Nouvelles expéditions anglaises aux îles Falkland et à la côte nord-est de la Chine


NOUVELLES
EXPÉDITIONS ANGLAISES
AUX ÎLES FALKLAND
ET À LA CÔTE NORD-EST DE LA CHINE.

COLONISATION DES ÎLES MALOUINES.


Un recueil hebdomadaire anglais, l’Athenœum, vient de publier sur la prise de possession des îles Malouines par l’Angleterre, dont on a parlé dans ces derniers temps, quelques détails fort intéressans, fournis par un officier de marine qui faisait partie de cette expédition. Avant de les reproduire en partie, nous rappellerons à nos lecteurs que ce groupe d’îles, situé entre les 50 et 53e degrés de latitude sud, se compose de deux îles principales séparées par un canal étroit, qui, comme toutes les terres de ces parages, offrent une multitude de baies, de criques et d’enfoncemens de difficile accès, et qui sont entourées d’un grand nombre d’îlots de toute grandeur. Les Anglais, dont nous adopterons momentanément la terminologie, ont donné au groupe entier le nom d’îles Falkland, et aux deux principales ceux de Falkland orientale et Falkland occidentale. Byron est le premier qui ait déterminé en 1765 leur véritable position et leur étendue : deux ans plus tard, Macbride en donna une carte si exacte, que les découvertes modernes ne l’ont que très peu améliorée. Bougainville, qui les visita vers la même époque, a donné des détails très étendus sur leur sol, leurs produits et leur climat ; enfin les nombreux voyages qui ont été exécutés dans ces dernières années ont complété leur histoire. Nous ne rappellerons que celui de l’Uranie qui y fit naufrage, en 1818, en achevant son expédition autour du monde.

L’Espagne, à qui ces îles appartenaient, n’a jamais tenté de les coloniser : en 1767, elle acheta, pour le détruire, un petit établissement que nous avions fondé à Port-Louis (Berkeley des Anglais), sur l’île orientale ; en 1774 elle expulsa par la force les Anglais d’un autre établissement qu’ils avaient créé au Port-Egmont, sur la côte nord-ouest de l’île occidentale. Depuis cette époque, les îles Malouines n’étaient plus fréquentées que par quelques bâtimens employés à la pêche de la baleine ou des phoques, qui y touchaient accidentellement, lorsque le gouvernement de Buenos-Ayres, qui en réclame la possession, autorisa, il y a neuf ans, plusieurs individus à s’y établir pour chasser le bétail sauvage. Il y envoya même par la suite un officier avec quelques soldats. Cet établissement est celui dont les Anglais viennent de s’emparer. Nous allons maintenant laisser parler, en l’abrégeant, l’auteur du récit :

« Le gouvernement anglais ayant résolu d’occuper de nouveau les îles Falkland, évacuées en 1774, la Clio fit voile dans ce but, de Rio-Janéiro, le 29 novembre 1832, et fut suivie par la Tyne, à bord de laquelle j’étais, le 18 décembre. Le 5 janvier, nous prîmes connaissance de Falkland occidentale, à quinze milles de distance, et le 7 nous entrâmes dans le Port-Egmont, son havre principal. Mais le temps étant trop brumeux, nous ne pûmes distinguer nettement la route à suivre pour arriver au mouillage ; le lieutenant du bâtiment fut envoyé avec un midshipman, six hommes et des provisions pour trois jours, à la découverte du passage. Le navire devait rester au large jusqu’à son retour. Une forte brise qui survint dans la soirée, nous éloigna de terre, et ce ne fut que le 10, que le temps s’étant éclairci, nous pûmes regagner le port. Nous nous y enfonçâmes hardiment en gouvernant entre l’île Edgecumbe, à gauche, et l’île Saunders, à droite, toutes deux élevées d’environ six cents pieds, entièrement privées d’arbres et de buissons, et sans autre verdure qu’une étroite lisière de fougère qui serpentait entre les rochers du rivage ; l’île entière paraissait noire et flétrie comme nos champs d’Europe au milieu de l’hiver. En approchant du mouillage, nous aperçûmes une baleinière montée par quatre hommes, et nous reconnûmes notre lieutenant, assis à l’arrière, qui agitait son chapeau. Cette baleinière était celle d’un bâtiment américain de Stonington (Massachussets), qu’il avait rencontré dans une baie de la grande île, et dont le capitaine l’avait accueilli en frère, ainsi que son équipage. Ce bâtiment était parti depuis quinze mois pour la pêche des phoques, et dans cet intervalle, il avait réuni environ seize cents peaux, principalement sur la côte occidentale de Patagonie et de la Terre de Feu. Le capitaine regardait ce voyage comme très heureux, chaque peau valant de cinq à seize dollars, sur les marchés des États-Unis, suivant leur grandeur et leur qualité, et terme moyen, dix dollars, valeur double de celle qu’elles avaient, il y a cinq ans, en raison de leur rareté toujours croissante. Récemment encore les peaux de phoque s’envoyaient en Chine, mais maintenant elles vont toutes aux États-Unis où elles se vendent beaucoup plus cher. L’équipage de cette goélette se composait de quinze hommes qui ne recevaient aucun salaire, tous étant payés sur les produits de la pêche, comme les équipages des baleiniers.

