Novum Organum (trad. Lasalle)/Supplément

Novum Organum
Supplément
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres6 (p. 310_Supplément-367).
◄  Conclusion


SUPPLÉMENT.
Les quatre premières notes se rapportent aux aphorismes xi, xii, xx, xxii et xxvi de la seconde partie.

LA Règle pour démêler, parmi plusieurs causes (qui, à la première vue, paroissent capables de produire un effet proposé à expliquer, ou d’y concourir), l’effet propre de chaque cause. Étant donné un effet qui peut être attribué à plusieurs causes combinées dans un sujet, ou simplement dans notre esprit, et dont chacune a pour elle quelque probabilité, pour démêler l’effet propre de chaque cause, et savoir si elle est inutile ou nécessaire, concourante ou suffisante, moyen ou obstacle, il faut ou ôter cette cause, en laissent toutes les autres ; ou l’isoler, c’est-à-dire, la laisser en ôtant les autres ; ou l’augmenter et la diminuer, les autres causes restant au même degré ; ou augmenter et diminuer les autres causes, cette cause restant au même degré ; puis voir si l’effet disparoit, diminue, reste le même ou augmente : nous allons dénombrer ces différens cas.

I. La cause en question étant seule ôtée.

1°. Si l’effet disparoit entièrement, cette cause est ou suffisante, ou seulement nécessaire et concourante.

2°. Si l’effet diminue seulement, elle est seulement cause concourante.

3°. Si l’effet reste le même, elle n’est ni obstacle ni moyen, et n’a aucune influence.

4°. Si l’effet augmente, elle est obstacle.

II. Les autres causes étant ôtées, et la cause en
question restant seule
.

1°. Si l’effet disparoît tout-à-fait, cette cause n’est point suffisante, et elle n’est que concourante ; ou elle est obstacle.

2°. Si l’effet diminue seulement, elle n’est que concourante.

3°. Si l’effet reste le même, les autres causes n’ont aucune influence ; et la cause en question est suffisante.

4°. Si l’effet augmente, la cause en question est encore suffisante, et les causes ôtées étoient obstacles.

III. La cause en question étant augmentée, et
les autres causes restant au même degré
.

1°. Si l’effet disparoit entièrement, la cause en question est obstacle.

2°. Si l’effet diminue, elle est encore obstacle.

3°. Si l’effet reste le même, elle n’est ni moyen ni obstacle.

4°. Si l’effet augmente, elle est au moins concourante.

IV. La cause en question étant diminuée, et les
autres restant au même degré
.

1°. Si l’effet disparoît entièrement, elle est au moins concourante, et il se peut qu’elle soit suffisante.

2°. Si l’effet diminue seulement, elle est encore nécessaire, et au moins concourante.

3°. Si l’effet reste le même, elle n’est ni moyen ni obstacle.

4°. Si l’effet augmente, elle est obstacle.

V. La cause en question restant au même degré,
et les autres causes étant augmentées
.

1°. Si l’effet disparoît entièrement, la cause en question est nécessaire et suffisante, et les autres sont obstacles.

2°. Si l’effet diminue, la cause en question est encore nécessaire et suffisante, et les autres causes sont obstacles.

3°. Si l’effet reste le même, cette cause est nécessaire et suffisante ; elle fait tout, et les autres ne font rien.

4°. Si l’effet augmente, la cause en question n’est que concourante, ou n’a aucune influence.

VI. La cause en question restant au même degré,
et des autres causes étant diminuées
.

1°. Si l’effet disparoît entièrement, la cause en question n’a aucune influence, ou n’est que concourante.

2°. Si l’effet diminue, cette cause est encore sans influence, ou n’est que concourante.

3°. Si l’effet reste le même, la cause en question est nécessaire et suffisante, et les autres n’ont aucune influence.

4°. Si l’effet augmente, la cause en question est encore nécessaire et suffisante, et les autres sont obstacles.

N. B. 1°. Une conclusion qui n’auroit pour base qu’une seule des quatre espèces d’observations ou d’expériences dénombrées, ne seroit que probable ; elle ne seroit pas rigoureuse, parce qu’il se pourroit qu’il y eût dans le sujet quelque autre cause non aperçue qui eût autant ou plus d’influence que les causes considérées, Mais si cette conclusion est appuyée sur deux ou trois espèces d’observations ou d’expériences, elle devient évidente, nécessaire et incontestable.

2°. Il faut préférer, dans ces recherches, ces apparitions et disparutions, rapides et soudaines, de causes et d’effets, que l’auteur à indiquées dans l’aphorisme XXIII de la seconde partie.

3°. Il faut faire ces observations sur différens sujets considérés dans le même temps, ou sur le même sujet considéré en différens temps, soit dans des sujets donnés par la nature ou par les autres hommes, soit dans des sujets préparés à dessein, selon que les circonstances l’exigent où le permettent ; c’est-à-dire, que les mêmes règles ont lieu, soit qu’on ôte ou remette, augmente ou diminue soi-même les causes combinées, soit qu’on observe ces apparitions ou disparutions, augmentations ou diminutions, de causes et leurs effets respectifs, dans des sujets offerts par la nature ou par les autres hommes,

4°. Cette méthode que nous indiquons pour la recherche des causes, les effets étant donnés, s’applique également à la recherche des effets, les causes étant données.

5”. Et ce que nous disons des relations de cause à effet, dans la théorie, il faut l’appliquer, dans la pratique, aux relations de but à moyen.

6°. Enfin, il fut l’appliquer aussi aux relations de signe à chose signifiée, aux traductions, aux déchiffremens, etc.

7° Comme l’exposé de cette règle est composé d’un fort petit nombre de termes souvent répétés, on peut simplifier l’expression en représentant ces mots par des signes composés chacun d’un seul caractère, et former ainsi, pour la recherche des cause », une espèce d’algèbre de qualité, où d’espèce répondant à l’algèbre de quantité ; et alors tout cet exposé se réduiroit à quatre ou cinq lignes.

8°. Pour s’assurer de l’utilité de cette règle à 24 parties, il suffit de fixer son attention sur ce raisonnement fort simple. Le véritable but d’une philosophie active est la découverte des moyens ; et ce qui est moyen dans la pratique, est cause dans la théorie. Or, le véritable obstacle à la découverte des causes est leur complication. Ainsi l’art de les démêler est de première utilité.

9°. Le but du chancelier Bacon, dans son Novum Organum, est extrêmement élevé ; car il n’aspire pas à moins qu’à produire de nouvelles espèces de corps, et à transformer les espèces déjà existantes. Or, suivant un de ses propres préceptes, lorsqu’on vise à un but fort élevé, il faut procéder de manière que, si on vient à le manquer, on puisse du moins atteindre à un but moins élevé, et qui ait encore quelque utilité. Mais l’extrême rigueur de sa grande méthode fait manquer ces buts secondaires. Supposons, par exemple, que le concours de trois causes A, B, C, soit nécessaire et suffisant pour produire l’effet D ; si, à l’aide de trois espèces de faits, je découvre successivement ces trois causes, je découvrirai, par cela même, la cause suffisante de cet effet ; et si ces causes sont en me disposition, je serai maître de le produire : mais, si je m’étois astreint à sa méthode ; qui n’admet dans les tables que des faits où se trouve la raison tout à la fois nécessaire et suffisante de l’effet à expliquer, j’aurois été obligé d’exclure de ses tables ces trois causes successivement, et je me serois, par cela même, privé de la connoissance d’une cause composée et capable de produire l’effet en question. De même, supposons que je découvre la cause suffisante d’une maladie, j’aurai découvert, par cela seul, son remède, qui n’est autre que le contraire de cette cause ; mais, cette cause n’étant que suffisante, sans être nécessaire, sa méthode veut que j’exclue dos tables les faits qui la montrent ; elle me prive donc, en quelque manière ; de la connoissance de ce remède, ou du moins de l’attention nécessaire pour profiter de cette connoissance. Ainsi, une règle tendante à nous mettre en état de profiter des débris de ces tables qui embrassent un plus grand objet, peut être utile. Or, tel est le but de celle-ci ; et elle est d’autant plus utile, que la méthode même de Bacon s’y trouve comprise ; qu’elle est le tout dont la sienne n’est qu’une partie.

10°. Cette règle, y compris la méthode de l’auteur et la règle universelle que nous avons donnée dans une des note précédentes, sont ce qu’il y a de plus essentiel dans cette partie de la logique, qui a pour objet la recherche des causes.

B. Véritable esprit de toutes ces méthodes. Pour découvrir ou vérifier les causes réelles d’un effet proposé à expliquer, à prédire ou à produire, il faut l’étudier, l’analyser dans toute la diversité des circonstances où il peut avoir lieu. Car, lorsqu’il s’agit de découvrir la véritable cause d’un effet proposé, un petit nombre de faite ne prouve rien ; parce que, dans ce petit nombre de faits, l’on aperçoit presque toujours d’autres causes qu’on est d’abord disposé à regarder ou comme suffisantes pour produire l’effet en question, ou comme pouvant du moins y concourir. Mais, quand on voit, dans un grand nombre de faits ou de circonstances très diversifiées, l’effet venant toujours à la suite de la cause présumée, il n’y a plus d’équivoque. Car, à mesure que l’on passe d’un fait à l’autre, les causes apparentes qui se trouvoient dans les premiers, ne se trouvant pas dans les faits ultérieurs, et la véritable se trouvant dans tous, on a droit d’exclure successivement les différentes causes ou circonstances qui ont paru d’abord dans les premiers faits concourir avec elle, et de la regarder enfin comme la vraie, l’unique cause de l’effet proposé. Ainsi, pour vérifier une cause, il faut l’étudier dans un grand nombre de faits, en multipliant, variant et comparant, autant qu’il est possible, toutes les observations et toutes les expériences.

