Nouvelles asiatiques (1876)/Histoire de Gambèr-Aly


III
HISTOIRE DE GAMBÈR-ALY
PERSE


Il y avait, à Shyraz, un peintre appelé Mirza-Hassan, et on ajoutait Khan, non pas qu’il fût, le moins du monde, décoré d’un titre de noblesse ; seulement sa famille avait jugé à propos de lui conférer le khanat dès sa naissance ; c’est une précaution souvent usitée, car il est agréable de passer pour un homme distingué ; et si, par hasard, le roi oubliait à perpétuité de vous accorder une qualification à tout le moins élégante, où est le mal de la prendre ? Mirza-Hassan s’appelait donc Mirza-Hassan-Khan, gros comme le bras, et quand on lui parlait, on l’apostrophait toujours ainsi : Comment vous portez-vous, Khan ? Ce qu’il recevait sans sourciller.

Malheureusement, sa situation de fortune n’était pas propre à soutenir son rang. Il habitait une maison modeste, pour ne pas dire misérable, dans une des ruelles avoisinant le Bazar de l’Émir, encore debout en ce temps-là, n’ayant pas été secoué par les tremblements de terre. Cette demeure, où l’on entrait par une porte basse, percée dans un mur sans fenêtres ni lucarnes, consistait en une cour carrée de huit mètres de côté, avec un bassin d’eau au centre et un pauvre diable de palmier dans un coin. Le palmier ressemblait à un plumeau en détresse et l’eau du bassin croupissait. Deux chambres en ruines n’avaient plus de toitures ; une troisième restait à moitié couverte ; la quatrième tenait bon. Le peintre y avait établi son Enderoun, c’est-à-dire l’appartement de sa femme, Bibi-Djânèm (madame Mon Cœur), et il recevait ses amis dans l’autre pièce, où l’on jouissait de l’avantage d’être moitié à l’ombre et moitié au soleil, puisqu’il ne restait qu’un fragment de plafond. Du reste, Mirza-Hassan-Khan vivait en parfaite intelligence avec Bibi-Djânèm, toutes les fois que celle-ci n’était pas contrariée. Mais si, par hasard, elle avait à se plaindre d’une voisine, si on lui avait tenu au bain, où elle passait six à huit heures le mercredi, quelque propos douteux quant aux mœurs ou aux allures de son époux ; alors, il faut l’avouer, les coups pleuvaient sur les oreilles du coupable. Aucune dame de Shyraz, ni même de toute la province de Fars, ne pouvait prétendre à manier cette arme dangereuse, la pantoufle, aussi adroitement que Bibi-Djânèm, passée maîtresse en ce genre d’escrime. Elle vous saisissait l’instrument terrible par la pointe, et, avec une adresse merveilleuse, assénait de ça, de là, le talon ferré sur la tête, sur la figure, sur les mains de son malheureux conjoint ! Rien que d’y penser donne le frisson ; mais encore une fois, c’était un ménage heureux ; de pareilles catastrophes ne se renouvelaient guère plus souvent que deux fois par semaine, et, le reste du temps, on fumait ensemble le kalyan, on prenait du thé bien sucré dans de la porcelaine anglaise, et on chantait les chansons du Bazar en s’accompagnant avec le kémantjeh.

Mirza-Hassan-Khan se plaignait, non sans raison, de la dureté des temps qui, le plus souvent, l’obligeait à tenir engagée la majeure partie de ses effets et quelquefois ceux de sa femme. Mais, à moins de se résigner à cet ennui, il n’aurait jamais fallu songer à se régaler de confitures, de pâtisseries, de vin de Shyraz et de raki, ce qui n’était pas probable. On se résignait donc. On empruntait, à ses amis, aux marchands, aux Juifs, et, comme c’était une opération toujours difficile, attendu que le Khan jouissait d’un faible crédit, on livrait des habits, des tapis, des coffres, ce qu’on avait. Lorsque le bonheur venait à sourire et laissait tomber quelque pièce de monnaie dans les mains du ménage, on appliquait un système financier très-sage : on s’amusait avec un tiers de l’argent ; avec l’autre, on spéculait ; avec le troisième, on dégageait quelque objet regretté ou bien on amortissait la dette publique. Cette dernière combinaison était rare.

Il ne faut pas chercher loin les causes d’une situation si triste : des gens moroses et inquiets prétendaient les trouver dans le désordre et l’imprévoyance chronique des époux. Pure calomnie ! L’unique raison, c’était l’indifférence coupable des contemporains pour les gens de naissance et de talent. L’art était dans le marasme, il faut tout dire, et ce marasme tombait droit sur Mirza-Hassan-Khan et sa femme Bibi-Djânèm. Les kalemdans ou encriers peints se vendaient mal ; les coffrets étaient peu demandés ; des concurrents déloyaux et sans le moindre mérite fabriquaient des dessous de miroirs dont ils auraient dû rougir, et n’avaient pas plus de honte de les abandonner à vil prix ; enfin, les reliures de livres passaient de mode. Le peintre, quand il arrêtait sa pensée sur ce déplorable sujet, débordait en paroles amères. Il se considérait comme la dernière et la plus pure gloire de l’école de Shyraz, dont les principes hardiment coloristes lui semblaient supérieurs aux élégantes manières des artistes Ispahanys, et il ne se lassait pas de le proclamer. Personne, à son gré, ne l’égalait… comment ! ne l’égalait, ne l’approchait dans la représentation vivante des oiseaux ; on eût pu cueillir ses iris et ses roses, manger ses noisettes, et quand il se mêlait de représenter des figures, il se surpassait lui-même ! Sans aucun doute, si ce fameux Européen qui a composé autrefois une image d’Hezrêt-è-Mériêm (Son Altesse la Vierge-Marie), tenant sur ses genoux le prophète Issa dans sa petite enfance (la bénédiction de Dieu soit sur lui et le salut ! ), avait pu contempler la manière dont il le copiait, comme il rendait le nez d’Hezrèt-è-Mérièm et la jambe du bambin, et, surtout, surtout le dossier de la chaise, ce fameux Européen, dis-je, se serait jeté aux pieds de Mirza-Hassan-Khan et lui aurait dit : Quel chien suis-je donc pour baiser la poussière de tes souliers ?

Cette opinion, sans doute juste, que Mirza-Hassan-Khan avait de sa valeur personnelle ne lui appartenait pas exclusivement, circonstance bien flatteuse et qu’il aimait à relever. Si les gens grossiers, les marchands, les artisans, les chalands de rencontre lui payaient mal ses ouvrages et l’insultaient en en discutant le prix, il était dédommagé par les suffrages des hommes éclairés et dignes de respect. Son Altesse Royale le prince gouverneur l’honorait de temps en temps d’une commande ; le chef de la religion, lui-même, l’Imam-Djumê de Shyraz, ce vénérable pontife, ce saint, ce majestueux, cet auguste personnage, et le Vizir du prince et encore le chef des Coureurs, ne consentaient pas à recevoir dans leurs nobles poches un encrier qui ne fut pas de sa fabrique. Se pourrait-il concevoir rien de plus propre à donner une idée exacte de l’habileté, du génie même déployé par ce peintre hors ligne qui avait le bonheur de s’appeler Mirza-Hassan-Khan ! C’était pourtant dommage ; tant d’illustres protecteurs de l’art croyaient faire assez pour leur grand homme, en acceptant ses œuvres, et oubliaient toujours de le payer, et il était assez simple pour ne pas le leur rappeler. Il se contentait d’en gémir et de parer de son mieux les coups de pantoufle arrivant à chaque déconvenue de ce genre, car Bibi-Djânèm ne manquait pas d’attribuer tout ce qui, au monde, se produisait de fâcheux, à la bêtise, à l’ineptie ou à la légèreté de son cher époux.

Ce couple avait un fils déjà assez grand, et qui promettait de devenir un fort joli garçon. Sa mère en raffolait ; elle l’avait appelé Gambèr-Aly. Mirza-Hassan-Khan avait proposé de le doter de son titre, devenu héréditaire, mais Bibi-Djânèm s’y était opposée avec force, et parlant à son mari comme elle en avait l’habitude :

— Nigaud ! lui avait-elle dit, laisse-moi en repos et ne me fatigue pas les oreilles de tes sottises ! N’es-tu pas le fils, le propre fils de Djafèr, le marmiton, et existe-t-il quelqu’un qui l’ignore ? D’ailleurs à quoi t’a-t-il servi de t’intituler comme tu fais ? On se moque de toi et tu n’en gagnes pas plus d’argent ! Non ! mon fils n’a pas besoin de ces absurdités ! Il a de meilleurs moyens de faire fortune. Quand j’étais grosse de lui, j’ai accompli à son intention un pèlerinage à l’Imam Zadèh-Kassèm, et cette dévotion ne manque jamais son effet ; quand il est né, je m’étais pourvue à l’avance d’un astrologue… moi, entends-tu, et non pas toi, mauvais père ! Car tu ne songes jamais à rien d’utile ! Je m’étais précautionnée, dis-je, d’un astrologue excellent ; je lui ai donné deux sahabs crans (trois francs). Il m’a bien promis que Gambèr-Aly, s’il plaît à Dieu, deviendrait premier ministre ! Il le deviendra, j’en suis certaine, car aussitôt j’ai cousu à son cou un petit sac contenant des grains bleus pour lui porter bonheur, et des grains rouges pour lui donner du courage, je lui ai mis aux deux bras des boîtes à talismans où sont renfermés des versets du livre de Dieu, qui le préserveront de tous malheurs, inshallah ! inshallah ! inshallah !

— Inshallah ! avait répondu Mirza-Hassan d’une voix profonde et avec docilité.

Et voilà comme Gambèr-Aly fut lancé dans l’existence par les soins d’une mère prudente. Pourvu, comme il l’était, de toutes les sauvegardes nécessaires, la raison voulait qu’on lui accordât une honnête liberté. Il put donc, à son gré, jusqu’à l’âge de sept ans, se promener tout nu, dans son quartier, avec ses jeunes compagnons et ses jeunes compagnes. Il devint de bonne heure la terreur des épiciers et des marchands de comestibles, dont il savait à merveille détourner les dattes, les concombres et quelquefois même les brochettes de viande rôtie. Quand on l’attrapait, on l’injuriait, ce qui lui était parfaitement égal, et quelquefois on le battait, mais pas souvent, parce qu’on craignait sa mère. Elle était, en ces occasions, comme une lionne et plus terrible encore. À peine le petit Gambèr-Aly se réfugiait-il auprès d’elle, noyé dans ses larmes, en se frottant d’une main les parties offensées par l’irascible marchand et s’essuyant de l’autre les yeux et le nez, à peine la matrone avait-elle réussi à saisir à travers les sanglots et les cris, le nom du coupable, qu’elle ne perdait pas une minute ; elle ajustait son voile et se précipitait hors de sa porte, comme une trombe, secouant les bras en l’air et poussant ce cri :

— Musulmanes ! on égorge nos enfants !

À cet appel, cinq à six commères qui, mues par un esprit belliqueux, étaient accoutumées à lui servir d’auxiliaires dans les expéditions de cette sorte, accouraient du fond de leurs demeures et la suivaient en hurlant et en gesticulant comme elle ; en route, on se recrutait, on arrivait en force devant la boutique du coupable. Le scélérat voulait s’expliquer, on ne l’écoutait pas, on faisait main-basse sur tout. Les désœuvrés du bazar s’empressaient de se mêler à l’action, les gens de la police se jetaient dans la bagarre et cherchaient vainement à rétablir l’ordre à coups de pieds et de gaules. Ce qui pouvait arriver de plus heureux au marchand, c’était de ne pas être mis en prison ; car, une amende, il finissait toujours par la payer, s’étant permis de troubler la paix publique.

Insensiblement, Gambèr-Aly arriva à ce jour solennel où sa mère, interrompant ses ébats, lui passa un shalwàr ou pantalon, lui mit un koulidjêh ou tunique, une ceinture et un bonnet, et l’envoya à l’école. Il faut bien que tout le monde passe par là ; Gambèr-Aly le savait et se résigna. D’abord, il fréquenta l’établissement d’instruction de Moulla-Salèh, dont la boutique était située entre celle d’un boucher et celle d’un tailleur. Une quinzaine d’élèves, filles et garçons, se tenaient là, pressés avec le maître comme des oranges dans un panier, car l’espace était à peine de quelques pieds. On apprenait à lire et à réciter des prières, et, du matin au soir, les environs étaient ahuris par la psalmodie de la bande étudiante. Gambèr-Aly ne resta pas longtemps chez Moulla-Salèh, parce que cet illustre professeur ayant été conducteur de mulets de caravane, avant de se consacrer à l’enseignement public, avait la mauvaise habitude de taper très-fort sur ses élèves, quand ils se laissaient aller à des espiègleries à l’égard des passants, au lieu de donner toute leur attention à ses doctes avis. Gambèr-Aly se plaignit à sa mère, qui fit une irruption chez le professeur, lui jeta à la tête les trois sous qu’elle lui devait pour le mois échu et lui déclara net qu’il ne verrait plus son fils.

