Nuits d’Orient, poème et souvenirs

Nuits d’Orient, poème et souvenirs
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 41 (p. 711-717).
NUITS D’ORIENT
POEMES ET SOUVENIRS.


LE VOYAGE.


Il faut rester aux lieux que notre cœur habite;
Mais un jour l’inconnu nous tente et nous invite,
Et la terre natale est comme une prison,
D’où nous jetons les yeux par-dessus l’horizon,
Pour envier le sort nomade des nuages
Que le vent orageux pousse aux lointains rivages.
On part, le front moitié triste, moitié riant.
Vers les pays dorés de l’antique Orient;
Là, des nuits de l’Asie on soulève les voiles,
Sans deviner jamais le secret des étoiles.

Le souvenir puissant, qui rend la vie aux morts,
Reporte quelquefois mon âme à d’autres bords;
Tout me charme de loin, comme dans un mirage,
Les bonheurs, les périls, les hasards du voyage,
Et ces chères douleurs que l’on traîne après soi.
Lorsqu’on te quitte, ô France, et que l’on pense à toi!
Je revois les flots bleus de la mer, l’Italie,
Qui relève l’orgueil de sa tête pâlie,
L’Archipel enchante, le Bosphore et Stamboul,
Où, sous les cyprès noirs, se lamente boulboul,
Le Caucase neigeux, la verte Géorgie,
Dont mon cœur a gardé la tendre nostalgie.
Par ces champs étrangers qui m’ont coûté des pleurs
J’ai glané les épis et j’ai cueilli les fleurs.
Et dans mon souvenir, comme dans un beau vase,
J’ai posé ce bouquet des jardins du Caucase,
Bouquet double où li rose est mêlée au souci...
Tour à tour joie et deuil ! — Et la vie est ainsi !

II. — A MA SOEUR.


N’as-tu pas rencontré des jours ternes et plats,
Où vers le ciel en vain ton esprit se soulève,
Retombe sur lui-même et dort à moitié las?
On assiste à sa vie, on ne vit pas, on rêve.
Aujourd’hui c’est mon tour, ô ma sœur! aujourd’hui
J’ai le cœur attaqué de tristesse et d’ennui;
Une brume de deuil obscurcit ma mémoire.
Car la patrie est loin, et les amours aussi!
C’est l’hiver : l’aquilon souffle de la Mer-Noire,
La neige à lourds flocons couvre le sol durci.
Et le Caucase blanc à l’horizon s’allonge.
Au temps passé faut-il redemander un songe?
Faut-il rouvrir mon cœur, ce tombeau mal fermé?
Non, je veux avec toi revivre pour une heure.
Voir et revoir encor ton portrait bien-aimé.
Chaque soir je lui donne un baiser, et je pleure!

Ce noble cou, ce front couronné de fierté,
Ce regard attendri qui vaut une caresse.
Ce sourire indulgent, cette douce tristesse,
Cette grâce mêlée à la sérénité,
C’est toi, c’est ton visage, austère et grave, où l’âme
Prend des airs de mystère et veut voiler sa flamme.
Ta tête se détache et respire; on dirait
Que tu vas me parler, que ton œil me devine,
Et qu’un rayon du cœur éclaire le portrait.
Je soupire, et je sens entrer dans ma poitrine
Un peu de ton courage, un peu de ta vertu.
Quand le voyage est long, l’espérance est lointaine.
L’absence est une mort. Ma sœur, où donc es-tu,
Toi vers qui le regret sans cesse me ramène?
Fleur d’or, ton frais parfum, qui traverse les mers,
M’arrive et me remplit de souvenirs amers.

Le temps est loin, ma sœur, où tu marchais à peine :
Haute comme les blés, douce comme un agneau.
Mignonne et déjà fée avec des airs de reine.
De tes petites mains tu cherchais ton berceau ;
Alors, au mois de mai, sur la pelouse verte
Du jardin, tu courais, tête nue, au soleil;
Tu saccageais, riant au firmament vermeil.
Les roses qui pleuvaient dans ta robe entr’ouverte,

Moi. je te racontais sans aucun ornement
Le Trilby de Nodier, la Belle au bois dormant,
Que de gazouillemens de fauvette échappée,
Lorsque sur tes bras ronds tu berçais ta poupée !
Ta voix était un chant, ton œil étincelait;
Comme une abeille d’or, ton rire s’envolait.

