Nouvelles conversations avec Eckermann (La Revue Blanche)/8


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Nouvelles conversations avec Eckermann (La Revue Blanche)
La Revue blancheTome XXIII (p. 371-378).

Nouvelles conversations
avec Eckermann

Vendredi, 24 août. — Goethe, en feuilletant, devant moi, le premier Faust, s’est arrêté devant un passage de la scène où Méphistophélès, grimé en docteur, reçoit un jeune étudiant : « Méphistophélès. — Et quelle faculté choisissez-vous ? — L’Écolier. — Je souhaiterais de devenir fort instruit, et j’aimerais assez à pouvoir embrasser tout ce qu’il y a sur la terre et dans le ciel, la science et la nature. »

J’ai voulu donner là, dit Goethe, une formule fraîche et juvénile de l’enthousiasme scientifique. Tout savoir ! C’est ainsi que peut s’exprimer à dix-huit ans un jeune homme probe et sain, heureusement doué pour la vie. Dans le langage que je lui prête, je n’ai mis aucune ironie. Mais c’est la vie qui se chargera de décevoir son rêve chimérique avec une ironie plus amère que celle de Méphistophélès. Tout savoir ! Oui, dans la première jeunesse, nous voulons aspirer à longs traits, comme un puissant philtre magique, tout ce que recèle le savoir humain. Nous voulons « embrasser la terre et le ciel, la science et la nature ». Si un seul fait reste ignoré, une seule notion confuse, tout est perdu ; c’est le sens même de la vie qui s’obscurcit et nous échappe. Mais l’état de la civilisation ne le permet plus. Dans la science, comme dans toute autre branche de l’activité humaine, la division du travail est devenue nécessaire. Le progrès est si multiplié, si rapide, qu’avant d’avoir épuisé un ordre de connaissances, il faudrait déjà reprendre ce que nous avons appris, et recommencer. C’est le tonneau des Danaïdes. Une vie d’homme suffit à peine pour se rendre maître de quelque domaine restreint de l’archéologie ou de la botanique. Voyez ce que deviendra là dedans mon malheureux écolier.

— C’est là un phénomène nouveau, dis-je, et particulier à notre temps. Mais puis-je vous demander comment vous l’appréciez ? Au point de vue moral, cette division du travail scientifique aura sans doute des conséquences importantes.

— Plus importantes que vous ne le sauriez croire, dit Goethe. Voyez : Un Léonard de Vinci, un Descartes, un Leibnitz, ont su tout ce que l’on pouvait savoir de leur temps. Chacun de ces grands hommes était comme une encyclopédie animée, et si quelque catastrophe imprévue eût anéanti d’un coup les collèges, les laboratoires, les bibliothèques, il aurait pu reconstituer à lui seul presque tout l’avoir de l’humanité. Aussi de leur temps ne pouvait-on concevoir la science comme indépendante de la philosophie ; un progrès des mathématiques, par exemple, se traduisait aussitôt en une nouvelle conception philosophique, et inversement. La physique et la métaphysique n’étaient pas pour eux des études distinctes, mais les parts vivantes d’un même tout, et c’est à ce tout qu’ils s’efforçaient ardemment d’atteindre. Songez aux vieux savants grecs, à un Pythagore, à un Aristote et vous comprendrez encore mieux ma pensée. La science jusqu’à nos jours fut une métaphysique, un poème, un hymne mélodique à l’Univers ou la Divinité. Elle révélait, elle livrait vraiment l’univers à l’homme. Elle élargissait sa pensée à la mesure des forces naturelles : l’élan du cœur, l’inspiration religieuse accomplissaient et multipliaient tout effort de la raison. On sentait alors l’unité du monde ; on cherchait le sens de la vie universelle. L’âme humaine se dressait debout devant la création, et, ouverte comme au souffle de l’Océan, elle en aspirait la palpitation infinie. Tout cela, nous l’avons oublié maintenant. Nous avons oublié que cet univers infini est une unité vivante : que tout homme est une part active, solidaire et responsable de cette vie illimitée qui l’enveloppe. Nous l’avons oublié, et ce n’est plus la science qui nous en fera souvenir. Au lieu de nous livrer ce vertige animé du Vrai, elle nous donnera un caillou, une fibre végétale, ou la vertèbre cervicale de tel animal disparu.