C. Du dilemme. Cette note et la suivante se rapportent à tous les aphorismes où il est question de causes combinées, et principalement aux exemples de la croix, aphorisme XXXVI. Le dilemme est un syllogisme dont le sujet ou l’attribut étant composé, on divise l’un ou l’autre, ou tous les deux, en leurs parties essentielles, et où, après avoir prouvé successivement que l’attribut de la question convient ou ne convient pas à chaque partie du sujet, on conclut que cet attribut convient ou ne convient pas à la totalité de ce sujet : ou bien dans lequel, après avoir divisé l’attribut en ses parties essentielles, et prouvé successivement que chacune de ces parties convient ou ne convient pas à ce sujet, on en conclut que la totalité de cet attribut convient ou ne convient pas à ce sujet.

Par exemple, si l’on vouloit prouver que tous les lettrés sont injustes, on pourrait les réduire à deux classes ; savoir : à ceux qui réussissent et à ceux qui ne réussissent pas ; et après avoir prouvé que ceux qui réussissent abusent de leurs succès, en prenant tous leurs avantages sur ceux qui ne réussissent pas, et en les tyrannisant ou les livrant au mépris général, et que ceux qui échouent, s’en prennent à ceux qui réussissent ; l’on concluroit absolument que tous les lettrés sont injustes. Ici c’est le sujet qui a été divisé.

De même, voulant prouver que tel individu est injuste, on feroit voir qu’il l’est avec tous les hommes, soit qu’ils aient avec lui une conduite juste ou injuste ; qu’il se venge du mal qu’on lui a fait, ou qu’il croit qu’on veut lui faire, et abuse des services qu’on lui rend ; et l’on concluroit du tout qu’il est injuste absolument, c’est-à-dire, de toutes les manières. Dans ce raisonnement, c’est l’attribut de la question qui a été divisé.

Le dilemme de la première espèce n’est au fond qu’un syllogisme renversé, qu’une induction méthodique. Car, de ce qu’un attribut convient à un certain genre, et de ce que le sujet de la question est une espèce de ce genre, le syllogisme conclut que cet attribut convient à ce sujet. Au contraire, de ce qu’un attribut convient à toutes les espèces d’un genre, le dilemme conclut que cet attribut convient à tout ce genre. En sorte que le syllogisme concluant du genre aux espèces, et le dilemme, des espèces au genre, chacune de ces deux formes n’est que l’inverse de l’autre.

Il suit encore de cette analyse que le dilemme n’est qu’une combinaison de plusieurs syllogismes simples. Car, après avoir divisé le sujet ou l’attribut de la question, on pourroit faire autant de syllogismes que ces deux termes ont de parties ; prouver successivement, par ces syllogismes, que chaque partie de l’attribut convient ou ne convient pas au sujet, ou que l’attribut convient ou ne convient pas à chaque partie du sujet, et exprimer toutes ces conclusions successives. Mais, pour abréger, l’on emploie le dilemme, à l’aide duquel, après avoir prouvé successivement toutes les assertions partielles, on réunit toutes les conséquences particulières en une seule ; ce qui épargne autant de propositions, moins une, que la division a de membres.

Il suit aussi de cette définition et de cette analyse, qu’un dilemme ne peut être exact, à moins que toutes les parties du sujet ou de l’attribut n’aient été dénombrées avec tant d’exactitude, qu’on n’en ait omise aucune. Cette exactitude, on n’en peut être assuré qu’autant que toutes les parties essentielles des termes à diviser sont tellement connuecs et visibles, qu’on peut être certain de n’en avoir oublié aucune. Et elle n’est possible que lorsque ces parties ne sont pas en assez grand nombre pour qu’on ne puisse en faire la complète énumération. Or, la plupart des sujets et des attributs sont très composés ; l’on est rarement certain d’y avoir vu tout ce qu’il faut, et même tout ce qu’on peut y voir ; et quand même on y aurait tout vu, on seroit rarement certain de se rappeler complètement ce tout.

Il y a donc peu de bons dilemmes ; et la plupart des raisonnemens de cette espèce sont des sophismes dont on se paie volontiers, parce qu’ils sont précis, tranchans et expéditifs. La forme la plus commune de cette sorte de sophismes consiste à dénombrer seulement les avantages d’un moyen, d’un système, d’un plan proposé, sans parler de ses inconvéniens ; ou ses inconvéniens, sans parler de ses avantages. Aussi est-il aisé de les rétorquer, en dénombrant les effets contraires à ceux dont l’adversaire à fait l’énumération, et ne disant rien de ces derniers. Voici un exemple d’un dilemme direct et de la rétorsion :

Si une monarchie fait toujours de mauvais élèves, les élèves d’une monarchie n’ont donc jamais d’aptitude pour la république ; et si les élèves d’une monarchie peuvent avoir de l’aptitude pour la république, il n’est donc pas vrai que la monarchie fasse toujours de mauvais élèves. Ainsi, dans les deux cas, il faut les laisser vivre sous la monarchie. On peut répondre : s’ils reçoivent une mauvaise éducation sous la monarchie, il faut les mettre en république pour les élever mieux ; et si la monarchie les a bien élevés pour la république, il faut les faire vivre sous le gouvernement pour lequel la monarchie les a si bien élevés. Ainsi, dans les deux cas, il faut les constituer en république. L’on voit que le vice de ces deux raisonnemens dépend de deux énumérations incomplètes en sens contraires.

Cependant on peut faire des dilemmes exacts, ou, ce qui est la même chose, on peut mettre plus d’exactitude dans l’énumération des parties essentielles du sujet de la question ou de son attribut, en divisant toujours l’un et l’autre en deux parties contradictoires ; c’est-à-dire, en deux modes, l’un positif, l’autre négatif ; par exemple, de cette manière : les lettrés, soit quand ils réussissent, soit quand ils ne réussissent pas ; ou en deux classes opposées, c’est-à-dire, telles qu’on puisse nier de l’une le mode qu’on affirme de l’autre : les lettrés qui réussissent, ou ceux qui ne réussissent pas ; ou en ces trois classes : ceux qui réussissent toujours, ceux qui ne réussissent jamais, et ceux qui ont tantôt des succès, tantôt des disgrâces ; ou en trois degrés, savoir : le maximum, le medium et le minimum, soit de la qualité, simple ou composée, qui caractérise le sujet de la question, soit de celle qu’on en affirme ; ou enfin, ce qui vaut encore mieux, en rendant toujours les expressions comparatives : ceux qui réussissent plus souvent qu’ils n’échouent, et ceux qui échouent plus souvent qu’ils ne réussissent ; ou en rapportant les degrés de toutes les progressions à quelque degré fixe et connu, déterminé par des instrumens comparables ; ou à quelque sujet ( individu ou société) très connu. Par exemple, pour faire un dilemme exact sur les corps chauds, on peut, en rapportant le mode caractéristique du sujet à ce degré fixe, et en usant d’une expression comparative, diviser ainsi : les corps dont le degré de chaleur est plus souvent au-dessus du degré moyen qu’au-dessous, et ceux dont le degré de chaleur est plus souvent au-dessous de ce terme fixe qu’au-dessus. Pour abréger, on appelleroit chauds actuellement tous les corps dont le degré de chaleur seroit actuellement au-dessus de ce terme fixe, et froids actuellement ceux dont le degré actuel de chaleur seroit au-dessous ; et il en seroit de même du degré habituel : on appelleroit simplement chauds ceux dont le degré habituel serait au-dessus du terme fixe, et simplement froids ceux dont le degré habituel seroit au-dessous. Car le degré moyen, précis, et l’égalité, n’ont jamais, ou presque jamais lieu ; et l’on peut, sans erreur sensible, les regarder comme n’ayant aucune réalité ; ce ne sont que des limites purement idéales, les degrés des modes des êtres réels, étant toujours d’un côté ou de l’autre de ce terme fixe, et toujours inégaux.

N. B. Que cette manière de diviser mettroit en état de répondre à cette question qu’on pourroit faire au chancelier Bacon, qu’il ne se fait point, et à laquelle par conséquent il ne fait aucune réponse : quel est de degré de chaleur des corps que, dans vos trois tables de comparution ou d’invention, vous qualifiez de chauds, et le degré de ceux que vous qualifiez de froids ? On répondroit aujourd’hui : j’appelle chauds ceux dont le degré de chaleur, actuel ou habituel, est au-dessus du dixième degré (échelle de Réaumur) ; et froids, ceux dont le degré, actuel ou habituel, est au-dessous de ce terme fixe ; et il en seroit de même de tous les autres modes. Car, pour le dire en passant, les idées de notre philosophe sont un peu vagues ; mais ce vague n’est plus un inconvénient, puisque nous venons de l’ôter.

IV. Disjonctif. Un raisonnement disjonctif est un syllogisme dont la majeure est disjonctive ; c’est-à-dire, est une proposition dont l’attribut est divisé en deux parties, telles que, l’une ou l’autre ayant lieu nécessairement, si l’on ôte l’une, l’autre s’ensuit évidemment ; ou en deux parties telles qu’elles ne peuvent avoir lieu toutes deux ensemble, et que, l’une étant supposée, l’autre est évidemment exclue.