Au sortir de cette école, le petit bonhomme passa sur l’établi de Moulla-Iousèf, où il étudia six mois ; après ce temps, l’école ferma, attendu que le maître se fit droguiste et abandonna le turban blanc de la science pour le bonnet de peau de la vie civile. Le troisième instituteur de Gambèr-Aly fut un ancien mousquetaire d’un ancien gouverneur dont la tradition ne savait plus qu’un trait, c’était d’avoir eu le cou coupé. Moulla-Iousèf, quand il parlait de ce patron, assurait d’un air convaincu que le juge n’avait pas prévariqué. Pour lui, il était doux, aimait les enfants, ne les battait pas, vantait leurs progrès et recevait, outre son salaire régulier, beaucoup de petits cadeaux des mères, enchantées de ses façons d’être ; sa maison voyait affluer les gâteaux au miel, les pâtisseries en farine crue pétrie dans la graisse de mouton et saupoudrées de sucre, sans compter les fruits confits et le raki.

À seize ans, Gambèr-Aly avait terminé son éducation. Il lisait, écrivait, calculait ; il connaissait par cœur toutes les prières légales, pouvait même chanter les ménadjâts, savait un peu d’arabe, récitait d’une voix très-agréable quelques poésies lyriques et des fragments d’épopée, et aimait sincèrement ses parents. Il éprouvait une envie folle de courir les aventures et de s’amuser à tout prix, sauf au prix de sa peau, car il était extrêmement poltron.

Cette qualité ne l’empêcha pas, non plus que la plupart de ces condisciples entrés en même temps que lui dans le monde, de prendre les façons, les allures, le débraillé, qui, en Perse, caractérisent ce qu’on nomme en Andalousie les majos, c’est-à-dire les jeunes gens élégants de la basse classe. Il eut de larges pantalons de coton bleu, fort sales, une tunique de feutre gris à doubles manches tombantes, la chemise ouverte et laissant sa poitrine libre, le bonnet sur l’oreille, le gâma ou sabre large et pointu à deux tranchants, tombant sur le devant de sa ceinture et servant d’appui à sa main droite, tandis que de la gauche il tenait une fleur, quelquefois placée dans sa bouche. Cette allure de fanfaron lui seyait à merveille. Il avait des cheveux bouclés d’un noir admirable, des yeux peints de kohol, aussi beaux que ceux d’une femme, une taille de cyprès, et, dans tous ses mouvements, de la grâce à revendre.

Dans cette jeunesse et cet équipage, il fréquentait les taverniers arméniens ; il y trouvait, sans doute, peu de musulmans rigides, mais, en revanche, beaucoup d’étourneaux de son espèce, des vagabonds dangereux, de ceux que l’on appelle loûtys ou dépenaillés, et qui regardent aussi peu à donner un coup de couteau pour passer leur colère qu’à se verser un verre de vin ; en un mot, il voyait fort mauvaise compagnie ; ce qui, pour beaucoup de gens d’humeur joviale, équivaut à s’amuser parfaitement.

Où se procurait-il l’argent indispensable à cette existence délicieuse ? C’est ce que, pour bien des raisons, on aurait tort de rechercher de près, et cette façon de s’établir des rentes aurait pu le conduire où il n’avait pas envie d’aller, si sa destinée, dirigée ou prévue par l’habileté de l’astrologue, n’avait tracé assez promptement la ligne qu’il devait suivre, et cet événement arriva un des premiers jours de la pleine lune de Shâban. Vers quatre heures après la prière du soir, il s’était rendu dans un bon petit cabaret assez peu éloigné du tombeau où dort le poète Hafyz.

Il y avait là belle assemblée : deux Kurdes de mauvaise mine, un moulla de ceux qui vendent des contrats de mariage pour des termes de deux jours, vingt-quatre heures et au-dessous, manière de morale peu approuvée par la partie pédante du clergé ; quatre muletiers, fort gaillards, que l’aspect des Kurdes n’intimidait nullement, deux petits jeunes gens, les pareils de Gambèr-Aly, un énorme toptjy ou artilleur, originaire du Khorassan, long à n’en plus finir, mais large à proportion, ce qui rétablissait l’équilibre ; plus un pishkedmèt ou valet de chambre du prince-gouverneur, venu là en contrebande. L’Arménien, hôte du logis, étendit une peau de bœuf sur le tapis, et apporta successivement des amandes grillées, ce qui excite à boire, du fromage blanc, du pain et des brochettes de kébab ou filet de mouton rôti entre des fragments de graisse et des feuilles de lauriers, le nec plus ultra de la délicatesse. Au milieu de ces bagatelles furent placés solennellement une douzaine de ces baggalys ou flacons de verre aplatis, que les buveurs timorés peuvent aisément cacher sous leurs bras, et emporter au logis sans que personne s’en aperçoive et qui ne contiennent rien moins que du vin ou de l’eau-de-vie. On but assez tranquillement pendant deux heures. Les propos étaient agréables, tels qu’on devait les attendre de gens aussi distingués. On venait d’apporter des chandelles et de les mettre sur la nappe avec un nouveau train de bouteilles quand le moulla interrompit un des deux Kurdes qui, à tue-tête et du fond de son nez, chantait un air lamentable, et fit la proposition que voici :

— Excellences, puisque les miroirs de mes yeux ont le bonheur insigne de refléter aujourd’hui tant de physionomies avenantes, il me vient l’idée de présenter une offre qui sera sans doute accueillie avec indulgence par quelqu’un des illustres membres de la société.

— L’excès de la bonté de Votre Excellence me transporte, répondit un des muletiers, qui avait encore un certain sang-froid, mais dodelinait de la tête d’une manière à donner le vertige ; tout ce que vous allez nous ordonner est précisément ce que nous allons faire.

— Que votre indulgence ne diminue pas ! répartit le moulla. Je connais une jeune personne ; elle désire se marier avec un homme de considération, et je lui ai promis de lui découvrir un époux digne d’elle. À vous parler en toute confiance, comme on le doit avec des amis éprouvés, et pour ne rien vous dissimuler de la vérité la plus exacte, la dame en question est d’une beauté à faire pâlir les rayons du soleil et à désespérer la lune elle-même ! Les plus scintillantes étoiles sont des cailloux sans lustre auprès du diamant de ses yeux ! Sa taille est comme un rameau de saule, et quand elle appuie son pied sur la terre, la terre dit merci et se pâme d’amour !

Cette description, qui rendait pourtant un compte assez avantageux de l’amie du moulla, ne produisit que peu d’effet, et si peu qu’un des loûtys se mit à chanter avec un tremblement de voix qui ressemblait à un gargarisme :

« Le premier ministre est un âne et le Roi ne vaut pas mieux ! »

C’était le début d’une chanson nouvellement importée de Téhéran. Le moulla ne se laissa pas détourner de son idée et continua d’une voix larmoyante qui luttait avec avantage contre le chevrottement nasal de son camarade :

— Excellences ! cette divine perfection possède, derrière le bazar des chaudronniers, une maison de trois chambres, huit tapis presque neufs et cinq coffres remplis d’habits. Elle a, de plus, des kabbalèhs ou contrats pour pas mal d’argent ; je n’en connais pas la somme ; mais elle ne saurait être inférieure à quatre-vingts tomans !

Ce second chapitre des qualités de la fiancée réveilla tout le monde, et un des loûtys s’écria :

— Me voilà ? Elle veut un mari ? qu’elle me prenne ! Où trouverait-elle aussi bien ? Vous me connaissez, moulla ? Si je ne l’ai pas, je meurs d’amour et de regrets !

Là-dessus, il se mit à pleurer, et, pour donner une idée de la force de son sentiment, il tira son gâma et voulut s’en appliquer un bon coup sur la tête ; mais le canonnier le retint, et, comme chacun, devenu attentif, s’apercevait que le moulla n’avait pas tout dit, on conjura celui-ci d’aller jusqu’au bout du panégyrique, afin de savoir s’il n’y avait pas quelque ombre au tableau délicieux qu’il venait de tracer.

— Une ombre, Excellence ! Que votre bonté ne diminue pas ! Puissent toutes les bénédictions tomber comme une pluie sur vos nobles têtes ! Quelle ombre pourrait-il y avoir ? Une beauté incomparable, est-ce une tache ? Une fortune comme celle que je viens de vous supputer, est-ce un défaut ? Une vertu immaculée, comparable seulement à celle des épouses du Prophète, sera-ce pour vous un motif de blâme ? Or, cette vertu, magnanimes seigneurs, elle n’est pas de celles que l’on affirme sans pouvoir les démontrer ! Elle est incontestable, établie sur preuves sans réplique, et ces preuves, les voici ! Ce sont des lettres de tôbèh datées de ce matin.

À ces mots, l’enthousiasme ne connut plus de bornes ; le loûty qu’on avait empêché tout à l’heure de s’assommer lui-même, profita du moment où chacun, s’absorbant dans sa propre pensée, levait les yeux et les mains au ciel en murmurant ;

— Bèh ! bèh ! bèh !

Et s’administra une balafre sur le crâne, qui se mit à saigner. Pendant ce temps, le moulla avait déplié le précieux document et, le mettant sous les yeux de son public, commença à lire d’une voix imposante. Mais avant de se joindre aux auditeurs, si vivement intéressés, il faut que le lecteur sache ce que sont des lettres de tôbèh.

Quand une dame a donné des occasions de scandale trop indiscrètement répétées, l’opinion publique se tourne malheureusement contre elle, et il en résulte des propos fâcheux. Alors le juge prend l’étourdie sous sa conduite ; il lui demande des cadeaux fréquents, il se tient au courant de ses faits et gestes, et, après quelques mésaventures, la dame, assez généralement, éprouve le besoin de changer de vie. Elle ne peut y parvenir qu’en se mariant. Mais comment se marier dans une situation aussi difficile que la sienne ? D’une façon toute simple. Elle va trouver un personnage religieux, lui expose son cas, lui peint sa désolation, et le personnage religieux tire son écritoire. Il lui remet un bout de papier attestant le regret du passé qui dévore la pénitente, et comme Dieu est essentiellement miséricordieux, lorsqu’on a le ferme propos de ne pas retomber dans ses torts, l’ancienne pécheresse se trouve blanchie de la tête aux pieds ; personne n’a plus le moindre droit de suspecter la solidité de ses principes, et elle est aussi mariable que n’importe quelle autre fille, pourvu qu’elle trouve un époux. Il ne peut se rien voir de plus admirable que cette transformation subite, et elle ne coûte pas cher, se faisant même à prix débattu.

Le moulla lut donc, d’une voix claire et incisive, le document dont la teneur suit :

« La nommée Bulbul (Rossignol), ayant eu le malheur de mener pendant plusieurs années une conduite inconsidérée, nous affirme qu’elle le déplore profondément et regrette d’avoir affligé l’âme des gens vertueux. Nous attestons son repentir, qui nous est connu, et nous déclarons sa faute effacée. »

Au-dessous de l’écriture, il y avait la date, qui se trouvait être, en effet, celle du matin, et le cachet d’un des principaux ecclésiastiques de la ville.

La lecture n’était pas achevée que le plus ivre des deux Kurdes se déclara résolu à tuer tout personnage assez imprudent pour lui disputer la main de la protégée du moulla. Mais le canonnier ne se laissa pas intimider et allongea au provocateur un coup de poing en plein visage ; sur quoi un des camarades de Gambèr-Aly jeta un des flacons à la tête d’un des muletiers, tandis que l’autre, presque aussitôt, lui renversait le moulla sur le corps ; ici, la mêlée devint générale.

Le pishkedmèt du Prince, personnage officiel, avait des mesures à garder ; il comprit instinctivement que sa dignité se trouvait engagée, et que, s’il est désagréable en soi-même de recevoir des coups, il peut être compromettant d’en porter les traces sur le nez ou tout autre endroit du visage : car comment espérer que des gens grossiers tiendront compte des considérations les plus nécessaires ? Le digne serviteur, se levant donc de son mieux et s’assurant sur ses jambes, tout en se garantissant la tête avec les mains, fit un mouvement pour se retirer, mais sa pantomime fut mal interprétée.

