Nouvelles asiatiques (1924)/La Vie de voyage

◄  Les Amants de Kandahar La Vie de voyage   ►








VI


LA VIE DE VOYAGE


______



— J’aimerais mieux, dit Valerio, te laisser chez tes parents.

De grosses larmes roulèrent dans les yeux de Lucie. Elle regarda celui qui lui parlait avec une telle angoisse, qu’on ne saurait rien imaginer de plus douloureux.

— Comment ! murmura-t-elle, nous sommes mariés depuis huit jours !

— Et depuis trois, je connais notre ruine, répliqua Valerio d’un air sombre. Il faut que tu vives ; je ne trouve rien à faire ici ; une sorte de muraille s’élève autour de ma misère subite, et, si je n’aperçois l’issue par laquelle seule je peux en échapper, je n’aurai à contempler que le désespoir  ! Eh bien, ma Lucie, j’ai accepté une proposition. Je partirai, je travaillerai pour toi ; mais, franchement, je ne me sens pas la force de t’imposer ma nouvelle existence.

— Si je t’ai aimé, répondit Lucie en lui prenant les mains, ce n’est pas ma faute. Si je ne veux pas et ne peux pas te quitter, ce n’est pas ma faute, non plus. Je n’imagine pas ce que je deviendrais. Il faut que je te suive, il faut que je vive auprès de toi ; le reste n’est rien.

En parlant de la sorte, Lucie se laissa aller sur la poitrine de son mari ; elle prit entre ses mains la tête de celui qu’elle aimait ; elle couvrit son front et ses cheveux de baisers passionnés, et Valerio vaincu lui dit, en lui rendant baisers pour baisers  :

— C’est fini, tu viendras avec moi.

Il importe peu de savoir ici comment et pourquoi Valerio Conti avait appris, cinq jours après son mariage, qu’un dépositaire infidèle lui emportait sa fortune. Il était homme actif, d’esprit, de science et de mérite. Il avait voyagé plusieurs années en Orient, et tout d’abord un de ses amis, lui apprenant son désastre, s’était entremis et lui avait offert de retourner à Constantinople, avec la certitude d’y obtenir un emploi, soit dans cette capitale, soit dans les provinces ottomanes.

Il vendit ce qu’il possédait. Le beau-père, exaspéré d’abord d’avoir un gendre ruiné, puis un gendre qui emmenait sa fille, lui donna peu de choses avec de grandes objurgations de ne jamais lui accorder davantage, et les deux pauvres petits amants, l’un qui avait vingt-six ans et l’autre qui en avait dix-huit, partirent de Naples sur le paquebot, qui s’en allait, à travers les flots helléniques, les porter à l’ancienne Byzance.

Savoir voyager n’est pas plus l’affaire de tout le monde que savoir aimer, savoir comprendre et savoir sentir. Tout le monde n’est pas plus en état de pénétrer dans le sens réel de ce que les changements de lieu apportent de spectacles nouveaux, que tout le monde n’est apte à saisir la signification d’une sonate de Beethoven, d’un tableau de Vinci ou de Véronèse, de la Vénus d’Arles ou de la Passion de Bianca Capello.

À bord du navire qui emmenait Valerio et Lucie et les poussait sur la nappe bleue des flots entre les îles brillantées et l’Archipel, se trouvait un bon groupe de ces excellents animaux, que la mode chasse tous les printemps de leurs étables, pour les emmener faire, comme ils disent, un voyage en Orient. Ils vont en Orient et ils en reviennent, ils n’en sont pas plus sages au retour. Ni le passé ni le présent des lieux ne leur est connu ; ils ne savent ni le comment, ni le pourquoi des choses. Les paysages ne ressemblant ni à la Normandie, ni au Somersetshire, ne leur paraissent que ridicules. Les rues des villes n’ont pas de trottoirs, il fait très-chaud dans le désert ; les ruines trop nombreuses sont hantées par des petits animaux qu’on nomme scorpions ; les puces se permettent, en nombre indiscret, des expéditions intolérables sur la personne des passants ; les indigènes demandent trop de bakschishs, et on ne comprend pas leur jargon. Toutes ces puérilités sont peu de chose, et on croit généralement que le voyageur se contente de ces délicates remarques qui pourraient, à la rigueur, avec un peu de peine, étendre le cercle de ses expériences et pénétrer un peu avant sous l’écorce des choses. Ce qui l’arrête court, c’est qu’il ne sait pas voir ; il ne verrait jamais, dût-il voyager aussi longtemps qu’Isaac Laquedem, les beautés, les singularités, les traits curieux de ce qui s’étale sous ses regards. Gloire infinie à cette toute-puissante et bonne Sagesse, qui a bien donné assurément aux sots et aux méchants l’empire du monde, mais qui n’a pas voulu que ces méchants et ces sots pussent en apercevoir les perfections, en mesurer, les douceurs et en posséder les mérites !

Il y avait, sur le paquebot, deux ou trois Anglais, trois ou quatre Français, cinq à six Allemands, fort préoccupés du dîner et du déjeuner du bord, jouant au whist une partie de la journée, et le reste du temps causant avec deux actrices de Marseille engagées pour le théâtre de Péra ; plus un marchand de meubles qui allait s’établir à Smyrne. Ces gens sont allés en Orient et en sont revenus avec le même profit qu’ils auraient eu à tourner dans une chambre vide. Gloire, encore une fois, au Dieu bon et bienveillant, qui a réservé quelque chose exclusivement pour les élus !