Ainsi, le disjonctif peut avoir deux formes ou deux modes, et par conséquent deux usages différens ; modes qui ne laissent pas d’avoir ceci de commun, qu’une personne ayant à opter entre deux opinions ou deux résolutions incompatibles, on la force à faire un choix, en lui montrant cette nécessité. Elles diffèrent, en ce que, dans la première, de deux sentimens, ou partis proposés, l’un ou l’autre devant nécessairement être choisi, dès qu’on rejette l’un, on est forcé d’adopter l’autre ; au lieu que, dans la seconde forme, les deux opinions ou résolutions ne pouvant être réunies, dès qu’on adopte l’une, on est forcé de rejeter l’autre.

La première forme sert à déterminer les gens incertains ou irrésolus qui, ayant à opter entre deux opinions ou deux résolutions, ne peuvent se résoudre à prendre l’une ou l’autre et voudraient les rejeter toutes deux à la fois. La seconde, à réprimer ces gens qui veulent réunir deux sentimens où deux partis incompatibles ; elle les force à rejeter l’un en adoptant l’autre, et à se contenter de ce qu’elles peuvent saisir.

À chaque instant nous avons occasion de faire de ces raisonnemens. Il est une infinité de biens, par exemple, de vertus et de talens, d’amis, de places, de succès, d’avantages, qu’il seroit doux de pouvoir réunir, mais qui, à certains degrés, sont incompatibles dans un même sujet et dans un même temps, parce que ces vertus on ces talens exigent dans le sujet des dispositions contraires qui, dans leur plus haut degré, s’excluent réciproquement, du moins dans un même temps. Il est aussi beaucoup de situations où l’on est forcé d’opter entre deux maux ou deux inconvéniens opposés ; on voudroit bien les éviter tous deux à la fois, quoique cela soit impossible, et alors il est clair qu’il faut se résoudre à accepter le moindre, pour se délivrer du plus grand. Ainsi, la première de ces deux formes regarde nos craintes ; et la seconde, nos désirs ; et toutes deux, la vie entière, Car il n’est point d’individu qui ne veuille à chaque instant réunir deux avantages incompatibles, ou fuir en même temps deux genres opposés d’inconvéniens qui se relaient perpétuellement pour nous tourmenter, et dont l’un, en fuyant, appelle l’autre. Et la vie entière n’est qu’un perpétuel combat entre deux désirs, entre deux craintes ou entre uns crainte et un désir.

Ou attaque la première forme, 1°. en faisant voir qu’on n’est pas absolument réduit à opter entre les deux opinions où les deux résolutions proposées, et qu’il y a un sentiment ou un parti moyen ; 2° en faisant voir que l’adversaire a eu tort d’exclure celle qu’il a exclue.

On attaque aussi la seconde forme de deux manières : 1°. en faisant voir que les deux sentimens ou les deux partis peuvent être réunis ; 2°. que l’adversaire a eu tort de supposer que tel des deux a été ou doit être choisi.

Au fond, on peut toujours faire rentrer l’une dans l’autre ces deux formes, sur-tout dans les questions de morale et de politique ; car être forcé d’opter entre deux avantages, ou de renoncer à l’un en se procurant l’autre, et être forcé d’opter entre les deux inconvéniens opposés à ces deux avantages, ou d’accepter l’un de ces deux inconvéniens, en se délivrant de l’autre, c’est précisément la même chose. Et dans les questions de physique, opter entre deux causes, et rejeter l’une en admettant l’autre, c’est aussi la même chose qu’opter outre les deux causes contraires à ces deux premières, et supposer l’une après avoir exclus l’autre.

Ces deux formes de raisonnemens donnent aussi lieu à beaucoup de sophismes, qui ont la même source que Les dilemmes vicieux ; savoir : les énumérations incomplètes. On est souvent trompé par l’apparente opposition de deux opinions ou de deux résolutions entre lesquelles il y a un milieu qu’on n’aperçoit pas d’abord, l’opposition n’étant que dans l’expression, et non dans les choses.

1°. Les opposés en question ne sont quelquefois que les deux extrêmes d’une progression, le minimum et le maximum, le défaut et l’excès, soit d’un même mode, soit de la quantité d’une mème substance ; et alors il y a un milieu ; savoir : le degré moyen, qu’on peut adopter, en rejetant les deux extrêmes ; ce qui s’applique à toutes les espèces possibles de substances et de qualités, de facultés, d’actes et d’habitudes utiles ; car, en tout, il y a le trop, le trop peu, et la quantité suffisante.

Par exemple, si quelqu’un raisonnoit ainsi : vous avez renoncé aux richesses, sachez donc être heureux dans la pauvreté ; on pourroit lui répondre : j’ai renoncé à la pauvreté ainsi qu’aux richesses, et je vise à la médiocrité, où je ne suis pas encore.

2°. Il faut voir si la conclusion du raisonnement ne regarde pas deux temps différens. Car il est, comme nous le disions plus haut, des choses, par exemple, des facultés physiques, des talens ou des vertus opposées, qui ne peuvent être réunies dans le même temps, dans un même sujet, mais qui peuvent très bien s’y réunir dans deux temps différens.

Par exemple, si quelqu’un raisonnoit ainsi : c’est en vain que vous voulez réunir dans vos écrits, et au plus haut degré, la force du raisonnement et la légèreté du style, la première de ces deux perfections exigeant que la fibre soit tendue ; et la seconde, gu’elle soit souple et un peu relachée : vous vous piquez de raisonner avec force ; renoncez donc à cette légèreté d’expression à laquelle vous prétendez ; on pourroit répondre : en inventant les raisonnemens, quand ma fibre sera tendue, et les expressions, quand elle sera souple, je réunirai ainsi dans mes écrits ces deux genres de perfection que vous croyez incompatibles, parce que, voulant faire en un seul temps ce qu’il faut faire en deux temps ; vous n’employez une de vos mains qu’en vous coupant l’autre.

Ainsi, pour vérifier les raisonnemens de cette espèce, il faut voir si les deux opposés entre lesquels l’adversaire propose d’opter, ne sont pas deux degrés opposés, c’est-à-dire, fort inégaux, ou extrêmes d’une même chose (substance ou mode), et si la conclusion regarde précisément le même temps que les prémisses ; la plupart des prétendues oppositions n’étant que les degrés extrêmes, le minimum et le maximum, le défaut et l’excès d’une même substance ou d’un même mode ; extrêmes qui, à la vérité, s’excluent réciproquement d’un même sujet dans un même temps, mais non pas en deux temps différens.

À proprement parler, on peut toujours faire des disjonctifs, car l’on ne détibère que parce qu’on est irrésolu : l’on n’est irrésolu que parce qu’on veut réunir des avantages incompatibles, ou parce qu’on veut éviter tout à la fois des inconvéniens dont on ne peut éviter les uns qu’en s’exposant aux autres ; au lieu d’accepter les moindres, pour éviter les pires.

Il est vrai qu’en toute délibération sur le choix à faire entre deux résolutions, il y a toujours des deux côtés des avantages et des inconvéniens dont il n’est pas toujours facile de déterminer la vraie proportion. Les seuls qui, en toute délibération, se décident aisément, ce sont ceux qui voient promptement, de chaque côté, l’avantage et l’inconvénient propre, direct, principal et sommaire ; qui savent comparer, de chaque côté aussi, l’avantaye à l’inconvénient, pour avoir un reste ; enfin, comparer ces deux restes.

Quant à cette combinaison du disjonctif et du dilemme, à laquelle notre auteur donne le nom d’exemples de la croix, nous avons déterminé sa nature et ses propriétés dans les notes placées sous le texte de l’aphorisme XXXVI de la seconde partie, et dans celles qui ont été renvoyées à la fin du chapitre.

Propriétés et fonctions des exemples ostensifs et clandestins (ou de maximum et de minimum) et de leur combinaison. Cette note se rapporte aux aphorismes XIII, XXIV et XXV de la seconde partie. Pour établir solidement à posteriori, ou par la voie de l’induction, une proposition générale affirmative, il n’est pas nécessaire de la prouver de toutes les espèces du genre qui est le sujet de cette proposition ; il suffit de la prouver des deux extrêmes de ce genre.

Car un genre est un assemblage idéal de choses (substances ou modes), possédant en commun la qualité, simple ou composée, qui constitue le genre, mais l’ayant à différens degrés, et conçues comme réunies sous une seule idée collective, directement où indirectement désignée par le nom de ce genre.

Ainsi, le nom d’un genre désigne directement ou indirectement une échelle, composée des différens degrés de la qualité qui constitue le genre ; échelle qui a son maximum, son minimum, son degré moyen, ou medium, et ses degrés intermédiaires ; définitions qu’on doit appliquer à tous les termes qualificatifs, aux substantifs abstraits ; aux verbes, aux adverbes, etc, exprimant des modes, actifs, passifs ou neutres, ou des modes de modes, etc.

Cela posé, étant donnée une qualité appartenante à tout un genre, et dont j’entrovois la forme (ou raison nécessaire et suffisante) ; si je vois que cette forme présumée se trouve au maximum dans les sujets où la qualité à définir est au maximum (et vice versa), et au minimum dans ceux où celle-ci est au minimun (et vice versa) ; j’en conclus que la première est la véritable forme.