Toi que j’ai vue enfant, que j’aimais tant, que j’aime,
Front pensif incliné sous la main du devoir,
Chère moitié de moi meilleure que moi-même,
Où donc es-tu? Mon âme invisible, le soir,
Vient voltiger autour de vous comme une abeille.
On vous croirait groupés par un peintre flamand.
Calme tableau ! La lampe argenté vaguement
Le dos du grand fauteuil où la mère sommeille,
Au coin du feu, les pieds posés sur un coussin.
Souriant à demi, front mûr, cœur jeune encore,
Et portant bravement son âge qu’elle honore.
Toi, tu fermes ton livre et laisses en chemin
Les vers interrompus, la page commencée,
Où par hasard tomba la fleur de ta pensée,
Et tu rêves. De quoi rêves-tu? Ton regard
Cherche-t-il un absent regretté, moi sans doute?
Le voyageur est là, qui vous voit, vous écoute,
Qui revient au foyer pour y prendre sa part.
L’autre sœur, adoptée au banquet de famille.
Sur une broderie amuse son aiguille.
Pendant que son mari, notre frère, à mi-voix
Vous raconte gaîment un conte d’autrefois.
Il est près de minuit. La mère réveillée
Sur ses trois beaux enfans jette un regard d’amour.
Et, comme la maison se lève au petit jour,
Qu’il est tard, que le feu s’est éteint, la veillée
Est finie. On s’embrasse, on se dit : « A demain ! »
Moi, je n’ai pas d’ami qui me serre la main,
Et de chers souvenirs pleurent dans ma mémoire...
Il neige, et l’aquilon souffle de la Mer-Noire.


III. — A LA GÉORGIE.


O pays de beauté, terre de Géorgie,
Que le sang de tes fils a tant de fois rougie.
Terre de souvenirs, d’amour et de douleur,
Où verdit le jardin des légendes en fleur,

J’aime ton ciel d’opale et tes hautes collines,
Où se tord la vipère, amante des ruines.
Là des tombeaux! ici des tombeaux! Le soleil
Couvre tes deuils passés de son manteau vermeil,
Indolente victime! et sous la molle soie,
Caressant un poignard, tu t’endors dans la joie;
Ou bien, lorsque le soir verse au loin ses fraîcheurs,
De tes voiles brodés tu lèves les blancheurs.
Autour des gais bosquets de jasmins et de roses,
Qui s’inclinent pour voir tes langoureuses poses,
Ta danse aux pieds nus courbe à peine le gazon;
Au son du tambourin s’envole ta chanson,
Et sur le front neigeux des vierges de l’Asie,
Comme une huile d’amour, coule la poésie.


IV. — TIFLIS.


O reine d’Orient, Tiflis, ville vermeille,
Sous un soleil de feu ton peuple brun sommeille.
Et les flots du Koura, qui roule avec fracas,
Immobile cité, ne te réveillent pas.
A l’ombre des rosiers, les mains pleines de roses.
Sur des coussins brodés, rêveuse, tu reposes;
Les hommes accroupis fument le narghilé.
Pendant qu’à son miroir, le front demi-voilé,
La femme se sourit et sous le peigne étale
De ses longs cheveux noirs la grâce orientale.

Les cieux sont enflammés; une poussière d’or
Flotte dans l’air brûlant sur la ville qui dort;
L’indolente Tiflis, que sa paresse enivre.
Attend le soir plus frais pour s’éveiller et vivre.
Dès que le crépuscule a pâli l’horizon,
L’une après l’autre on voit s’ouvrir chaque maison;
On entend éclater des cris ardens de joie,
Frissonner le feuillage et frissonner la soie;
La danse émeut le cœur des vierges de Tiflis,
Ces vierges dont les bras sont blancs comme des lis.

Partout le tambourin, le fifre et la guitare
Irritent les langueurs d’une chanson tatare.
Et dans l’ombre, à l’écart, on surprend deux à deux,
Sous les jasmins pâmés, l’essaim des amoureux.
Des groupes de buveurs, chantant sans perdre haleine.
Essayant leur folie autour d’une outre pleine.

Dans des cornes de buffle où puise leur gaîté,
Boivent les vins heureux qui donnent la santé,
Et le plaisir, seul dieu qu’en Asie on adore,
Embaume les échos de la brise sonore.

Ne te souviens-tu plus, Tiflis, de tes malheurs.
Toi qui t’ébats le soir en effeuillant des fleurs?
De tes pleurs, de ton sang, mère tant de fois veuve,
On aurait pu gonfler les ondes de ton fleuve :
Les Persans, les Tatars, les Turcs ont insulté
Le diadème d’or de ta virginité;
Ils ont brûlé tes champs, décimé tes familles,
Aux hontes du harem jeté tes jeunes filles;
Mais le deuil t’épouvante, et tu cherches toujours
La paix inaltérable et de calmes amours.

Dans les cieux étoilés quand l’heure qui s’envole
A versé le sommeil à ton peuple frivole,
Chants, danses et clartés, tout s’éteint, tout s’enfuit;
La solitude plane au-dessus de la nuit ;
La lune triomphante, intense de lumière,
Semble argenter les blocs d’un vaste cimetière,
Où depuis trois mille ans dormiraient des tombeaux.
Sauvés de tous les vents par trente grands coteaux.
Balançant à leur cou leur clochette qui sonne.
Seuls, les chameaux s’en vont, d’un pas lent, monotone,
Et ce bruit vague et sourd, qui dans l’ombre se perd,
Rappelle le silence infini du désert.


V. — LE DÉSERT.


Nos désirs sont pareils aux longues caravanes
Qui cherchent l’oasis, île en fleur des déserts,
Où courent les ruisseaux sous les feuillages verts,
Où frissonna, le soir, l’éventail des platanes.

