Nouvelles conversations avec Eckermann (La Revue Blanche)/3


 ?
La Revue blancheTome VIII (p. 353-356).

NOUVELLES CONVERSATIONS AVEC ECKERMANN

III
Les mœurs politiques.

Le conseiller Meyer est revenu d’Iéna ce matin, et nous sommes allés ensemble chez Goethe. Nous l’avons trouvé dans la petite antichambre qui précède son cabinet de travail. Il se leva vivement et vint au-devant de nous : J’essayais, nous dit-il, d’oublier la mauvaise nuit que j’ai passée. Le jour ramène ordinairement un peu de calme dans mon cœur ; mais encore faut-il aider la lumière. C’est pourquoi je m’étais fait apporter mes portefeuilles de gravures, et me voici maintenant en état de soutenir une conversation sans mauvaise humeur. Et il se tourna vers moi : Eh bien ! Eckermann ? Vous étiez hier au théâtre ?

Je lui répondis qu’au dernier moment la paresse m’avait pris de quitter ma chambre, et que j’avais passé une soirée silencieuse à ordonner des notes et des manuscrits. Pendant ce temps, Meyer s’était approché du portefeuille encore ouvert, et maniait sans façon les gravures : Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il à Goethe ? un Claude Lorrain, n’est-ce-pas ? — Oui, dit Goethe ; ne le connaissez-vous pas ? — Non, assurément. Il n’est pas facile d’oublier cette gravure quand on l’a vue une fois. — Le prince de Wurtemberg me l’a envoyée la semaine passée, répondit Goethe. La toile appartient à Robert Peel qui l’a payée dix mille livres, à ce qu’on raconte. J’envie beaucoup l’homme qui peut consacrer à un pareil tableau une somme aussi considérable. Mais ce qui me semble le plus digne d’intérêt, c’est que Peel l’acheta en 1829, au plus fort du débat sur l’Émancipation des catholiques. Il alla l’examiner entre deux séances du Parlement. Ne trouvez-vous pas admirable qu’un ministre, au moment où il fait voter les mesures d’où dépend la destinée de son pays, trouve le moyen de songer encore à sa galerie ?

— Pour moi, dit Meyer, j’admire surtout le pays où un pareil souci semble naturel, et même honorable pour un homme public. Personne en Angleterre ne s’est imaginé qu’il y eût dans l’acte de Peel la moindre pensée d’affectation. Ce trait n’a pas gâté sa réputation d’homme simple. Mais, en France, par exemple, l’affaire aurait fait un beau tapage. Peel était un homme fini…

— Je crois que vous exagérez, répondis-je. Pendant mon dernier séjour à Paris, j’ai suivi soigneusement la vie publique ; j’y ai rencontré des hommes de mérite, et ils étaient honorés.

— Mon cher enfant, me répondit Goethe, vous jugez toujours avec de bonnes intentions ; mais l’indulgence perd tout son mérite quand elle naît d’un assentiment trop rapide ou d’un examen superficiel. Il ne s’agit pas de savoir si vous avez entendu de bons discours ou des discussions bien menées. Meyer disait simplement qu’en France on se fait une idée vulgaire des mœurs politiques, et en cela il a raison. Comprenez-vous bien ? Tenez, par exemple : Clemenceau m’a envoyé son livre ; je l’ai lu avec soin, et, je puis le dire, avec profit. C’est le livre d’un homme sans expérience littéraire ; mais aucun critique de bonne foi ne pourrait lui refuser de la puissance, de l’ardeur, et une véritable noblesse de pensée. On m’a dit qu’il comptait réunir aussi ses discours, et j’attends cette publication avec impatience. Clemenceau est un homme que je tiens en haute estime. Eh bien ! Pourquoi a-t-il vu sa situation amoindrie de jour en jour, et maintenant presque annulée ? C’est l’effet de cette bassesse d’esprit dont parlait Meyer : on ne lui pardonnait pas, sitôt la séance terminée de penser à autre chose.

Meyer. — Et ce que vous dites de Clemenceau, serait aussi juste pour Barrès, par exemple.

