Nouvelles de nulle part/Chapitre 32

Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 335-344).


CHAPITRE XXXII

LE COMMENCEMENT DE LA FÊTE. — FIN


Dick me conduisit aussitôt dans le petit champ, qui — je l’avais vu du jardin — était couvert de tentes aux gaies couleurs, disposées en files régulières, autour desquelles étaient assis ou étendus sur le gazon quelque cinquante ou soixante hommes, femmes et enfants, tous au comble de la bonne humeur et de la joie avec leur humeur de fête, pour ainsi dire.

— Vous vous dites que nous n’avons pas grand concours de monde, dit Dick ; mais il faut vous rappeler que nous en aurons davantage demain ; car, dans ce travail de la fenaison, il y a place pour un grand nombre de gens qui ne sont pas très habiles dans les choses de la campagne, et il y en a beaucoup qui mènent des vies sédentaires et qu’il serait vraiment peu aimable de priver de leur plaisir des foins — hommes de science et étudiants retirés, pour la plupart, — de sorte que les ouvriers habiles, excepté ceux dont on a besoin comme faucheurs et directeurs du travail, se tiennent à l’écart et prennent un repos complet, ce qui est bon pour eux, que cela leur plaise ou non, vous comprenez ; ou bien ils s’en vont dans d’autres régions, comme je fais ici. Vous voyez, on n’aura pas besoin des hommes de science, des historiens et des étudiants en général, avant que nous soyons en plein dans le fanage, ce qui, naturellement, ne viendra pas avant après-demain.

Tout en parlant, il me fit traverser le petit champ jusqu’à une sorte de chaussée qui dominait la prairie du bord de l’eau ; puis, tournant à gauche par un sentier dans l’herbe mûre, qui était dense et très haute, il me conduisit à la rivière, au-dessus du barrage et de son moulin. Là, ce fut délicieux de nager dans la vaste pièce d’eau au-dessus de l’écluse, où la rivière, retenue par le barrage, s’élargissait beaucoup.

— Nous voilà maintenant bien disposés pour le dîner, dit Dick lorsque nous fûmes rhabillés et reprîmes le chemin à travers l’herbe, et, certainement, de tous les repas de fête de l’année, celui-ci est le plus joyeux, sans excepter même la fête de la moisson de froment, car alors l’année commence à décliner et on ne peut s’empêcher d’avoir, malgré toute la gaieté, un sentiment des jours sombres, des champs dépouillés et des jardins vides, et le printemps est trop éloigné pour qu’on y pense. On approche de l’automne, le moment où l’on croit presque à la mort.

— Que vous parlez étrangement, dis-je, d’une chose régulièrement périodique, et par conséquent banale, comme la succession des saisons.

Et, en effet, ces gens étaient pour cela comme des enfants et s’intéressaient d’une façon qui me paraissait tout à fait excessive au temps, à une belle journée, à une nuit sombre ou claire, et ainsi de suite.

— Étrangement ? Est-il étrange de sympathiser avec l’année, et ses gains, et ses pertes ?

— Du moins, si vous considérez le cours de l’année comme un drame magnifique et passionnant, et c’est, je crois, ce que vous faites, vous devriez vous plaire et vous intéresser autant à l’hiver, à son tourment et à sa souffrance, qu’à ce merveilleux été luxuriant.

— Est-ce que je ne le fais pas ? dit-il avec chaleur ; seulement je ne peux pas assister à tout cela comme si j’étais assis dans un théâtre, et si je voyais la pièce se jouer devant moi sans y prendre moi-même aucune part. Il est difficile, dit-il avec un sourire de bonne humeur, à un homme non lettré comme moi, de s’exprimer convenablement, comme le ferait cette chère Ellen ; mais je veux dire que je suis une partie de tout cela, et que j’en éprouve la souffrance aussi bien que le plaisir en moi-même. Ce n’est pas fait pour moi par quelqu’un d’autre, simplement pour que je puisse manger, boire et dormir ; j’y prends part moi-même.

Je pus voir que Dick avait à sa manière, lui aussi, comme Ellen, cet amour passionné de la terre, qui n’était commun qu’à bien peu de gens à l’époque que je connaissais ; le sentiment dominant parmi les personnes instruites était alors un aigre dégoût du drame changeant de l’année, de la vie de la terre et de ses rapports avec les hommes. Même, à cette époque, on trouvait poétique et subtil de considérer la vie comme une chose que l’on supporte, plutôt que comme une chose dont on jouit.

Ainsi je songeais, lorsque le rire de Dick me ramena aux prés du comté d’Oxford.

