Nymphée
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 36-48).

III

L’homme-des-Eaux

Nous avions, le capitaine, Sabine et moi, quitté nos hommes depuis deux jours. Nous avancions à travers une contrée toujours plus morne — mais cependant d’une ténébreuse et grandiose beauté. Qu’il y eût ou non un passage, la marche devenait à chaque heure plus pénible. Heureusement, nous n’avions amené que le petit cheval de Sabine : nos montures nous eussent été une charge plutôt qu’un secours.

Vers la fin du deuxième jour, la pluie tarit. Nous étions de toutes parts environnés de mares. Nous avancions durement, au long d’une arête surhaussée.

— La nuit arrive ! Encore un effort ! » — dit le capitaine.

La nuit arrivait en effet. Les braises s’éteignaient dans la fournaise couchante. Nous nous dirigeâmes vers ce qui nous parut être un tertre. Je ne sais pas ce qui arriva au cheval de Sabine. Il s’emballa follement, il passa comme l’éclair à la gauche du tertre. Sabine poussa un grand cri. Sa bête venait de se précipiter dans le marécage. Je ne pris pas le temps de réfléchir, je fus en un instant auprès de la jeune fille ; la terre molle m’attira à mon tour. Pendant quelques minutes nous essayâmes de lutter.

« Nos mouvements nous enfoncent davantage ! » — remarqua Sabine.

C’était incontestable. Empêtrés dans des lacis de plantes, nous ne pouvions ni avancer, ni reculer, ni remonter. C’était un de ces pièges où la nature inerte semble aspirer l’être vivant, avec une lente et sûre férocité.

Cependant, le capitaine n’avait pas perdu son sang-froid. Il avançait par une voie détournée, au long d’un frêle promontoire dont la pointe obliquait légèrement vers nous. Il avait déroulé quelques mètres de cordelle qu’il portait toujours sur lui, il s’apprêtait à nous en jeter un bout. Tout notre espoir était en lui, nous le regardions avec angoisse. Brusquement, il glissa, il trébucha, il voulut reculer. Le sol du promontoire, fait sans doute, à l’endroit où il était parvenu, de quelque encroûtement végétal, s’effondra dans l’eau verte. Devreuse étendit le bras et s’accrocha au hasard. Mais sa main ne rencontra qu’un appui illusoire : sa situation était devenue identique à la nôtre !

Et la nuit était venue ! On ne distinguait plus que des formes vagues. Les bêtes soupiraient ou se lamentaient dans les pénombres de la vaste solitude. Les follets rôdaient sur l’étendue… Nous étions prisonniers de la vase ! Chaque geste nous engloutirait davantage, chaque minute marquerait une étape de notre affreuse agonie. La lune fuligineuse et molle vint entre des strates nuageuses. Elle se posa immense sur un rideau lointain de peupliers, légèrement écornée déjà par le décours. Le cheval de Sabine enfonçait jusqu’à la croupe ; elle me regardait avec un commencement de désespoir :

« Robert, nous sommes perdus ! »

J’essayais de saisir autour de moi quelque soutien ; mais tout cédait, toute tentative hâtait l’heure…

« Eh bien ! — s’écria le capitaine, — si rien ne vient à notre aide… et je ne vois pas ce qui pourrait venir… nous sommes en effet perdus, mes pauvres enfants ! »

Sa voix si dure avait une inflexion de tendresse : elle me fit d’autant plus mal. Les yeux de Sabine se dilataient d’horreur. Elle nous regardait alternativement, et tous trois nous nous abandonnions à cette hideur où le combat est refusé, où l’élément vous dévore, enlevant à chaque minute un peu de votre force.

« Mon Dieu ! » — soupira Sabine.

La lune, chassant ses fumées, resplendit sur la lagune. Des étoiles vinrent sur le Sud, solitaires, comme un petit archipel au sein d’un océan. Le vent rasa lentement le marécage, avec une douceur lourde et toxique.

La boue me venait aux épaules, une demi-heure encore et je disparaissais. Sabine étendit la main pour me retenir.

– Mourons ensemble, cher Robert. »

Douce fille, sois bénie dans la mort !


Soudain une mélodie confuse courut sur les algues, je ne sais quelle musique étrangère, musique d’aucun temps, d’aucun lieu — des intervalles inappréciables pour nos grossiers organes et pourtant perceptibles. Je regardai. La lune roulait dans une citerne claire, les rais tombaient lucides. Je vis une fine silhouette humaine, debout sur une langue de terre, espèce d’îlot allongé en esquif. Ses doigts maniaient un objet menu, dont je ne discernais pas exactement la forme…

Et nous vîmes une scène extraordinaire.

Des salamandres géantes grimpaient sur l’îlot et se rassemblaient autour de l’homme et des tritons, des protées, des serpents d’eau.

Des chauves-souris voletaient autour de sa tête, des grèbes sautelaient sur un rythme. Il accourut encore des formes vagues, puis des rats, des poules d’eau, des chats-huants. L’homme continua sa musique bizarre, une grande douceur se dégageait de la scène, un sentiment de fraternité panthéistique que je sentis bien, malgré l’horreur de notre position.