Valerio savait beaucoup ; Lucie ignorait ; mais Lucie sentait par instinct, le prix de ce qui a du prix ; elle en devinait la valeur cachée au moins aussi bien que Valerio, peut-être avec plus de délicatesse encore, et elle était avide d’explications. Rien ne lui échappait ; les nouveautés la frappaient et la jetaient dans des contes où son imagination s’enfonçait sans s’arrêter. Un palikare, qui montait à bord se balançant sur les hanches de cet air arrogant et vainqueur particulier aux Albanais, suffisait pour transporter son esprit dans ces montagnes Acrocérauniennes dont son mari lui racontait, à ce propos, les pittoresques horreurs. Les vagues céruléennes qui se poussaient doucement l’une l’autre entraînaient ses pensées vers les côtes inaperçues de cette Afrique pleine de sables, de lions, de violences des hommes associés aux violences de la nature, et ce semis de pierreries, d’améthistes, de topazes, de tourmalines, de rubis, qu’on nomme l’Archipel, jeté là au milieu des saphirs de la mer, lui faisait comprendre comment les peuples antiques, à l’époque de tant de splendeurs, de tant de merveilles constamment vivantes, variables, séduisantes, avaient reçu dans leurs âmes la persuasion profonde que les Dieux étaient là, présents, que les rayons du soleil étaient la chevelure même du divin cocher Apollon, que l’Aurore pétrissait de ses doigts roses le firmament joyeux, et que la Nuit sacrée enveloppait en souriant dans ses voiles, sans songer à les éteindre, et voulant à peine les cacher, les étincelles de feu allumées au front d’Andromède, de Callisto et des Jumeaux homériques, cavaliers sublimes, protecteurs des navires.

Quand Lucie, appuyée sur le bras de Valerio, contempla du bord, par un temps magnifique, cette pointe de rochers bleuâtres sur laquelle s’élèvent les colonnes blanches du temple de Sunium, elle eut une sorte d’éblouissement. La grâce, la majesté, l’éternelle jeunesse lui apparurent à la fois dans ces restes mutilés, et toujours debout, de ce temple qui a vu Platon s’asseoir et enseigner à son ombre.

Une opinion du Dante, acceptée par l’Ordre de Saint-Dominique, enseigne que la damnation des hommes consistera en ceci, qu’ils obtiendront avec surcroît ce qu’ils ont aimé dans cette existence terrestre, ce qu’ils ont cherché, ce qu’ils ont voulu. Mis ainsi en possession de leur désir pour toute la longueur de l’éternité, il leur sera donné en même temps la peine de connaître ce qui est au-dessus, avec la certitude de ne pouvoir jamais l’atteindre.

Peu importe. Il est des dons de ce monde dont le pis aller se pourrait accepter, et le sentiment puissant de la nature est du nombre. Quand on voit bien et qu’on aime ce qu’on voit, qu’on le possède pleinement avec ce que l’intuition inventive de l’esprit lui fait contenir, on se rend maître de la nature elle-même ; on plane sur ses crêtes ; on descend en ses profondeurs.

Avouez que c’est beaucoup que de longer les plaines de la Troade, dominées par l’Olympe d’Asie, et là, de contempler Tenedos ? Pas à pas, les rivages rétrécis des Dardanelles s’éloignèrent devant les voyageurs, le bassin de Marmara s’ouvrit, et, au fond de cette coupe large et arrondie, apparut la hauteur majestueuse qu’embrassent les murs byzantins reliés par des tours innombrables, ceinture de Constantinople, enceinte d’où s’élève une forêt de minarets et de dômes au-dessus des cyprès nombreux au feuillage sombre, pareils eux-mêmes à des pyramides.

On a comparé l’aspect de Constantinople à celui de Naples. Quel rapport entre le plus charmant des tableaux de genre et la plus vaste page Historique que l’on connaisse, entre un chef-d’œuvre du Lorrain et un miracle du Véronèse ? On l’a comparé aussi à la baie de Rio-Janeiro. Mais qu’est-ce que cet enchevêtrement superbe d’innombrables bassins se succédant sous des montagnes déchiquetées, dont les nervures verticales hérissées de forêts semblent des orgues où se montre seule la nature physique, où aucun souvenir humain ne parle, où les yeux seuls sont étonnés, éblouis, qu’est-ce que cette opulence toute matérielle a de commun avec l’aspect de Constantinople, scène animée, magnifique, intelligente, éloquente, domaine du passé le plus grand, que peuplent à jamais les souvenirs, les sublimes créations du génie ? Qu’est-ce que le plus achevé des paysages anonymes et muets en face d’un spectacle si parlant ? Quand la nature physique n’est pas imprégnée de la nature morale, elle donne peu d’émotions à l’âme, et c’est pourquoi les scènes les plus éblouissantes du Nouveau-Monde ne sauraient jamais égaler les moindres aspects de l’ancien.

Valerio avait emporté de Naples une lettre d’introduction pour un des ambassadeurs représentant d’une grande puissance. Le comte de P. le reçut à merveille et comprit d’abord à quel tempérament fin, pénétrant, impressionnable et rare il avait à faire. Lui-même était un de ces tempéraments. Il avait beaucoup vu, beaucoup éprouvé, beaucoup appris ; tout retenu. Sa mémoire et son cœur conservaient les vibrations persistantes des émotions anciennes, ce qui n’est pas un don commun. En un mot, à travers les émoussements des grandes affaires, il était demeuré capable de s’enthousiasmer pour quelqu’un ou pour quelque chose.