— Ceci me paraît étrange, dit-il, que je devrais me préoccuper de l’hiver et de sa pénurie, au milieu de l’abondance de l’été. Si cela ne m’était déjà arrivé, j’aurais cru que c’était sous votre influence, Hôte ; que vous m’avez jeté une sorte de mauvais sort. Mais, vous savez, ajouta-t-il vite, ce n’est qu’une plaisanterie, il ne faut pas le prendre à cœur.

— Très bien, dis-je ; je m’en garde.

Pourtant ses paroles me firent éprouver quelque gêne, tout de même.

Nous traversions la chaussée, à ce moment, et nous ne remontâmes pas vers la maison, mais suivîmes un sentier le long d’un champ de blé maintenant presque prêt à mûrir. Je dis :

— Nous ne dînons donc pas dans la maison ni dans le jardin ? — je le pensais bien, du reste. Où se réunit-on, alors ? car je vois que la plupart des maisons sont très petites.

— Oui, vous avez raison, elles sont petites dans cette région : il subsiste tant de bonnes maisons que les gens vivent beaucoup dans ces petites maisons éparses. Quant au dîner, nous allons avoir notre fête dans l’église. Je voudrais, en votre honneur, qu’elle fût aussi grande et belle que celle de la vieille ville romaine à l’ouest, ou celle de la ville forestière au nord ; mais elle pourra nous contenir tous ; et, si petite qu’elle soit, elle est belle à sa manière.

Ceci m’était assez nouveau, ce dîner dans une église, et je pensais aux bières d’église du moyen-âge ; mais je ne dis rien, et bientôt nous arrivâmes sur la route qui traversait le village. Dick regarda dans les deux sens, et ne voyant devant nous que deux groupes isolés, dit :

— Il semble que nous devons être un peu en retard ; ils ne sont plus là ; et certainement ils se feront un devoir de vous attendre, comme l’hôte des hôtes, puisque vous êtes venu de si loin.

Il se hâtait tout en parlant, et je le suivais, et bientôt nous arrivâmes à une petite avenue de tilleuls, qui conduisait droit au porche de l’église, dont la porte ouverte laissait passer un bruit de voix joyeuses, de rires, et de gaieté diverse.

— Oui, c’est l’endroit le plus frais par cette chaude soirée. Venez ; ils seront contents de vous voir.

Malgré mon bain, l’air me paraissait plus lourd, plus étouffant qu’à aucun moment de notre voyage.

Nous entrâmes dans l’église, qui était un petit édifice simple, avec un seul petit bas-côté séparé de la nef par trois arches rondes, un sanctuaire et un transept assez grand pour un si petit monument ; les fenêtres étaient du style gracieux de l’Oxfordshire au quatorzième siècle. Aucune décoration d’architecture moderne ; il semblait que personne n’y eût touché depuis que les Puritains avaient passé à la chaux, sur les murs, les saints et les histoires du moyen-âge. Par contre, elle était gaiement parée pour cette fête, avec des festons de fleurs entre les colonnes et de grands pots de fleurs par terre tout autour ; sous la fenêtre du couchant, deux faux en croix étaient accrochées, dont les lames, blanches de poli, brillaient parmi les fleurs qui les enlaçaient. Mais le plus bel ornement était la foule d’hommes et de femmes, beaux, à l’air heureux, qui entouraient la table, et, avec leurs figures radieuses, leurs riches chevelures et leurs gais vêtements de fête, paraissaient, comme dit le poète persan, une corbeille de tulipes au soleil. Bien que l’église fût petite, il y avait beaucoup de place ; car une petite église fait une assez grande maison, et ce soir là il n’était pas besoin de mettre des tables en travers dans les transepts ; mais, sans aucun doute, il en faudrait le lendemain, lorsque les savants dont avait parlé Dick seraient arrivés pour prendre au travail de la fenaison leur part plus modeste.