Car la propriété que cette qualité présumée être la forme, a de produire, lorsqu’elle est à son maximum, le maximum de la qualité à définir, prouve que son efficacité, à cet égard, ne dépend pas de sa petite quantité. La propriété qu’elle a de produire, lorsqu’elle est à son minimum, le minimum de la qualité en question prouve que son efficacité, à cet égard, ne dépend pas non plus de sa grande quantité. Et les deux espèces de faits réunies prouvent en général que son efficacité, au même égard, ne dépend pas de sa quantité, mais de sa mature, de son espèce.

De plus, ces deux espèces de faits, réunies avec les réciproques, prouvent que cette qualité présumée être la forme de la qualité a définir, est en effet sa raison nécessaire et suffisante, c’est-à-dire, sa véritable forme. Car, si elle n’étoit pas cause suffisante, mais seulement cause nécessaire et concourante de la qualité en question, son maximum ne produiroit pas le maximum de cette qualité, mais tout au plus quelque degré inférieur : et le minimum de la première ne pourroit produire la dernière, même au plus foible degré. Enfin, si elle n’en étoit pas la raison nécessaire, la qualité en question paroîtroit quelquefois sans elle ; ce qui est contre l’hypothèse.

En sorte que cette même forme, qui, dans les exemples ostensifs, ou de maximum, a été d’abord aperçue, les exemples clandestins, ou de minimum, où elle est moins sensible, servent ensuite à la vérifier, à la confirmer, à la généraliser, c’est-à-dire, à prouver qu’elle appartient à tout le genre directement ou indirectement désigné par le terme général, qui est le sujet de la proposition à établir (soit nom commun, soit terme qualificatif, soit substantif abstrait, etc.)

On prouveroit de même qu’une qualité appartient à tout un genre ; car dire qu’une qualité est inhérente à tout un genre, et commune à toutes ses espèces, c’est dire que la qualité qui constitue le genre, ou ce que toutes ses espèces ont de commun, est cause essentielle, forme, ou raison nécessaire et suffisante de cette qualité.

Or, cette règle que nous donnons pour vérifier une cause formelle, doit être appliquée aux causes matérielles et efficientes ; car on ne vise pas toujours à un but aussi élevé que celui de notre auteur.

Enfin cette même règle, qui a pour objet la vérité ou la réalité des effets d’une cause, suffit également pour démontrer la bonté, l’utilité de ses effets ; et deux espèces de faits suffisent également pour démontrer qu’une chose, substance ou mode, est bonne, toto genere (dans tout son genre ou tous ses degrés).

Car, si elle est bonne au maximum, cette bonté ne dépend donc pas de sa petite quantité : si elle est bonne au minimum, cette bonté ne dépend donc pas de sa grande quantité. Enfin, si elle est bonne, tant dans son maximum que dans son minimum, sa bonté ne dépend donc pas de sa quantité, mais de sa nature, de son espèce.

Cette manière d’établir une proposition générale en la démontrant du maximum et du minimum du genre qui est son sujet, a le triple avantage d’être sûre, précise et pittoresque. Puis, la proposition générale étant solidement établie par cette méthode inductive ou analytique, on peut ensuite la développer par la voie synthétique, qui résout en leurs espèces et sous-espèces des genres désignés par son sujet et par son attribut ; et déduire, par cette voie, une infinité de propositions particulières, dont les sujets se trouveront compris entre les limites marquées par ce maximum et ce minimum : ces propositions seront l’expression de faits nouveaux, qui, étant situés entre ces faits extrêmes, n’auront pas été nécessaires pour établir le principe, et elles fourniront de nouvelles explications, de nouveaux pronostics et de nouvelles règles.

Mais, pour établir une proposition universelle négative, deux espèces de faits ne suffisent plus ; il en faut trois. Car la qualité, ou l’effet en question, peut dépendre d’une certaine médiocrité dans la quantité du mode, qui est regardé comme sa cause essentielle ou sa forme ; et alors ce qui ne seroit vrai ni du maximum ni du minimum du genre qui est le sujet de la proposition générale, le seroit du medium ou degré moyen. Et de cette nature sont presque toutes les propositions de l’ordre moral et de l’ordre physique, qui se rapportent au bonheur et à l’utilité de l’homme. Par exemple, il faut au moins trois espèces de faits pour prouver qu’une chose, substance ou mode, n’est pas bonne, ou, ce qui est la même chose, qu’elle est mauvaise à tous ses degrés ; car il n’y a pas de milieu, Il est mille choses qui, étant mauvaises dans leur excès et leur défaut, ne sont bonnes que dans leur degré moyen. Tels sont les talens, les vertus, les alimens, les exercices du corps et de l’esprir ; en un mot, tous les moyens nécessaires ou utiles à notre conservation ou à notre bien-être. Ainsi, ce seroit mal raisonner que de conclure de ce qu’une chose est mauvaise dans son maximum et son minimum, qu’elle l’est aussi à son degré moyen ; il faudroit encore faire voir qu’elle l’est à ce dernier degré.

Ce n’est pas tout : quelquefois une seule espèce de faits suffit pour prouver qu’une qualité appartient à tout un genre. Si la qualité en question se trouve dans le minimum d’un genre, à plus forte raison se trouvera-t-elle dans les degrés supérieurs. Ainsi, les exemples clandestins suffisent pour prouver qu’une qualité est dans tout un genre. Par exemple, si la force attractive se trouve dans les fluides mêmes qui n’en paroissent pas susceptibles, et dont les parties semblent être toutes incohérentes, à plus forte raison se trouve-t-elle dans les solides où la cohésion des parties est manifeste, et l’on peut croire que cette force est commune à toutes les parties de la matière.

De même, si le minimum d’une cause suffit pour produire tel effet, à plus forte raison son maximum et même ses autres degrés seront-ils suffisans pour le produire ; et ces faits de minimum suffiront quelquefois pour prouver l’efficacité d’une cause, ou du moins pour préparer la preuve complète.

Au contraire, si telle cause, même lorsqu’elle est à son maximum, ne suffit pas pour produire tel effet ; à plus forte raison, lorsqu’elle est à ses autres degrés inférieurs, et sur-tout à son minimum, est-elle insuffisante pour lLe produire.

Le maximum et le minimum de chaque genre se montrent réciproquement ; et l’un démontre les effets de tout le genre, annoncés par l’autre. Les maximum sont nécessaires aux esprits vulgaires pour découvrir les causes, et les minimum suffisent aux esprits pénétrans pour faire cette découverte.

Telle cause, à son maximum, disent les premiers, produit tel effet à un degré marqué ; il est donc probable qu’à ses autres degrés sensibles elle le produira encore à d’autres degrés également sensibles. Telle cause, à son minimum, disent Les derniers, produit tel effet ; que seroit-ce donc si elle étoit à des degrés supérieurs, et sur-tout à son maximum ? Où vas-tu ? crioit-on à Peretti de Montalte, lorsqu’il abandonna ses pourceaux pour paître ses ânes. Je vais être pape, répondit-il, et soixante ans après il le fut, parce que durant soixante ans il voulut l’être. Comment vous y prîtes-vous pour découvrir le vrai système du monde, disoit-on au grand Newton ? En y pensant fort souvent, murmura-t-il. Il ne faut pas des exemples moins sensibles ni moins frappans pour faire sentir au troupeau des esprits ordinaires, le pouvoir immense de l’unité de but et de la continuité d’action.

Mais, si nous parlons à des esprits plus pénétrans, nous raisonnerions ainsi sur un autre sujet. La fragilité d’un vaisseau de verre est proportionnelle à la promptitude avec laquelle on le fait refroidir, après l’avoir fabriqué. Ainsi, sa malléabilité, qualité diamétralement opposée à la fragilité, est en raison directe de la lenteur de son refroidissement, ou du temps qu’on emploie à le faire recuire. Il est donc probable que, si on le faisoit refroidir avec une extrême lenteur, ou recuire pendant un temps extrémement long, par exemple, pendant plusieurs jours, à l’aide d’une espèce de petite galerie couverte qui communiqueroit avec le fourneau de verrerie, on retrouveroit peut-être le verre malléable *.

Avantages des preuves négatives. Cette note se rapporte à la fin du XVe. aphorisme de la seconde partie. Pour établir solidement à posteriori, et par la voie de l’induction ordinaire, une proposition générale affirmative, il faudroit être en état de prouver que son attribut convient à toutes les espèces du genre qui est son sujet ; et pour pouvoir démontrer cela, il faudroit d’abord pouvoir dénombrer toutes ces espèces. Or, il est impossible de faire l’énumération complète de toutes les espèces, présentes, passées, futures et possibles, d’un genre. Il est donc impossible de démontrer à posterioré, et par l’induction vulgaire, une proposition générale.

Nous avons, il est vrai, prouvé, dans la note précédente, qu’on peut établir solidement une proposition générale, en faisant voir que son attribut convient au maximum et au minimum du genre qui est son sujet. Mais on ne trouve pas toujours sous sa main de tels faits ; et ceux qui peuvent servir de base aux preuves négatives, sont beaucoup plus communs.

Enfin, en employant les preuves positives du genre le plus connu, on n’est presque jamais assuré d’avoir fait entrer dans ces raisonnemens, quelquefois fort composés, toutes Les considérations nécessaires, de n’y avoir admis aucune proposition fausse ou douteuse ; enfin, de n’avoir déduit, de propositions vraies, aucune conséquence fausse ; au lieu que nous sommes presque toujours maîtres de donner des preuves négatives et de vraies démonstrations en ce genre.