Le jeune ménage le charma. Ces deux hirondelles voyageuses, qui n’avaient plus d’abri et passaient effarées à travers le monde, lui inspirèrent de la sympathie. Il s’occupa de leurs intérêts, et, un matin, arrivant chez ses protégés, il leur prit la main à l’un et à l’autre, et leur tint le langage que voici  :

— Votre sort me paraît fixé pour le moment. Sachez que les derniers restes de générosité et de chevalerie, si bien éteints en Europe, subsistent encore ici dans l’âme de quelques Turcs de vieille roche. Bien entendu je vous parle de ces Ottomans qui ont connu les janissaires. Grâce à mes amis de cette sorte, on vous confie, Valerio, sur les frontières orientales de l’Empire, une mission très-indéfinie. Ceux qui vous envoient ne savent pas ce que vous aurez à faire et ne se soucient guère de l’apprendre. Ce qui leur importe, c’est que vous entriez au service de la Sublime-Porte. Vous examinerez les forêts, les mines, les lieux où l’on pourrait tracer des routes que, en tout cas, on ne tracera jamais, et vous en direz votre avis, si cela vous agrée. Allez ! Vous êtes recommandé à tous les gouverneurs de l’Empire. Quand vous reviendrez, on vous donnera un emploi qui vous fera peut-être entrer dans ce que le langage moderne appelle superbement « la vie pratique, » c’est-à-dire dans toutes les platitudes, les niaiseries, les lâchetés de l’existence actuelle. Encore une fois, allez, mes enfants. Pendant quelques mois, vous n’aurez rien à faire qu’à marcher devant vous, où vous voudrez, comme vous voudrez, vite ou lentement ; rien ni personne ne vous presse. J’ai connu cette vie ; et je la pleure éternellement. C’est la seule et unique qui soit digne d’un être pensant. Allez, soyez contents, remplissez le monde de votre amour, et votre amour de tout le charme infini du monde.

Voilà Valerio et Lucie débarqués sur les plages lointaines de Trébizonde. Ils ont traversé cette Mer Noire, cet Euxin qui a vu tant de choses, et, pourtant, de toutes ces choses, ce dont il se souvient le mieux et dont il parle davantage, c’est de l’antique Argonaute.

Sur le quai, se pressait une foule d’Européens, que là on appelle des Franks  : marins, marchands, aventuriers de toute espèce, ioniens, grecs, maltais, dalmates, français, anglais, valaques, triste multitude, et qui rampe bas dans la série descendante des créatures. Cependant leur esprit est quelquefois marqué d’un trait qui leur enlève une part de vulgarité ; ils ont l’instinct de l’imprévu, l’amour du mouvement et de l’audace ; quelquefois aussi une lâcheté digne du capitan de la comédie italienne et qui ne manque pas d’originalité.

Mêlés à cette foule bariolée, remuante, quelques Osmanlis passaient, le chapelet à la main. Presque tous étaient dégradés par le costume moderne, porté et compris à leur façon, c’est-à-dire très-mal  : redingote marron ou bleue, avec les manches fendues ou déchirées pour rendre les ablutions plus faciles, des pantalons ignobles, tachés, une chemise mal blanchie dont le col se crispait sous l’étreinte d’une cravate mal tordue, un fez rejeté sur l’occiput ; quelquefois, avec le chapelet, une grosse cigarette entre des doigts sales. Quand, sur le conseil haineux de la magicienne de Colchide, les pauvres filles d’Æson entreprirent de rajeunir leur père et que, après l’avoir dépouillé et mis tout nu, elles l’eurent coupé en morceaux, établi dans la chaudière bouillante, puis tiré de là pièce à pièce, pétri, dressé, servi, j’imagine que le pauvre devait avoir la figure, la tournure et l’encolure lamentables d’un Turc régénéré.

En regard de ce pauvre hère, se tenaient dans une attitude sombre et agressive des émigrés tjerkesses. Ces hommes farouches avaient compté sur l’hospitalité des Turcs, musulmans comme eux, pour leur remplacer la patrie qu’ils laissaient entre les mains des Russes. Ils n’avaient rien trouvé que la famine et l’abandon. Le désespoir assombrissait leurs yeux ; la misère pesait sur leur dos ; ils avaient la mort en face et la voyaient en plein. Impuissants et à demi résignés, ils regardaient les navires de la rade et les passagers qui débarquaient, tandis qu’un Abaze, vêtu de brun, avec ses chausses courtes et collantes, et son turban de même couleur que son habit, le fusil sur l’épaule, le poignard à la ceinture, sa femme respectueusement à dix pas derrière lui, considérait, brigand déterminé, les nouveaux venus de l’air d’une bête fauve qui contemple un troupeau de buffles et cherche un moyen de tenir un de ces animaux isolés, sans compagnons et sans pasteurs.

Trébizonde n’a en soi rien de bien curieux. Le nom est ici plus grand que le fait. Les maisons ne sont ni turques ni européennes ; elles tiennent des deux modes. Il y a peu de restes du passé, et ces restes sont insignifiants. Les rues sont larges et trop vastes pour les boutiques très-humbles qui les bordent. Des constructions peintes en rouge ou en bleu de ciel n’appartiennent à aucun ordre d’architecture appréciable. Après tout, Trébizonde a cet intérêt d’être le dernier mot et le commencement de l’énigme  : c’est la porte de l’Asie. Au delà s’ouvre l’inconnu ; à ses portes est assise l’Aventure qui monte en croupe derrière le voyageur et s’en va avec lui.

Quand Valerio et Lucie, accompagnés de Zaptyés fournis par le gouverneur, eurent fait quelques lieues sur la route étroite, pavée en gros blocs de pierre, qui, bien que de construction moderne, est pareille à un débris antique, ils se trouvèrent au milieu d’une nature tout idyllique, des prés, des arbres bordant le cours des ruisseaux et des montagnes courant à leur droite. Bientôt la scène s’agrandit, l’idylle devint une épopée, et la chanson que les deux amants sentaient gazouiller dans leurs cœurs, éclata, comme une symphonie dont les accords et les accents remplirent leur être tout entier. C’était un vertige délicieux, qui, avec une égale intensité, les emportait hors d’eux-mêmes. Montés sur des chevaux qui secouaient joyeusement leurs têtes fines, ils marchaient en avant de leur escorte et se sentaient seuls, bien seuls, bien l’un à l’autre. Comme ils vivaient  ! Comme ils s’aimaient ! Et rien ne les empêchait de s’aimer ! Aucun souci ne frôlait de son aile grise ou noire l’épanouissement de leur tendresse et, au sein de la vaste nature, ils étaient aussi libres de s’abandonner à leurs sentiments simples et grands comme elle, que, jadis, à l’aurore des âges, l’avait pu faire, avant la période de la chute et du travail asservissant, le couple heureux du premier Paradis. Ils étaient, en effet, entrés dans une sorte d’Éden, car ils s’avançaient au milieu des vallées du Taurus.