Je me souvins des propos que Goethe avait tenus, la nuit précédente sur la terrasse de son jardin, devant le ciel étoilé, et l’on devine quelle suite de réflexions intérieures l’avait conduit à notre conversation. Je lui demandai alors si, tout en reconnaissant que nul ne peut plus prétendre à l’omniscience, il ne serait pas louable, fécond, de conserver au moins une curiosité universelle.

— À cela seul l’existence se perd, dit Goethe. On se condamne à ne pas laisser une œuvre. Songez-y : la vie est bien courte. Et puis, ce n’est pas seulement le temps perdu ; mais l’homme curieux qui aura voulu maintenant se composer une vue d’ensemble du savoir humain, de l’art, de la littérature, cet homme-là aura porté en lui l’esprit critique à un point de développement excessif. Son travail personnel ne pourra plus le satisfaire ; il abandonnera tous ses projets, l’un après l’autre, parce que sa mémoire lui aura servi trop de souvenirs, trop de comparaisons humiliantes… Vous devez bien me comprendre, Eckermann, ajouta-t-il en souriant et en me tirant l’oreille. C’est votre portrait que je dessine en ce moment.

Il est vrai que j’ai souvent confié à Goethe cette hésitation peureuse qui me fait abandonner l’un après l’autre tous mes plans de travail. Mes scrupules m’arrêtent durant quelques jours, et puis alors c’est mon idée même que je sens flétrie et morte. Certes, il faudrait penser aux autres avec moins de curiosité, et avec plus de vigueur à soi-même. J’ai senti que Goethe avait raison. Peut-être est-ce pour cela que son allusion familière m’a gêné, car je lui ai répliqué avec une certaine aigreur cachée :

— Mais à quoi n’avez-vous pas touché vous-même ? La nomenclature du Docteur Faust ne serait guère plus copieuse : Histoire, Mathématiques, Physique, Théologie, Orientalisme… Cela a-t-il empêché Votre Excellence de devenir le plus grand des poètes allemands ?

— Halte-là ! dit Goethe, d’abord ce n’est pas là tout ; j’ai délaissé bien des choses. Mais ne vous laissez pas tromper ainsi par mon exemple. Vous me comprenez bien mal. Comme un bon ouvrier, j’ai voulu remplir de mon mieux la tâche qui m’était départie, et, pour cette fin, j’ai profité de tout ce que m’offrait la vie. Mais toujours j’ai tout ramené à mon œuvre poétique, la seule qui m’intéressât jusqu’au fond de mon âme, la seule pour quoi je me sentisse né. Certes j’ai aspiré bien des émotions, bien des connaissances qui pouvaient y sembler étrangères, mais, en fin de compte, elles s’y rapportaient, elles en devenaient la matière fécondée. C’est ainsi que l’abeille fait le miel…

Et puis, mon cher enfant, n’oubliez pas autre chose. Mes excursions scientifiques, ma culture de critique, d’archéologue ou d’érudit sont d’assez fraîche date. J’étais déjà fortement engagé dans ma voie propre, et rien ne pouvait plus m’en écarter. L’effort et le succès m’avaient aussi donné confiance. Mais, si je m’étais dépensé ainsi dès le début de ma vie, je n’aurais jamais écrit Werther. Alors j’étais un simple paresseux ; je courais les filles ; je buvais de la bière au cabaret ; je faisais des armes comme Laerte en personne. Et puis nous allions nous promener dans la campagne jusqu’au lever du soleil.

Goethe, ici, tomba dans une rêverie qui l’absorba peu à peu, et se prolongea durant quelques instants. Sans doute était-il occupé d’images agréables ; ses yeux et sa bouche entr’ouverte souriaient. Je supposai que les charmantes amies de sa jeunesse vivaient à nouveau devant son regard, Gretchen peut-être, ou cette fière Lili qui, d’un revers de main, à table, balayait tout devant elle, fleurs, cristaux et porcelaines, si quelque convive avait prononcé un mot déplaisant. Et Goethe sentit apparemment que je tenais le fil de sa rêverie. Car il tourna vers moi son sourire, et referma vivement les yeux.

— Aucune ne ressemblait à l’autre, dit-il, et l’amour que j’ai porté à chacune d’elles différait aussi. Pourtant je les ai toutes aimées. Mais j’étais jeune, et ce temps est loin…

La pluie tombait depuis le matin, fine et tiède, mais en cet instant elle était presque cessée, et un timide rayon de soleil tâchait de percer l’ombre des tilleuls.

— Descendons au jardin, dit Goethe. Nous y continuerons notre conversation plus à l’aise, — et j’aime à respirer l’odeur de la terre mouillée.

