétude de les remplir ; elles dispensent un homme de beaucoup de choses plus mauvaises, et mettent du moins à la place de ce calme du bonheur qu’on ne voit sur aucun front, celui d’une distraction suffisante qui concilie tout et ne nuit qu’aux acquisitions de l’esprit.

Le soir je pris la clef pour rentrer pendant la nuit, et n’être point assujetti à l’heure. La lune n’était pas levée, je me promenais le long des eaux vertes de la Thièle. Mais, me sentant disposé à rêver longtemps, et trouvant dans la chaleur de la nuit la facilité de la passer tout entière au dehors, je pris la route de Saint-Blaise. Je la quittai à un petit village nommé Marin, qui a le lac au sud ; je descendis une pente escarpée, et je me plaçai sur le sable où venaient expirer les vagues. L’air était calme, on n’apercevait aucune voile sur le lac. Tous reposaient, les uns dans l’oubli des travaux, d’autres dans celui des douleurs. La lune parut : je restai longtemps. Vers le matin, elle répandait sur les terres et sur les eaux l’ineffable mélancolie de ses dernières lueurs. La nature paraît bien grande lorsque, dans un long recueillement, on entend le roulement des ondes sur la rive solitaire, dans le calme d’une nuit encore ardente et éclairée par la lune qui finit.

Indicible sensibilité, charme et tourment de nos vaines années ; vaste conscience d’une nature partout accablante et partout impénétrable, passion universelle, sagesse avancée, voluptueux abandon ; tout ce qu’un cœur mortel peut contenir de besoins et d’ennuis profonds, j’ai tout senti, tout éprouvé dans cette nuit mémorable. J’ai fait un pas sinistre vers l’âge d’affaiblissement ; j’ai dévoré dix années de ma vie. Heureux l’homme simple dont le cœur est toujours jeune !

Là, dans la paix de la nuit, j’interrogeai ma destinée incertaine, mon cœur agité, et cette nature inconcevable qui, contenant toutes choses, semble pourtant ne pas contenir ce que cherchent mes désirs. Qui suis-je donc ? me disais-je. Quel triste mélange d’affection universelle et d’indifférence pour tous les objets de la vie positive ! L’imagination me porte-t-elle à chercher, dans un ordre bizarre, des objets préférés par cela seul que leur existence chimérique, pouvant se modifier arbitrairement, se revêt à mes yeux de formes spécieuses et d’une beauté pure et sans mélange plus fantastique encore ?

Ainsi, voyant dans les choses des rapports qui n’y sont guère, et cherchant toujours ce que je n’obtiendrai jamais, étranger dans la nature réelle, ridicule au milieu des hommes, je n’aurai que des affections vaines ; et, soit que je vive selon moi-même, soit que je vive selon les hommes, je n’aurai dans l’oppression extérieure, ou dans ma propre contrainte, que l’éternel tourment d’une vie toujours réprimée et toujours misérable. Mais les écarts d’une imagination ardente et immodérée sont sans constance comme sans règle : jouet de ses passions mobiles et de leur ardeur aveugle et indomptée, un tel homme n’aura ni continuité dans ses goûts ni paix dans son cœur.

Que puis-je avoir de commun avec lui ? Tous mes goûts sont uniformes, tout ce que j’aime est facile et naturel : je ne veux que des habitudes simples, des amis paisibles, une vie toujours la même. Comment mes vœux seraient-ils désordonnés ? je n’y vois que le besoin, que le sentiment de l’harmonie et des convenances. Comment mes affections seraient-elles odieuses aux hommes ? je n’aime que ce que les meilleurs d’entre eux ont aimé ; je ne cherche rien aux dépens d’aucun d’eux ; je cherche ce que chacun peut avoir, ce qui est nécessaire aux besoins de tous, ce qui finirait leurs misères, ce qui rapproche, unit, console : je ne veux que la vie des peuples bons, ma paix dans la paix de tous.

Je n’aime, il est vrai, que la nature ; mais c’est pour cela qu’en m’aimant moi-même je ne m’aime point exclusivement, et que les autres hommes sont encore, dans la nature, ce que j’en aime davantage. Un sentiment impérieux m’attache à toutes les impressions aimantes ; mon cœur plein de lui-même, de l’humanité, et de l’accord primitif des êtres, n’a jamais connu de passions personnelles ou irascibles. Je m’aime moi-même, mais c’est dans la nature, c’est dans l’ordre qu’elle veut, c’est en société avec l’homme qu’elle veut, c’est en société avec l’homme qu’elle fit, et d’accord avec l’universalité des choses. A la vérité, jusqu’à présent du moins, rien de ce qui existe n’a pleinement mon affection, et un vide inexprimable est la constante habitude de mon âme altérée. Mais tout ce que j’aime pourrait exister, la terre entière pourrait être selon mon cœur, sans que rien ne fût changé dans la nature ou dans l’homme lui-même, excepté les accidents éphémères de l’œuvre sociale.