« Aussitôt que nous eûmes jeté l’ancre, je me rendis à terre sur l’île Saunders, accompagné de quelques-uns de nos officiers qui désiraient se livrer au plaisir de la chasse. C’est dans cette île qu’était situé l’établissement anglais fondé en 1764, et abandonné dix ans après. L’emplacement en avait été choisi sur un terrein légèrement en pente, près d’une petite baie entourée de rochers, dans laquelle un petit ruisseau d’eau douce vient décharger ses eaux avec lenteur. Le peu de fond de la baie, qui est en outre mal abritée contre les vents, l’aridité du sol aux environs, et l’insignifiance du ruisseau, rendent ce lieu tout-à-fait impropre à recevoir un établissement de quelque importance, bien qu’il puisse convenir à un petit nombre d’habitations. Il ne reste plus de celui du siècle dernier qu’une douzaine de maisons ou plutôt de cabanes, dont les murs tombent en ruines, et au milieu desquelles on en remarque une d’une construction plus soignée, qui était sans doute celle du gouverneur. Autour du village, quelques places où l’herbe était plus verte et plus vigoureuse indiquaient les cultures auxquelles s’étaient livrés les colons ; mais elles étaient si petites, qu’en vérité elles ne pouvaient leur fournir qu’une chétive quantité de légumes frais : preuve d’un défaut d’énergie dans le gouverneur ou dans ses subordonnés, car le sol est propre à toute espèce de jardinage. Après deux heures de promenade, je retournai au canot, d’où je m’étais considérablement éloigné. En arrivant près du rivage, une fusillade non interrompue et de petits nuages de fumée dans toutes les directions m’annoncèrent le carnage que mes compagnons faisaient du gibier de l’île. Je découvris bientôt deux d’entre eux portant, l’un au bout d’un fusil de munition, une oie énorme, l’autre un courlis au long bec recourbé suspendu à son fusil de chasse. Je ris beaucoup au récit de leurs exploits qui n’étaient cependant rien auprès de ceux de leurs camarades qui revinrent le soir à bord avec au moins deux cents oies, canards, bécassines et autres oiseaux tous excellens à manger. Le gibier abonde en effet sur ces îles, et n’ayant jamais été effrayé par la présence de l’homme, il se laisse approcher au point qu’on peut le tuer à coups de bâton. Les marais fourmillent de bécassines pareilles à celles d’Europe, qui ne prennent leur vol que lorsqu’on est près de les écraser avec le pied. Les lapins abondent partout où le sol leur permet de se creuser un trou ; on les trouve souvent vivant en compagnie avec des pingouins. Un de nos chasseurs me raconta qu’un faucon noir, qui planait depuis quelque temps au-dessus de sa tête, en le voyant approcher d’un amas de roche, avait tout à coup fondu sur lui à plusieurs reprises en tâchant de lui porter des coups de bec, de sorte qu’il s’était vu obligé de le tuer pour se délivrer de ses attaques. Mais à peine le pauvre oiseau fut-il étendu sans vie à ses pieds, qu’il découvrit à quelques pas devant lui la cause de sa fureur ; sa femelle était paisiblement occupée à couver ses œufs à l’abri d’une pointe de rocher. Loin de fuir à l’aspect du chasseur, elle resta à la même place, hérissant ses plumes et le menaçant de son bec. Celui-ci se mit à la pousser avec le bout de son fusil pour lui faire quitter son nid ; alors elle entra en fureur et se précipita sur lui en jouant à la fois du bec, des griffes et des ailes : il ne put s’en délivrer qu’en la mettant à mort comme son mâle.