Car donner une preuve négative, c’est faire voir qu’il est impossible que ce qu’on affirme ne soit pas tel qu’on le dit ; que si cela n’étoit pas vrai, ce que nous connoissons le mieux ne pourroit être, que la contradictoire de la proposition qu’on soutient, est diamétralement opposée à des propositions connues et incontestables. Or, pour s’assurer que deux propositions sont contradictoires, et qu’une supposition n’est pas conforme à la réalité des choses, on n’a pas besoin de faire des énumérations complètes, puisqu’alors il ne s’agit pas de rien dénombrer. Pour prouver une contradiction, c’est assez d’un seul fait ; et de toutes les espèces de relations, les rapports d’opposition sont ceux que nous saisissons le mieux.

Ainsi, la meilleure méthode pour démontrer une proposition générale affirmative, c’est de démontrer la fausseté de sa contradictoire, en faisant voir que celle-ci est en contradiction manifeste avec les vérités les plus connues, et continuellement vérifiées par l’expérience.

Il est inutile de donner ici des exemples de cette méthode que nous avons suivie dans un grand nombre de notes ; comme dans celles où nous avons fait voir qu’il est impossible que tous les corps ne soient pas intimement pénétrés d’un fluide très subtil et composé de tous les élémens ; que tout l’espace soit entièrement plein ; qu’il n’y ait pas des forces répulsives aussi universelles que des forces attractives) que la lune, et même que toutes les planètes, tous les soleils, n’agissent pas sur le corps humain ; que le fluide vital n’agisse pas du moins à une petite distance d’un corps animé, etc.

Sur les proportions et les progressions naturelles. Cette note se rapporte aussi aux aphorismes XIII, XXIV et XXV de la seconde partie. Ce qui fait que les proportions et les progressions naturelles ne ressemblent pas aux proportions et aux progressions géométriques, c’est que les premières ne sont pas simples ; c’est-à-dire, des assemblages de raisons simples, mais des assemblages de raisons composées.

Chaque cause efficiente, quant à elle-même et à son action propre, a, toutes les circonstances et toutes les conditions restant les mêmes et au même degré, des effets qui lui sont géométriquement proportionnels. Mais cette cause a besoin de certaines conditions pour exercer son action. Or, ces conditions ne croissent et ne décroissent pas toujours, ou plutôt ne croissent et ne décroissent presque jamais, en même raison que la cause. Les unes croissent en plus grande raison, les autres en moindre raisons ; d’autres décroissent, tandis qu’elle croît ; d’autres, enfin, croissent, tandis qu’elle décroît ; et, pour tout dire en deux mots, les unes croissent en raison directe, les autres en raison inverse de cette cause.

De l’effet composé de toutes ces conditions combinées avec la cause ; résulte une proportion au progression composée et mixte, semblable aux proportions ou progressions géométriques, quant à ses élémens, et différente quant à son tout. Car chaque cause, ou chaque condition, considérée d’une manière isolée, a, lorsqu’elle est double, triple, quadruple, etc. un effet double, triple, quadruple, etc.

Si donc on pouvoit analyser l’action de chaque cause assez exactement pour pouvoir déterminer ce qui lui est propre, et ce qui appartient à chacune des conditions qui provoquent et favorisent, ou empêchent et gênent son action, on verroit que la proportion ou la progression relative à chacune de ces causes et conditions élémentaires, est une proportion ou progression géométrique simple ; et que la proportion ou progression relative à leur combinaison, n’est qu’un composé de ces proportions ou progressions simples et géométriques.

Ce qui fait qu’il est quelquefois difficile de démêler dans un sujet effet propre de chaque cause et de chaque condition, c’est que la cause efficiente, en augmentant ou diminuant elle-même les conditions qui favorisent ou gênent son actions augmente ainsi l’effet de cette action, ou se fait obstacle. Or, comme l’effet propre de la cause et celui des conditions sont simultanées, il est difficile de les observer séparément.

D’ailleurs, nous ne pouvons observer les corps que dans leur composition, parce que les sens, à l’aide desquels nous les observons, et le sensorium commun, sont eux-mêmes composés : par exemple, l’œil est une sorte de première lunette achromatique *2, composée de trois verres, dont le foyer postérieur, pour les objets médiocrement éloignés, est à la partie sensible de cet organe, l’œil intérieur se trouvant précisément à ce foyer : on peut aussi le regarder comme une chambre noire à triple objectif. Or, cet instrument et la partie qui perçoit, sont fort composés ; et nous ne pouvons arriver au simple, qu’à la lumière de notre raison et à l’aide du fil de l’analyse, comme l’observe notre auteur dans le chapitre même que nous commentons et suppléons.

Notre auteur observe (aphorisme CX de la première partie) qu’il est beaucoup de découvertes que les hommes auroient pu faire dès les premiers siècles, s’ils eussent un peu plus regardé autour d’eux ; mais qui ont échappé à leurs yeux inattentifs, quoiqu’elles fussent, pour ainsi dire, à leurs pieds. Nous ne connoissons point d’exemple qui puisse mieux que le suivant, démontrer cette vérité.

Supposons qu’on propose à nos plus savans méchaniciens ce problème : inventer une machine par le moyen de laguelle un poids puisse être transporté d’un point quelconque A à un autre point quelconque B, sans autre moteur que lui-même, ils seroient fort embarrassés ; cependant rien n’est plus simple que la solution de ce problème.

Soit le point A, une calle, un embarcadère, en un mot, un lieu d’embarquement et de débarquement au bord de la mer où d’une rivière ; et le point B, un magasin éloigné de 100 pieds du point A, et à la porte duquel il faille transporter des marchandises ; par exemple, des balles de toile déchargées sur cette calle,

Du point A au point B j’établis un plan incliné composé de deux files de planches fort épaisses, placées de champ, parallèles entr’elles, également inclinées à l’horizon, et assemblées bout à bout avec assez de justesse, pour que la ligne qui rase le bord supérieur de chaque file, soit aussi droite qu’il est possible,

Soient aussi deux roues, égales en tout, fort épaisses, dont la circonférence soit creusée comme celle d’une poulie, mais un peu profondément ; que ces deux roues soient fixées, à quarré, sur un arbre ou essieu parallèlement entr’elles, et à telle distance l’une de l’autre, qu’étant placées sur les deux files de planches qui forment le plan incliné, elles puissent tourner avec facilité vers le haut ou vers le bas de ce plan, moyennant la double gorge qui les guide, et qui les empêche d’en sortir ; enfin, qu’une des extrémités de cet axe déborde l’une des deux roues d’environ un pied.

Actuellement je me place vis-à-vis et fort près de cette roue, ayant à ma droite le magasin, et par conséquent le haut du plan incliné. Je fixe sur la partie excédante de l’essieu et fort près de la roue ; l’extrémité d’une corde je lui fais faire plusieurs tours sur cet essieu, en tournant de droite à gauche, et je laisse pendre du côté qui regarde le haut du plan incliné, le bout de cette corde qui porte un crochet de fer.

J’élingue une balle de toile dans le bateau rangé près de la calle (élinguer une balle, une barique, etc. c’est passer sous ce fardeau une corde doublée et nouée par ses deux extrémités, puis passer une de ses extrémités à travers l’autre (qui, étant double, présente une espèce de boucle), afin de former un nœud courant pour serrer fortement le fardeau, et de manière que l’excédant de cette corde forme aussi une boucle qu’on peut ensuite accrocher où l’on veut) : cela posé, la balle ayant été déchargée sur la calle au pied du plan incliné où se trouvent aussi les deux roues, je la suspends au crochet qui termine la corde mise sur leur axe commun ; comme la balle ainsi placée se trouve du côté qui regarde le haut du plan incliné, il est clair qu’en agissant par son poids sur cette corde, elle fera tourner l’essieu, et en même temps les deux roues qu’il porte, vers le haut de ce plan ; que la balle se transportera elle-même vers le magasin, sans autre moteur que son propre poids ; et que, si le rapport du diamètre de l’essieu au diamètre des deux roues est tellement proportionné à l’inclinaison du plan, que la quantité dont les roues élèveront le poids en faisant un tour entier, suit précisément égale à la quantité dont ce poids se sera abaissé en faisant faire aussi un tour entier à l’essieu, et en dévidant une partie de la corde égale à ce tour, le poids, en avançant vers le magasin, restera toujours également élevé au-dessus du terrein, si ce terrein est parfaitement uni.

Or, voici cette proportion : il faut que le diamètre de l’essieu soit à celui des deux roues, pris en dedans de leurs gorges, comme le sinus de l’angle d’inclinaison du plan est au rayon, ou sinus total.

Car, si l’angle d’inclinaison du plan est, par exemple, de 14 degrés 30 minutes ; le diamètre de chaque roue, de 4 pieds ; celui de l’essieu, d’un pied ; et celui de la corde, d’un pouce ; cette corde fera environ 8 tours sur la partie excédante de l’essieu, et n’en couvrira que 8 pouces ; les roues, en faisant un tour entier, parcourront un peu plus de 12 pieds sur le plan incliné ; le poids avancera presque d’autant vers le magasin : après 8 tours, les roues seront au haut du plan ; et le poids, à la porte du magasin (je prends des nombres ronds pour épargner au lecteur les fractions). Alors, pour peu qu’un homme pèse sur la corde, il fera descendre le poids jusqu’à terre, et pourra aisément décrocher l’élingue.