Quelques-uns des combattants s’imaginèrent qu’il avait l’idée d’aller quérir la garde. Ils se réunirent donc contre lui dans un commun effort, mais ils n’étaient pas tous à ses côtés, et Gambèr-Aly se trouva faire matelas entre le pauvre pishkedmèt et ses assaillants, parmi lesquels se distinguaient deux des muletiers, plus ivres et, partant, plus furieux que les autres. Le malheureux fils du peintre était dans le délire de la peur ; il poussait des cris aigus et appelait sa mère à son aide. Assurément, la vaillante Bibi-Djânèm ne se serait pas laissé adjurer en vain par l’enfant chéri de ses entrailles ; hélas ! elle était loin et n’entendait pas. Cependant Gambèr-Aly avait entouré le pishkedmèt de ses bras, le serrait avec force, et plus il recevait de coups adressés au pauvre homme, plus il le suppliait de le sauver, par tout ce qu’il y avait de plus sacré au monde, et c’était lui-même qui, sans s’en douter, servait de bouclier rudement frappé à celui qu’il implorait. Il est probable que la lutte aurait fini au grand dommage du dignitaire du palais et du petit jeune homme, si le cabaretier arménien, grand gaillard vigoureux et accoutumé de longue main à de pareilles scènes, qui ne lui causaient ni étonnement, ni émotion, n’était tout-à-coup apparu dans la chambre. Sans s’amuser à savoir qui avait tort ou raison, il empoigna d’une main le collet du pishkedmèt ; de l’autre, le dos de l’habit de Gambèr-Aly, et, par une poussée vigoureuse, lança les deux infortunés au travers de la porte ouverte, qu’il referma derrière eux. Ils allèrent rouler sur le sable, chacun de leur côté, et restèrent un bon moment étourdis du choc et éprouvant de la difficulté à se relever. Cependant la même idée leur travaillait la cervelle ; sans se rien dire, ils étaient dans une égale angoisse que la garnison ne fit une sortie, et, jugeant fort à propos de gagner le large, par un violent effort, ils se remirent sur leurs pieds. Le pishkedmèt dit à Gambèr-Aly :

— Fils de mon âme, continue à me défendre ! Ne m’abandonne pas ! Les saints Imams te béniront !

Gambèr-Aly n’avait garde de chercher la solitude. Il se rapprocha de son protégé, et tous deux, se tenant par la main, flageolant un peu, sortirent au plus vite de l’impasse où était situé le cabaret ; puis quand ils se trouvèrent sur la route, le courage et la voix leur revinrent :

— Gambèr-Aly, dit le domestique du palais, les lions n’ont pas tant d’intrépidité que toi ! Tu m’as sauvé la vie et, par Dieu, je ne l’oublierai jamais ! Tu n’auras pas obligé un ingrat. Je ferai ta fortune ! Viens me trouver demain au Palais, et, si je ne suis pas sur la porte, fais-moi demander, j’aurai certainement quelque chose à t’annoncer. Mais, avant tout, jure-moi que tu ne parleras à personne de ce qui nous est arrivé ce soir, et que tu n’en souffleras pas mot à ton père, à ta mère, à ton oreiller ! Je suis un homme pieux et honoré de tout le monde pour la sévérité des mœurs, dont je ne me dépars jamais ; tu comprends, lumière de mes yeux, que, si l’on venait à me calomnier, j’en éprouverais beaucoup de chagrin !

Gambèr-Aly s’engagea par les serments les plus terribles à ne pas confier même à une fourmi, le plus taciturne et le plus discret des êtres, le secret de son nouvel ami. Il jura sur la tête de cet ami, sur celle de sa mère, de son père et de ses grands-pères paternel et maternel, et consentit à être appelé fils de chien et de damné, s’il ouvrait jamais la bouche sur leur commune aventure. Puis, après avoir multiplié ces redoutables serments pendant un gros quart d’heure, il prit congé du pishkedmèt, un peu calmé, qui l’embrassa sur les yeux et promit d’être fidèle au rendez-vous assigné pour le lendemain matin.

Gambèr-Aly avait souffert d’être battu, et il avait craint d’être assommé. Le danger passé et la douleur des meurtrissures un peu amortie, il se sentit fort libre ; il n’en était pas à sa première affaire et n’avait pas de motifs analogues à ceux du pishkedmêt pour s’inquiéter de sa réputation. Il put donc, sans distraction, laisser son imagination s’allumer sur les promesses qu’il venait de recevoir, et, la tête pleine de feux d’artifices éblouissants, saturée des splendeurs qui allaient naître, il arriva à la maison paternelle dans la plus belle humeur du monde. Tous les chiens errants du quartier le connaissaient et ne faisaient aucune démonstration hostile contre ses jambes. Les gardiens de nuit, étendus sous les auvents des boutiques, levaient la tête à son approche et le laissaient passer sans le questionner. Il se glissa ainsi dans sa demeure.

Là, bien que la nuit fût avancée, il trouva ses dignes parents en face d’un flacon d’eau-de-vie et d’un agneau rôti auquel il manquait une bonne quantité de chair déjà consommée. Bibi-Djànèm jouait de la mandoline, et Mirza-Hassan-Khan, ayant ôté son habit et son chapeau, la tête rasée de huit jours et la barbe à moitié peinte en noir avec un pouce de blanc à la racine, frappait avec enthousiasme sur un tambourin. Les deux époux, les yeux blancs d’extase, chantaient à pleine voix de tête :

« Mon cyprès, ma tulipe, enivrons-nous de l’amour divin ! »

Gambèr-Aly s’arrêta respectueusement devant le seuil de la chambre et salua les auteurs de ses jours. Il avait, plus que jamais, la main droite sur le pommeau de son gâma ; son bonnet était défoncé, sa chemise déchirée, ses boucles de cheveux fort en désordre. Il avait l’air, de l’avis secret de Bibi-Djanèm, qui s’y connaissait, du plus délicieux chenapan que le bon goût d’une femme pût rêver.

— Assieds-toi, mon chéri, dit la dame en posant sa guitare, pendant que Mirza-Hassan-Khan terminait brusquement un trille audacieux et une savante roulade. D’où viens-tu ? T’es-tu bien diverti ce soir ?

Gambèr-Aly s’accroupit, ainsi que sa mère venait de le lui permettre, mais modestement, et restant contre le chambranle de la porte, il répondit :

— Je viens de sauver la vie au lieutenant du prince-gouverneur. Il était attaqué dans la campagne par vingt hommes de guerre, des tigres en fait d’audace et de férocité, tous des Mamacènys ou des Bakhtyarys, je crois bien ! Car il n’est que ces deux tribus pour présenter des hommes aussi gigantesques ! Je les, ai abordés et les ai mis en fuite, avec la faveur de Dieu !

Là-dessus, Gambèr-Aly prit une pose modeste.

— Voilà, cependant, le fils que j’ai mis au monde, moi seule ! s’écria Bibi-Djânèm en dévisageant son mari d’un air de triomphe. Embrasse-moi, mon âme ! embrasse ta mère, ma vie !

Le jeune héros n’eut pas besoin de se déranger beaucoup pour satisfaire la tendresse de son admiratrice ; la chambre était exiguë ; il avança un peu le corps et plaça son front sous les lèvres qui se tendaient vers lui. Quant à Mirza-Hassan-Khan, il se contenta de dire avec un sentiment vraiment pratique :

— C’est une bonne affaire !

— Que t’a donné le seigneur Lieutenant ? continua Bibi-Djânèm.

— Il m’a invité à déjeuner pour demain au palais et il me présentera à Son Altesse elle-même.

— Tu vas être nommé général ! prononça la mère avec conviction.

— Ou conseiller d’État ! dit le père.

— Je ne détesterais pas d’être chef de la douane pour commencer, murmura Gambèr-Aly d’une voix méditative.

Il croyait plus d’à moitié ce qu’il venait d’inventer à la minute même, et cela provenait des lois particulières qui régissent l’optique des esprits orientaux. Un pishkedmèt du prince, qui voulait du bien au pauvre et intéressant Gambèr-Aly, était nécessairement un homme du plus rare mérite, et, dès lors, comment n’eût-il pas été le favori de son maître ? Puisqu’il était le favori de son maître, il était son véritable lieutenant, toute affaire lui était nécessairement confiée, et, avec un tel pouvoir, était-il possible d’admettre qu’il lésinât dans les récompenses à accumuler sur la tête de son sauveur ? À la vérité, Gambèr-Aly n’avait pas mis en déroute une bande de farouches et terribles maraudeurs, mais pourquoi aller dire qu’il sortait de la taverne ? À qui cette indiscrétion faisait-elle du bien ? Ne valait-il pas mieux revêtir toute son histoire d’un vernis honorable, puisqu’elle devait finir, pour lui, de la façon la plus extraordinaire ? D’ailleurs, il était évident, et me pishkedmèt ne le lui avait pas caché, qu’il avait montré un courage au-dessus de tout éloge.

Ce que le père, la mère et le fils élaborèrent de rêveries dans cette nuit heureuse ne se pourrait enregistrer. Bibi-Djânèm voyait déjà son idole dans la robe de brocard d’un premier ministre et elle se passait la fantaisie de faire bâtonner la femme du rôtisseur, qui avait dit du mal d’elle la veille au soir. Il fallut pourtant dormir un peu. Les trois personnages s’étendirent sur le tapis vers le matin, et, pendant trois heures, goûtèrent, comme on dit, les douceurs du repos ; mais, à l’aube, Gambèr-Aly sauta sur ses pieds ; il fit ses ablutions, débita tant bien que mal et assez sommairement sa prière, et s’avança dans la rue en se balançant sur les hanches, comme il convenait à un homme de sa qualité.

Arrivé devant le palais, il vit comme d’ordinaire, assis ou debout devant la grande entrée, un nombre de soldats, de domestiques de tous grades, de solliciteurs, de derviches et de gens enfin amenés par leurs affaires ou leurs liaisons particulières avec les personnes de la maison. Il se fraya chemin au milieu de la foule, étalant l’insolence particulière aux beaux jeunes garçons, et que l’on souffre d’eux assez aisément, et demanda au portier, d’une voix arrogante corrigée par un joli sourire, si son ami Assad-Oullah-Beg n’était pas à la maison ?

— Le voici précisément, répondit le portier.

— Que la bonté de Votre Excellence ne diminue pas ! répliqua Gambèr-Aly, et il alla au-devant de son protecteur, qui reçut son salut de la façon la plus amicale.

— Votre fortune est faite, dit Assad-Oullah (le Lion de Dieu).

— C’est par un effet de votre miséricorde !

— Vous méritez tout en fait de biens. Voici ce dont il s’agit. J’ai parlé de vous au ferrash-bachi, chef des étendeurs de tapis de Son Altesse. C’est mon ami, et un homme des plus vertueux et des plus honorables. J’aurais tort de vanter son intégrité ; tout le monde la connaît. La justice, la vérité et le désintéressement brillent dans sa conduite. Il consent à vous admettre parmi ses subordonnés, et, à dater de ce jour, vous en faites partie. Naturellement, il faut que vous lui présentiez un petit cadeau ; mais il tient si peu aux biens de ce monde, que ce sera uniquement pour lui témoigner votre respect. Vous lui remettrez cinq tomans en or et quatre pains de sucre.

— Que le salut du prophète soit sur lui ! répliqua Gambèr-Aly un peu déconcerté. Oserais-je vous demander quels seront mes gages dans les fonctions illustres que je vais remplir ?

— Vos gages ! dit à demi-voix le Lion de Dieu, d’un ton confidentiel et en regardant autour de lui pour s’assurer que personne ne l’écoutait. Vos gages sont de huit sahabgrans (à peu près 10 fr. par mois), mais l’intendant de Son Altesse n’en paie généralement que six. Vous lui en laissez deux pour sa peine ; il vous en reste donc quatre. Vous ne voudriez pas témoigner de l’ingratitude à votre digne chef en ne lui en offrant pas, au moins, la moitié ? Je vous connais, vous en êtes incapable ; ce serait le procédé le plus inconvenant ! Nous disions donc qu’il vous reste deux sahabgrans. Que pouvez-vous en faire, si ce n’est d’en régaler le naybèferrash, le chef de votre escouade, pour vous en faire un ami sûr et dévoué, car, ne vous y trompez-pas ! sous des formes un peu abruptes, c’est un cœur d’or !

— Puisse le ciel le combler de ses bénédictions ! répartit Gambèr-Aly devenu fort triste ; mais que me restera-t-il, à moi ?