« Le 12 janvier, nous apprîmes que la Clio avait fait voile pour le détroit de Berkeley ; nous partîmes pour la rejoindre, et le 14, nous entrâmes dans le détroit. L’île orientale présente le même aspect que l’autre : seulement la teinte sombre du paysage indique de loin que la bruyère y est plus abondante ; d’énormes rochers, qui couronnent le sommet des collines, et qui, de loin, ressemblent à des villages en ruine, produisent çà et là l’effet le plus pittoresque. J’en remarquai un surtout qui ressemblait tellement à une tour à moitié écroulée, que je doutai long-temps s’il était l’ouvrage de l’homme ou un jeu de la nature. Peu après, nous découvrîmes, sur la droite, un grand navire échoué sur les bords d’une baie sablonneuse ; la plupart de ses voiles qui étaient encore carguées, indiquaient, d’une manière évidente, qu’il avait fait naufrage depuis peu, tandis qu’une tente construite à terre avec des voiles et des esparres, le nombre des hommes qui circulaient aux environs, prouvaient également que l’équipage s’était sauvé. Tous les yeux et toutes les lunettes étaient dirigés sur cet objet intéressant, lorsque nous vîmes quelques-uns des naufragés courir vers quatre canots tirés sur la grève, en lancer un à l’eau, et se diriger sur nous à force de rames ; en une demi-heure, ils nous eurent atteints. Nous apprîmes d’eux que le bâtiment échoué était le Magellan, parti du Havre pour la pêche de la baleine, et qui, cinq jours auparavant, étant entré dans le détroit pour compléter son eau, avait été jeté à la côte par un coup de vent d’une violence terrible. Ces hommes venaient nous prier d’accorder passage à quelques-uns d’entre eux qui voulaient quitter l’île ; les autres s’étaient déterminés à attendre l’arrivée de quelque bâtiment français, qui, du reste, n’excitait pas beaucoup leur impatience, ayant des vivres pour une année sous leur tente, sans parler du bétail, des porcs, des lapins, des oies et du poisson qu’ils se procuraient en abondance et sans difficulté.

« Nous jetâmes l’ancre en face de Berkeley où était situé l’établissement français fondé à peu près dans le même temps que le Port-Egmont fut occupé par les Anglais, et abandonné quelques années avant ce dernier. Il était resté sans habitans depuis cette époque, lorsqu’il y a neuf ans, un Anglais, nommé Schofield, vint s’y établir avec quelques hommes pour chasser le bétail sauvage, descendant de celui laissé par les Français, et en envoyer la chair et les peaux à Buenos-Ayres. Fatigué, au bout d’un an, de sa spéculation, il l’abandonna et fut remplacé par un Français, nommé Vernet, établi à Buenos-Ayres, qui obtint du gouvernement un privilége pour vingt années, et se rendit sur les lieux avec un certain nombre de gauchos et de chevaux accoutumés à chasser le bétail sauvage. Les maisons dont nous voyions sortir de la fumée étaient celles de l’ancien établissement français dont les habitans actuels avaient réparé les murs et le toit. Vernet faisait de bonnes affaires, lorsque l’ordre arriva de Buenos-Ayres de saisir tous les bâtimens naviguant près de ces îles, ainsi que sur la côte de la Terre de Feu et de Patagonie[1]. Ce décret devint l’origine d’une dispute entre la république Argentine et les États-Unis, dont trois navires avaient été saisis et vendus à l’encan. Lorsque le premier de ces bâtimens arriva à Buenos-Ayres, le capitaine Duncan, commandant la Lexington, en demanda la restitution et une indemnité ; n’obtenant aucune réponse satisfaisante, il fit voile pour Berkeley, s’empara de tous ceux qui avaient pris part à la capture des navires, et emmena leurs chefs aux États-Unis pour y être jugés comme pirates, après avoir désarmé le reste de la population. Cet événement fut fatal à Vernet, qui non-seulement perdit la plupart des hommes qui lui avaient été enlevés de force, mais encore beaucoup d’autres qui le quittèrent pour retourner à Buenos-Ayres. Le gouvernement de cette république envoya alors, pour protéger l’établissement, un détachement de soldats sous les ordres d’un colonel et d’un officier subalterne. Ce détachement se composait en partie d’hommes dont les crimes rendaient l’expulsion hors du pays nécessaire. Le résultat de ce choix impolitique fut un complot contre les autorités de l’île et l’assassinat du commandant. L’établissement resta ainsi à la merci de cette troupe de scélérats jusqu’à ce qu’un bâtiment français, arrivé une semaine avant nous, s’empara des chefs, et les envoya prisonniers à Buenos-Ayres.