Goethe. — Non, ce n’est pas tout à fait la même chose. Barrès a un grand talent, ce n’est pas douteux ; il a donné beaucoup et on peut attendre davantage. Mais il a eu ce tort, en entrant au Parlement, de paraître le dédaigner. Si légitime que fût ce dédain, il ne devait pas le laisser voir. Il s’exposait ainsi à cette réponse trop facile : Alors, que venez-vous faire ici ? Clemenceau n’a jamais commis cette faute ; il n’a pas confondu le dandysme politique et le mépris de la politique.

Meyer. — Vous avez raison, et pourtant il est difficile de ne pas excuser cette attitude. Comment ne pas se blesser du contact de tant de médiocrités ? Tout est médiocre, en France, dans les assemblées, et savez-vous depuis quand ? Depuis que les partis se sont désagrégés, et qu’il n’existe plus en dehors des assemblées, un monde politique discipliné et cohérent.

— Pour moi, répondit Goethe, je serais disposé à attribuer d’autres causes à la bassesse du monde politique français. Je ne suis pas tellement fâché que l’époque des Thiers ou des Guizot soit passée, et je ne regrette pas comme vous, Meyer, les intrigues et les coteries de ce temps-là : autant qu’il m’en souvient tout était aussi mesquin et aussi déplorable qu’à présent. Non, cela tient au caractère même des Français : ils sont admirables dans les crises violentes et dans les moments d’exaltation ; il n’y a guère de révolution et de cataclysme où ils ne se soient montrés égaux à eux-mêmes. Mais, dans le train ordinaire de la vie publique, on retrouve nécessairement leur légèreté, leur manque d’ouverture, l’éternelle incapacité d’admettre ce qu’on ne leur a pas enseigné dès l’école. C’est vraiment le peuple le moins élégant, ou, plutôt, celui qui se défie le plus de l’élégance. Regardez les Anglais, un peuple grave, sévère, moral, qui n’aime ni les à peu près, ni les vaudevilles sur l’adultère (sic) ; eh bien ! une carrière comme celle de Disraeli, qui a été si éclatante chez eux, eût été radicalement impossible en France ; Disraeli a eu de la réputation avant d’avoir du talent ; vous savez pourquoi, parce qu’il était d’une beauté singulière, et qu’il portait des chaînes d’or, des gilets de velours, et des franges en guise de manchettes. Il a commencé par être un dandy et, pour être un dandy passable, il faut une véritable supériorité d’intelligence. Tout cela l’a poussé dans la société ; en France, il se fût rendu pour jamais ridicule. Songez aussi qu’avant d’être un bon debater il a été un excellent romancier ; il a fait des romans sociaux ; mais il a fait aussi des romans mondains, des œuvres de pure grâce, de pure imagination. Tout cela, dans son pays, lui a puissamment aidé. En France, il aurait été entendu d’une manière définitive que Disraeli était un homme peu sérieux, qui excellait dans la littérature légère et qui, par conséquent, ne comprendrait jamais rien au budget.

C’est toujours le même vice profond : ils n’ont jamais dépassé l’élégance des manières et du costume. On se coiffe de telle façon, on porte tel chapeau à telle heure de la journée, mais vivre d’une manière élégante, c’est une idée trop élevée pour eux. C’est pourquoi ils ont une si profonde horreur du dilettantisme ; et pourtant le dilettantisme est une forme relativement simple, accessible. Disraeli fut un dilettante en politique ; Clemenceau, lui aussi, le fut dans une certaine mesure ; et en France on n’admet pas cela. Les hommes qu’ils considèrent le plus, ce sont ceux qui entrent dans la vie publique avec des théories raides, sèches, un visage empesé et l’orgueil des grands principes, comme Ribot fut autrefois, comme Deschanel, Reinach sont encore ; on passe alors pour un homme supérieur. Mais Deschanel n’est ni un dilettante, ni un dandy, c’est tout simplement un doctrinaire, c’est-à-dire quelque chose d’inférieur encore au politique vulgaire, à l’homme de ressources et d’expédients. Et toute la jeunesse qui mûrit aujourd’hui pour la vie publique, cette jeunesse riche, ambitieuse et basse d’où sortiront les futures majorités, n’est aussi qu’une génération de doctrinaires. C’est le terrible stigmate du caractère français, voyez-vous : ne pas pouvoir appliquer une théorie que l’on sait juste, une idée que l’on s’affirme chaque matin, à la pratique de sa propre vie. Ils ont l’intelligence plutôt sceptique, l’esprit critique toujours en éveil ; mais dans le fait ils procèdent par préjugés, par habitudes, par affirmations tête baissée. Comprenez-vous bien, Eckermann, tout le sens profond d’une erreur semblable : prendre le doctrinaire pour un dilettante politique ?