Le désert ! le désert! sablonneux océan!
L’air embrasé du jour brise le corps et l’âme;
L’implacable midi semble tripler sa flamme
Pour arroser de feux les steppes du néant.
Le voyageur, qui rêve aux fraîcheurs d’une source,
Mesure à l’horizon l’infini de sa course;
Il marche! Le désert, ce cercle sans milieu,
L’étouffe, sable et ciel, de deux robes de feu.
Les chameaux, patiens sous leurs charges trop lourdes,
Accompagnent ses pas de leurs clochettes sourdes ;

Ils allongent leurs cous balancés lentement,
Comme pour imiter par ce balancement
L’inexorable ennui des vastes solitudes.
Là-bas, ô voyageur, que hâle le soleil.
Tu te reposeras des jours chauds, des nuits rudes,
Tu baigneras ton cœur dans l’onde du sommeil;
Sous l’ombre des palmiers, d’où pleut l’extase douce.
Oublieux de la mort et couché sur la mousse.
Tu rêveras sans doute aux sables qu’Azraël,
L’ange noir, a couverts d’un silence éternel.
Voyageur, marche, marche! une heure encor! courage!
Vois au loin l’oasis luire comme un jardin;
N’en sens-tu pas les fleurs? Horreur! c’est un mirage.
C’est un jeu du soleil qui s’efface soudain.
Traverse, résigné, l’immobilité morne,
Triomphe du désert, mer stérile et sans borne,
Sans songer que demain peut-être d’âpres vents.
Soulevant jusqu’aux cieux ses vagues de poussière,
Engloutiront, meurtrie à ces souffles mouvans.
Dans un même tombeau la caravane entière.

Le pauvre voyageur, c’est l’homme! et le désert.
C’est notre vie, amer et décevant voyage.
Où nous voyons s’enfuir, comme dans un mirage.
L’oasis du bonheur et le feuillage vert.


VI. — LE RETOUR.


De ses émotions quand la source est tarie.
L’homme qu’un noir chagrin chasse de sa patrie
Tente, le sac au dos, le caprice des mers,
Et, pour bercer son deuil et ses soucis amers.
Sinistre pèlerin qui dévore les lieues.
Sous des cieux irrités ou sur des vagues bleues.
Il suit le dur sillon que trace le vaisseau.
Pour demander au monde un spectacle nouveau.
Mais, las des longs détours d’une vaine odyssée.
Comme le goéland, l’aile à demi blessée,
Au foyer paternel il revient tout songeur.
Ta mère est-elle morte, imprudent voyageur?
Les retrouveras-tu, ceux qu’aima ta jeunesse?
Leur as-tu rapporté la joie ou la tristesse?
Seras-tu dans leurs cœurs toujours le bienvenu?
Ne se diront-ils pas : — Quel est cet inconnu

Dont le front s’est bruni sous les flammes d’Asie?
Quel est cet étranger? Par quelle fantaisie,
Cédant à la rigueur de rêves clandestins,
A-t-il porté son ombre aux rivages lointains?

Puis, coupable et jalouse, il revoit sa maîtresse,
Qui soudain jette un cri de joie et de détresse :
« D’où viens-tu? d’où viens-tu?... qu’as-tu fait loin de moi?
Ma vie et ma beauté, j’ai tout perdu pour toi,
Et j’ai séché d’ennui comme une herbe flétrie... »
Dieu! laisse-moi fuir de nouveau ma patrie!
Insensé! je souffrais en la voyant souffrir;
Elle avait dit : « Tu pars, adieu, je vais mourir. »
Elle l’avait juré; ses larmes l’ont sauvée;
Je la revois vivante, et je l’ai retrouvée
Belle et prête à poser sur mon cœur trop aimant
Une main tiède encor des lèvres d’un amant.
Mon lâche cœur, pareil à la grenade mure.
Sent sous un seul baiser se rouvrir sa blessure.
Alors le voyageur, ce martyr de l’amour.
Qui déjà se repent des fêtes du retour.
Exhalant un soupir qui brise sa poitrine.
Dit : — Je retourne aux mers de l’Inde et de la Chine.


VII. — ÉCRIT EN MER.


Le deuil au front, lassé de moi-même et d’autrui,
Ne sachant où porter mon incurable ennui.
L’œil fixé sur les mers qui tentent mon courage.
Pour rallumer ma vie au pays du soleil.
Je jette mes désirs vers l’Orient vermeil.
Seul, comme un exilé, le cœur gonflé de rage,
J’abandonne patrie, amis, chères amours.
Je les fuis pour longtemps, peut-être pour toujours.
Car la mer est jalouse et le voyage rude.
Vents du sud, vents du nord, effroi des matelots,
Ailes qui flagellez l’humide solitude.
Soufflez et bercez-moi sur le danger des flots !
A vos coups inconnus j’offre mon âme forte :
Détachez-en l’amour, comme une feuille morte;
Comme une fleur stérile, arrachez-en l’espoir.
Et la foi, fruit séché sur l’arbre avant le soir!


HENRI CANTEL.