Pendant plusieurs jours, les rives d’un fleuve large, calme, limpide, descendant avec majesté vers la mer, remontèrent devant leurs regards dans l’intérieur du pays. Des forêts épaisses couvraient la croupe des monts harmonieusement étagés. Des chalets de bois s’attachaient aux pentes et se montraient jusque sur les cimes ; des troupeaux erraient dans les pâturages herbeux et jetaient au vent les tintements de leurs clochettes. Au pied des arbres, énormes, aux écorces rugueuses, aux branchages luxuriants de verdure et audacieusement tourmentés, dont les racines jaillissaient brusquement hors de terre et étalaient sur leurs nervures toutes les variétés de mousses et de gazons, des fleurs innombrables, des pervenches surtout, étalaient complaisamment leurs corolles. Partout la vigueur et la fierté, partout la grâce et le charme. Les aigles et les faucons décrivaient leurs cercles de chasse au plus haut de la courbure des cieux. Des oiseaux chanteurs s’ébattaient gaîment sous la verdure. Des roches abruptes, s’élançant tout à coup du sein des bois, formaient au-dessus des nuées comme une vaste esplanade, d’où s’élevait quelque immense fortification, ouvrage démantelé des Empereurs byzantins. L’Europe n’a jamais connu rien de pareil, en étendue, en hauteur et pour les caprices inouïs de l’architecture. C’est là qu’on peut contempler dans une réalité qui ressemble à un rêve les modèles certains de ces châteaux magiques, que l’enchanteur Atlant et ses pareils faisaient naître d’une parole magique, pour la plus grande gloire de la chevalerie. Avant que les Croisés eussent considéré d’aussi étonnantes architectures, il n’était pas possible que l’imagination du poëte le plus dédaigneux de la vraisemblance pût en amuser l’esprit d’auditeurs qui n’y auraient pas cru. Des courtines énormes ; à leurs flancs des mousharabys sculptés, entassés les uns sur les autres, des tours portant des faisceaux de tourelles, guirlandés de clochetons ; des donjons travaillés comme de la dentelle, des portes qui s’ouvrent sur l’immensité, des fenêtres d’où il semble qu’on pût voir jusqu’au plus profond des cieux, et tout cela énorme, avec une délicatesse et une élégance inouïes, voilà ce qui se présente aux regards, et, je le répète, au-dessous, flottent les nuages, tandis que le soleil miroite amoureusement sur les plates-formes festonnées d’innombrables créneaux.

Les amants arrivés à Erzeroum y furent reçus à bras ouverts par le gouverneur. C’était un Kurde. Il avait été élevé à Paris, au collège, et avait passé quelque temps à Constantinople, dans les bureaux de la Porte ; nommé secrétaire à la légation de Berlin, il s’y était arrêté trois ans pour être transféré comme ministre dans une cour secondaire. On l’avait fait revenir ; il avait été kaïmakam à Beïbourt, et depuis un an, il était pacha d’Erzeroum. C’était un homme de bonne compagnie, médiocrement musulman, mais, en revanche, nullement chrétien ; sa confiance dans l’avenir de son gouvernement et de son pays ne s’étendait pas loin ; il croyait peu au mérite et surtout à la réalité des réformes ; mais il croyait avec force à la nécessité de rendre sa position personnelle la meilleure possible. Ses habitudes européennes n’avaient nullement étouffé ses instincts asiatiques ; ceux-ci, à leur tour, ne cherchaient pas à trop réagir contre l’acquis et l’éducation. Il aimait les soins délicats de la toilette, bien qu’il ne fût plus jeune ; il avait le goût des fauteuils et des meubles de Paris ; il s’entourait volontiers d’albums et surtout tenait à ce que sa table fût servie comme s’il avait vécu en plein faubourg Saint-Honoré. À cette fin, il entretenait un cuisinier et un maître d’hôtel français. Il était aussi abonné au Siècle et au Journal illustré. Bref, Osman Pacha se montrait homme de goût, avec quelques défectuosités ; la dorure n’avait pas pénétré dans l’intérieur du métal kurde.

Depuis plusieurs années, ce personnage supérieur s’était marié, et comme il avait sagement compris qu’une fille Osmanli de bonne maison n’apporterait dans son intérieur que des habitudes à la mode ancienne sur lesquelles lui-même n’était nullement façonné, il avait préféré laisser tomber son choix sur une esclave circassienne, qu’un marchand du Caucase, sujet russe, lui avait vendue assez cher. Cette jeune personne était jolie, savait le français, la géographie et jouait habilement sur le piano des valses et des contredanses. C’était plus qu’il n’en fallait pour assurer le bonheur domestique d’Osman Pacha. Ce bonheur était complet. La Hanoum, la dame, s’habillait à l’européenne et ne portait que des modes de Paris qu’elle faisait également porter à ses deux enfants, une fille et un garçon. Elle s’ennuyait à Erzeroum. Elle aurait voulu aller aux théâtres, au bal, au bois de Boulogne, aux courses de Chantilly, aux soupers du Café anglais. Le Journal des Modes lui avait révélé l’existence de ce monde enchanté et elle en rêvait. Pour les Asiatiques civilisés, l’idéal de la vie intelligente est, chez les hommes, la vie du club et, chez les femmes, celle du demi-monde. Osman Pacha et Fatmèh-Hanoum furent ravis de voir arriver Valerio et Lucie. C’était une distraction.