« L’apparition de la Clio et de la Tyne détermina le reste de la garnison à partir sur la goëlette de guerre buenos-ayrienne la Sarandi, et le pavillon anglais fut arboré sur l’île. Le 16, le temps m’ayant permis de débarquer, je me fis mettre à terre avec quelques-uns de nos officiers, à un mille environ de l’établissement. Après avoir traversé un ravin étroit, dans le fond duquel coulait un petit ruisseau, nous arrivâmes à la maison principale où demeurait le commandant, et qui datait du siècle dernier ; Vernet l’avait réparée, et l’avait recouverte d’un toit en bardeaux qu’il avait apportés de Buenos-Ayres. L’épaisseur des murs et la grandeur du foyer étaient parfaitement appropriés au froid et à l’humidité du pays. Dans la cuisine brûlait un énorme feu de tourbe près duquel était accroupie une grosse négresse occupée à faire frire, dans une poêle, de la viande de bœuf coupée en morceaux, qu’elle retournait avec un couteau de boucher. La maison ne contenait que trois chambres, dans la plus grande desquelles se trouvaient un sofa assez propre, un piano en mauvais état, et une guitare, dont la plupart des cordes avaient été arrachées. Ces objets, qui indiquaient qu’une femme avait vécu dans ce lieu, excitèrent ma curiosité, et en réponse à mes questions, on me raconta les détails suivans.

« Le colonel Vier, qui commandait la garnison, était Français de naissance, et s’était élevé rapidement, par son courage, au grade qu’il occupait dans l’armée de Buenos-Ayres. Dans une de ces commotions politiques, si fréquentes dans ce beau pays, il eut l’occasion de protéger une famille qui n’avait pour tout enfant qu’une jeune demoiselle de dix-huit ans, dont les charmes firent sur lui la plus vive impression. Après quelques entrevues, il déclara sa passion, et obtint la main de celle qu’il aimait. Un mois après leur union, la guerre civile étant devenue imminente, le colonel Vier, qui ne voulait pas y prendre part, demanda le commandement du détachement envoyé aux Malouines, et partit avec la compagne qui devait désormais partager ses dangers et ses plaisirs.

« Elle était accouchée depuis trois jours, et son mari, épuisé de fatigue, venait de quitter la chambre où elle reposait, afin de ne pas troubler son sommeil, lorsque quatre misérables sous ses ordres se présentèrent dans l’intention de l’assassiner. Quoique le colonel eût des armes sous la main, plus inquiet de la santé de celle qu’il aimait que de sa propre sûreté, il eut recours aux prières pour engager ces bandits à abandonner leur horrible dessein, ou du moins pour obtenir d’eux qu’ils le tuassent à quelque distance de la maison : ils parurent y consentir ; mais à peine eut-il franchi le seuil de la porte, qu’ils l’égorgèrent à coups de bayonnette, puis jetèrent son cadavre dans un fossé, où il resta plusieurs jours. La terreur que ce crime avait inspirée était si vive, que personne n’osa lui donner la sépulture, ni même chasser les vautours qui venaient se disputer à grands cris ces restes mutilés. Cet événement ne put être dérobé long-temps à la connaissance de la jeune veuve, sur laquelle il produisit un effet terrible, quoiqu’on eût employé les plus grands ménagemens pour le lui annoncer. Aux pleurs qu’elle répandit, et aux cris sans suite qu’elle poussa pendant trois jours, succéda une folie furieuse, pendant laquelle elle montrait du doigt le corps sanglant de son mari qu’elle croyait sans cesse avoir sous les yeux, et priait les assassins d’épargner son enfant. On la porta dans cet état à bord de la Sarandi, qui la conduisit à Buenos-Ayres. La guitare et le piano dont j’ai parlé, appartenaient à cette infortunée, et avaient charmé ses loisirs dans cette solitude.

