Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 21-28).
OBERMANN

LETTRE PREMIÈRE.

Genève, 8 juillet, première année.

Il ne s’est passé que vingt jours depuis que je vous ai écrit de Lyon. Je n’annonçais aucun projet nouveau, je n’en avais pas ; et maintenant j’ai tout quitté, me voici sur une terre étrangère.

Je crains que ma lettre ne vous trouve point à Chessel[1] et que vous ne puissiez pas me répondre aussi vite que je le désirerais. J’ai besoin de savoir ce que vous pensez, ou du moins ce que vous penserez lorsque vous aurez lu. Vous savez s’il me serait indifférent d’avoir des torts avec vous ; cependant je crains que vous ne m’en trouviez, et je ne suis pas bien assuré moi-même de n’en point avoir. Je n’ai pas même pris le temps de vous consulter. Je l’eusse bien désiré dans un moment aussi décisif : encore aujourd’hui, je ne sais comment juger une résolution qui détruit tout ce qu’on avait arrangé, qui me transporte brusquement dans une situation nouvelle, qui me destine à des choses que je n’avais pas prévues, et dont je ne saurais même pressentir l’enchaînement et les conséquences.

Il faut vous dire plus. L’exécution fut, il est vrai, aussi précipitée que la décision ; mais ce n’est pas le temps seul qui m’a manqué pour vous en écrire. Quand même je l’aurais eu, je crois que vous l’eussiez ignoré de même. J’aurais craint votre prudence : j’ai cru sentir cette fois la nécessité de n’en avoir pas. Une prudence étroite et pusillanime dans ceux de qui le sort m’a fait dépendre, a perdu mes premières années, et je crois bien qu’elle m’a nui pour toujours. La sagesse veut marcher entre la défiance et la témérité ; le sentier est difficile : il faut la suivre dans les choses qu’elle voit ; mais dans les choses inconnues nous n’avons que l’instinct. S’il est plus dangereux que la prudence, il fait aussi de plus grandes choses : il nous perd ou nous sauve ; sa témérité devient quelquefois notre seul asile, et c’est peut-être à lui de réparer les maux que la prudence a pu faire.

Il fallait laisser le joug s’appesantir sans retour, ou le secouer inconsidérément : l’alternative me parut inévitable. Si vous en jugez de même, dites-le-moi pour me rassurer. Vous savez assez quelle misérable chaîne on allait river. On voulait que je fisse ce qu’il m’était impossible de faire bien ; que j’eusse un état pour son produit, que j’employasse les facultés de mon être à ce qui choque essentiellement sa nature. Aurais-je dû me plier à une condescendance momentanée ; tromper un parent en lui persuadant que j’entreprenais pour l’avenir ce que je n’aurais commencé qu’avec le désir de le cesser ; et vivre ainsi dans un état violent, dans une répugnance perpétuelle ? Qu’il reconnaisse l’impuissance où j’étais de le satisfaire, qu’il m’excuse. Il finira par sentir que les conditions si diverses et si opposées, où les caractères les plus contraires trouvent ce qui leur est propre, ne peuvent convenir indifféremment à tous les caractères ; que ce n’est pas assez qu’un état, qui a pour objet des intérêts et des démêlés contentieux, soit regardé comme honnête, parce qu’on y acquiert, sans voler, trente ou quarante mille livres de rente ; et qu’enfin je n’ai pu renoncer à être homme, pour être homme d’affaires.

Je ne cherche point à vous persuader, je vous rappelle les faits ; jugez. Un ami doit juger sans trop d’indulgence ; vous l’avez dit.

Si vous aviez été à Lyon, je ne me serais pas décidé sans vous consulter ; il eût fallu me cacher de vous, au lieu que j’ai eu seulement à me taire. Comme on cherche dans le hasard même des raisons qui autorisent aux choses que l’on croit nécessaires, j’ai trouvé votre absence favorable. Je n’aurais jamais pu agir contre votre opinion ; mais je n’ai pas été fâché de le faire sans votre avis, tant je sentais tout ce que pouvait alléguer la raison contre la loi que m’imposait une sorte de nécessité, contre le sentiment qui m’entraînait. J’ai plus écouté cette impulsion secrète, mais impérieuse, que ces froids motifs de balancer et de suspendre, qui, sous le nom de prudence tenaient peut-être beaucoup à mon habitude paresseuse, et à quelque faiblesse dans l’exécution. Je suis parti, je m’en félicite ; mais quel homme peut jamais savoir s’il a fait sagement, ou non, pour les conséquences éloignées des choses ?