Elle ne dura que peu de jours. Erzeroum n’est pas une ville attrayante. Placée sur un plateau nu et élevé, les rues y sont livrées aux vents, froides, entourées d’une plaine maussade et stérile. Là, il pleut constamment ; le ciel y est gris. Valerio n’y resta que juste le temps de s’entendre avec le chef de la caravane qui partait pour la Perse et auquel il avait l’intention de confier sa destinée. Il congédia ses zaptyés, qui ne devaient pas l’accompagner plus loin, et, étant tombé d’accord avec le maître des muletiers, il annonça son départ à Osman-Pacha et prit congé de lui. Lucie en fit autant, dans le harem, à l’égard de Fatmèh-Hanoum. Ce furent de grandes expressions de regrets, beaucoup de larmes et des embrassements sans fin ; puis, vers deux heures de la nuit, Valerio et Lucie, avec deux domestiques musulmans, prirent congé de leurs aimables hôtes et se mirent en chemin pour aller s’associer à leurs futurs compagnons de route.

La caravane, comme c’est l’usage, avait quitté la ville depuis deux jours et était campée à une demi-heure du faubourg. Elle était considérable. À la clarté de la lune, on apercevait des lignes de mulets et de chevaux attachés par le pied à des piquets et mangeant l’orge du matin ; on allait partir. Des feux étaient allumés çà et là ; les ballots de marchandises s’élevaient comme des espèces de murailles et formaient en plusieurs endroits des cellules, dont les propriétaires s’occupaient à enlever le mobilier temporaire, composé des tapis et des couvertures sur lesquels et sous lesquels ils avaient dormi. Les constructions mobiles formaient comme des rues où déjà la foule circulait très-affairée. Çà et là s’élevaient quelques tentes légères dont les toiles laissaient percer les rayons lumineux des lampes matinales, et des ombres passaient et repassaient au-dessous. Bien des petits boutiquiers tenaient, étalés par terre, auprès d’un réchaud de charbons, des gâteaux, des pains très-minces et feuilletés, l’appareil pour faire le thé ou le café, des tasses, du laitage, quelque peu de mouton ou de volaille. On déjeunait. On allait, on venait ; les muletiers réunissaient les ballots, ils les couvraient de cordes ; et commençaient à charger les bêtes. De saints personnages criaient à haute voix des prières. Valerio se fit conduire auprès du chef des muletiers, après avoir laissé Lucie pour quelques instants auprès d’une famille turque qui allait à Bayazyd et à laquelle le pacha avait recommandé la jeune dame italienne.

Un chef de muletiers, un chef de caravane n’a pas de rang hiérarchique parmi les fonctionnaires publics d’aucun pays musulman. Ce n’en est pas moins un grand personnage, en un certain sens ; il jouit de deux privilèges bien rares dans le monde  : d’abord, il commande à tout ce qui l’approche, et son autorité n’est jamais mise en doute ; ensuite sa probité est toujours incontestée, et il est rare qu’elle ne soit pas incontestable.

En ce qui concerne Kerbelay-Houssein, le maître muletier auquel Valerio se trouva avoir affaire, ce dernier point était assuré. Il n’y avait qu’à le considérer avec un peu d’attention pour reconnaître immédiatement dans son visage les signes de l’intégrité native. Kerbelay-Houssein était un homme de taille moyenne, trapu, remarquablement fort ; la moitié de la figure couverte jusqu’aux pommettes d’une barbe noire, courte et frisée, des yeux francs et hardis, éclairés de regards droits et fermes, un teint hâlé, l’air grave et prudent comme il sied à un homme accoutumé à se sentir responsable. Kerbelay-Houssein était de la province de Shouster, l’ancienne Susiane, à laquelle appartenaient la plupart de ses camarades. Il possédait en propre trois cents mulets de charge, ce qui constituait un avoir assez respectable. Il était donc riche, considéré ; mais, comme il convient à un homme de sa profession, il ne se donnait aucun titre pompeux, ne se faisait pas même appeler beg, allait vêtu de laine fort propre, mais très-commune, et se contentait d’être le plus despotique et le plus inflexible des législateurs. D’ailleurs, il ne s’emportait jamais, content d’égaler en obstination le plus obstiné de ses mulets.

— Maître, dit Valerio à ce personnage ; vous allez à Tabryz ?

— Inshallah, s’il plaît à Dieu  ! répondit Kerbelay-Houssein, avec une dévote réserve.

— Combien de jours comptez-vous mettre dans ce voyage ?

— Dieu seul le sait ! répliqua le chef toujours du même ton. Cela dépendra du temps beau ou mauvais ; de l’état des pâturages pour mes mulets, du prix de l’orge dans les différentes stations, et enfin, du séjour que nous ferons à Bayazyd et ailleurs.

— De sorte que vous ne pouvez pas du tout me dire à l’avance quand nous arriverons ?

Le muletier sourit.

— J’ai vu des Européens, dit-il, et j’ai toujours remarqué qu’ils sont pressés. Croyez-moi, l’heure de la mort arrive toujours. Vous avez le temps ; ni une minute plus tôt, ni une minute plus tard que le sort ne le veut, nous n’arriverons à Tabryz. Vivez content, croyez-moi, sans vous tourmenter davantage.