— Je vais vous le dire, mon enfant, reprit le Lion de Dieu, de l’air grave et composé qui séyait si bien à sa haute expérience et à son immense barbe. Chaque fois que vous irez porter un cadeau à quelqu’un de la part du prince ou de vos supérieurs, naturellement, vous recevrez une récompense des personnes honorées de pareilles faveurs, et d’autant plus que vous êtes fort gentil, mon enfant ! Il faudra, sans doute, que vous partagiez ce que vous aurez accepté avec vos camarades ; mais vous n’êtes pas obligé de leur dire exactement ce qu’on aura mis dans vos poches ; il y a là-dessus des petites réserves à faire que vous apprendrez bien promptement. Ensuite, quand vous serez chargé de donner la bastonnade à quelqu’un, il est d’usage que le patient offre une bagatelle aux exécuteurs, afin qu’ils frappent moins fort ou même tout à fait à côté. Vous aurez là encore un peu d’habitude à acquérir. Ce genre d’adresse innocente vient promptement, surtout à un garçon d’esprit comme vous. Comme je ne doute pas que vos chefs n’en arrivent promptement à vous estimer, on vous donnera quelque commission pour aller recueillir les taxes dans les villages. C’est affaire à vous d’accorder vos intérêts avec ceux des paysans, qui ne veulent jamais payer, de l’État, qui veut toujours recevoir, du prince, qui se fâcherait s’il avait les mains vides. Croyez-moi, ceci est une mine d’or ! Enfin, mille occasions, mille circonstances, mille rencontres se présenteront où je ne doute pas un seul instant que vous ne fassiez des merveilles ; et, pour moi, je serai vraiment heureux d’avoir pu contribuer à vous mettre dans une bonne position en ce monde.

Gambèr-Aly saisit le côté séduisant du tableau si complaisamment détaillé sous ses yeux, et il fut charmé de tant de perfections brillantes. Un seul point l’inquiétait :

— Excellence, dit-il d’une voix émue, que toutes les félicités vous récompensent pour le bien que vous faites à un pauvre orphelin sans appui ! Mais, ne possédant rien au monde que mon respect pour vous, comment pourrais-je donner cinq tomans et quatre pains de sucre au vénérable Ferrash-Bachi ?

— Bien simplement, repartit le Lion de Dieu. Il est si bon qu’il sait attendre. Vous lui ferez la petite offrande sur vos premiers profits.

— En ce cas, j’accepte avec bonheur votre proposition, s’écria Gambèr-Aly, au comble de la joie.

— Je vais vous présenter à l’instant, et vous entrerez en fonctions aujourd’hui même.

Le pishkhedmèt, tournant alors sur ses talons, emmena son jeune acolyte à travers la foule et le fit pénétrer dans la cour. C’était un grand espace vide entouré de constructions basses exécutées en briques séchées au soleil, de couleur grise, relevées aux angles de cordons de briques cuites au four et dont les tons rouges donnaient à l’ensemble assez d’éclat. Ici et là, des mosaïques de faïence bleue, ornées de fleurs et d’arabesques, relevaient le tout. Par malheur, une partie des arcades étaient écroulées, d’autres ébréchées ; mais les ruines sont l’essentiel de toute ordonnance asiatique. Au milieu du préau s’étalaient une douzaine de canons avec ou sans affuts, et des artilleurs étaient assis ou couchés à l’entour ; des djelodàrs ou écuyers tenaient des chevaux, dont les croupes satinées étaient en partie couvertes de housses à fonds cramoisis et à broderies bigarrées ; ici, un groupe de ferrashs se promenait, la baguette à la main, pour maintenir un bon ordre qui n’existait pas ; plus loin, des soldats faisaient cuire leur repas dans des marmites ; des officiers traversaient la cour d’un air insolent, doux ou poli, suivant qu’ils se souciaient des regards attachés sur eux. On saluait celui-ci ; celui-la, au contraire, s’inclinait respectueusement devant un plus puissant ; c’était le train du monde, dans tous les royaumes de la terre, seulement avec une complète naïveté.

De la grande cour, Assad-Oullah, suivi de sa recrue, éblouï par tant de magnificence, pénétra dans un autre enclos, un peu moins vaste, dont le milieu était occupé par un bassin carré rempli d’eau ; les ondes se teignaient agréablement des reflets azurés du revêtement, formé par de grandes tuiles émaillées d’un bleu admirable. Sur les marges de ce bassin, s’élevaient d’immenses platanes, dont les troncs disparaissaient sous les enlacements touffus et plantureux de rosiers gigantesques couverts de fleurs fraîches et multipliées. En face de l’entrée basse et étroite par où les deux amis avaient pénétré, une salle très-haute, qu’un Européen aurait prise pour la scène d’un théâtre, car elle était absolument ouverte par devant et reposait sur deux minces colonnes peintes et dorées, montrait, pareil à une toile de fond et à des portants de coulisses, le plus attrayant, le plus séduisant mélange de peintures, de dorures et de glaces. De riches tapis couvraient le sol élevé, à six pieds environ au-dessus du niveau de la cour, et, là, appuyé sur des coussins, Son Altesse le Prince-Gouverneur, lui-même, daignait déjeuner d’un énorme plat de pilau et d’une douzaine de mets contenus dans des porcelaines, entouré de plusieurs seigneurs d’une belle mine et de ses principaux domestiques.

Des trois côtés de la cour que n’occupait pas le salon, deux étaient en décombres, le troisième présentait une rangée de chambres assez habitables.

Gambèr-Aly se sentit très-intimidé de se trouver, en propre personne, dans un lieu si auguste, et, en même temps, il se trouva grand comme le monde, rien que pour avoir eu l’heureuse fortune d’y pénétrer. Désormais, il lui sembla qu’il n’avait plus d’égaux sur cette terre, puisqu’il appartenait à un parangon d’autorité qui, sans que personne y trouvât à redire, pouvait le faire mettre en tout petits morceaux. Avant d’être entré dans cette royale demeure, il était parfaitement libre de sa personne, et jamais le Prince-Gouverneur, ignorant son existence, n’eût pu aller le chercher. Désormais, devenu « nooukèr » domestique, il faisait partie de la classe heureuse qui comprend le dernier marmiton et le premier ministre, et il pouvait avoir la joie d’entendre le Prince s’écrier, avant un quart d’heure ; « Qu’on mette Gambèr-Aly sous le bâton ! » Ce qui signifierait évidemment que Gambèr-Aly n’était pas le premier venu, comme son triste père, puisque le Prince voulait bien condescendre à s’occuper de lui.

Pendant qu’il s’abandonnait à ces réflexions présomptueuses, Assad-Oullah lui dit en le poussant du coude :

— Voilà le Ferrash-Bachi ! N’ayez pas peur, mon enfant !

La recommandation n’était pas de trop. Le chef des étendeurs de tapis du Prince-Gouverneur de Shyraz possédait une mine assez rébarbative ; la moitié de son nez était mangée par la maladie qu’on nomme le bouton ; ses moustaches noires, pointues, s’étendaient à un demi-pied à droite et à gauche de ce nez en ruines, ses yeux brillaient sombres sous d’épais sourcils, et sa démarche paraissait imposante. Il se drapait dans une magnifique robe de laine du Kerman, portait un djubbèh ou manteau de drap russe richement galonné, et la peau d’agneau de son bonnet était si fine que, à la voir seulement, on pouvait en calculer le prix à huit tomans pour le moins, ce qui, d’après les calculs de l’Occident, ne faisait pas loin d’une centaine de francs.

Ce majestueux dignitaire s’avança d’un air compassé vers le pishkhedmèt, qui le salua en mettant sa main sur son cœur ; mais Gambèr-Aly ne se permit pas une pareille familiarité ; il fit glisser ses mains contre ses jambes depuis le haut de la cuisse jusqu’au-dessous du genou, et, s’étant ainsi incliné, autant que la chose était possible, sans donner du nez en terre, il se redressa, cacha ses doigts dans sa ceinture, et attendit modestement et les yeux baissés qu’on lui fit l’honneur de lui adresser la parole.

Le Ferrash-Bachi passa la main sur sa barbe d’un air approbateur, et, par un coup d’œil gracieux, avertit Assad-Oullah de sa satisfaction. Celui-ci s’empressa de dire :

— Le jeune homme a du mérite, il est rempli d’honnêteté et de discrétion ; je puis le jurer sur la tête de Votre Excellence. Je sais qu’il recherche les gens convenables et fuit la mauvaise compagnie ! Votre Excellence le couvrira, certainement, de son inépuisable bonté. Il fera tout au monde pour la satisfaire et nous en sommes expressément convenus.

— C’est au mieux, répondit le Ferrash-Bachi, mais, avant de conclure, j’ai une question à adresser en particulier à ce digne jeune homme.

Il prit Gambèr-Aly à part et lui dit :

— Le seigneur Assad-Oullah se conduit avec vous comme un père. Mais, avouez-le moi, combien lui avez-vous offert ?

— Que votre bonté ne diminue pas, dit ingénument Gambèr-Aly, je ne me permettrais pas d’offrir un cadeau à n’importe qui, alors que ma misérable fortune m’oblige à attendre, en comptant les jours, jusqu’à ce que j’aie pu présenter mes respects à Votre Excellence.

— Mais, au moins, tu lui as promis quelque chose ? reprit le Farrash-Bachi en souriant. Combien lui as-tu promis ?

— Par votre tête, par celle de vos enfants ! s’écria Gambèr-Aly, je ne me suis avancé en aucune manière, me réservant de prendre vos ordres à ce sujet.

— Tu as bien fait. Agis toujours aussi discrètement et tu t’en trouveras mieux. Voici le conseil désintéressé que je te donne. Pour ce qui est de moi, ne te gêne pas. Je suis trop heureux de pouvoir te servir. Mais comme tu débutes dans le monde, il te faut apprendre à rendre à chacun selon son rang sans quoi les étoiles elles-mêmes ne pourraient pas fonctionner dans le ciel, et l’univers entier serait la proie du désordre. Tu sais qu’un pishkhedmèt n’est pas un ferrash-bachi ; dès lors, tu ne peux légitimement donner au premier que la moitié juste de ce que tu destines au second, et afin de te préciser les choses, remets à Assad-Oullah-Bey, aussitôt que tu le pourras, cinq tomans et quatre pains de sucre, pas davantage ! Tu vois que je tiens à ménager tes petits intérêts !

Là-dessus, le Ferrash-Bachi donna une légère tape d’amitié sur la joue de Gambèr-Aly, et, après lui avoir notifié qu’il faisait désormais partie des hommes du Prince, il se retira, se rendant où son devoir l’appelait. Le nouveau serviteur des grands ne put s’empêcher d’éprouver quelque souci de sa situation.. Le Lion de Dieu ne lui avait indiqué que le tiers de ce qu’il aurait à débourser ; au lieu de cinq tomans et quatre pains de sucre, il se trouvait engagé pour quinze tomans et douze pains de sucre. Ce n’était pas la même chose. Mais il s’étourdit sur ces misères, remercia avec effusion son protecteur, baisa le bas de sa robe, et, comme il en avait désormais le droit, se mit à errer de côté et d’autre dans les cours du palais, accostant ses camarades, dont il connaissait déjà quelques-uns pour les avoir rencontrés chez les gens rangés qu’il fréquentait d’ordinaire, et liant conversation avec les autres. Il fut, tout de suite, apprécié et on lui témoigna des amitiés incroyables. Le thé du Prince lui parut bon, et il put même faire passer, sans qu’on y prît trop garde, un certain nombre de morceaux de sucre dans ses poches. Ensuite on joua à toutes sortes de jeux inoffensifs, et, comme Gambèr-Aly n’y était pas novice, il retira de cette opération, conduite avec art, une douzaine de sahabgrans, une quinzaine de francs, et l’estime générale. Bref, il parut à chacun ce qu’il était en réalité, un fort joli garçon au physique et au moral.

Quand il rentra le soir chez lui, sa mère s’empressa de l’interroger.

— Je suis accablé de fatigue, répondit-il d’un air nonchalant. Le Prince a tenu absolument à me faire dîner avec lui. Nous avons eu les cartes toute la journée, et, par discrétion, je n’ai voulu lui gagner que le peu de monnaie que voici. Une autre fois, quand je serai tout à fait ancré dans ses bonnes grâces, je ne le traiterai pas si bien. Nous sommes convenus que, pour ne pas donner d’ombrage aux jaloux, je feindrais, pendant quelque temps, de faire partie de ses ferrashs, ensuite je deviendrai vizir. En attendant, je n’aurai rien à faire que m’amuser tout le jour. Nous partons sous peu pour Téhéran, et Son Altesse a l’intention de me recommander au Roi.

Bibi-Djanèm serra son adorable fils dans ses bras. Lui trouvant un peu d’agitation, elle lui promit, pour le lendemain matin, un bol considérable d’infusion de feuilles de saule, préservatif merveilleux contre la fièvre, et, comme Mirza-Hassan-Khân avait rapporté à la maison dix sahabgrans, produit de la vente de deux encriers, elle préparait des pâtisseries feuilletées et un plat de kouftehs, boulettes de hachis, frites dans des feuilles de vignes, dont la perfection lui avait toujours valu une gloire incontestée. On mangea et on but, et la moitié de la nuit se passa au sein d’une joie parfaite.