Je vous ai dit pourquoi je n’ai pas fait ce qu’on voulait ; il faut vous dire pourquoi je n’ai pas fait autre chose. J’examinais si je rejetterais absolument le parti que l’on voulait me faire prendre ; cela m’a conduit à examiner quel autre je prendrais et à quelle détermination je m’arrêterais.

Il fallait choisir, il fallait commencer, pour la vie peut-être, ce que tant de gens, qui n’ont en eux aucune autre chose, appellent un état. Je n’en trouvai point qui ne fût étranger à ma nature, ou contraire à ma pensée. J’interrogeai mon être, je considérai rapidement tout ce qui m’entourait ; je demandai aux hommes s’ils sentaient comme moi ; je demandai aux choses si elles étaient selon mes penchants, et je vis qu’il n’y avait d’accord ni entre moi et la société, ni entre mes besoins et les choses qu’elle a faites. Je m’arrêtai avec effroi, sentant que j’allais livrer ma vie à des ennuis intolérables, à des dégoûts sans terme comme sans objet. J’offris successivement à mon cœur ce que les hommes cherchent dans les divers états qu’ils embrassent. Je voulus même embellir, par le prestige de l’imagination, ces objets multipliés qu’ils proposent à leurs passions, et la fin chimérique à laquelle ils consacrent leurs années. Je le voulais, je ne le pus pas. Pourquoi la terre est-elle ainsi désenchantée à mes yeux ? Je ne connais point la satiété, je trouve partout le vide.

Dans ce jour, le premier où je sentis le néant qui m’environne, dans ce jour qui a changé ma vie, si les pages de ma destinée se fussent trouvées entre mes mains pour être déroulées ou fermées à jamais, avec quelle indifférence j’eusse abandonné la vaine succession de ces heures si longues et si fugitives, que tant d’amertumes flétrissent, et que nulle véritable joie ne consolera ! Vous le savez, j’ai le malheur de ne pouvoir être jeune : les longs ennuis de mes premiers ans ont apparemment détruit la séduction. Les dehors fleuris ne m’en imposent pas : mes yeux demi-fermés ne sont jamais éblouis ; trop fixes, ils ne sont point surpris.

Ce jour d’irrésolution fut du moins un jour de lumière : il me fit reconnaître en moi ce que je n’y voyais pas distinctement. Dans la plus grande anxiété où j’eusse jamais été, j’ai joui pour la première fois de la conscience de mon être. Poursuivi jusque dans le triste repos de mon apathie habituelle, forcé d’être quelque chose, je fus enfin moi-même ; et dans ces agitations jusqu’alors inconnues, je trouvai une énergie, d’abord contrainte et pénible, mais dont la plénitude fut une sorte de repos que je n’avais pas encore éprouvé. Cette situation douce et inattendue amena la réflexion qui me détermina. Je crus voir la raison de ce qu’on observe tous les jours, que les différences positives du sort ne sont pas les causes principales du bonheur ou du malheur des hommes.