— Vous m’avez l’air d’un brave homme, répliqua Valerio, et je crois que vous êtes tel. Je vais donc vous parler à cœur ouvert. J’ai une jeune femme, et je crains que la prolongation des fatigues de la route ne soit une épreuve un peu dure pour elle ; c’est pourquoi je viens me consulter avec vous sur ce qu’il y aurait à faire pour que ma femme souffrît le moins possible. Ensuite, j’ai encore quelque chose à vous demander. Pour mon voyage, j’emporte quelque argent, et, avec tant de monde qu’il y a ici, dans la caravane, je ne suis pas bien aise de l’avoir toujours sur moi ; je crains qu’on ne me le vole.

— C’est ce qui arrivera certainement avant qu’il soit deux jours, répondit le muletier, si vous gardez votre bourse par devers vous. Donnez-la moi. Je paierai vos dépenses en route, et je vous tiendrai compte du surplus, quand nous serons arrivés à notre destination.

Valerio n’avait voulu que provoquer cette offre, et il s’empressa de remettre ce qu’il possédait entre les mains de Kerbelay-Houssein. Celui-ci compta et recompta l’argent et le mit dans un coffre sans donner le moindre reçu, comme c’est l’usage. Il en fit lui-même la remarque, et dit en souriant à Valerio  :

— Je suis allé une fois jusqu’à Trébizonde et deux autres fois je suis allé à Smyrne. Il paraît que vous autres Européens, vous êtes de grands voleurs, car vos négociants se demandent constamment des gages les uns aux autres. Mais vous comprenez que, si les muletiers n’étaient pas des gens d’honneur et qui n’ont aucunement besoin d’attester sans cesse leur probité, le commerce ne serait tout simplement pas possible. En ce moment, voyez  ! Un grand marchand de Téhéran compte sur moi. Il m’avait remis, il y a un an, quatre-vingt mille tomans pour lui rapporter des étoffes de laine et de coton, des porcelaines, des cristaux, des soieries et des velours, que j’ai dû faire demander à Constantinople. J’ai dépensé soixante mille tomans et je lui rapporte le reste. J’ai mon frère qui mène une caravane de Bagdad à Shyraz, de Shyraz à Yezd, et de Yezd à Kerman. Il a eu dernièrement, pour cent mille tomans, une commande de châles destinés à un négociant du Caire. Il a dépensé cent cinquante mille tomans que, sur sa parole, on lui a parfaitement payés. Si, nous autres muletiers, nous donnions prise au moindre doute, je vous le répète, qu’est-ce que le commerce deviendrait  ! Certes, effendum, il faut grandement remercier Dieu très-haut et très-miséricordieux, parce que, ayant créé tous les hommes voleurs, il n’a pas voulu permettre que les muletiers le fussent  !

Là-dessus, Kerbelay-Houssein se mit à rire, et, comme on lui apporta son thé, il en offrit une tasse à Valerio qui accepta.

— Maintenant, poursuivit le brave homme, vous m’avez adressé une autre demande, et comme je l’ai trouvée de beaucoup la plus importante, j’y réponds en dernier. Vous excuserez la liberté avec laquelle je vais vous parler de votre maison ; je sais que les Européens ne sont pas sur ce point-là aussi délicats que nous, et je les approuve, car il y a beaucoup de grimace dans notre prétendue réserve et, en outre, je suis un père de famille ; j’ai quatre filles mariées qui ont des enfants, et je vous parlerai de votre femme comme d’une fille à moi, puisque vous avez eu la confiance de me consulter à propos d’elle.

— Kerbelay-Houssein, vous êtes un digne homme, répliqua Valerio ; je vous écoute avec toute attention et une confiance entière.

— Pour commencer, vous avez eu tort d’emmener votre maison avec vous dans le voyage que vous entreprenez. Je m’imagine assez ce que sont vos femmes ; elles ne ressemblent point aux nôtres ; j’ai vu cela du coin de l’œil dans les villes habitées par des Féringhys. Les nôtres ? On en met deux sur un mulet, une à droite, l’autre à gauche, avec une toile bleue par-dessus et trois ou quatre enfants sur leurs genoux. Elles bavardent et dorment, on ne s’en inquiète pas. Si ce sont de très-grandes dames, on leur donne, au lieu de ces kedjavèhs, un takht-è-révan, une grande boîte portée sur deux bêtes, l’une devant l’autre derrière ; cela tangue et roule comme un vaisseau ; elles sont fort bien là-dedans. Mais vos femmes sont trop raffinées ; vous leur apprenez tant de choses, vous les gâtez si fort, qu’il est impossible de les traiter de cette façon-là. Mon avis est donc qu’elles ne doivent pas venir dans nos pays, où il n’existe pas de voitures, pas de beaux meubles, et où, en revanche, on a trop de soleil, trop de chaleur ou trop de froid, beaucoup de fatigues, et elles n’y peuvent tenir.

— Que signifie cette crainte que vous voulez me donner, Kerbelay-Houssein ? répondit-il. Grâces au Ciel, ma femme est forte, bien portante et jusqu’ici elle s’est accommodée de tout et n’a souffert de rien.

— Sans doute, sans doute  ! Gloire à Dieu qu’il en ait été ainsi ; mais voilà que les difficultés commencent. Enfin, tout ira bien, inshallah  ! inshallah  ! Je ne veux pas vous effrayer sans raison, effendum, mais vous rendre précautionneux ; car vous savez que d’ordinaire, vos pareils ne savent guère ce que c’est que le bon sens. J’espère qu’il n’en est pas ainsi pour vous. J’ai un joli petit cheval qui va l’amble. Je vous l’enverrai tout de suite pour porter votre maison ; il vaut mieux que sa monture actuelle.

Valerio remerciait le digne muletier, quand on entendit des cris aigus, des accents de fureur, un tapage effroyable. Un muletier accourait en gesticulant et fendait la foule qui semblait indignée.