Nous sommes descendus en effet, et nous avons marché lentement par les allées détrempées.

— Nous nous sommes écartés de notre sujet, a dit alors Goethe, ou du moins nous avons paru nous en écarter. Mais je désire le reprendre, car il mérite qu’on le parcoure à petits pas comme une allée familière. Oui, je déplore que la division du travail scientifique ait enlevé au savant cette contemplation totale de l’univers qui ennoblit la pensée humaine, qui rappelle à l’homme sa place véritable dans la création, qui inscrit dans son cœur le sens de sa vie. Je vous ai dit d’autre part que pour tous les hommes qui sont destinés à un effort personnel de création, qui sont nés pour laisser après eux une œuvre concrète, tangible — particulièrement une œuvre d’art — l’ivresse de savoir, la curiosité fiévreuse de comprendre sont une tentation funeste qu’il faut repousser. Tout cela s’ajuste et se lie avec un certain nombre d’idées encore imparfaites dans mon esprit, qui ne vous apparaîtront peut-être que comme de vagues pressentiments, mais que je veux néanmoins vous confier.

La contemplation de l’univers dans son essence, la perception du lien qui unit notre vie à la sienne — et cela jusqu’à sentir battre notre cœur dans chacune de ses pulsations créatrices, — sont les pensées les plus élevées que puisse nourrir notre raison. Pourtant les voilà aujourd’hui étrangères, presque hostiles aux fins de l’art ; les voilà interdites au savant par les conditions présentes de la science. J’en tire cette conclusion, que le rôle de l’art et de la science dans la pensée, dans la vie humaine n’est déjà plus et ne doit plus être le même, et que leur règne est à son déclin…

Je ne pus ici retenir un geste et une exclamation de surprise et je considérai Goethe avec toutes les marques d’une profonde stupéfaction.

— Voilà un langage qui vous étonne, n’est-il pas vrai, et particulièrement dans ma bouche. Mais réfléchissez. Nous ne voulons, ni vous ni moi, être dupes des mots. Sans doute l’émotion du beau ne se flétrira jamais sur cette terre. Mais ce n’est pas seulement pour les émotions qu’il nous procurait que nous avons cultivé et adoré l’art. C’est que nous sentions que le progrès de l’art était le progrès de la civilisation elle-même : c’est par là que nous tâtions le pouls de l’humanité. L’effort des artistes vers le beau et vers l’utile, la diffusion élargie de leur œuvre, l’efficacité de leur pensée étaient pour nous la plus juste mesure de l’activité humaine. — Mais qui vous dit qu’il doive en être ainsi désormais ; qui vous dit que les états futurs de la civilisation ne se manifesteront pas par d’autres signes ? De ce côté le meilleur est fait, et par ailleurs il reste encore tout à faire. C’est pourquoi la sève de l’humanité se retire peu à peu de l’art.

— Et pour la Science, dis-je, tiendrez-vous le même langage ?

— Oui, dit Goethe gravement. Je me persuade tous les jours que le rôle fécond de la science touche à son terme.

Ce rôle était d’asservir l’univers à l’homme. Et je crois que le moment approche où elle aura épuisé sa tâche, dans la mesure où l’a permis le Créateur. De quoi s’agira-t-il alors ; à quoi devra s’appliquer l’activité humaine ? à répartir équitablement entre les hommes les richesses accumulées par la science, la puissance conquise sur la nature. Et à cela, la science elle-même ne peut rien. Ce jour-là, elle ne sera plus la vie féconde de la raison ; elle ne lui servira plus que de jeu ou d’exercice… Tenez, avez-vous entendu ce que me disait l’autre jour Meyer ? Selon lui, depuis dix ans, les mathématiques n’ont fait que des progrès purement fictifs… Les mathématiciens ont passé leur temps à résoudre des difficultés qu’ils se posaient à eux-mêmes, et dont la solution n’était susceptible d’aucune application pratique. Eh bien ! ce n’est là qu’un jeu d’esprit, et non plus cette Science sainte dont nous nous étions fait une religion… En vérité, il faudra que nos enfants se créent une religion nouvelle…

Mais, en cet instant, le domestique qui nous cherchait à travers le jardin, nous avertit que le diner était servi et que les enfants de Goethe nous attendaient pour s’asseoir à table.