Non, l’homme singulier n’est pas ainsi. Sa folie a des causes factices. Il ne se trouve point de suite ou d’ensemble dans ses affections ; et comme il n’y a d’erreur et de bizarreries que dans les innovations humaines, tous les objets de sa démence sont pris dans l’ordre des choses qui excite les passions immodérées des hommes, et l’industrieuse fermentation de leurs esprits toujours agités en sens contraires.

Pour moi, j’aime les choses existantes ; je les aime comme elles sont. Je ne désire, je ne cherche, je n’imagine rien hors de la nature. Loin que ma pensée divague et se porte sur des objets difficiles ou bizarres, éloignés ou extraordinaires, et qu’indifférent pour ce qui s’offre à moi, pour ce que la nature produit habituellement, j’aspire à ce qui m’est refusé, à des choses étrangères et rares, à des circonstances invraisemblables et à une destinée romanesque, je ne veux, au contraire, je ne demande à la nature et aux hommes, je ne demande pour ma vie entière que ce que la nature contient nécessairement, ce que les hommes doivent tous posséder, ce qui peut seul occuper nos jours et remplir nos cœurs, ce qui fait la vie.

Comme il ne me faut point des choses difficiles ou privilégiées, il ne me faut pas non plus des choses nouvelles, changeantes, multipliées. Ce qui m’a plu me plaira toujours ; ce qui a suffi à mes besoins leur suffira dans tous les temps. Le jour semblable au jour qui fut heureux est encore un jour heureux pour moi ; et comme les besoins positifs de ma nature sont toujours à peu près les mêmes, ne cherchant que ce qu’ils exigent, je désire toujours à peu près les mêmes choses. Si je suis satisfait aujourd’hui, je le serai demain, je le serai toute l’année, je le serai toute ma vie ; et si mon sort est toujours le même, mes vœux toujours simples seront toujours remplis.

L’amour du pouvoir ou des richesses est presque aussi étranger à ma nature que l’envie, la vengeance ou les haines. Rien ne doit aliéner de moi les autres hommes ; je ne suis le rival d’aucun d’eux ; je ne puis pas plus les envier que les haïr ; je refuserais ce qui les passionne, je refuserais de triompher d’eux, et je ne veux pas même les surpasser en vertu. Je me repose dans ma bonté naturelle. Heureux qu’il ne me faille point d’efforts pour ne pas faire le mal, je ne me tourmenterai point sans nécessité ; et, pourvu que je sois homme de bien, je ne prétendrai pas être vertueux. Ce mérite est très-grand, mais j’ai le bonheur qu’il ne me soit pas indispensable, et je le leur abandonne : c’est détruire la seule rivalité qui pût subsister entre nous. Leurs vertus sont ambitieuses comme leurs passions ; ils les étalent fastueusement ; et ce qu’ils y cherchent surtout, c’est la primauté. Je ne suis point leur concurrent ; je ne le serai pas même en cela. Que perdrai-je à leur abandonner cette supériorité ? Dans ce qu’ils appellent vertus, les unes, seules utiles, sont naturellement dans l’homme constitué comme je me trouve l’être, et comme je penserais volontiers que tout homme l’est primitivement ; les autres, compliquées, difficiles, imposantes et superbes, ne dérivent point immédiatement de la nature de l’homme : c’est pour cela que je les trouve ou fausses ou vaines, et que je suis peu curieux d’en obtenir le mérite, au moins incertain. Je n’ai pas besoin d’efforts pour atteindre à ce qui est dans ma nature, et je n’en veux point faire pour parvenir à ce qui lui est contraire. Ma raison le repousse et me dit que, dans moi du moins, ces vertus fastueuses seraient des altérations et un commencement de déviation.