— Qu’y a-t-il ? demanda Kerbelay-Houssein avec calme.

— C’est, répondit le muletier, un scélérat de Shemsiyèh qui prétend se joindre à la caravane  ! Vit-on jamais pareille insolence ? Nous voulons le chasser  ! Il n’obéit pas  !

— Je vais lui parler, répondit Kerbelay-Houssein d’un air grave, et il se mit en route dans la direction que les cris et les gesticulations de la foule lui indiquaient. Valerio le suivit et ils arrivèrent au dehors du camp sur le bord d’un petit ruisseau dominé par une roche ; au pied de cette roche se tenait un homme que les gens de la caravane insultaient et menaçaient. Les Turks étaient particulièrement acharnés ; les Persans ricanaient et criaient des injures, des Arméniens catholiques levaient les bras au ciel avec des exclamations de douleur et de scandale ; plusieurs Juifs branlaient la tête d’un air grave et gémissaient sur la désolation de l’abomination, mais ils ne faisaient pas trop de bruit. Quelques pierres, visant le personnage poursuivi par une animadversion si générale, vinrent rebondir sur la roche. Elles étaient lancées par des enfants Kurdes.

Le Shemsiyèh debout, se contractant de tous ses membres devant les projectiles qu’on lui jetait et que Kerbelay-Houssein arrêta d’un geste, paraissait avoir une quarantaine d’années. Sa figure semblait douce ou plutôt doucereuse et craintive ; sa bouche souriait, ses regards s’échappaient en dessous et circulaient rapidement autour de lui. Il était vêtu à la façon kurde, mais portait un bonnet de feutre blanc de dimensions très-exiguës ; à la main il tenait un petit bouclier rond, couvert de ganses et de glands qu’il serrait convulsivement pour s’en garantir contre la lapidation ; il portait un sabre et un poignard ; mais ne semblait nullement tenté de s’en servir.

— Que veux-tu, chien ? lui dit sévèrement Kerbelay-Houssein.

— Monseigneur, répliqua le Shemsiyèh, avec son sourire inimitable et une extrême humilité, je demande la permission à Votre Excellence de me joindre à la caravane pour aller jusqu’à Avadjyk. Je n’ai pas l’intention d’être à charge à personne ; je ne demande pas la charité. Veuillez seulement m’autoriser à me joindre à vous, il ne m’en faut pas davantage.

Un cri général de réprobation s’éleva de toutes parts.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Valerio. Est-ce que cet homme est un malfaiteur ou un pestiféré ?

Kerbelay-Houssein leva légèrement les épaules  :

— C’est tout bonnement un Shemsiyèh, répondit-il tout bas à son interlocuteur ; il adore les idoles des anciens et, à ce qu’on dit, le soleil ; les Turks voudraient le manger parce qu’il ne vénère ni Osman, ni Omar, ni Aboubekr, les Persans voudraient le voir manger parce qu’ils aiment les spectacles et le tapage ; les Chrétiens et les Juifs saisissent cette occasion de se montrer zélés partisans de l’unité divine. Dieu sait avec exactitude ce qu’il en est  ! Pour moi, je mettrais toute ma caravane en désordre, si je blessais les sentiments de ce monde. Le Shemsiyèh ne peut venir avec nous. Allons  ! s’écria-t-il d’une voix rude, allons  ! infidèle, scélérat maudit, décampe  ! Comment as-tu l’impudence de prétendre t’unir à une compagnie si honorable ?

— Je suis sujet du sultan, comme vous autres, répliqua le Shemsiyèh d’une voix assez ferme. Si je vais seul à Avadjyk, je serai volé et assassiné sur la route. Vous n’avez pas le droit de me repousser ; je ne fais de mal à personne, et les nouvelles lois sont pour moi aussi bien que pour les Musulmans et les autres gens du Livre.

Là-dessus, il s’éleva un tolle furieux parmi les citoyens de la caravane, les pierres recommencèrent à voler de toutes parts et des sabres même allaient se tirer quand Kerbelay-Houssein, assénant autour de lui trois ou quatre bons coups de bâton qui arrachèrent des cris de douleur aux victimes, mais calmèrent l’élan général, s’écria plus haut que tout le monde  :

— Je ne me soucie pas des nouvelles lois  ! Va t’en  !

Ne trouble pas plus longtemps d’honnêtes gens qui vont à leurs affaires et si Dieu te permet, dans sa sagesse impénétrable, de souiller le monde de ta présence, au moins que ce ne soit pas parmi nous  !

Un applaudissement général couvrit la fin de ce discours édifiant, mais Valerio, considérant la figure du Shemsiyèh, vit des larmes sillonner ses joues ; il fut ému, lui aussi, et il dit brusquement à Kerbelay-Houssein et de façon à être bien entendu par la foule.

— Je prends cet homme pour mon domestique. Je ne sais pas s’il est Shemsiyèh ou autre chose, mais je ne m’en soucie point. Si quelqu’un m’attaque moi ou les miens, il aura à faire au vizir d’Erzeroum. Comprenez-vous cela, Kerbelay-Houssein ?

— Parfaitement, répondit celui-ci, avec un clignement d’œil approbatif. Mais je ne veux pourtant faire de la peine à qui que ce soit. Hommes musulmans, chrétiens et juifs, vous entendez ce que vient de dire ce seigneur européen  ! Je suis un pauvre muletier et je dois respecter les ordres du gouvernement Sublime  ! Si quelqu’un d’entre vous n’est pas content, je l’engage à rester à Erzeroum. Mais voilà les bêtes chargées, en marche  !

Sur cette parole magique, toute la foule se dispersa, subitement entraînée par le sentiment et la passion de ses affaires et de ses intérêts directs, et, tandis que défilaient les chameaux chargés et le reste, le Shemsiyèh saisit la main de Valerio et la baisa.