Puis, comme les deux roues, débarrassées du poids, redescendroient beaucoup trop vite, il mettra sur le crochet un petit poids (par exemple, un petit seau, un petit panier rempli de cailloux, dont il pourra augmenter où diminuer le nombre à volonté). Et même on pourroit y laisser toujours ce petit poids ; parce qu’en montant, il accéléreroit le mouvement des roues ; et en descendant, le ralentiroit. Le bas du plan incliné pourra être garni de quelque matière molle, pour amortir le coup que donneront les roues à la fin de leur descente, et les ménager d’autant.

Je n’ai pas besoin d’ajouter que ce poids se transporteroit de même à la distance de 500, de 1000 pieds, etc. que ce même moyen pourroit être employé pour fournir de l’eau à des lieux élevés, etc. il suffira d’avertir que l’inclinaison du plan ne doit pas être fort grande. Celle de 14 degrés 30 minutes, dans le cas supposé, le seroit un peu trop ; car le sinus de cet angle étant à peu près égal à du rayon, l’extrémité la plus élevée du plan le seroit de 25 pieds au-dessus du rez-de-chaussée ; ce qui seroit gênant ; sans compter que les roues glisseroient vers le bas du plan, à moins que le limbe supérieur des planches, et les gorges des deux roues, ou poulies, ne fussent un peu dentelées. Je n’ai choisi ce nombre de 14 que pour la commodité du calcul et la facilité de l’exeplication.

L’idée originale qui est la base de cette invention, appartient au citoyen Deforges *3, homme aussi modeste et aussi gracieux qu’inventifs ; idée moins imposante, mais plus utile et plus neuve que celle des montgolfières, des aérostats, etc.

Les deux notes suivantes se rapportent à la totalité du Novum Organum ; savoir : la première, à la partie négative ; et la dernière, à la partie positive.

I. Tous nos jugemens sur les hommes et les choses doivent être mêlés de louange et de blâme, comme tout ce que nous jugeons est mêlé de bien et de mal ; pourquoi vouloir juger de face le visage qu’on n’a vu que de profil ? La cause essentielle ou la forme de la plupart des erreurs où des équivoques, est de prendre la partie pour le tout, et d’attribuer à ce tout qu’on ne connoît pas, ce qui ne convient qu’à la partie qu’on connoît ; ou, si l’on connoît suffisamment le tout, d’attribuer à ce tout qu’on n’envisage pas complètement, ce qui ne convient qu’à telle de ses parties qu’on envisage : genre de sophisme dont la cause la plus ordinaire est ou la paresse, qui, allant au plutôt fait, veut tout savoir en devinant de fort loin ce qu’il faudroit prendre la peine d’observer de fort près ; ou une passion plus active, qui fait que, s’attachant trop à certaine partie qui plaît ou déplaît excessivement, on veut juger du tout par la considération de cette seule partie qui frappe l’imagination.

C’est parce qu’on s’occupe trop d’une partie de son corps ; qu’on est mal sain.

C’est parce qu’on s’occupe trop de soi, qu’on est vicieux.

C’est parce que le prince ou le magistrat s’occupe trop de lui-même et des siens, que l’état est mal gouverné.

C’est parce que telle partie de l’Europe s’ocupe trop d’elle-même, ou en occupe trop les autres, que l’Europe est en feu, Mais c’est sur-tout dans le corps politique de chaque nation que se fait le plus vivement sentir la terrible maladie dont nous parlons, dont toutes les sociétés humaines sont atteintes, et dont elles ne pouvoient se garantir que par la considération et la pratique perpétuelle de cette grande maxime : la patrie est un tout dont nous ne sommes que les parties, et la meilleure de ces parties c’est celle qui ne se prend jamais pour le tout ; la pire est celle qui veut dominer, et qui, au lieu de se faire l’instrument du tout, veut faire de ce tout son instrument.

Ainsi, et les erreurs, et les maladies, et les vices, et la fausse politique, et les plus grands maux, dont qu’un seul et même principe, qu’une seule et mème source ; l’égoïsme d’une certaine partie du tout, qui tire tout à elle, soit toute l’attention, soit toute l’action ; et il existe une relation étroite, une dépendance mutuelle entre la sagesse des jugemens et la droiture des intentions ; la justesse de l’esprit et la justice du cœur dérivant l’une de l’autre. Par cela même que l’homme vertueux, voulant être juste, embrasse la totalité de la personne ou de la chose qu’il juge, et de la société à laquelle il la rapporte ; il est sage dans ses jugemens. Et l’homme sage, par cela seul que, voulant être exact, il embrasse le tout, et dans la personne ou la chose qu’il juge, et dans la société par rapport à laquelle il l’apprécie, est juste dans ses jugemens.

Nous avons dit indifféremment la cause des erreurs ou des équivoques et des disputes ; vu que le plus souvent les unes et les autres n’ont qu’un même principe et qu’une même source. C’est parce que, de deux interlocuteurs (soit individus, soit sociétés) le moins sage s’attache uniquement à une certaine partie du sujet de la question, en faisant abstraction des autres parties qu’il devroit aussi considérer, tandis que le plus sage embrasse le tout ; que le premier étant dans l’erreur, tandis que le dernier saisit lu vérité, ils ne s’accordent pas. Et c’est parce que les sages, en chaque question, embrassent la totalité du sujet, tandis que les fous s’attachent, les uns à une partie, les autres à une autre, que les fous disputent sans cesse, et que les sages sont toujours d’accord. Dans toute question, chaque partie du sujet prise pour le tout, donnant lieu à une erreur, il y a autant d’erreurs possibles et différentes, que ce sujet a de parties distinctes qui peuvent être ainsi prises pour le tout, Mais le tout est un ; lu vérité qui est dans la considération de ce tout ; est également une ; et c’est dans cette vérité que coïncide toute sagesse.

Manière de limiter les principes et les règles ; pourquoi toutes nos règles ont des exceptions ; méthodes pour les faire disparoître. Cette note se rapporte au XVe aphorisme de la seconde partie, et spécialement à ces mots : si l’esprit tente cette opération dès le commencement,… nous n’aurons que des principes défectueux qu’il faudra corriger à chaque instant, etc. et aux aphorismes XXVIII et XXIX. Les mêmes causes, au même degré, toutes les circonstances et conditions restant les mêmes et égales, auront toujours les mèmes effets.

Mais, 1°. les circonstances ne sont pas toujours les mêmes ; souvent telle cause dont l’effet le plus ordinaire est bien connu, se trouvant combinée dans un sujet avec d’autres causes qui la combattent et qui lui sont égales ou supérieures, n’a pas actuellement son effet ; ou cet effet n’est pas sensible, quoique la cause le soit encore ; et alors l’on donne ces cas comme des exceptions ; c’est-à-dire, comme des faits qui prouvent que cette cause n’a pas toujours l’effet que lui attribue le principe qui l’énonce (ou ne mène pas toujours au but auquel on tend, par le moyen qu’énonce la règle répondante à ce principe).

Cependant, quoique l’effet de cette cause ne soit pas actuel et sensible, il n’en est pas moins réel, ni même moindre ; et quoique l’acte n’ait pas lieu, la tendance demeure toute entière. Dans de telles combinaisons, tandis que l’effet propre, direct et positif de la cause en question est détruit, elle diminue d’autant l’effet contraire que ces causes tendent à produire. Or, qu’elle produise son effet propre et direct, ou qu’elle diminue d’autant l’effet contraire, c’est, quant à son efficacité, précisément la même chose., Par exemple, Supposons deux corps mous, A et B, qui se choquent directement, et selon des directions diamétralement opposées, avec des quantités de mouvement inégales, A allant vers l’occident, B vers l’orient, et A étant le plus fort. Cela posé, toute la quantité de mouvement de B sera détruite *4 par le choc ; et après le choc, A et B iront ensemble vers l’occident avec une vitesse commune égale au quotient de l’excès de la quantité du mouvement initial de A sur celle du mouvement initial de B ; à ce quotient, dis-je, divisé par la somme des deux masses.

Dira-ton ici que l’effet du mouvement de B est nul, parce qu’au lieu de mouvoir actuellement A vers l’orient, comme il tendoit à le faire, il est mu lui-même vers l’occident ? Non, sans doute : B tend à mouvoir un autre corps vers l’orient, si son action est libre ; ou, si son action n’est pas libre, à diminuer de toute sa propre quantité de mouvement, celle d’un corps qui tend à se mouvoir vers l’occident, et qui vient à sa rencontre ; à produire son effet propre, ou à diminuer d’autant l’effet contraire.

De mème, supposons un homme qui soit très avare ; c’est-à-dire, qui le soit presque toujours, et qui souhaite de pouvoir toujours l’être. Si, dans une certaine occasion, la vanité de cet homme est exaltée par les regards d’une multitude de spectateurs, ou de tout autre témoin qu’il estime ; par exemple, d’une femme à qui il veuille plaire, il pourra faire un acte de générosité. Dira-t-on, à cause de cet acte, qu’il n’est pas avare ? Non ; dans ce cas où la vanité A l’emporte, et où l’avarice B, qui semble dormir, n’a pas sensiblement son effet, cette avarice n’en est pas moins réelle. Il sera ordinairement moins libéral, dans ces occasions d’apparat, que s’il n’eût pas été habituellement avare, ou il le sera moins sincèrement. Car être libéral, ce n’est pas donner beaucoup, mais donner avec beaucoup de plaisir ce qu’on peut donner ; c’est être habituellement disposé à se payer soi-même de cette joie qu’on fait rayonner sur le visage d’un infortuné ; disposition qui, en se manifestant d’une manière très sensible à celui qui reçoit, augmente et sanctifie le don. En Un mot, l’avarice aura toujours son effet dans l’homme dont nous parlons ; savoir, celui de diminuer l’effet de la vanité. J’ai dit ordinairement, parce qu’en certain cas l’affectation de la libéralité produit la prodigalité ; et l’avarice ne se décèle pas moins par la profusion que par la lésine.