« Vernet étant à Buenos-Ayres lors de notre arrivée, la direction de l’établissement était retombée sur un Français, nommé Louis Simon, qui avait vécu vingt-deux ans parmi les gauchos et les Indiens, et qui pouvait le disputer au premier d’entre eux en habileté à lacer et dépouiller un bœuf, et sur un Irlandais de Dublin, qui résidait depuis quatre ans dans l’île. Le reste se composait d’un tailleur allemand, d’un pêcheur des Canaries, d’un matelot Anglais, quatre gauchos, quatre Indiens, trois femmes de couleur et deux enfans. Les quatre Indiens avaient été condamnés à la déportation sur ces îles pour divers vols qu’ils avaient commis dans les environs de Montevideo. Le seul que j’aie vu était d’une constitution athlétique, avec une figure basanée et une double rangée de dents qui eussent fait envie à un vieil épicurien invité à un dîner de cérémonie. Loin d’être honteux de ses crimes, chaque allusion qu’on y faisait en plaisantant, faisait naître sur sa figure un sourire pareil à celui d’une coquette à qui on adresse un compliment sur sa beauté. Lui et ses compagnons vendirent sans difficulté leurs boules et leurs lacets à nos officiers à raison d’une piastre chaque, monnaie qui commençait à s’effacer de leur souvenir, Vernet ne payant son monde qu’en billets échangeables, à la volonté du porteur, contre des ustensiles, des couvertures, du tabac, etc. Le plus ancien habitant de l’île était un gaucho qui y était depuis huit ans, et qui paraissait parfaitement satisfait de son sort. Il possédait, en effet, une joyeuse compagne, basanée comme lui, pour tenir sa maison en ordre, sans parler d’une marmite, d’une poêle, deux casseroles, trois assiettes, deux couteaux à manche en bois, une fourchette édentée et une vieille table boiteuse, richesses qu’il ne serait jamais parvenu à acquérir dans son pays, s’il en faut croire les voyageurs.

« Quoiqu’il existât près des maisons plusieurs jardins entourés de murs où croissaient en abondance des choux, des carottes, des laitues, etc., au milieu des orties et d’autres mauvaises herbes, on n’apercevait aucun indice de culture récente, si ce n’est un carré de pommes de terre appartenant au petit tailleur allemand ; les habitudes des gauchos sont, en effet, de telle nature, que rien ne peut les engager à travailler à la terre ; la seule occupation à laquelle ils condescendent à se livrer, est de donner la chasse avec leurs lacets et leurs boules aux bœufs sauvages, d’en enlever la peau et d’en découper la chair. Leur nourriture ne consistait donc, pendant la plus grande partie de l’année, qu’en viande qu’ils arrosaient avec ce qu’on appelle thé des îles Falkland, espèce d’infusion faite avec les feuilles d’une plante rampante qui ressemble à l’airelle, et qui est assez agréable, quoiqu’elle ait moins de parfum que le thé de la Chine. De temps en temps ils obtenaient par échange des baleiniers, quelques sacs de biscuit, un peu de sucre et d’autres articles du même genre ; mais ces objets de luxe étaient ordinairement accaparés par le gouverneur et le lieutenant-gouverneur, noms que nos matelots donnaient en riant aux deux suppléans de Vernet. Le peu de pommes de terre et de légumes qu’on a cultivés jusqu’ici étaient de première qualité ; et je ne doute nullement que l’orge et l’avoine n’y réussissent également, si on les cultivait à l’abri des vents du sud-ouest, qui sont trop violens pour que les tiges des céréales puissent leur résister. Jusqu’à cette époque, les colons ne s’étaient pas livrés à la pêche de la baleine et des phoques. La seule source de bénéfices qu’eût Vernet, outre le bétail, était la pêche du mulet qu’il envoyait salé et desséché à Buenos-Ayres, où il se vendait promptement et avec avantage. On estime actuellement la quantité de bétail existant sur les îles Falkland à sept mille têtes, et les gauchos m’ont affirmé qu’elles pourraient en nourrir aisément quarante mille, ce qu’ils sont à même de juger mieux que personne. Environ six mille ont été tuées depuis que Vernet a pris possession du pays. On ne prépare que la chair des vaches ; les mâles, n’ayant point subi la castration, ne sont mis à mort que pour leur peau. Cette destruction continuelle a considérablement diminué le bétail, et il aura disparu dans quelques années, si on n’y met ordre. Nous achetâmes, pour l’approvisionnement du navire, huit vaches que nous payâmes cinq piastres chacune, sans la peau : elles pesaient, terme moyen, 270 livres ; leur chair, d’un rouge foncé, était entièrement privée de graisse, et, quoique tendre, avait un goût particulier qui, du reste, n’était pas désagréable.