Nous poussâmes un cri de détresse. L’homme se tourna vers nous et s’interrompit. Quand il eut vu notre position, il bondit de son îlot, il disparut parmi les algues. L’angoisse et l’espérance, aussi entremêlées que des lianes, nous tenaient immobiles. Tout à coup, l’homme reparut proche — et sans une parole, il se jeta vers nous. Nous ne pûmes nous rendre compte de ses mouvements, mais je me sentis saisi et entraîné en même temps que Sabine. Quelques instants plus tard nous pûmes marcher sur une boue moins perfide, et finalement atterrir. Devreuse nous rejoignit après quelques minutes, et l’homme nous regardait d’un air tranquille. Il avait une chevelure maigre, pareille à des lichens barbus. Point de poils sur le corps ni sur le visage, et, malgré cette boue où il avait plongé, la peau nette, un peu reluisante, un peu huileuse même. Il était presque nu, n’ayant qu’un court vêtement de fibres au bas de la ceinture.

Devreuse le remercia en divers dialectes. L’homme écouta doucement et secoua la tête. Évidemment, il ne comprenait pas. Dans la joie du sauvetage, nous lui prîmes les mains avec ardeur. Il sourit, parla confusément : ce n’était pas une voix humaine, mais je ne sais quelle syllabation gutturale d’amphibie.

Cependant il nous voyait grelotter. Il nous fit signe de le suivre. Nous passâmes au long d’une mince chaussée naturelle, ferme et dure. Elle s’élargit, elle s’éleva, si bien que nous atteignîmes une manière de plate-forme au milieu des eaux. Là, l’homme nous fit signe d’arrêter, et de nouveau disparut.

« Nous abandonnerait-il ? — demanda anxieusement Sabine.

— N’importe, nous sommes sauvés.

— Et si étrangement ! »

La lune était haute, presque blanche, éclatante. À perte de vue s’étendaient les marécages, le pays des Eaux-Tristes. Je rêvais à des choses nombreuses, dans une espèce d’hallucination, lorsque je vis la silhouette de l’homme revenir, et, avec lui, le cheval de Sabine :

« Mon pauvre Géo ! » — s’exclama-t-elle avec des larmes d’attendrissement.

L’homme rapportait en outre des plantes, du bois, des œufs.

Il nous tendit les œufs, quelques poignées d’une noix comestible. En même temps, il tassait des brassées de bois et de tigelles sèches, et nous alluma du feu.

Cela fait, il sourit lentement, puis, bondissant du haut de la plate-forme, il redisparut encore sous les flots, profonds en cet endroit. Nous restâmes à examiner l’endroit où il avait plongé : nous ne vîmes rien.

Ne sachant qu’imaginer, nous nous regardions avec stupeur :

« Quel est le sens de ceci ? » — criai-je.

Devreuse répondit d’un air pensif :

« C’est à coup sûr la chose la plus incroyable de mes quinze ans de voyage. Mais ce qui doit arriver arrive, soupons ! »

Nous soupâmes de bon appétit, nous séchâmes nos vêtements au feu rouge. Le soir était tiède, secourable, nous dormîmes. Mais vers le milieu de la nuit, je m’éveillai : la bizarre musique de notre sauveur résonnait, très loin, sur le silencieux marécage. Le musicien était invisible.

Alors, il me parut être entré dans une vie neuve, une réalité plus féerique que les plus féeriques légendes.


Nous nous éveillâmes à l’aurore, ayant bien dormi.

« Capitaine ! » — m’écriai-je.

Je lui montrais nos vêtements nettoyés, parfaitement secs.

« C’est notre homme de l’eau ! — répartit Sabine. — Je commence à croire que c’est quelque faune bienfaisant. »

Il restait des noix et des œufs dont nous fîmes un bon déjeuner. Le soleil montait avec douceur, rafraîchi de légers nuages. La sombre merveille du marécage nous tint rêveurs. Des hérons passèrent, puis une bande de sarcelles. Réconfortés et bien portants, nous ne laissions pas que d’éprouver quelque inquiétude. Soudain, Sabine poussa un léger cri :

« Regardez. »

Quelque chose flottante avançait vers notre abri : bientôt nous reconnûmes une manière de radeau. Il semblait avancer seul parmi les algues, et ce mouvement vivant d’un objet inerte nous causait du trouble. Mais une tête apparut, puis un corps jaillissant de l’onde verte ; nous reconnûmes notre bizarre providence. À nos gestes de bienvenue, l’Homme-des-Eaux répondit avec une non équivoque cordialité. Son apparence nous étonna davantage encore que dans le clair de lune : il avait la peau verte comme les jeunes pousses d’herbe, les lèvres violettes, les yeux étrangement arrondis, presque sans sclérotique, avec l’iris couleur d’escarboucle, la prunelle creuse et très grande.

Avec cela, une grâce particulière, une grande fraîcheur de jeunesse. Je l’examinai longuement et surtout ses yeux singuliers, dont je n’avais aperçu l’analogue chez aucune créature humaine.

Il nous fit signe d’entrer dans le radeau, après avoir attaché Géo à l’arrière. Nous obéîmes, non sans une légère méfiance qui s’accentua quand nous le vîmes redisparaître sous l’eau et que le radeau se remit en marche de la façon singulière dont il était venu.

Sous l’eau épaisse, fangeuse, encombrée de végétations fiévreuses, nous pouvions entrevoir notre conducteur, et pendant vingt minutes nous voguâmes sans qu’il eût une seule fois émergé. Nous allions d’une bonne vitesse. Notre abri de la nuit dernière était loin. Le paysage commençait à changer. L’eau était plus fraîche ; nous frôlâmes de petites îles délicieuses.

La tête de l’Homme-des-Eaux reparut : il nous montra le Sud et replongea. Un air plus pur vint dans la brise. Bientôt le marécage se rétrécit, nous franchîmes une espèce de détroit peu profond. Puis nous nous trouvâmes dans des eaux nouvelles, des eaux de lac, belles, fraîches, où courait une atmosphère agile…