— Il me semble, dis-je, qu’on pourrait préciser ainsi la différence du doctrinaire et du dilettante : l’un cherche avant tout à étendre sa vie, l’autre la restreint bon gré mal gré, puisqu’il soumet d’avance son action à des théories abstraites.

— Il y a quelque chose dans ce que vous dites, répondit Goethe, et pourtant vous n’avez pas vu assez loin ; votre remarque n’est vraie que pour l’apparence. Le dilettante aussi soumet sa vie à une théorie ; lui aussi dépend d’une idée, d’un système ; mais chez lui l’idée est un moyen de développement, non de direction. Comprenez-vous bien ? Ma formule est peut-être un peu concise. Mais on ne doit pas se développer au hasard ; il faut avoir conçu un plan rationnel, ou plus simplement avoir acquis une connaissance rationnelle de soi-même. On peut se développer alors logiquement, selon les différents aspects que l’on a choisis. Car il s’agit d’arriver à l’épanouissement le plus complet, mais aussi le plus moral de soi-même.

Tout cela nous paraît simple, évident, et nous vivons selon cette règle ; sans doute, en France, pourrait-on s’accorder avec nous là-dessus ; ils conviendraient qu’en théorie notre méthode est la bonne ; mais, pratiquement, leur société repose sur des principes diamétralement opposés. Ils s’imaginent que chaque homme a une faculté dominante, une vocation ; on y obéit, on choisit son métier ; et, son choix fait, on n’est plus bon pour autre chose. C’est un classement définitif. Jacques est horloger, il est impuissant à former une idée abstraite ; en revanche, M. Paul Janet, étant philosophe de profession, devra nécessairement concevoir des systèmes d’une grande profondeur ; leur beauté est garantie par l’ordre social ; et toute réserve à leur égard serait accueillie par la mauvaise humeur générale. Chaque homme a ainsi bon gré mal gré une compétence qu’on lui reconnaît, dans l’exercice de laquelle on le protège, mais à condition qu’il ne cherche pas à en sortir. On est spécialisé, enfermé dans sa spécialité. Il en est ainsi en politique, vous êtes député ; nous ne permettrons à personne de vous déclarer sot ou incapable ; mais gare à vous si vous composez deux actes en vers…

… J’ai beaucoup de peine, dit encore Goethe, beaucoup de tristesse, à songer qu’une grande nation n’a pu se dégager encore d’une habitude d’esprit si basse. Voilà donc où en restent tant d’hommes sincères, instruits, loyalement désireux de vivre selon le bien. Pourtant la vie n’est pas une grande route ; il ne s’agit pas de baisser la tête et de marcher droit devant soi. Nous n’avons pas tous les mêmes buts, et bien souvent nous nous trompons de chemin. Que penser d’une société qui nous impose un sentier toujours le même, et qui nous défend de revenir sur nos pas ? Pour moi, j’ai été bien des choses dans ma vie, et même ministre ; il n’y a pas une heure et pas un désir que je voudrais retrancher de ma mémoire. Oui, en vérité, j’ai été ministre de Weimar et en même temps directeur du théâtre, et j’achevais à la fois vers cette époque le Premier Faust et la Théorie des couleurs. J’aurais même bien volontiers acheté le tableau de Peel, mais l’Etat et moi réunis nous n’eussions pas été assez riches.

(Appartient à M. Stéphane Natanson.)