Au matin, Gambèr-Aly, ayant pris son élixir et reçu pour recommandation maternelle de ne se laisser attraper par personne, alla reprendre ses fonctions au Palais.

C’est une chose admirable que la vérité ! Elle se glisse partout, au travers du mensonge, sans que les hommes puissent savoir comment. Le prochain départ du Prince-Gouverneur pour la capitale, annoncé par le jeune ferrash, qui n’avait sur ce point que les indices fournis par la fougue de son imagination, se trouva être parfaitement exact, et Gambèr-Aly fut tout étonné quand ses camarades lui annoncèrent qu’on s’en allait sous huit jours, attendu que le prince était rappelé et même remplacé, preuve nouvelle de la sagesse bien connue du gouvernement.

On ne s’amuse pas, dans ces pays-là, à compter minutieusement avec les mandataires du pouvoir. On les nomme, on les envoie ; ils recueillent le produit des impôts ; ils en gardent la plus grande partie pour eux, sous le prétexte que les récoltes ont été mauvaises, que le commerce ne va pas, que les travaux publics absorbent les ressources. On ne leur cherche pas de mauvaises chicanes et on reçoit pour bon ce qu’ils disent. Puis, au bout de quatre ou cinq ans, on les destitue ; on les fait venir ; on leur demande ce qu’ils préfèrent, ou rendre des comptes ou payer une somme d’argent indiquée. Ils choisissent toujours le second terme de la proposition, parce qu’il leur serait difficile de présenter des pièces en règle. On leur enlève ainsi la moitié ou les deux tiers de ce qu’ils ont amassé, et avec ce qui leur resté, ils font des cadeaux au Roi, aux ministres, aux dames du harem, aux gens influents, et, à bon prix, on leur confère un autre gouvernement qu’ils vont administrer, sans changer de système, pour arriver à la même conclusion. C’est une méthode dont il n’est pas besoin de faire ressortir les mérites ; l’avantage en saute aux yeux. Les peuples sont charmés de voir leurs gouverneurs rendre gorge ; les gouverneurs passent leur vie à s’enrichir, et, finalement, ils meurent pauvres, sans jamais s’être doutés que telle devait être leur fin inévitable. Quant au pouvoir suprême, il s’épargne les soucis de la surveillance et une taquinerie de mauvais goût envers ses agents.

Son Altesse le Prince, ayant exploité la province dont Shyraz est la capitale pendant une durée de temps suffisante, on le priait de venir raconter ses affaires aux colonnes de l’Empire, c’est-à-dire aux chefs de l’État ; tout marchait ainsi, suivant la règle ; mais, comme de coutume, et parce que rien n’est parfait en ce monde, c’était un dur moment à passer pour le disgracié. Il ne savait pas au juste dans quelle mesure on allait le rançonner.

Le matin, de bonne heure, et même avant le jour, son intendant avait pris la fuite, emportant quelques menus souvenirs de valeur. Le Ferrash-Bachi était sombre. Il se défiait de sa situation qui, difficilement, pouvait continuer à être aussi lucrative que par le passé. Les pishkhedmèts se communiquaient tout bas bien des réflexions ; les gens de l’écurie, les ferrashs, les soldats, les kavédjys, n’ayant rien à perdre, étaient au comble du bonheur de changer de place. De moment en moment, un objet ou l’autre disparaissait et se serait retrouvé à un mois de là dans une boutique quelconque du Bazar. Quant au peuple de Shyraz, lorsqu’il apprit la nouvelle, il s’abandonna à une joie pareille à un délire. Partout on éleva au ciel la justice, la générosité et la bonté du Roi ; on le compara à Noushirwan, un ancien monarque auquel on prête des vertus que, de son temps, sans doute, on prêtait à quelqu’autre, et ce fut une explosion de chansons, toutes plus malveillantes et plus audacieusement calomniatrices les unes que les autres, sur toute l’étendue des bazars de la ville. Rien n’égale l’ingratitude du peuple.

Le Ferrash-Bachi prit à part Gambèr-Aly :

— Mon enfant, lui dit-il, tu vois que je suis fort occupé ; il me faut mettre les tentes en bon état pour le voyage, avoir soin que les mulets soient ferrés, et que, enfin, rien ne manque. Je n’ai donc pas le temps de m’occuper de mes propres intérêts. Tiens, voilà un billet de huit tomans qui m’a été souscrit par un des écrivains de l’arsenal, Mirza-Gaffar, lequel demeure sur la place Verte, à gauche, à côté de la mare. Va trouver mon débiteur ; dis-lui que je ne peux pas attendre davantage, parce que je ne sais quand je reviendrai, et que je pars la semaine prochaine. Termine cette petite affaire à ma satisfaction, et tu n’auras pas lieu d’en être fâché.

Là-dessus, il cligna de l’œil d’une manière hautement significative. Gambèr-Aly, enchanté, lui promit de réussir et s’en alla rapidement où son supérieur l’envoyait. Il n’eut aucune peine à découvrir la maison de Mirza-Gaffar, et, s’étant approché, il frappa rudement à la porte. Il avait mis son bonnet de travers et s’était armé de son air le plus délibéré.

Au bout d’une minute, on vint lui ouvrir ; il se trouva en présence d’un petit vieillard qui portait, sur un nez crochu, une immense paire de lunettes.

— Le salut soit sur vous ! dit brusquement Gambèr-Aly.

— Et sur vous le salut, mon aimable enfant ! repartit le vieillard d’une voix mielleuse.

— Est-ce au très-élevé Mirza-Gaffar que je parle ?

— À votre esclave.

— Je viens de la part du Ferrash-Bachi, et j’ai là un billet de huit tomans que Votre Excellence va me payer sur l’heure.

— Assurément. Mais ne me laisserez-vous pas me charmer à l’aspect de votre beauté ? Les anges du ciel ne sont rien en comparaison de vous. Honorez ma maison en y acceptant une tasse de thé. Il fait chaud, et vous avez pris trop de peine en daignant transporter Votre noblesse jusqu’ici.

— Que votre bonté ne diminue pas, répondit Gambèr-Aly, devenant plus rogue en voyant la grande politesse du petit vieillard. Cependant il consentit à entrer et s’assit dans la salle.

En un tour de main, Mirza-Gaffar apporta un réchaud, y mit du feu, posa une bouilloire de cuivre au-dessus des charbons, disposa du sucre, atteignit la boîte à thé, alluma le kaliân, l’offrit à son hôte et, après s’être informé des nouvelles de son illustre santé et avoir rendu grâces au ciel de ce que tout allait bien de ce côté, il entama la conversation ainsi :

— Vous êtes un jeune homme si parfaitement accompli et orné des dons du ciel, que je n’hésite pas à vous dire toute la vérité, et puisse la malédiction et la damnation tomber sur moi, si je m’écarte d’une ligne de la sincérité la plus parfaite, soit à droite, soit à gauche. Je vais vous payer à l’instant, seulement je ne sais pas comment faire, parce que je n’ai pas le sou.

— Que votre bonté ne diminue pas ! répondit froidement Gambèr-Aly, en lui passant le kaliân ; mais je ne suis pas autorisé par mon vénérable chef à entendre de pareils discours, et il me faut de l’argent. Si vous ne me le donnez pas, vous savez ce qui arrivera : je brûlerai votre grand-père et le grand-père de votre grand-père, lui-même !

Cette menace parut agir fortement sur le vieil écrivain qui, probablement, ne se souciait pas d’un tel dégât parmi ses ascendants. Il s’écria alors d’une voix lamentable :

— Il n’y a plus d’Islam ! il n’y a plus de religion ! Où trouverai-je un protecteur, puisque cette figure de houri, cette pleine lune de toutes les qualités, me regarde sans bienveillance ? Si je vous offrais humblement deux sahabgrans, parleriez-vous en ma faveur ?

— Votre bonté est excessive ! répartit Gambèr-Aly. Où a-t-on vu un ferrash du prince se déshonorer en acceptant pareille somme ?

— Je déposerais à vos pieds tous les trésors de la terre et de la mer, si je les possédais, et ne voudrais en rien garder pour moi ; mais je ne les possède pas ! Sur votre tête, sur vos yeux, par pitié pour un misérable vieillard, acceptez les cinq sahabgrans que je vous offre de bon cœur, et veuillez bien dire à Son Excellence le très-élevé Ferrash-Bachi que vous avez vu vous-même ma profonde misère.

— Je soumets une humble requête, interrompit le ferrash. Je ne demande pas mieux que de vous aider et d’obtenir le bénéfice de vos prières ; mais il faut aussi que Votre Excellence soit raisonnable. J’accepterai, pour vous faire plaisir, le cadeau d’un toman dont vous m’honorez ; c’était inutile, mais j’aurais une confusion inexprimable si je vous désobligeais. Ainsi, un toman et n’en parlons plus. Vous me remettrez deux tomans pour mon chef, et je me charge d’arranger l’affaire. Seulement, comme notre homme est assez vif et impétueux, il est à propos que d’ici à huit jours Votre Excellence ne paraisse pas dans sa noble maison. Il pourrait arriver des désagréments.

On discuta une heure, on prit plusieurs tasses de thé, on s’embrassa fort, puis, comme Gambèr-Aly resta inébranlable, l’écrivain de l’arsenal s’exécuta, lui remit un toman pour lui et deux tomans pour son chef, et on se sépara avec les assurances réciproques de la plus parfaite affection.

— Que le salut soit sur vous ! dit Gambèr-Aly au chef des ferrashs.

— C’est bon ! Qu’as-tu obtenu ?

— Excellence, j’ai trouvé ce misérable sur la route, il s’enfuyait ; je l’ai pris au collet, je lui ai reproché son crime, et, malgré des passants qui voulaient s’interposer entre nous, j’ai retourné ses poches et je vous apporte le toman que j’ai trouvé dedans, il n’y avait rien de plus !

— Tu mens !

— Sur votre tête ! sur ma tête ! sur mes yeux ! sur ceux de ma mère, de mon père et de mon grand-père ! Par le livre de Dieu, par le Prophète et tous ses prédécesseurs (que le salut soit sur eux et la bénédiction) ! je ne vous dis que la vérité pure !

Le Ferrash-Bachi partit comme une flèche et, bouillant d’indignation, il courut à la maison de l’écrivain, frappa, on ne répondit rien. Il demanda des nouvelles à un cordier qui demeurait à peu de distance. Le cordier lui assura que Mirza-Gaffar était parti depuis deux jours et soutint son dire par un flot de serments. Ce qui était incontestable, c’est que le Ferrash-Bachi était attrapé. Il revint au palais fort triste. Évidemment, Gambèr-Aly n’avait aucun tort.

— Mon fils, lui dit son supérieur, tu as fait ton possible, mais le destin était contre nous !

Après cette affaire, la faveur de Gambèr-Aly s’accrut encore et il fut considéré comme la perle de la maison du prince. On le chargeait de toutes les commissions ; il y trouvait ses intérêts, et bien que, en général, il ne réussît pas complètement au gré de ceux qui l’employaient, sa candeur était si grande et sa figure si sincère, qu’on ne pouvait s’en prendre à lui du malheur des circonstances. Sur ces entrefaites, les préparatifs de départ étant achevés, le prince donna l’ordre de se mettre en chemin.