« Les chevaux sauvages, étant d’une taille trop petite pour servir à chasser le bétail, ne sont lacés que pour leurs peaux. Ceux que j’ai vus étaient de diverses couleurs : presque tous avaient le front et les pieds blancs. Leur poil est grossier et épais et leur taille un peu plus petite que celle des chevaux de France, ce qu’il faut attribuer à l’intempérie du climat et à la qualité inférieure des pâturages. Les lapins étaient de couleurs aussi variées que ceux de l’île Saunders ; les gris étaient les plus communs, et ensuite les blancs et les noirs. Les gauchos les chassent avec des chiens et s’en emparent en creusant la terre, lorsqu’ils se réfugient dans leurs trous ; nous les achetions, vivans ou morts, un schelling ou dix-huit pence la pièce. On pourra se faire une idée de leur nombre lorsqu’on saura que dans l’espace de deux ans Louis Simon avait rassemblé huit cents douzaines de leurs peaux. Outre le bétail, les chevaux, les cochons et les lapins, les seuls quadrupèdes qui existent dans ces îles, sont des renards, des rats et des souris. On n’y voit aucune espèce de reptiles, de grenouilles ou d’insectes, à l’exception du ver de terre ordinaire. »

Le but que se propose le gouvernement anglais en reprenant possession de ces îles est, sans doute, de les coloniser, car des ports de relâche dans ces parages sont absolument indispensables pour les nombreux bâtimens qui vont dans la mer du sud, ou qui en reviennent, et pour le commerce de l’Angleterre, des États-Unis, du Chili et du Pérou. Cette colonisation ne servirait pas moins l’humanité en offrant un lieu de refuge aux navires en détresse, qui n’ont actuellement aucun pays civilisé à leur portée, à moins de huit cent milles des parages orageux du cap Horn. Le détroit de Berkeley dans l’île orientale, Port-Egmont et New Island Harbour dans l’île occidentale, sont les points qui conviennent le mieux pour fonder des établissemens.


EXPÉDITION À LA CÔTE NORD-EST DE LA CHINE.


Il n’est peut-être aucun pays maritime qui soit moins connu des Européens que la péninsule de la Corée ; le peu qu’on en sait se borne à un récit de quelques Hollandais qui firent naufrage sur ses côtes, et à une histoire diffuse et incomplète écrite par les jésuites, auxquels M. Klaproth a ajouté dernièrement la traduction d’une description japonaise de la Corée, de Jesso et de Loo-Choo, qui a été publiée par la Société pour la traduction des ouvrages asiatiques, et qui forme une des plus curieuses parties de la collection. En 1831, les Anglais établis à Canton, fatigués des avanies et des entraves perpétuelles qu’ils éprouvaient de la part des marchands hongs et des mandarins, résolurent de chercher un nouveau débouché pour leur commerce sur la côte nord-est de la Chine, et y expédièrent l’Amherst, sous les ordres du capitaine Lindsay, sans s’assurer auparavant de l’autorisation des directeurs de la compagnie des Indes. Deux relations de ce voyage viennent d’être publiées par ordre de la chambre des communes : l’une écrite par le capitaine Lindsay, l’autre par le célèbre missionnaire méthodiste M. Gutzlaff, qui accompagnait l’expédition en qualité d’interprète. Nous emprunterons à la première les détails suivans qui montrent que les Coréens n’ont pas moins d’aversion pour les étrangers que les Chinois.