Il en faut dire autant d’un homme naturellement libéral, qu’une extrême pauvreté oblige d’être très économe, et que cette économie forcée fait paroître avare.

2°. Il y a des causes qui, au minimum et au degré moyen, ont leur effet propre et direct, mais qui, au maximum, ne l’ont plus. Car chaque cause a besoin de certaines conditions pour exercer librement son action, et produire sensiblement tout son effet. Or, comme nous le disions dans la note précédente, ces conditions n’augmentent pas toujours en même raison que la cause : quelquefois elles décroissent tandis que la cause augmente ; souvent même la cause efficiente, par cela seul qu’elle croît, diminue ces conditions en plus grande raison ou proportion qu’elle n’augmente, se fait ainsi obstacle à elle-même, et s’empêche de produire sensiblement tout son effet.

Par exemple, l’effet propre et direct de la chaleur, est de dilater et de raréfier le sang, de le rendre plus fluide, et de faciliter tous nos mouvemens en les accélérant ; de mettre, pour ainsi dire, de l’huile à nos pivots : comme nous l’éprouvons au printemps, à mesure que le soleil s’élève sur l’horizon, et que son action augmente. Mais, passé un certain point, cette chaleur, devenue excesvive, dilatant le sang plus qu’il ne faut, produit une pléthore qui distend tous les vaisseaux sanguins (sur-tout ceux du cerveau, où est l’origine de la plupart des nerfs, et le principe de la plupart des mouvemens) ; rend ainsi ces mouvemens plus difficiles, plus lents (et plus foibles, la fibre devenue plus lâche et l’air devenu moins dense, moins élastique, réagissant avec moins de force), comme on l’éprouve durant l’été, et sur-tout durant la canicule. De plus, cette grande chaleur chasse au dehors la partie aqueuse du sang, ou, si l’on veut, sa partie séreuse, nécessaire pour entretenir sa fluidité : les globules rouges qui nagent dans cette sérosité, et qu’elle tenoit écartés les uns des autres, se rapprochent, et le sang s’épaissit ; ce qui rend les mouvemens encore plus lents et plus difficiles, en rouillant, pour ainsi dire, les pivots. Mais cela n’empêche pas que l’effet propre, direct et immédiat de la chaleur ne soit de rendre le sang plus fluide, en le dilatant ; et les mouvemens plus faciles, en les accélérant.

Ces cas si fréqueus, où l’excessif accroissement d’une cause diminue et détruit même son effet sensible, donnent lieu à bien des équivoques, et empêchent souvent de démêler les véritables causes d’un effet proposé, ou les vrais effets d’une cause donnée. Ce sont ces méprises et ces équivoques qui ont donné naissance à cette maxime proverbiale : il n’y a point de règle sans exception ; maxime qu’on peut établir ainsi : une règle est l’énoncé d’un moyen simple ou collectif, tendant à un certain but ; ou, comme nous le disions plus haut, l’expression, active ou pratique, d’un principe énonçant la cause qui, dans la théorie, répond à ce moyen, et qui produit l’effet répondant à ce but. Or, (à l’exception de la cause première) il n’est point de cause qui, dans son action, n’éprouve de fréquens obstacles, c’est-à-dire, qui ne soit souvent combattue par les causes contraires, ou qui ne se fasse souvent obstacle à elle-même. Il n’en est donc point qui ait toujours un effet sensible. Or, les exceptions sont les indications des cas où les causes énoncées par les principes, n’ont pas leur effet sensible, et où les moyens énoncés par les règles ne mènent pas sensiblement aux buts indiqués. Il n’est donc point de principe, ni par conséquent de règle, qui n’ait ses exceptions. Mais ces exceptions n’existent que pour ceux qui s’en tiennent aux premières apparences, et qui ne poussent pas assez loin l’analyse, pour pouvoir démêler l’effet propre et direct de chaque cause.

Pour être dispensé de faire des exceptions, il faut toujours considérer l’effet propre de chaque cause : celui qu’elle tend à produire, celui qu’elle produit quand son action est manifestement libre, celui qu’elle produit immédiatement. Puis cet effet une fois reconnu, il suffira, dans les cas où l’action de la cause qu’on a en vue est masquée par celle de la cause contraire, de joindre à la règle qui énonce l’action de la première, une autre règle qui énonce l’action de la seconde. Mais, comme on n’aperçoit pas toujours ces causes dont l’action fait obstacle à celle des causes qu’on a en vue, il faut du moins indiquer vaguement les premières dans l’énoncé de chaque règle, c’est-à-dire, joindre à cet énoncé quelque expression qui montre la possibilité de ces obstacles.

Ainsi, le moyen de prévenir ces objections qui se tirent des exceptions mal analysées, et de prévenir aussi les équivoques qui naissent de ces exceptions, c’est d’ajouter à l’énoncé de l’effet propre et direct des causes, certaines expressions modificatives, et de s’exprimer à peu près ainsi : toutes choses égales d’ailleurs et entre telles limites, telle cause a tel effet ; telle cause à tel effet quand son action est libre. Telle cause tend toujours à produire tel effet ; tel est l’effet propre, direct, positif et immédiat de telle cause. Ces modifications, on devroit les sous-entendre dans tous les cas ; mais, comme on ne le fait pas ordinairement, il vaut mieux les exprimer, pour prévenir les objections.

Tel est donc le résultat le plus clair de cette note : toutes les règles mal énoncées ont des exceptions, et toutes les règles bien énoncées sont sans exception. Ainsi, ce n’étoit pas sans fondement que notre auteur nous recommandoit de limiter d’avance nos principes et nos règles, afin de n’être pas ensuite obligé de les corriger à chaque instant, et de faire une infinité de distinctions pour les sauver ; car le plus sûr moyen pour n’étre pas obligé de réparer une sottise, c’est de ne pas la faire.

Pourquoi il faut préférer, dans la confection des principes, la méthode inductive ou à posteriori à la méthode synthétique ou à priori : deux manières de calculer les probabilités *5. Soit un dé à six faces parfaitement égales en tout, en un mot, un dé parfait, etc, ces six faces étant égales en tout, chaque point est aussi probable que les autres ; mais il est beaucoup moins probable qu’on amènera tel point, par exemple, le 6, qu’il ne l’est qu’on amènera un quelconque des cinq autres ; et la probabilité d’un événement étant en raison directe du nombre des cas où il a lieu, et en raison inverse du nombre des cas où il n’a pas lieu, la probabilité d’amener le 6 en un seul coup, est à la probabilité de ne pas l’amener, où d’amener une quelconque des cinq autres faces, comme 1 est à 5. Si l’on jette le dé six fois, on amènera une fois six ; si on le jette trente fois, on amènera cinq fois le 6, etc.

Supposons actuellement une personne qui, ne sachant pas faire ce raisonnement et le petit calcul auquel il conduit, veuille savoir quelle probabilité il y a d’amener le 6 en un seul coup, elle y parviendra en jetant le dé un grand nombre de fois, et en comparant le nombre de coups qui auront amené le 6, au nombre de coups qui ne l’auront pas donné. Car le nombre de coups qui n’ont pas donné le 6, est au nombre de coups qui l’ont donné, comme la probabilité de ne pas l’amener en un seul coup, est à la probabilité de l’amener. Par exemple, si elle trouve que 6 coups le donnent une fois, 30 coups 5 fois, etc. elle en conclura, comme nous l’avons fait d’après le calcul, que la probabilité de ne pas l’amener en un seul coup, est à la probabilité de l’amener, comme 5 est à 1.

Actuellement supposons un dé ordinaire jeté par une main ordinaire ; etc. les faces d’un dé réel ne sont jamais parfaitement égales ; il y a donc toujours nécessairement quelque face prépondérante, et quelque point plus probable que les autres ; savoir : celui qui se trouve sur la face diamétralement opposée à celle-là. Mais comment découvrir à priori ce point dans un dé ordinaire ? c’est ce qui paroit tout-à-fait impossible ; car, comment connoître toutes les causes et circonstances qui peuvent déterminer ce dé à tomber sur telle face plutôt que sur telle autre, et à présenter tel point plus souvent que tout autre ; connoître, dis-je, le mode d’action de chaque cause, sa mesure, toutes les causes concourantes, leur influence réciproque, etc. ? Nous sommes donc, par rapport à ce dé imparfait, ce qu’étoit la personne dont nous parlions, relativement au dé parfait que nous avons d’abord supposé ; C’est-à-dire, que, pour trouver la probabilité respective d’amener le 6 en un seul coup, avec ce dé, nous n’avons, comme elle, d’autre méthode que la méthode à posteriori, laquelle consiste à jeter ce dé un grand nombre de fois, et à comparer le nombre de coups qui auront donné le 6, avec le nombre de coups qui ne l’auront pas donné ; et à faire ensuite cette proportion, la probabilité d’amener le 6 en un seul coup, est à la probabilité de ne pas l’amener, comme le premier de ces deux nombres est au second. Si, en 60 coups, le 6 paroit 15 fois, en 120 coups 30 fois, etc. la probabilité d’amener le 6 en un seul coup avec ce dé individuel, est à la probabilité de ne pas l’amener, comme 1 est à 3. Il n’est point de joueur de tric-trac un peu exercé qui ne connoisse cette règle.