Je me tenais sur le seuil avec la figure souriante d’un homme qui va prendre part à une fête dont il est prêt à jouir pleinement. Dick, à côté de moi, jetait sur la société un regard circulaire, d’un air propriétaire, à ce qu’il me sembla. En face de moi étaient assises Clara et Ellen, avec, entre elles, la place vide de Dick : elles souriaient, mais leurs beaux visages étaient tournés en sens contraire vers leurs voisins qui causaient avec elles, et elles ne paraissaient pas me voir. Je me tournai vers Dick, m’attendant à ce qu’il me conduisît, et il tourna vers moi son visage ; mais, chose étrange à dire, bien que son visage fût aussi souriant et joyeux que jamais, il ne répondit pas à mon regard — il parut même ne pas faire attention le moins du monde à ma présence, et je remarquai que personne ne me regardait. Une angoisse me saisit, comme de quelque désastre longtemps attendu et subitement éprouvé. Dick s’avança un peu sans me dire un mot. J’étais à moins de trois mètres de ces deux femmes, dont je n’avais été le compagnon que bien peu de temps, et qui cependant, me semblait-il, étaient devenues mes amies. La figure de Clara était maintenant tournée vers moi, bien en face, mais elle non plus ne paraissait pas me voir, malgré, je me le rappelle, mon regard suppliant qui cherchait le sien. Je me tournai vers Ellen, et elle parut me reconnaître un moment ; son resplendissant visage s’assombrit aussitôt, elle secoua la tête avec un regard navré, et l’instant d’après toute conscience de ma présence s’était dissipée sur sa figure.

Je me sentis seul et dénué au-delà de ce que les mots peuvent dire. J’hésitai encore à peu près une minute, puis je m’en allai, je quittai le porche, et par l’avenue de tilleuls je gagnai la route, tandis que les merles autour de moi sifflaient à qui mieux mieux dans les buissons par cette chaude soirée de juin.

Une fois encore, sans aucun effort conscient de volonté, je regardai du côté de la vieille maison près du gué ; mais en tournant le coin qui conduisait aux restes de la croix du village, je me trouvai devant une personne qui contrastait étrangement avec les gens joyeux et beaux que j’avais laissés derrière moi dans l’église. C’était un homme qui paraissait vieux, mais je savais reconnaître, par une habitude maintenant à demi oubliée, qu’il n’avait pas, en réalité, beaucoup plus de cinquante ans. Sa figure était rugueuse et barbouillée plutôt que sale ; ses yeux, mornes et chassieux ; le corps courbé, les mollets maigres et fuselés, les pieds traînants et lourds. Ses vêtements étaient un mélange de saleté et de haillons que je ne connaissais que trop depuis longtemps. Lorsque je passai devant lui, il toucha son chapeau avec quelque politesse réellement bienveillante et beaucoup de servilité.

Avec une inexprimable répulsion, je me hâtai derrière lui, et courus le long de la route qui menait au fleuve et au bas du village ; tout à coup, je vis pour ainsi dire un nuage noir venir à moi en se déroulant, comme un cauchemar de mon enfance ; et pendant un moment je n’eus conscience de rien, que d’être dans l’obscurité ; étais-je debout, assis ou couché, je n’aurais pu le dire.

J’étais dans mon lit, chez moi, dans le triste Hammersmith, et je pensais à tout cela ; et j’essayais de me rendre compte si j’étais accablé de désespoir, en m’apercevant que j’avais rêvé ; et, chose étrange, je trouvai que je n’étais pas tellement désespéré.

Ou était-ce bien un rêve ? Si c’en était un, pourquoi avais-je eu si constamment conscience de ne voir toute cette nouvelle vie que du dehors, encore pris dans les préjugés, les angoisses, les dégoûts de mon époque de doute et de lutte ?

Tout le temps, si vivants que fussent pour moi ces amis, j’avais eu le sentiment que je n’avais rien à faire parmi eux : comme si le temps dût venir où ils me rejetteraient et me diraient, comme semblait le dire le dernier regard navré d’Ellen : « Non, cela ne va pas ; vous ne pouvez être des nôtres ; vous appartenez si complètement au malheur du passé, que notre bonheur même vous pèserait. Retournez, maintenant que vous nous avez vus, et que par vos yeux vous avez appris que, malgré toutes les maximes infaillibles de votre époque, il reste encore des jours de repos pour le monde, quand l’autorité se sera changée en camaraderie, — pas avant. Retournez donc, et tant que vous vivrez, vous verrez tout autour de vous des gens occupés à faire vivre aux autres des vies qui ne leur appartiennent pas, tandis qu’eux-mêmes ne se soucient en rien de leur vraie vie, des hommes qui haïssent la vie tout en craignant la mort. Retournez, et soyez d’autant plus heureux que vous nous avez vus, que vous avez ajouté un peu d’espérance à votre lutte. Continuez à vivre, tant que vous pourrez, en vous efforçant, quelles que doivent être les souffrances et la peine, à instaurer peu à peu l’ère nouvelle de camaraderie, de repos et de bonheur. »

Oui, certes ! et si d’autres peuvent le voir comme je l’ai vu, alors il faut l’appeler une vision, et non un rêve.