En tête du convoi marchaient des cavaliers armés de longues lances, des soldats, des hommes d’écurie conduisant des chevaux de main, puis des bagages, les écuyers du prince, les principaux officiers de sa maison, enfin le prince lui-même, sur un magnifique cheval, et toutes les autorités de la ville et leurs suites, qui devaient l’accompagner jusqu’à une lieue et demie de Shyraz, puis encore des bagages et d’autres soldats, et d’autres ferrashs, et des muletiers en foule. Sur une route parallèle, suivait le harem, les dames, enfermées dans des takht-è-réwans ou litières, portées devant et derrière par un mulet, admirable invention, soit dit par parenthèse, pour procurer une idée exacte du mal de mer le mieux conditionné ; les servantes étaient dans des kédjavêhs, sortes de paniers placés à droite et à gauche d’une monture quelconque. On entendait de très-loin la conversation, les cris, les gémissements de ces illustres personnes, et les injures dont elles accablaient les pauvres muletiers. Cette sortie triomphale ne laissa pas que d’avoir des côtés peu brillants. Le beau sexe de la ville était accouru en foule, les derviches l’accompagnaient ; il y avait aussi bien des anciennes connaissances de Gambèr-Aly, dont les habits déchirés, le gâma, les longues moustaches, les airs de mauvais garçon ne promettaient pas grand chose d’édifiant. Aussitôt que le convoi parut, ce fut un concert de cris, et on hurlait avec d’autant plus de perfection, que Bibi-Djânèm se tenait sur les premiers rangs avec une troupe de ses amies, façonnées de longtemps à toutes les agressions, et terribles aux plus braves. Les qualifications les plus relevées étaient trouvées facilement par ces vétéranes : chien, fils de chien, arrière-petit-fils de chien, bandit, voleur, assassin, pillard, et bien d’autres épithètes que la langue française ne supporterait pas, et surtout ces dernières, sortaient brûlantes de la bouche de ces guerrières. Au milieu de telles éjaculations, une réserve de gamins, en sûreté derrière leurs mères, chantaient à pleine voix des fragments comme celui-ci :

« Le prince de Shyraz,
Le prince de Shyraz,
C’est un imbécile,

C’est un imbécile ;
Mais sa mère est une coquine
Et sa sœur autant ! »

Pendant quelques minutes, Son Altesse, vivement intéressée, sans doute, par la conversation des seigneurs qui l’entouraient, ne parut pas voir ce qui se passait, ni entendre ce qui se disait, ou plutôt se criait à ses oreilles. À la longue, cependant, il perdit patience et fit un signe au Ferrash-Bachi. Celui-ci donna l’ordre à ses hommes de dissiper le rassemblement à coups de gaules. Chacun s’y porta de tout son cœur, et Gambèr-Aly, frappant comme les autres, entendit une voix, bien connue, qui lui vociférait dans les oreilles :

— Ménage ta mère, mon bijou ! Et fais-nous venir à Téhéran le plus vite possible, ton père et moi, pour partager tes grandeurs !

— S’il plaît à Dieu, il en sera bientôt ainsi ! s’écria Gambèr-Aly avec enthousiasme. Là dessus il tomba à bras raccourcis sur une autre vieille émeutière, et, empoignant un derviche par la barbe, il le secoua vigoureusement. Cet acte de vaillance fit reculer la multitude. Les ferrashs considérèrent plus que jamais leur camarade comme un lion, et voyant le désordre se calmer, ils rejoignirent leur arrière-garde en riant comme des fous.

Le voyage se fit sans encombre. Après deux mois de marche, on arriva à Téhéran, la Demeure de la Souveraineté, suivant l’expression officielle, et les négociations commencèrent entre le Prince et les colonnes de l’État. De part et d’autre, beaucoup de ruses furent déployées, on menaça, on fit des promesses sans nombre, on chercha des moyens termes. Tantôt la question avançait, tantôt elle reculait. Le grand-vizir était porté à la sévérité ; la mère du Roi inclinait à l’indulgence, ayant reçu une belle turquoise, bien montée et entourée de brillants d’un prix convenable. La sœur du Roi montrait de la malveillance ; mais le chef des valets de chambre était un ami dévoué ; il était contredit, il est vrai, par le trésorier particulier du palais, soit ! mais, quant au porteur de pipe ordinaire, on ne pouvait douter de son désir de voir tout finir pour le mieux. Gambèr-Aly se souciait peu de ces grands intérêts. Ses affaires commençaient à tourner assez mal et, souvent, des inquiétudes lui venaient sur son sort. Il y avait de sa faute.

Se voyant un peu gâté, il avait résolu, à part lui, de ne rien donner ni au Ferrash-Bachi, ni au pishkedmèt Assad-Oullah. Bien que, à la connaissance universelle il eût eu déjà des occasions fréquentes de réaliser des profits, il avait toujours prétendu, contre l’évidence, que son dénuement était extrême, ce qui ne l’empêchait pas d’être au jeu une partie du jour et de montrer de l’or avec assez d’ostentation. Ses deux protecteurs avaient, à la fin, ouvert les yeux. C’étaient des gens graves ; ils ne dirent mot. Cependant Gambèr-Aly s’aperçut vite qu’il n’était plus traité avec la même distinction, ni surtout avec la même affabilité. Les commissions lucratives ne lui étaient plus conférées ; elles allaient à d’autres ; les travaux durs ou astreignants, enfoncer les piquets, raccommoder les tentes, secouer les tapis, l’occupaient une bonne partie du jour. S’il se permettait, comme autrefois, d’aller rôder du côté des cuisines, le chef de service, grand ami d’Assad-Oullah Bey, le renvoyait à son quartier avec des paroles maussades, enfin, tout était changé, et le pauvre enfant sentait que les adversaires qu’il s’était créés, par la subtilité de son esprit et ses tours d’adresse, n’attendaient qu’une occasion pour faire tomber sur lui tout le poids de leur ressentiment. C’était ce que les journaux de Paris appellent une situation tendue.

Un matin que les ferrashs s’amusaient devant la porte, Gambèr-Aly, toujours de belle humeur, malgré ses soucis, toujours leste et dispos, luttait contre deux ou trois de ses camarades, et, tour à tour les poursuivant, poursuivi par eux, il se trouva acculé contre l’échoppe d’un boucher. Un des joueurs, appelé Kérym, garçon faible et poitrinaire, prit, pour plaisanter, un des couteaux placés sur l’étal et en menaça Gambèr-Aly en riant ; celui-ci, sans malice, lui arracha l’instrument des mains, mais en se débattant avec lui, par une fatalité presque inexplicable, il l’atteignit dans le côté. Kérym tomba baigné dans son sang. Quelques minutes plus tard, il expirait.

L’innocent meurtrier, au désespoir, perdait complètement la tête ; les autres ferrashs, témoins de l’action et sûrs de ce qu’elle avait d’involontaire, s’empressèrent de le mettre à l’abri des dangers du premier moment. Ils le poussèrent dans l’écurie, et, tout courant, Gambèr-Aly s’en alla tomber contre la jambe droite du cheval favori de Son Altesse, bien décidé à ne plus sortir de cet asile inviolable pendant le reste de ses jours.

Au bout de deux heures, cependant, il était un peu calmé. Le sous-aide de cuisine lui avait confié, sous le sceau du plus grand secret, que le frère du mort avec deux cousins était venu au Palais. Ils avaient parlé au ferrash-bachi, et celui-ci, devant tout le monde, leur avait demandé comment ils entendaient faire valoir leurs droits. Ils avaient répondu qu’on leur donnerait le meurtrier pour qu’ils en fissent à leur guise ou bien 50 tomans. — 50 tomans ! avait répondu le ferrash-bachi d’un ton méprisant, 50 tomans pour le plus mauvais de mes hommes, qui serait mort de lui-même avant un mois ! Que votre bonté ne diminue pas ! Vous vous moquez du monde ! Si vous voulez 10 tomans, je les donnerai moi-même, pour qu’on ne fasse pas de peine à mon pauvre Gambèr-Aly.

Voilà ce que vint raconter le marmiton Kassem, et Gambèr-Aly se réjouit de tout son cœur de la tournure favorable que prenait son affaire. Il admirait l’aveuglement de son chef à son égard. Mais il se savait si aimable que, au fond, il concevait tout. Il causa longtemps avec son ami ; puis, vers minuit, il se coucha dans la litière, à côté du cheval sacré, et s’endormit profondément. Tout d’un coup, une main vigoureuse le secoua par l’épaule : il ouvrit les yeux ; devant lui se tenait le mirakhor, le chef de la mangeoire, personnage redouté qui a le domaine des chevaux et des écuries dans toute grande maison et auquel obéissent même les djelôdars ou écuyers.

— Garçon, dit-il à Gambèr-Aly, tu vas décamper d’ici et haut le pied, à moins que tu n’aies 50 tomans à donner à ton maître, le ferrash-bachi, autant à Assad-Oullah, le pishkedmèt, et tout autant à ton esclave. Si tu ne veux pas ou si tu ne peux pas, en route !

— Mais on me tuera ! s’écria le pauvre diable.

— Que m’importe ! Paye ou sors !

En parlant ainsi, le mirakhor qui était une sorte de géant, un Kurde Mâfy, véritable fils du diable, comme ses compatriotes s’en vantent, enleva Gambèr-Aly par le cou avec autant de facilité qu’il eût fait d’un poulet, le traîna, malgré ses cris et ses efforts, jusqu’à la porte de l’écurie, et, là, le regardant en face, avec des yeux de tigre, il lui cria :

— Paye ou pars !

— Je n’ai plus rien ! hurla Gambèr-Aly, et, par un hasard qui ne s’est pas renouvelé souvent, il disait vrai. Ses derniers sous avaient été perdus le matin au jeu.

— Eh bien, en ce cas, repartit son terrible dompteur, va te faire saigner comme un mouton par les parents de Kérym !

Il secoua vigoureusement sa victime et la jeta dans la cour ; puis, rentrant dans l’écurie, il ferma la porte. Gambèr-Aly, au comble de l’épouvante, se crut, d’abord, au milieu de ses ennemis ; la lune éclairait, brillante ; le ciel était d’une limpidité magnifique, les terrasses de la ville recevaient ses rayons, les arbres se balançaient avec mollesse, les étoiles étaient suspendues, pareilles à des lampes, dans une atmosphère dont l’infini se poursuivait au-dessus d’elles. Mais Gambèr-Aly ne se sentait aucune disposition à s’exalter devant les beautés de la nature. Il s’aperçut seulement que le silence était profond ; les palefreniers dormaient çà et là dans leurs couvertures ; l’excès de la terreur donna au fils de Bibi-Djanèm une inspiration subite et une espèce de courage. Sans plus consulter, il courut à l’entrée de la cour et la franchit, il parcourut les rues rapidement, tourna à gauche et se trouva contre les murailles de la ville. Il ne lui fut pas difficile d’y découvrir un trou ; il se laissa dévaler dans le fossé, et, remontant la contrescarpe, il partit grand train à travers le désert. Les chacals piaulaient mais il ne s’en souciait pas. Une ou deux hyènes lui montrèrent leurs yeux phosphorescents et s’enfuirent devant lui. Les gens d’imagination forte n’ont jamais qu’une seule sensation à la fois. Gambèr-Aly avait trop peur des parents de Kérym pour redouter autre chose. Il courut ainsi sans s’arrêter, sans prendre haleine, pendant trois heures, et le jour pointait, quand il entra dans le bourg de Shahabd-Oulazym. Il ne s’amusa pas à en regarder les maisons ; mais, précipitant encore sa fuite, il arriva devant la mosquée au moment où le jour naissait ; il ouvrit brusquement la porte, se précipita sur le tombeau du Saint, et, comme il se sentit sauvé, il s’évanouit tranquillement.

Abdoulazym était, en son temps, un très-pieux personnage, agnat ou cognat de Leurs Altesses Hassan et Houssein, fils de Son Altesse le cousin du Prophète, que le salut soit sur lui et la bénédiction ! Les mérites d’Abdoulazym sont immenses ; mais, en ce moment, Gambèr-Aly n’en appréciait qu’un seul, c’est que la mosquée, au dôme doré, bâtie sur le tombeau du Saint, est, de tous les asiles, le plus inviolable. De sorte que, une fois arrivé là, Gambèr-Aly se voyait aussi en sûreté qu’il l’avait été quelque dix-huit ans en deçà sous le sein précieux de Bibi-Djanêm. Quand il se fut assez rafraîchi dans l’état de syncope, il revint à lui et s’assit au pied du tombeau. Il n’était pas seul ; un homme à figure sale et terreuse se tenait à son côté.

— Calmez-vous, mon garçon, lui dit ce bonhomme. Quels que soient vos persécuteurs, vous êtes ici en parfaite sécurité, et autant que moi-même.

— Que votre bonté ne diminue pas ! repartît Gambèr-Aly. Oserais-je vous demander votre noble nom ?

— Je m’appelle Moussa-Riza, répliqua l’étranger d’un air assuré ; je suis européen et même français, et on me nomme, parmi mes compatriotes, M. Brichard. Mais j’ai embrassé l’Islamisme, par la grâce de Dieu, pour arranger quelques petites affaires que j’avais en souffrance, et le ministre de ma nation a l’indignité de vouloir me faire sortir de Perse. Je reste donc ici, afin de ne pas tomber dans ses mains, et je fais des miracles pour prouver la grandeur de notre auguste religion.