« Le 18, au point du jour, nous descendîmes à terre et nous nous dirigeâmes sur un village situé à un mille environ de la côte. Nous rencontrâmes bientôt plusieurs personnes auxquelles je montrai un papier préparé d’avance, sur lequel était écrit que nous étions Anglais, que nous venions en amis, que nous étions porteurs d’une lettre et de présens pour le roi de Corée ; enfin, que nous désirions nous entendre, à ce sujet, avec quelques mandarins, et en outre acheter des provisions fraîches de différentes espèces. Ces explications parurent d’abord suffisantes ; mais en approchant du village, des groupes nombreux vinrent à notre rencontre, parmi lesquels étaient beaucoup d’individus décemment vêtus, et portant ce chapeau à larges bords que le capitaine Hall a décrit dans son voyage. Je montrai le papier à chacun de ces groupes à mesure qu’ils arrivaient près de nous. Il était évident qu’ils n’étaient pas d’accord entre eux sur la réception qu’ils devaient nous faire ; tous, cependant, témoignaient de la répugnance à nous voir entrer dans le village. Un homme parut peu après, marchant à pas précipités, et tenant en main un fusil à mèche. Il vint droit à moi d’un air insolent : mais lorsque je lui eus fait voir le papier, il me prit amicalement par le bras, et me fit signe de m’asseoir à terre. Néanmoins, désirant atteindre le village, tandis que les dispositions amicales des habitans duraient encore, je continuai ma route sans m’inquiéter de son invitation, et nous arrivâmes à une hutte éloignée d’environ deux cents pas du village. Là, on nous fit entendre, de manière à ne nous laisser aucun doute, que nous ne pouvions aller plus loin. La foule nous entoura pour s’opposer à notre marche ; plusieurs individus me saisirent brusquement par le bras, en me tirant pour me faire asseoir sur une natte. Deux vieillards s’avancèrent alors, et s’étant assis par terre, un secrétaire déploya un rouleau de papier, et écrivit sous la dictée de l’un d’eux, en réponse à notre papier : qu’attendu qu’on ne pouvait nous vendre aucunes provisions dans ce village, nous ferions bien de partir sur-le-champ, et de nous rendre à trente ly plus loin dans le nord où nous trouverions un mandarin avec qui nous pourrions communiquer. Nous commençâmes alors avec eux une conversation qui dura assez long-temps, en écrivant chacun de notre côté ce que nous voulions nous dire. Ils me demandèrent de leur faire part du contenu de la lettre adressée au roi ; à quoi je répondis que je ne pouvais la communiquer qu’à un mandarin du premier rang, et que je les priais en conséquence d’en faire venir un. Ils terminaient presque toutes leurs phrases en nous engageant à partir sans retard. Pendant cette discussion qui se passait au milieu de conversations bruyantes, différens avis paraissaient partager les esprits ; enfin, le parti qui nous était contraire l’emporta, et un homme eut l’audace d’écrire : « Si vous ne partez pas à l’instant, on va faire venir des soldats pour vous couper la tête ; » à quoi il ajouta un moment après : « Partez, sinon vous vous en trouverez mal ; votre vie n’est pas en sûreté ici. » M. Gutzlaff, en réponse à cette insolente injonction, écrivit : « Qui êtes-vous ? et de quelle autorité êtes-vous revêtu pour vous servir d’un langage aussi hardi ? Si votre roi le savait, il vous punirait sévèrement pour nous traiter ainsi, nous qui sommes ses amis. » Cette menace effraya la foule, qui, cependant, n’en continua pas moins de nous presser, par signes, de retourner à bord. »

Dans son entrevue avec les chefs coréens, qui eut lieu quelque temps après, dans un autre village, le capitaine Lindsay fit également preuve d’une fermeté propre à leur inspirer du respect envers les Européens.

« Vers les quatre heures de l’après-midi, M. Gutzlaff et moi nous partîmes dans la chaloupe, accompagnés de nos deux amis, qui, à mesure que le moment de l’entrevue approchait, témoignaient par leurs gestes qu’ils n’étaient nullement à leur aise. Nous nous dirigeâmes sur le village où résident temporairement les chefs, et nous débarquâmes sur la grève, au milieu d’une cinquantaine de Coréens à figures sauvages, dont quelques-uns remplissaient à l’occasion les fonctions de bourreau, et qui auraient voulu nous voir bien loin. Yang-yih avait également perdu toute sa vivacité, et écrivit avec un pinceau que les chefs étaient absens, et que nous ferions mieux de revenir le lendemain matin ; mais il était alors trop tard pour reculer, et je voulus en finir. Nous marchions vers l’une des portes du village, entouré d’une forte palissade de douze pieds de haut, qui empêche d’en apercevoir les maisons. Comme nous en approchions, nous entendîmes le son des trompettes, et nous aperçûmes deux soldats venant à nous en sonnant de toute la force de leurs poumons. Ils arrivèrent à la porte en même temps que nous ; et, se plaçant l’un à côté de l’autre, comme pour nous en défendre l’entrée, ils tirèrent de leurs instrumens un son éclatant qui nous perça les oreilles. La surprise nous arrêta tout-à-coup ; mais, presque aussitôt, nous vîmes le vieux chef Li, accompagné de Kin, venant à notre rencontre dans des chaises portées par quatre hommes. Li était assis sur une peau de tigre, et avait un costume très pittoresque. Les trompettes marchèrent alors en avant, et nous restâmes à la même place, attendant ce qui allait se passer. En arrivant près de nous, les deux chefs nous saluèrent poliment, descendirent de leurs chaises, et nous firent signe de les accompagner au rivage, où une vingtaine d’individus étaient occupés à élever une espèce de tente. Nous répondîmes que, venant pour traiter d’une affaire publique, nous espérions que nous serions invités à remettre nos lettres de créances d’une manière plus convenable ; mais les chefs nous montrèrent de nouveau la tente ; et, après avoir dit quelques mots à nos deux amis, ils remontèrent dans leurs chaises, et se dirigèrent vers le rivage, accompagnés de deux trompettes en tête du cortège, deux à la suite, et quatre ou cinq soldats, tous sans armes. Nos deux amis nous prirent alors par le bras et nous engagèrent par signes à suivre les chefs, mais nous leur témoignâmes notre mécontentement de cette réception, et pendant que M. Gutzlaff écrivait, je me frayai peu à peu et sans violence, un passage à travers une dixaine d’individus qui occupaient l’entrée de la rue, et je gagnai la galerie d’une maison voisine, en déclarant que je recevrais là mon audience. En me voyant entrer dans cette maison, la foule poussa des cris horribles, et un soldat courut prévenir les chefs de ce qui venait de se passer. Deux minutes après, un autre cri se fit entendre, et je vis quatre soldats courant le long du rivage, saisir deux hommes coiffés de grands chapeaux à larges bords, et reprendre leur course avec leurs victimes en les entraînant du côté des chefs, qui étaient toujours dans leurs chaises à porteur à côté de la tente. Les deux accusés se mirent à genoux en arrivant près d’eux, puis on les fit coucher à plat ventre, et pendant qu’un homme levait leurs vêtemens, un autre apporta deux longues lattes et les remit aux soldats qui se tinrent prêts à infliger une punition exemplaire aux deux malheureux.