Précisément Meyer est venu après le dîner et Goethe m’a chargé de lui résumer notre conversation de la soirée. Il m’a écouté avec une attention extrême, a réfléchi quelques instants, puis il a dit :

— Mettons-nous bien d’accord. Voici les conclusions auxquelles il me semble que vous étiez parvenus : 1o La certitude que l’Univers est une unité vivante, et que l’homme est une part vivante de cette unité, doit pénétrer le cœur et la raison de tout homme supérieur ; 2o Il ne faut point que ce soit là une idée vague, purement sentimentale, mais une notion claire, nourrie par la culture et l’expérience scientifique ; 3o Aujourd’hui, et en raison de la division du travail scientifique, le savant spécialiste ne peut acquérir cette notion, puisque, au lieu de dominer l’horizon du haut d’un observatoire, il est enfermé dans les bornes du petit domaine qu’il bêchera jusqu’à sa mort ; 4o De même, en raison de la multiplicité des résultats auxquels cette division du travail a conduit, la curiosité, même superficielle, de ces résultats est interdite à l’artiste… Est-ce cela ? Si j’ai bien compris, nous sommes d’accord jusqu’à présent, car j’admets pleinement chacun de ces principes.

— Eh bien ! dit Goethe, j’en suis ravi.

— Oui, répondit Meyer, mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est qu’il a existé, qu’il existe encore des hommes qui sans se vouer à une œuvre personnelle, sans s’attacher proprement à aucune recherche, se sont précisément donné pour tâche de pénétrer chaque science spéciale jusqu’au point où ses résultats peuvent servir à la connaissance générale de l’Univers. Ils sont une encyclopédie vivante, mais une encyclopédie raisonnée, unifiée — filtrée, si je puis dire — disposée harmonieusement en un seul entendement. De tels hommes sont vraiment le microcosme. Ils représentent la conscience réfléchie de l’Univers en un moment déterminé de son existence. Nous avons connu l’un et l’autre des hommes de cette sorte. Et il me semble que Herder, par exemple, en était le type achevé.

— Parfait, parfait, dit Goethe en battant des mains. Vous n’imaginez pas, mon cher Meyer, à quel point vos paroles me plaisent. Vous devancez exactement ma pensée. Mais continuez, de grâce. Eh bien ! que pensez-vous de ces hommes de la race de Herder ?

— Je pense, dit Meyer un peu embarrassé, qu’ils sont des hommes élevés, sages, dignes d’envie et d’admiration, des exemplaires particulièrement purs, de beauté morale et d’intelligence. J’admire leur désintéressement, puisqu’ils connaîtront rarement la gloire ; si par hasard elle les touche, elle leur sera venue, comme à Herder, par surcroît ; pour la plupart ils laisseront un nom ignoré de l’avenir et de leurs contemporains eux-mêmes. Mais je les envie parce que je considère que leur conduite, dans cette vie, donne presque sûrement la satisfaction de soi-même, c’est-à-dire le bonheur…

— Est-ce là tout ? dit Goethe en souriant.

— Mais…, dit Meyer…, mais… il me semble.

— Il me semble à moi, dis-je alors, qu’on peut envisager la question à un autre point de vue.

— Et que direz-vous, me dit Goethe ?

— Je crois, dis-je, que ces hommes exercent une influence particulière sur leurs contemporains, et, bien qu’ils ne soient pas proprement des savants, sur les progrès mêmes de la science.

Goethe m’encouragea d’un sourire : — Très bien. Parlez, mon enfant, parlez.

— Oui, dis-je, les hommes que M. Meyer vient de définir sont, avant tout, selon moi, des critiques. Ils n’ont pas pénétré assez avant les connaissances humaines pour prétendre à l’omniscience, mais assez loin pour acquérir un jugement presque universel. Nul ne saura mieux qu’eux éclairer, guider, conduire. Heureux les jeunes gens qui tomberont dans leur sphère d’attraction. Ils marqueront à chacun sa tâche, et rien n’est plus malaisé que d’assigner à un jeune homme la tâche qui lui convient. Ils rendront les fautes sensibles, et en même temps profitables ; le plus précieux des encouragements sera le leur… Je passe à leur action sur la science. Et je crois qu’il faut remarquer que les diverses branches de la science ne s’étendent pas avec la même force de développement. Sans doute elles sortent de principes communs. Sans doute leur réaction est perpétuelle et réciproque. Mais il faut tenir compte des circonstances, qui sont changeantes, et du génie humain qui n’est pas égal. Eux, cependant, qu’ils en aient conscience ou non, rétablissent le niveau, font l’équilibre. Au spécialiste, enclos dans son travail étroit, ils pourront livrer, des vues d’ensemble, des notions rationnelles sur la direction, sur le progrès des autres spécialités. Souvent ainsi grâce à une définition heureuse, à une comparaison, ils aideront à transformer en une conquête universelle ce qui n’était, en son premier état, qu’une découverte de détail. Ils sont à la Science, si je puis dire, ce que sont à l’industrie les Expositions, où chacun choisit, dans l’effort des autres, ce qui peut perfectionner le sien…