— Que la bénédiction soit sur vous ! dit Gambèr-Aly dévotement ; mais il prit peur de cet Européen défroqué et se résolut à le surveiller exactement. La visite du préposé à la mosquée, qui eut lieu dans la matinée, lui fut plus agréable ; on lui donna à manger, on lui promit pour tous les jours un bon ordinaire fondé sur les dotations du lieu, et on lui garantit que personne ne s’aviserait de le tourmenter dans le sanctuaire vénérable où il avait eu le bonheur de se retirer. On voulut même lui persuader de ne pas se confiner à l’intérieur de la mosquée ; il pouvait, sans crainte, vaguer à son aise dans les cours, fût-ce à la barbe du chef de police ; mais il n’entendit pas de cette oreille. En vain les réfugiés, assez nombreux habitants de cette partie plus vaste du territoire consacré et faisant leur ménage dans tous les coins, lui offrirent l’attrait d’une conversation aimable et enjouée, et mille occasions de dresser quelque petit commerce ; il avait trop peur, il ne voulut jamais s’éloigner du saint tombeau. Il leur était aisé, à ces autres, de se confier à une protection modérée ! Qu’avaient-ils fait, après tout ? Volé quelque marchand ? Escroqué leur maître ? Fâché un employé subalterne ? Il était clair que, pour de pareilles peccadilles, on n’irait pas enfreindre les prérogatives de la mosquée et s’attirer l’indignation du clergé et de la populace ; mais lui ! c’était bien une autre affaire ! Il avait eu le malheur de tomber sur cet imbécile de Kérym, qui s’était laissé mourir bêtement. Il avait du sang sur lui, de plus, l’inimitié de ce scélérat de ferrash-bachi le poursuivait. Ce n’était pas trop que du tombeau, que des cendres du saint Imam pour le garantir ; encore l’Imam aurait-il dû ressusciter et venir lui-même. Il s’obstina donc à tenir compagnie à Moussa-Riza. Ces deux braves vivaient dans des alertes perpétuelles. Toute figure nouvelle apparaissant dans la mosquée leur représentait un espion ; Gambèr-Aly croyait reconnaître dans chacun un émissaire de la maison du prince, et son associé un des hommes de son ministre. Deux existences déplorables ! Les malheureux maigrissaient à vue d’œil, quand, un matin, il se fit un grand mouvement, et ils se crurent perdus ; les gardiens leur apprirent que le Roi avait annoncé son intention de faire ses dévotions le jour même, à Shah-Abdoulazym. En conséquence, on nettoyait un peu, on époussetait légèrement et on étendait des tapis. La population du bourg était en l’air. Moussa-Riza communiqua à son camarade une idée fort juste : c’était de prendre garde d’être enlevés par leurs persécuteurs à la faveur du tumulte qui, certainement, accompagnerait l’entrée, le séjour, et la sortie de Sa Très-Haute Présence le Roi des Rois. Le fils de Bibi-Djanèm trouva cette observation raisonnable, et, à dater du moment où elle s’empara de son esprit, il se colla tout vif contre la pierre du tombeau et n’en sépara ses épaules que pour y rapporter sa poitrine. Sur ces entrefaites, le tapage devint épouvantable au dehors. Le bruit des petits canons montés à dos de chameau retentit de toutes parts. On entendit naître au loin, puis croître, puis éclater les hautbois et les tambourins, composant la musique de cette artillerie, appelée zambourèk ; une foule de ferrashs royaux et de coureurs en tuniques rouges et en grands et hauts chapeaux ornés de pailleteries, se précipita dans la mosquée. À leur suite entrèrent, d’un pas moins pressé, les ghoulâms ou cavaliers nobles, décorés de chaînes d’argent, le fusil sur l’épaule, et les domestiques supérieurs, et les aides de camp, et les seigneurs de l’Intimité, les mogerrèbs-oul-hezrèt, ceux qui approchent la Présence, et les mogerrèbs-oul-khaghân, ceux qui approchent du Souverain, et, enfin, le Souverain lui-même, Nasr-Eddin Shah, le Kadjâr, fils de Sultan, petit-fils de Sultan apparut, et s’approcha du reliquaire. On étendit un tapis de prière sous ses pieds augustes, et le maître de l’État commença à exécuter un certain nombre de rikâats, d’inclinations et de génuflexions, accompagnées d’oraisons jaculatoires, telles que sa piété, la situation de ses affaires personnelles et la disposition du moment les lui suggéraient.

Mais, au milieu du tapage, qui ne se ralentissait pas, si absorbé que fût le prince par ses exercices de dévotion, il n’était pas possible qu’il n’aperçût les deux faces blêmes remparées sous la protection du Saint, à l’intervention duquel lui-même avait recours. Le premier, Moussa-Riza, il le connaissait et ne se mêlait pas de son affaire ; le second lui était tout-à-fait nouveau ; sa jolie figure, sa pâleur, sa détresse évidente, sa jeunesse l’intéressèrent, et, quand il eut terminé, à son gré, ses prières, il demanda au gardien de la mosquée quel était cet homme et pour quelle cause il se tenait ainsi contre le tombeau de l’Imam.

Le gardien de la mosquée, de sa nature très-pitoyable, exposa au Roi l’aventure de Gambèr-Aly de la façon la plus propre à exciter sa commisération. Il y réussit sans peine, et La Haute Présence dit au pauvre diable :

— Allons, au nom de Dieu ! lève-toi et pars ! Il ne te sera rien fait !

C’en était assez, sans doute, et Gambèr-Aly aurait dû comprendre que, sous l’ombre de la protection souveraine, si miraculeusement étendue sur lui, il ne devait conserver désormais aucune appréhension. Mais il ne vit pas la lumière où elle était. Son esprit fut tellement troublé qu’il supposa les choses les plus absurdes. Il s’imagina que le Roi ne lui parlait ainsi que pour le faire sortir de l’asile, et que l’ordre était donné aux ghoulâms de l’égorger à la porte de la mosquée. Pourquoi, comment se persuada-t-il que son maître, lui-même, condescendrait à se faire le complice des parents de Kérym ? C’était une de ces folies qui naissent dans un cerveau malade. Au lieu de se jeter aux pieds de son sauveur, de le remercier, de le combler de bénédictions, ce qui lui aurait, par-dessus le marché, valu quelque généreuse aumône, il se mit à pousser des cris affreux, à invoquer le Prophète et tous les saints, et à déclarer qu’on pouvait le massacrer où l’on voulait, sur la place même, mais qu’il ne sortirait pas.

Le Roi eut la bonté de raisonner avec lui. Il chercha à le rassurer, lui répéta à plusieurs reprises qu’il n’avait, en vérité, rien à craindre de personne, et que, désormais, sa vie était sauve, il ne parvint pas à le persuader, et alors, naturellement, la Haute Présence s’impatienta, laissa tomber sur Gambèr-Aly un regard terrible et lui dit rudement :

— Meurs donc, fils de chien, puisque tu le veux !

Et là-dessus, la Haute Présence s’en alla, et sa suite quitta l’église. Aussitôt, sans perdre de temps, Gambèr-Aly, certain que son dernier moment approchait et usant de ses ressources suprêmes, défit la pièce d’étoffe qui lui servait de ceinture, la déchira en plusieurs bandes, en fit une corde, attacha un bout de cette corde autour de son corps, et l’autre autour du tombeau, afin de pouvoir prolonger la résistance, lorsque les exécuteurs allaient venir. Il eut peur aussi, car de quoi n’avait-il pas peur ? que, pour l’enlever avec plus de facilité et sans scandale, l’on ne mêlât quelque narcotique à la nourriture que les gardiens de la mosquée lui donnaient. Il se résolut à ne plus manger du tout. Ce jour-là, il refusa donc les aliments. Les supplications les plus affectueuses de la part des prêtres, les encouragements des dévots, visiteurs ordinaires de la mosquée, et qui se faisaient tour à tour raconter son histoire, rien ne put l’ébranler. Il s’obstina.

La nuit, il ne dormit pas ; il avait l’oreille au guet. Chaque bruit, le tressaillement du feuillage des arbres que le vent touchait, la moindre chose le mettait hors de lui.

Pendant la journée du lendemain, il resta étendu sur le pavé, ne relevant la tête de temps en temps que pour voir si on n’avait pas détaché sa corde ; puis il laissait retomber son front sur ses mains et rentrait dans un demi-sommeil plein d’hallucinations menaçantes.

Cependant, dans toutes les maisons de Téhéran, sur les places, dans les bazars, aux bains on ne parlait d’autre chose que de son aventure. Les récits de sa conversation avec le Roi, colportés, augmentés, modifiés, changés, embellis de toutes manières, servaient de texte à des commentaires interminables. Les uns voulaient qu’il eût assassiné Kérym avec connaissance de cause ; les autres soutenaient au contraire, que c’était Kérym qui avait voulu le tuer et qu’il n’avait fait que se défendre. Un troisième plus avisé était certain que Kérym n’avait jamais existé et que le pauvre Gambèr-Aly était la victime d’une calomnie inventée par le ferrash-bachi de son prince et Assad-Oullah le piskhedmèt ; les femmes, sur le bruit de la beauté remarquable du réfugié à Shah-Abdoulazym lui étaient toutes favorables et toutes aussi voulaient le voir, de sorte que, le troisième jour, dès l’aurore, des bandes de dames montées sur des ânes, d’autres montées sur des mules, quelques-unes à cheval avec des servantes et des domestiques, bref la population féminine en masse se mit en route pour la mosquée sainte, et si grande était la multitude que depuis la porte de la ville jusqu’au bourg, il n’y avait pas d’interruption dans la ligne indéfiniment longue des pèlerines. Ce monde eût bientôt fait de remplir la mosquée, on se foulait, on se pressait, on se montait les unes sur les autres pour avoir au moins le bonheur de contempler Gambèr-Aly ; on s’écriait ;

— Qu’il est beau ! Bénie soit sa mère ! Mon fils, mange ! Mon fils, bois ! Mon oncle chéri, ne le laisse pas mourir ! Oh ! mon frère adoré ! Veux-tu déchirer mon cœur ? Gambèr-Aly de mon âme ! Voilà des confitures ! Voilà du sucre ! Voilà du lait ! Voilà des gâteaux ! Parle-moi ! Ne regarde que moi ! Écoute-moi ! Personne ne te touchera ! Sur ma tête, sur mes yeux, sur la vie de mes enfants ! Qui oserait te regarder de travers, nous le mettrions en pièces !

Mais, à ces paroles rassurantes, Gambèr-Aly ne répondait pas un mot. Il était épuisé par les émotions et par la faim, et, en toute réalité, s’en allait doucement vers le passage du pont de Sirat, où les morts ont leur chemin.

Et pendant que les femmes, vieilles et jeunes, mariées et filles, se transportaient ainsi à Shahabdoulazym et que, tour à tour, ces flots de voiles bleus et de roubends ou tours de tête blancs, entraient et sortaient du lieu saint en poussant des soupirs, jetant des cris et se tordant les bras de chagrin pour la perte imminente du plus beau jeune homme qui eût jamais existé, on vit tout à coup, à la porte de la ville, les soldats de garde quitter leurs Kalyans, se mettre sur les pieds et saluer profondément. Un cavalier, deux trois cavaliers franchirent lestement le pont jeté sur le fossé ; derrière eux passa non moins rapidement un groupe de domestiques bien montés, et, derrière ; encore apparut, soulevant des flots de poussière, une voiture européenne fort élégante, attelée de six grands turcomans ornés de pompons rouges et bleus menée, comme on dit, à la Daumont, et dans la voiture étaient assises quatre dames entièrement recouvertes de leurs voiles bleus et de leurs roubends. Cette galante apparition se frayait sans façon un chemin au travers des cavalcades d’ânes et de mulets, de sorte que, bientôt, elle arriva à Shahabdoulazym ; les kaleskadjys ou postillons, arrêtèrent devant la grande porte de la mosquée ; les cavaliers aidèrent les quatre dames à descendre et celles-ci entrèrent immédiatement dans le lieu saint ; leurs domestiques ne se gênèrent là non plus aucunement pour leur ouvrir passage, de sorte que, malgré les vociférations et les injures des femmes jetées de côté brusquement, les nouvelles arrivées se trouvèrent, comme elles le voulaient, juste en face de Gambèr-Aly.

L’une d’elles s’accroupit à terre à côté du jeune garçon et lui dit d’une voix douce :

— Tu n’as plus rien à craindre, mon âme ! Les parents de Kérym ont transigé pour trente tomans ; voilà tes lettres de rémission ; personne n’a plus de droit sur ta vie. Viens et suis moi ! j’ai donné les 30 tomans.

Mais Gambèr-Aly n’était plus en état de rien comprendre. Il regarda d’un œil morne le papier que la dame lui présentait et ne fit pas un mouvement. Alors, s’annonçant par cela même comme une personne de décision, la bienfaitrice du réfugié élevant la voix, dit à ses gens :

— Appelez tout de suite le gardien de la mosquée !

Ce dignitaire n’était pas loin ; il accourut, et, comme un des cavaliers lui avait dit quelques mots à l’oreille, il exécuta un salut non moins humble que les portiers de la ville l’avaient fait, et déclara que sa vie répondait de son obéissance.