N. B. Qu’il vaut mieux chercher ces probabilités respectives dans un grand nombre de coups, que dans un petit nombre ; car, dans un grand nombre de coups, les causes et les circonstances accidentelles qui déterminent successivement les différens points, étant favorables, tantôt à un point, tantôt à un autre, et les effets respectifs de ces causes variables se balançant plus complètement, reste l’effet de la cause permanente qui rend tel point plus fréquent ; cause qui peut être le plus grand poids de la face inférieure, ou sa plus grande viscosité produite par la plus grande quantité de couleur qu’exige un plus grand nombre de trous à colorer, etc. d’où il suit que, dans ce grand nombre, on voit mieux la probabilité respective de ce point, laquelle naît de la constance même de cette cause.

Or, ce que nous disons des inégalités d’un dé, des causes qui le déterminent à présenter tel point plus souvent que tout autre, du nombre des jets et des points amenés, on peut le dire des différentes causes qui agissent en nous ou autour de nous, de leurs effets, et des événemens ou phénomènes qui peuvent servir à découvrir ces causes ou ces effets.

Si nous connoissions, dans chaque sujet, le mode et la quantité d’action de chacune des causes qui s’y combinent, toutes ces causes concourantes, leur influence réciproque, etc. nous serions en état de prédire toutes les variations de ce sujet ; supposition qu’il faut appliquer à tous les composés et assemblages de composés, physiques, moraux, politiques, etc. Mais, comme nous n’avons pas ces connoissances, nous ne fondons nos explications, nos prédictions et nos règles, que sur des probabilités déterminées par la comparaison des nombres respectifs des événemens, c’est-à-dire, de nos observations et de nos expériences.

Étant proposés deux moyens de produire un effet souhaité, nous préférons celui des deux qui produit le plus souvent cet effet ; et en général, nous appelons cause d’un effet le phénomène dont cet effet s’ensuit toujours ou presque toujours dans toute la diversité des circonstances ; et nous sommes d’autant plus certains que le phénomène regardé comme cause est la véritable, que les événemens qui ont fait naître et ont vérifié cette conjecture, sont en plus grand nombre ; puis, quand nous avons ainsi découvert la véritable cause, si nous revoyons cette cause, nous prédisons l’effet avec une probabilité proportionnelle au nombre de faits sur lesquels cette connoissance est fondée.

Mais, si nous sommes ainsi réduits à des probabilités plus ou moins fortes, c’est faute de connoître ou de suivre la vraie méthode ; c’est parce que nous fondons sur le seul nombre des faits, sans égard à leur choix, des principes et des règles qu’il faudroit fonder plutôt sur le choix de ces faits, que sur leur nombre, comme l’auteur nous le recommande, et vient de le faire sous nos yeux.

En quoi précisément consistera l’avantage de ceux qui suivront, soit dans la théorie, soit dans la pratique, des méthodes indiquées par notre auteur, et celles auxquelles elles conduisent. Cette dernière note se rapporte à la totalité de l’ouvrage.

L’esprit le plus juste, le plus pénétrant et le plus étendu ne peut prédire avec certitude que certains événemens assez simples ; dont les principales causes lui sont presque toutes connues ; et encore ces événemens qu’il peut voir de loin, ne peut-il en prédire qu’une partie, parce qu’il n’a jamais une connoissance complète de toutes leurs causes

Mais cette faculté qu’un homme prudent a de prédire (à l’aide des principes vrais qui l’éclairent, et des règles sûres qui le guident), du moins une partie de certains événemens, et qui manque à l’imprudent, doit avoir un effet ; car, de même qu’il n’y a point d’effet sans cause, il n’y a point non plus de cause sans effet ; et tout ce qui existe est cause : tout a sa raison suffisante, et est raison suffisante d’autre chose. Ainsi à la longue la prudence doit l’emporter sur l’imprudence, quoique celle-ci puisse être quelquefois favorisée par la fortune.

Il en est du grand jeu de la vie comme de tous ces petits jeux où la victoire dépend tout à la fois du hazard et de l’habileté des joueurs. L’expérience prouve qu’un joueur exercé, a un avantage manifeste sur un joueur novice ; cependant celui-ci peut, en certains cas, être si heureux, qu’il ait, par son bonheur, plus d’avantage sur son adversaire, que son adversaire n’en a sur lui par son habileté. Mais à la longue le maître l’emportera sur le novice ; parce qu’à la longue, les chances bonnes et mauvaises se balançant à peu près, et la loi des sorts étant à peu près suivie, restera l’habileté du maître, cause permanente, qui augmentera pour lui la probabilité de gagner, et qui ne pourra être sans effet.

Dans un petit nombre d’événemens, le moins probable a quelquefois plus souvent lieu que le plus probable ; mais, dans un grand nombre d’événemens, ce qui arrive le plus souvent, c’est le plus probable. Or, comme, dans un certain nombre d’années, les circonstances qui varient sans cesse, sont favorables, tantôt à l’un, tantôt à l’autre, le succès de l’homme qui ne compte que sur les circonstances est infiniment moins probable que le succès de celui qui, en demeurant invinciblement attaché à des principes solides et à des règles sûres, domine ainsi, et fait même quelquefois ces circonstances, dont l’autre est esclave ; car les circonstances ne sont pas des êtres, mais certains modes des hommes et des choses, que l’ignorance des uns livre à la science des autres.

Ce qui nous empêche de reconnaître le pouvoir immense qu’ont à la longue des règles sûres et constamment suivies, c’est que nous n’avons pas l’expérience de ces règles ni de leur effet, soit que nous les ignorions ; ou que, les connoissant, nous n’avons pas la force d’âme nécessaire pour les suivre constamment. On se laisse dominer, tantôt par une passion, tantôt par une autre. Or, quand les passions changent, les règles changent ; en changeant de caractère, on change de but : on sort de la route et l’on y rentre, pour en sortir de nouveau un instant après ; on fait, en allant très vite, très peu de chemin vers un but quelconque, et on se laisse passer par celui qui, ayant pour mobile une passion constante, et étant dirigé par des règles fixes, va toujours au même but, sans s’arrêter et sans se presser.

Il est un art d’établir sa fortune et sa réputation, comme il est un art de bâtir une maisons et l’on bâtit aujourd’hui sa réputation ou sa fortune à peu près comme on bâtissoit autrefois l’une ou l’autre ; ce qui prouve assez que cet art a des règles fixes. Une partie de ces règles ont été données dans le premier ouvrage ; la méthode nécessaire pour trouver de soi-mème les autres, est dans celui-ci ; et vouloir les inventer sans cette méthode, ce serait vouloir tracer une ligne droite sans faire usage d’une règle, ou un cercle sans le secours d’un compas.

Fin du Novum Organum et du sixième volume.

 *.  Je n’y vois plus qu’un inconvénient, c’est que ce ne seroit plus du verre, sur-tout si cette substance, ainsi transformée, perdoit sa transparence, conne on doit s’y attendre, vu que la plupart des corps transparens sont fragiles.

 *2.  Il paroit même que les lunettes achromatiques inventées par Dolund, opticien anglois, ne sont originairement qu’une imitation de l’œil humain, où la lumière, après avoir subi trois réfractions, dont les effets se compensent réciproquement, est sans couleur, lorsqu’elle vient frapper la partie sensible de cet organe.

 *3.  Le citoyen Deforges est aussi possesseur d’une sorte d’élixir d’une toute autre utilité que sa machine ; c’est un partait anti-spasmodique. Il nous proposa d’en faire l’épreuve ; nous ne la fîmes qu’avec la plus grande défiance, cet honnête homme nous paroissant quelque peu entaché d’alchymie. Mais l’épreuve faite (épreuve, d’ailleurs, fort agréable), nous avons été forcés de changer de sentiment. À toutes les abjections médicales, intéressées, et très peu anti-spasmodiques, qu’on pourrait nous faire à ce sujet, nous répondrons par ce mot qui est sans réplique : essayez ; et nous oserons dire que le héros qui nous commande mettroit le comble à ses bienfaits envers nous, et à sa gloire si justement acquise, si, par des récompenses utiles et honorifiques, faisant une sainte violence an citoyen Deforges, il le contraignoit de rendre publique sa découverte. Car, s’il est beau de foudroyer cent ennemis, il est cent fois plus bean de sauver un ami, c’est-à-dire, un citoyen, un homme quelconque.

 *4.  Du moins, c’est ce que disent les physiciens ordinaires, qui ne s’avisent jamais de douter de ce qu’ils disent toujours. Mais il se pourroit qu’à notre insu, ce mouvement, qui paroit détruit par le choc, se communiquant à ce fluide dont tous les corps sont intimement pénétrés (fluide dont nous avons démontré l’existence), puis aux portions extérieures et environnantes de ce me me fluide, il n’y eût réellement aucun mouvement de perdu ; et que le mouvement, une fois imprimé à la matière, subsistât éternellement et dans sa totalité. Si cette conjecture, qui n’a rien d’absurde, étoit fondée, la machine de l’univers n’auroit pas besoin de remontoire.

 *5.  Voyez aussi la logique de Sgravesande, qui a eu d’excellentes vues sur ce même sujet.