Je me dis : La vie réelle de l’homme est en lui-même, celle qu’il reçoit du dehors n’est qu’accidentelle et subordonnée. Les choses agissent sur lui bien plus encore selon la situation où elles le trouvent que selon leur propre nature. Dans le cours d’une vie entière, perpétuellement modifié par elles, il peut devenir leur ouvrage. Mais dans cette succession toujours mobile, lui seul subsiste quoique altéré, tandis que les objets extérieurs relatifs à lui changent entièrement ; il en résulte que chacune de leurs impressions sur lui dépend bien plus, pour son bonheur ou son malheur, de l’état où elle le trouve que de la sensation qu’elle lui apporte et du changement présent qu’elle fait en lui. Ainsi dans chaque moment particulier de sa vie, ce qui importe surtout à l’homme, c’est d’être ce qu’il doit être. Les dispositions favorables des choses viendront ensuite, c’est une utilité du second ordre pour chacun des moments présents. Mais la suite de ces impulsions devenant, par leur ensemble, le vrai principe des mobiles intérieurs de l’homme, si chacune de ces impressions est à peu près indifférente, leur totalité fait pourtant notre destinée. Tout nous importerait-il également dans ce cercle de rapports et de résultats mutuels ? L’homme dont la liberté absolue est si incertaine, et la liberté apparente si limitée, serait-il contraint à un choix perpétuel qui demanderait une volonté constante, toujours libre et puissante ? Tandis qu’il ne peut diriger que si peu d’événements, et qu’il ne saurait régler la plupart de ses affections, lui importe-t-il, pour la paix de sa vie, de tout prévoir, de tout conduire, de tout déterminer dans une sollicitude qui, même avec des succès non interrompus ferait encore le tourment de cette même vie ? S’il paraît également nécessaire de maîtriser ces deux mobiles dont l’action est toujours réciproque ; si pourtant cet ouvrage est au-dessus des forces de l’homme, et si l’effort même qui tendrait à le produire est précisément opposé au repos qu’on en attend, comment obtenir à peu près ce résultat en renonçant au moyen impraticable qui paraît d’abord le pouvoir seul produire ? La réponse à cette question serait le grand œuvre de la sagesse humaine, et le principal objet que l’on puisse proposer à cette loi intérieure qui nous fait chercher la félicité. Je crus trouver à ce problème une solution analogue à mes besoins présents : peut-être contribuèrent-ils à me la faire adopter.

Je pensai que le premier état des choses était surtout important dans cette oscillation toujours réagissante, et qui par conséquent dérive toujours plus ou moins de ce premier état. Je me dis : Soyons d’abord ce que nous devons être ; plaçons-nous où il convient à notre nature, puis livrons-nous au cours des choses, en nous efforçant seulement de nous maintenir semblables à nous-mêmes. Ainsi, quoi qu’il arrive, et sans sollicitudes étrangères, nous disposerons des choses, non pas en les changeant elles-mêmes, ce qui nous importe peu, mais en maîtrisant les impressions qu’elles feront sur nous, ce qui seul nous importe, ce qui est le plus facile, ce qui maintient davantage notre être en le circonscrivant et en reportant sur lui-même l’effort conservateur. Quelque effet que produisent sur nous les choses par leur influence absolue que nous ne pourrons changer, du moins nous conserverons toujours beaucoup du premier mouvement imprimé, et nous approcherons, par ce moyen, plus que nous ne saurions l’espérer par aucun autre de l’heureuse persévérance du sage.

Dès que l’homme réfléchit, dès qu’il n’est plus entraîné par le premier désir et par les lois inaperçues de l’instinct, toute équité, toute moralité devient en un sens une affaire de calcul, et la prudence est dans l’estimation du plus ou du moins. Je crus voir dans ma conclusion un résultat aussi clair que celui d’une opération sur les nombres. Comme je vous fais l’histoire de mes intentions, et non celle de mon esprit, et que je veux bien moins justifier ma décision que vous dire comment je me suis décidé, je ne chercherai pas à vous rendre un meilleur compte de mon calcul.

Conformément à cette manière de voir, je quitte les soins éloignés et multipliés de l’avenir, qui sont toujours si fatigants et souvent si vains ; je m’attache seulement à disposer, une fois pour la vie, et moi et les choses. Je ne me dissimule point combien cet ouvrage doit sans doute rester imparfait, et combien je serai entravé par les événements ; mais je ferai du moins ce que je trouverai en mon pouvoir.

J’ai cru nécessaire de changer les choses avant de me changer moi-même. Ce premier but pouvait être beaucoup plus promptement atteint que le second ; et ce n’eût pas été dans mon ancienne manière de vivre que j’eusse pu m’occuper sérieusement de moi. L’alternative du moment difficile où je me trouvais me força de songer d’abord aux changements extérieurs. C’est dans l’indépendance des choses, comme dans le silence des passions, que l’on peut s’étudier. Je vais choisir une retraite dans ces monts tranquilles dont la vue a frappé mon enfance elle-même[2]. J’ignore où je m’arrêterai, mais écrivez-moi à Lausanne.


  1. Campagne de celui à qui les lettres sont adressées.
  2. Près de Lyon, les sommets des Alpes se voient distinctement à l’horizon.