« Pendant ce temps, nous nous étions rapprochés pour voir ce qui se passait, et nous arrivâmes au moment même où l’exécution allait commencer. Je ne pus souffrir que des innocens fussent punis pour une faute que j’avais commise : je m’approchai d’un des soldats qui avait le bras levé pour frapper et le fis reculer de quelques pas : en même temps, un nègre de notre équipage arracha la latte des mains de l’autre soldat et la jeta à quelque distance. Deux cents personnes étaient rassemblées en ce moment autour des deux chefs qui étaient toujours dans leurs chaises et qui paraissaient ne savoir trop que faire. Enfin, sur un mot qu’écrivit M. Gutzlaff, ils donnèrent l’ordre de relâcher les deux prisonniers, et ceux-ci décampèrent à toutes jambes.

« Les chefs quittèrent alors leurs chaises et entrèrent sous la tente en nous invitant à les suivre ; on étendit à terre des nattes qui furent recouvertes de peaux de tigres, et nous nous assîmes tous. Après quelques signes échangés de part et d’autre, Li écrivit que je lui confiasse la lettre pour le roi, et sans réfléchir, je la lui remis entre les mains. Je compris sur-le-champ que j’avais eu tort, et que le seul moyen de pénétrer dans le village, était de refuser de livrer la lettre ailleurs que là ; mais il était trop tard, et je voulus en vain réparer la faute diplomatique que j’avais commise, lorsque les chefs m’invitèrent à faire sortir de la chaloupe les présens que nous avions pour sa majesté coréenne. Je m’y refusai, sous prétexte que des présens destinés à un si grand roi ne pouvaient être offerts d’une manière aussi peu respectueuse, sous une misérable tente comme celle où nous étions. Cette observation parut les mettre dans le plus grand embarras ; ils cherchèrent à s’excuser en nous disant qu’ils avaient le plus grand respect pour notre mission et l’honorable nation à laquelle nous appartenions, mais que leurs lois leur défendaient de nous recevoir dans le village. Ils cédèrent enfin à mes instances, et nous fûmes conduits dans une maison où l’on nous servit des rafraîchissemens. »

La lettre et les présens, quoique ayant été reçus, ne furent pas envoyés au roi, ou si cela eut lieu, sa majesté refusa de les accepter. Cette dernière conjecture est la plus probable, vu le temps qui s’écoula entre leur réception par les chefs et leur restitution. Le capitaine Lindsay attribue, non sans raison, le peu de succès de sa mission, aux intrigues des Chinois qui se trouvaient dans le pays.

De la Corée, l’Amherst se rendit aux îles Loo-choo, où tous ses efforts pour établir des relations commerciales furent également sans résultats. Le capitaine Lindsay fit voile ensuite pour Canton. Bien qu’il ait échoué complètement dans sa mission, il n’en pense pas moins que ceux qui viendront après lui sont assurés d’être plus heureux. En attendant, les directeurs de la compagnie des Indes ont blâmé cette expédition, faite sans leurs ordres, et il est probable qu’il se passera un temps considérable avant qu’une nouvelle tentative ait lieu.


(Athenœum.)
  1. Ici l’auteur s’exprime trop vaguement et d’une manière inexacte. Ce décret ne regardait que les bâtimens qui venaient faire la pêche du phoque sur les côtes de Patagonie et aux Malouines, dont Buenos-Ayres réclame la propriété. Les Anglais et les Américains venaient faire cette pêche jusqu’aux portes de Montevideo au détriment des habitans du pays.