— Voici la libération de cet homme, dit la dame ; comme il est hors d’état de rien comprendre en ce moment, je vais l’emporter dans ma voiture. Ce n’est pas, j’espère, violer le saint asile, puisque n’étant plus ni coupable ni poursuivi, il ne peut être réfugié. Qu’en pensez-vous ?

— Tout ce qui plaît à votre Excellence d’ordonner est nécessairement bien, répondit le vieux prêtre.

— Ainsi vous consentez à ce que je demande ?

— Sur mes yeux !

La dame fit un signe, et ses cavaliers se mirent en devoir de détacher la corde et d’enlever dans leurs bras Gambèr-Aly qui, tout aussitôt, poussa des cris lamentables. À cette voix douloureuse, les femmes, qui remplissaient la mosquée, s’émurent ; plusieurs d’entre elles avaient conçu des préventions contre les manières un peu promptes des ghoulâms accompagnant l’inconnue, et il s’éleva un murmure général, au milieu duquel on distinguait des apostrophes comme celles-ci :

— Quelle infamie ! Il n’y a plus d’Islam ! à l’aide, musulmans ! On viole l’asile ! Qu’est-ce que c’est que cette vieille goule affamée qui veut manger les jeunes gens ! Fille de chien ! Fille d’un père qui brûle en enfer ! Nous allons rôtir ton aïeul ! Laisse ce garçon ! Si tu te permets d’y toucher ou seulement d’y regarder, nous te déchirons avec les ongles et les dents !

La colère grandissait et les domestiques de la dame en étaient déjà à se ranger autour d’elle et de ses suivantes pour l’isoler des agressions. Il faut rendre justice à cette dame, son courage était à la hauteur de la circonstance. Elle répondait injure pour injure et ne se montrait pas moins imaginative en ce genre que les assaillantes. On l’appelait vieille, elle appelait ses ennemies caduques ; on suspectait la pureté de ses intentions ; elle répliquait par les accusations les plus énormes. Dans ce colloque passionné entre personnes du sexe faible et timide, on se prodigua des trésors d’injures, et il n’y a pas d’exagération à affirmer que les plus respectables et les plus érudites parmi les détaillantes de poissons, qui font un des principaux ornements de Paris et de Londres, eussent eu quelque chose à apprendre dans ce beau jour. Rien n’est châtié, mesuré et fleuri comme le langage d’un oriental ; mais une orientale ne se pique que d’exprimer le plus énergiquement possible ce qu’il lui plaît de dire.

Pour mettre fin à cette scène, le gardien de la mosquée prit la lettre de rémission, monta dans le membêr, ce qui veut dire la chaire, fit un petit préambule, lut le document, célébra en termes pompeux la charité, la vertu, la bonté et toutes les vertus cardinales et principales, immaculées et autres dont sont ornés les êtres voilés et purs que la langue ne doit pas nommer, ni même l’imagination contempler en rêve, et termina par une adjuration éloquente de laisser libre cours à l’exercice des susdites vertus et de la susdite charité, attendu que, si l’on ne prenait pas soin, et cela tout de suite, du pauvre Gambèr-Aly, sa vie n’allait pas se prolonger au-delà de quelques heures.

À une si lugubre conclusion, les sanglots éclatèrent de toutes parts. Plusieurs femmes commencèrent à se donner d’horribles coups de poing dans la poitrine en criant Hassan ! Hussein ! Ya Hassan ! Ya Hussein ! (invocation aux saints martyrs.) D’autres tombèrent en convulsions ; les plus rapprochées de la dame inconnue, précisément celles qui lui avaient déclaré leur intention bien précise de la déchirer avec les ongles et les dents, se mirent à embrasser le bas de son voile et la déclarèrent un ange descendu du ciel et, certainement, aussi remarquable par sa jeunesse et sa beauté que par la perfection de son cœur, et elles l’aidèrent à contenir Gambèr-Aly qui se débattait, mais qui fut pourtant transporté dans la voiture dont on ferma les stores. Ceci fait, les cavaliers remontèrent à cheval, les kaleskadjys fouettèrent leurs attelages, tournèrent bride, reprirent la route de Téhéran, et disparurent.

Le fils de Bibi-Djanèm s’était absolument évanoui dans la persuasion que c’en était fait, qu’il était pris, et qu’il allait être mis à mort. Affaibli outre mesure par l’état de son esprit et par le jeûne, la fièvre jet le délire s’emparèrent de lui, et il tomba fort malade. Dans les instants où la connaissance lui revenait il se croyait dans une prison. Pourtant l’aspect de la chambre où on l’avait transporté n’avait rien pour le confirmer dans ce triste sentiment. C’était une charmante chambre. Les murs en étaient peints en blanc, et les enfoncements réguliers, carrés, où l’on place des coffrets et des vases de fleurs étaient encadrés dans des peintures rose et or, relevées de vert clair. Le lit était garni d’immenses couvertures piquées en soie rouge ; des oreillers et des coussins, grands et petits, recouverts de fine toile et brodés étaient multipliés sous sa tête et sous ses bras. Il était gardé par une négresse, vieille à la vérité et laide, mais très-bienveillante, qui obéissait à chacune de ses demandes, qui le dorlotait, qui l’appelait l’oncle de son âme et qui ne ressemblait nullement à un bourreau. Deux ou trois fois par jour, il recevait la visite d’un hakim-bachi ou médecin en chef, lequel était juif, bien connu de lui pour le praticien à la mode dans le beau monde et il ne pouvait s’empêcher de convenir en lui-même que le seul fait d’être traité par Hakim-Massy constituait déjà un véritable honneur dont on pouvait être fier. Hakim-Massy lui avait dit, avec sa bonté ordinaire, que tout allait au mieux, qu’il serait sur pied avant peu de jours et que sa guérison marcherait d’autant plus vite que la persuasion lui viendrait de n’avoir plus rien à craindre des parents de Kérym, ni du Roi, ni de personne. Ces assurances venant d’un personnage aussi distingué que Hakim-Massy ne laissaient pas que de faire impression sur le jeune homme, et comme la négresse le confirmait toute la journée, le trouble de son imagination se remettait peu à peu. Lorsque le malade fut en état de prendre goût aux distractions, il fut visité par un moulla fort aimable qui le félicita de son heureux destin ; par un marchand très connu au bazar qui lui offrit une jolie bague de turquoises, par un cousin au septième degré du chef de la tribu des Sylsoupours qui l’invita à venir chasser chez lui au faucon, aussitôt qu’il se trouverait tout à fait remis. Dès qu’il commença à se lever, il apprit de sa négresse qu’il avait quatre domestiques à son service et pouvait demander sans crainte ce qui lui serait agréable.

— Mais, tante de mon âme, s’écria enfin Gambèr-Aly, qui suis-je donc ? Qui êtes-vous ? Est-ce que par hasard, on m’aurait coupé le cou sans que je m’en aperçusse ? Suis-je déjà dans le paradis ?

— Il ne tient absolument qu’à toi, mon fils, repartit la négresse, de faire en sorte qu’il en soit ainsi, et cela sans te chagriner d’aucune façon. En tous cas, et pour le moment, tu es certainement un personnage de condition, puisque te voilà nazyr, te voilà intendant en chef de la fortune et du domaine de Son Altesse Perwarèh-Khanoum (madame le Papillon) qui a depuis huit jours, reçu des bontés du Roi, le titre officiel de Lezzèl-Eddooulèh (les délices du pouvoir).

À ces mots, Gambèr-Aly se submergea dans les flots d’une telle extase, qu’il resta absolument sans pouls, sans souffle et sans parole.

La première fois qu’il parut dans la cour du palais, il trouva les domestiques rangés devant lui, d’après leurs grades hiérarchiques, bien entendu. Tous le saluèrent avec le plus profond respect et il les passa en revue, comme le comportaient les devoirs de sa charge. Il était vêtu d’un immense djubbèh ou manteau à manches, en drap blanc passementé de soie bariolée ; il avait dessous une robe en cachemire et tirait de temps en temps de sa poitrine, sans y mettre aucune affectation, un petit sac de satin brodé de perles, d’où il sortait une jolie montre, et il y regardait l’heure. Il avait des pantalons de soie rouge. Bref, il était habillé à sa parfaite satisfaction.

Quand il voulut aller se promener au bazar, on lui amena un charmant cheval harnaché à la façon des seigneurs de la Cour. Un des djélodars le soutint sous les bras afin qu’il se mît en selle et quatre ferrashs marchèrent devant lui, tandis que son kaliândjy portait sa pipe à son côté. Il fut reconnu dans les galeries, et un concert de bénédictions éclata sur son passage. Les femmes surtout l’accablèrent de compliments. À la vérité elles lui firent plusieurs questions assez indiscrètes qui le forcèrent à rougir et lui adressèrent des recommandations et des conseils dont il pensait n’avoir pas besoin. Mais, en somme, il fut enchanté de sa popularité. Il avait raison de l’être, ce qui prouve bien, soit dit en passant, pour faire plaisir aux gens qui veulent un sens moral à chaque histoire, que le vrai mérite finit toujours par obtenir sa récompense.

Tout doit porter à penser que Gambèr-Aly développa des qualités supérieures dans son métier d’intendant, car on le vit graduellement passer d’un état de richesse relative à une opulence évidente. Un an ne s’était pas écoulé qu’il ne montait plus que des chevaux de prix ; il avait aux doigts des rubis, des saphirs, des diamants de la plus belle eau. Arrivait-il chez les principaux joailliers quelque perle d’une valeur peu ordinaire, on se hâtait de l’en avertir et il était rare qu’il ne devint l’heureux acquéreur du trésor. Les affaires de l’ancien gouverneur de Shyraz ayant mal tourné, le ferrash-bachi et Assad-Oullah-Bey se trouvèrent sans emploi. Ce ne fut pas pour longtemps ; Gambèr-Aly, devenu Gambèr-Aly-Khan, les prit à son service et il se déclara très-satisfait de leur zèle.

Aussitôt qu’il s’était vu dans une position heureuse, il n’avait pas tardé à faire venir ses parents. Malheureusement son père mourut au moment de se mettre en route. Le désespoir de Bibi-Djanèm éclata et renversa toutes les bornes ; elle se déchira le visage avec un tel emportement et poussa sur la tombe du défunt des cris si aigus, que, de l’aveu de ses amis on n’avait jamais connu dans le monde une femme aussi fidèle et aussi attachée à ses devoirs. Cependant elle rejoignit son fils, et fut charmée de le revoir beau et bien en point. Mais elle ne demeura pas dans le palais parce que, sans qu’on pût s’en expliquer la cause, une personne si accomplie ne plut pas à la princesse. Elle eut donc une maison pour elle seule et la choisit aux environs de la grande mosquée où, bientôt elle conquit la réputation la mieux méritée de dévote hors ligne et très au courant de ce qui se passait dans le quartier. Elle n’a jamais souffert, il faut le dire à sa gloire, qu’un tort du prochain restât ignoré, et, sous le rapport de la publicité la plus étendue donnée à tous les faits et gestes de ses voisins et voisines, elle resta une trompette incomparable.

Au bout de deux ans, la princesse non moins pieuse que Bibi-Djanèm, se sentit le désir de faire le saint pèlerinage de la Mecque, et, en ayant pris la résolution, elle déclara que l’intègre Gambèr-Ali-Khan, serait son mari de voyage. Le mari de voyage est, sans contredit, une des institutions persanes les plus judicieuses. Une femme de qualité, qui va faire une longue route et passer de ville en ville, peut bien sacrifier sa tranquillité et prendre de la peine pour le salut de son âme. Toutefois, elle tient aux convenances, et ne saurait supporter l’idée d’entrer directement en relations avec des muletiers, des marchands, des douaniers, ou les autorités des lieux où elle passe. C’est pour ce motif que, lorsqu’elle ne possède pas un mari, elle en prend un pour cette circonstance. Il est bien entendu que l’heureux mortel ne représente rien de plus qu’un majordome plus autorisé. Qui voudrait y voir davantage ? Gambèr-Ali-Khan était un homme important ; bref, il partit avec les Délices du Pouvoir et celle-ci, arrivée à Bagdad, fut si satisfaite de sa probité et de sa façon de tenir les comptes, qu’elle l’épousa pour tout de bon, et il est charitable de penser qu’elle n’eût jamais sujet de s’en repentir. C’est ce qu’affirmait, du reste, Bibi-Djanèm.

L’histoire finit ici : elle a souvent été racontée avec des variantes par l’admirable et profond astrologue dont il a été question au commencement. Il la citait comme une preuve sans réplique de la solidité de son art. N’avait-il pas prédit, au jour de la naissance de Gambèr-Aly, que ce nourrisson serait premier ministre ? Il ne l’est pas encore, sans doute ; mais pourquoi ne le deviendrait-il pas ?