J’étais fort satisfait de moi, car il est rare que Goethe me laisse parler sans m’interrompre, et, en effet, il loua mon improvisation. Mais après un silence méditatif que ni Meyer, ni les enfants de Goethe, ni moi, n’osâmes troubler, lui-même éleva la voix avec une émotion peu commune :

— Vous avez tous deux émis des pensées justes. Meyer a ouvert le débat avec sa finesse ordinaire, et vous, Eckermann, vous avez été sensé, sérieux et droit. Mais vous n’avez pas pénétré assez loin, mon enfant. À des hommes qui sont, ou seront, les seuls détenteurs du secret essentiel de ce monde, sera nécessairement réservée, comme autrefois au Savant ou au Poète, la fonction capitale des sociétés. Cette fonction est encore mal définie ; et, dans l’état présent des choses, on ne la conçoit qu’obscurément, parce que la civilisation générale n’en est pas encore à la hauteur où nous nous sommes élevés. Mais quand les sociétés humaines seront menées par la raison, ou chercheront à se conduire selon la raison, quand il s’agira de réaliser le bonheur de l’humanité par la justice, l’harmonie des individus par la liberté… alors on se tournera vers « ces hommes de la race de Herder » puisqu’un autre nom nous manque — et on leur dira : « Venez : soyez nos chefs ; la raison humaine veut se libérer de l’ignorance des vieux âges. Quelle qu’ait pu être la tâche du passé, nous pressentons la tâche d’aujourd’hui. Vous vous êtes placés au centre du travail humain ; vous seuls communiquez encore avec la vérité centrale de l’univers ; dirigez-nous dans la tâche centrale de l’humanité. »

Ce sont, disiez-vous, les « critiques », Oui, pour aujourd’hui. Ce seront les « politiques », demain ; — car demain la constitution juste de la Cité redeviendra, comme au temps d’Aristote et de Platon, la tâche suprême, l’achèvement du travail humain.

Renan a écrit que, dans les états prochains de la civilisation, c’est aux savants que serait réservé le gouvernement des hommes. Je me place bien loin de cette pensée de Renan. Il pensait, lui, aux mathématiciens, ou aux chimistes ; il s’imaginait, avec la légèreté qui lui fut ordinaire en ces questions, que les lois d’une Société juste se résoudraient comme une équation ou se trouveraient cristallisées au fond d’une cornue. Les « politiques » ne seront pas des savants, puisque, seuls entre les penseurs, ils auront su échapper à cette division du travail qui est devenue la condition même de la science. Et les lois de la société future ne seront pas une trouvaille de hasard, faite un beau jour au fond d’un laboratoire, mais l’ensemble de la science réalisée, la synthèse de ce que peut admettre et ordonner une raison probe dans l’immense matière du savoir humain.

Et certes, comme l’harmonie de cet univers est indissoluble et continue, comme rien de ce qui valait la durée ne s’y peut perdre, comme ce qui l’enrichit est éternel, la pensée d’un Shakespeare, d’un Spinoza ou d’un Newton se retrouvera dans l’âme future des hommes, tout comme dans notre âme à nous, — pure, efficace et féconde. Pour l’œuvre de l’avenir, aucun effort passé n’aura été vain ; mais le temps aura mis chaque chose à sa place vraie ; il aura subordonné les Moyens à la Fin enfin découverte… L’idée de l’Homme, du bonheur, de la justice humaine, enveloppera, expliquera tout, comme fit l’idée chrétienne pour les penseurs ou pour les peintres du moyen âge. C’est la religion dont je vous parlais tout à l’heure… pour nos enfants. Aux « hommes de la race de Herder » il appartient de la prêcher avec une foi prophétique, et de nous montrer, pour la première fois, le monde conquis, non plus par la Force ou par le Miracle, mais par la Justice et la Raison.

…Il était tard quand nous quittâmes Goethe. « À mon départ, il m’embrassa le front, ce qu’il ne faisait jamais. »