Le seul effort que l’amour du bien exige de moi, c’est une vigilance soutenue, qui ne permette jamais aux maximes de notre fausse morale de s’introduire dans une âme trop droite pour les parer de beaux dehors et trop simple pour les contenir. Telle est la vertu que je me dois à moi-même et le devoir que je m’impose. Je sens irrésistiblement que mes penchants sont naturels : il ne me reste qu’à m’observer bien moi-même pour écarter de cette direction générale toute impulsion particulière qui pourrait s’y mêler, pour me conserver toujours simple et toujours droit au milieu des perpétuelles altérations et des bouleversements que peuvent me préparer l’oppression d’un sort précaire et les subversions de tant de choses mobiles. Je dois rester, quoi qu’il arrive, toujours le même et toujours moi, non pas précisément tel que je suis dans des habitudes contraires à mes besoins, mais tel que je me sens, tel que je veux être, tel que je suis dans cette vie intérieure, seul asile de mes tristes affections.

Je m’interrogerai, je m’observerai, je sonderai ce cœur naturellement vrai et aimant, mais que tant de dégoûts peuvent avoir déjà rebuté. Je déterminerai ce que je suis, je veux dire ce que je dois être ; et cet état une fois bien connu, je m’efforcerai de le conserver toute ma vie, convaincu que rien de ce qui m’est naturel n’est dangereux ni condamnable, persuadé que l’on n’est jamais bien que quand on est selon sa nature, et décidé à ne jamais réprimer en moi que ce qui tendrait à altérer ma forme originelle.

J’ai connu l’enthousiasme des vertus difficiles ; dans ma superbe erreur, je pensais remplacer tous les mobiles de la vie sociale par ce mobile aussi illusoire[2]. Ma fermeté stoïque bravait le malheur comme les passions ; et je me tenais assuré d’être le plus heureux des hommes, si j’en étais le plus vertueux. L’illusion a duré près d’un mois dans sa force ; un seul incident l’a dissipée. C’est alors que toute l’amertume d’une vie décolorée et fugitive vint remplir mon âme dans l’abandon du dernier prestige qui l’abusât. Depuis ce moment, je ne prétends plus employer ma vie, je cherche seulement à la remplir ; je ne veux plus en jouir, mais seulement la tolérer ; je n’exige point qu’elle soit vertueuse, mais qu’elle ne soit jamais coupable. Et cela même, où l’espérer, où l’obtenir ? Où trouver des jours commodes, simples, occupés, uniformes ? Où fuir le malheur ? Je ne veux que cela. Mais quelle destinée que celle où les douleurs restent, où les plaisirs ne sont plus ! Peut-être quelques jours paisibles me seront-ils donnés ; mais plus de charme, plus d’ivresse, jamais un moment de pure joie ; jamais ! et je n’ai pas vingt et un ans ! et je suis né sensible, ardent ! et je n’ai jamais joui ! et après la mort... Rien non plus dans la vie ; rien dans la nature... Je ne pleurai point ; je n’ai plus de larmes. Je sentis que je me refroidissais ; je me levai, je marchai, et le mouvement me fut utile.

Insensiblement je revins à ma première recherche. Comment me fixer ? le puis-je ? et quel lieu choisirai-je ? Comment, parmi les hommes, vivre autrement qu’eux ; ou comment vivre loin d’eux sur cette terre dont ils fatiguent les derniers recoins ? Ce n’est qu’avec de l’argent que l’on peut obtenir même ce que l’argent ne paye pas, et que l’on peut éviter ce qu’il procure. La fortune que je pouvais attendre se détruit. Le peu que je possède maintenant devient incertain. Mon absence achèvera peut-être de tout perdre ; et je ne suis point d’un caractère à me faire un sort nouveau. Je crois qu’il faut en cela laisser aller les choses. Ma situation tient à des circonstances dont les résultats sont encore éloignés. Il n’est pas certain que, même en sacrifiant les années présentes, je trouvasse les moyens de disposer à mon gré l’avenir. J’attendrai ; je ne veux pas écouter une prudence inutile, qui me livrerait de nouveau à des ennuis devenus intolérables. Mais il m’est impossible maintenant de m’arranger pour toujours, et de prendre une position fixe et une manière de vivre qui ne change plus. Il faut bien différer, et longtemps peut-être : ainsi se passe la vie ! Il faut livrer des années encore aux caprices du sort, à l’enchaînement des circonstances, à de prétendues convenances. Je vais vivre comme au hasard, et sans plan déterminé, en attendant le moment où je pourrai suivre le seul qui me convienne. Heureux si, dans le temps que j’abandonne, je parviens à préparer un temps meilleur ; si je puis choisir, pour ma vie future, les lieux, la manière, les habitudes, régler mes affections, me réprimer, et retenir dans l’isolement et dans les bornes d’une nécessité accidentelle ce cœur avide et simple, à qui rien ne sera donné ; si je puis lui apprendre à s’alimenter lui-même dans son dénûment, à reposer dans le vide, à rester calme dans ce silence odieux, à subsister dans une nature muette.

Vous qui me connaissez, qui m’entendez, mais qui, plus heureux et plus sage, cédez sans impatience aux habitudes de la vie, vous savez quels sont en moi, dans l’éloignement où nous sommes destinés à vivre, les besoins qui ne peuvent être satisfaits. Il est une chose qui me console, c’est de vous avoir : ce sentiment ne cessera point. Mais, nous nous le sommes toujours dit, il faut que mon ami sente comme moi ; il faut que notre destinée soit la même ; il faut qu’on puisse passer ensemble sa vie. Combien de fois j’ai regretté que nous ne fussions pas ainsi l’un à l’autre ! Avec qui l’intimité sans réserve pourra-t-elle m’être aussi douce, m’être aussi naturelle ? N’avez-vous pas été jusqu’à présent ma seule habitude ? Vous connaissez ce mot admirable : Est aliquid sacri in antiquis necessitudinibus. Je suis fâché qu’il n’ait pas été dit par Épicure, ou même par Léontium, plutôt que par un orateur[3]. Vous êtes le point où j’aime à me reposer dans l’inquiétude qui m’égare, où j’aime à revenir lorsque j’ai parcouru toutes choses, et que je me suis trouvé seul dans le monde. Si nous vivions ensemble, si nous nous suffisions, je m’arrêterais là, je connaîtrais le repos, je ferais quelque chose sur la terre, et ma vie commencerait. Mais il faut que j’attende, que je cherche, que je me hâte vers l’inconnu, et que, sans savoir où je vais, je fuie le présent comme si j’avais quelque espoir dans l’avenir.

Vous excusez mon départ ; vous le justifiez même ; et cependant, indulgent avec des étrangers, vous n’oubliez pas que l’amitié demande une justice plus austère. Vous avez raison, il le fallait ; c’est la force des choses. Je ne vois qu’avec une sorte d’indignation cette vie ridicule que j’ai quittée ; mais je ne m’en impose pas sur celle que j’attends. Je ne commence qu’avec effroi des années pleines d’incertitudes, et je trouve quelque chose de sinistre à ce nuage épais qui reste devant moi.


  1. Ceci ne serait pas juste, si on l’entendait de la rive septentrionale tout entière.
  2. Appliquer à la sagesse cette idée que tout est vanité, n’est-ce pas, pourra-t-on dire, la pousser jusqu’à l’exagération ?
       On entend par sagesse cette doctrine des sages qui est magnanime et pourtant vaine, au moins dans un sens. Quant au moyen raisonné de passer ses jours en recevant et en produisant le plus de bien possible, on ne peut en effet l’accuser de vanité. La vraie sagesse a pour objet l’emploi de la vie, l’amélioration de notre existence ; et cette existence étant tout, quelque peu durable, quelque peu importante même qu’on la puisse supposer, il est évident que ce n’est point dans cette sagesse-là qu’Obermann trouve de l’erreur et de la vanité.
  3. Cicéron ne fut point un homme ordinaire, il fut même un grand homme ; il eut de très-grandes qualités et de très-grands talents ; il remplit un beau rôle ; il écrivit très-bien sur les matières philosophiques : mais je ne vois pas qu’il ait eu l’âme d’un sage. Obermann n’aimait point qu’on en eût seulement la plume. Il trouvait d’ailleurs qu’un homme d’État rencontre l’occasion de se montrer tout ce qu’il est : il croyait encore qu’un homme d’État peut faire des fautes, mais ne peut pas être faible ; qu’un père de la patrie n’a pas besoin de flatter ; que la vanité est quelquefois la ressource presque inévitable de ceux qui restent inconnus, mais qu’autrement on ne peut en avoir que par petitesse d’âme. Je le soupçonne aussi de ne point aimer qu’un consul de Rome pleure plurimis lacrymis, parce que madame son épouse est obligée de changer de demeure. Voilà probablement sa manière de penser sur cet orateur, dont le génie n’était peut-être pas aussi grand que les talents. Au reste, en interprétant son sentiment d’après la manière de voir que ses lettres annoncent, je crains de me tromper, car je m’aperçois que je lui prête tout à fait le mien. Je suis bien aise que l’auteur de de Officiis ait réussi dans l’affaire de Catilina ; mais je voudrais qu’il eût été grand dans ses revers.