— J’ai, lui dit-il tout bas, ma femme mourante à Avadjyk ; j’étais venu chercher un peu de travail à Erzeroum. Je rapporte de l’argent. Que Dieu vous bénisse et vous sauve  !

— Pourquoi ne me recommandes-tu pas à tous les Dieux ? répondit Valerio en souriant.

— Je ne veux pas choquer vos opinions, répliqua l’homme de la Foi ancienne, mais bien vous exprimer ma reconnaissance.

Valerio s’empressa de rejoindre Lucie avec son nouveau serviteur et il lui expliqua ce qui venait d’arriver. Le petit cheval amblier de Kerbelay-Houssein arriva, et Lucie l’ayant monté, le trouva fort à son goût. Valerio, comme d’ordinaire se mit à sa gauche. Le Shemsiyèh allait à pied de l’autre côté, quelques domestiques suivaient ; quand le soleil se leva tout grand, il éclaira la caravane en pleine marche. C’était un spectacle très-beau et très-grand.

Le train immense composé de deux mille voyageurs s’étendait sur un vaste espace de terrain. Des files de chameaux et de mulets se succédaient sans interruption, surveillées par les gardiens qui, la tête couverte de bonnets de feutre ronds ou cylindriques, absolument comme ceux dont les vases et les sculptures antiques présentent les images, cousaient ou tricotaient de la laine, tout en marchant. Kerbelay-Houssein, monté sur un cheval très-modeste, et roulant d’un air fort sérieux son chapelet dans ses doigts, était entouré de quelques cavaliers aussi graves que lui, soit des moullas, soit des marchands de considération. Ce groupe respectable était évidemment l’objet du respect général. Ici des négociants couraient en faisant avancer leurs montures ; plus loin c’étaient des gens assez richement vêtus appartenant à d’autres professions que le commerce, soit qu’ils fussent employés du gouverneur, ou militaires, ou propriétaires terriens. Puis il y avait la foule, le plus souvent marchant à pied, causant, gesticulant, riant, se portant de côté et d’autre ; quelquefois un de ces hommes disait à un muletier  :

— Frère, voilà une bête qui ne porte rien. Puis-je monter dessus ?

— Oui, répondait le muletier ; que me donneras-tu ? Le marché se débattait en cheminant et l’homme payait et se prélassait sur la bête. Puis les femmes, qui se tenaient à part, allaient, faisaient un bruit beaucoup plus grand que les hommes. C’étaient des pépitements, des rires, des cris, des fureurs, des peurs, des adjurations qui n’avaient point de fin, et les enfants y joignaient de temps en temps des hurlements aigus. On voit cette masse, et les chameaux, et les chevaux, et les mulets, et les ânes, et les chiens, et les gens refrognés, et les élégants, et les prêtres, et les musulmans, et les chrétiens, et les juifs, et tout, et le tapage on l’entend. La foule marchait en avant, marchait avec lenteur ; mais, en même temps, semblait constamment tourbillonner sur elle-même ; car les piétons surtout, en agitation perpétuelle, allaient de la tête à la queue du convoi et de la queue à la tête pour parler à quelqu’un, rencontrer quelqu’un, amener quelqu’un à quelqu’un, c’était une agitation permanente et un bouillonnement qui ne s’arrêtait pas. Lucie en était à la fois étourdie, étonnée, amusée à l’excès. Elle demandait à son mari mille explications à la fois sur les diverses parties de ce spectacle nouveau, et rien ne lui avait donné l’idée jusqu’alors qu’un tel tableau fût possible. C’est cependant là, dans ce vagabondage organisé, que se développe le plus à l’aise le caractère et l’esprit des Asiatiques.

Vers huit heures, la caravane s’arrêta pour se reposer toute la journée et ne repartit que dans la nuit, vers deux heures. Kerbelay-Houssein, fidèle à sa sollicitude pour les jeunes Européens, vint lui-même leur désigner un endroit choisi, où il fit élever leur tente. On la plaça au milieu du beau quartier, de ce qu’on appellerait en Europe le quartier aristocratique. Là, n’habitaient que gens sérieux et dignes de considération. C’était plus respectable, mais moins amusant que les autres parties du camp. Aussi Valerio emmena-t-il Lucie très-bien voilée pour se promener un peu partout.

Ce qu’on pouvait considérer comme le séjour de la bourgeoisie, comptait encore quelques tentes, mais petites et basses pour la plupart. La plus grande partie des habitations ne se formait que de ballots montés les uns sur les autres et couverts par des pans d’étoffe interposés entre les rayons du soleil et la tête du propriétaire de ce qu’on ne saurait appeler un immeuble. Certains de ces arrangements étaient très-jolis et confortables, bien garnis de tapis et de coussins.

Dans le quartier populaire, on ne rencontrait que des bivouacs, des feux allumés, quelques baraques faites avec des bâts de mulets et de chameaux ; là, les gens, peu sybarites, dormaient étendus sous la lumière crue, avec leurs abbas sur la tête, et, partout, dans les trois quartiers, se dressaient les rôtisseries, les boutiques d’épiceries, les marchands de thé et de café, et l’on entendait dans plus d’un coin, dont le maître était invariablement un Arménien, le son d’une guitare et d’un tambourin. Il était sage de ne pas trop s’aventurer de ces côtés.

— Madame, dit en italien une voix cassée, madame, je vous salue et me présente à vous comme une femme bien malheureuse.

Lucie s’arrêta, Valerio en fit de même, et ils virent à leurs côtés une femme habillée en homme, à la mode persane, avec un chapeau de paille sur la tête.

— De quel pays êtes vous ? demanda Valerio.

— De Trieste, monsieur. Je me nomme madame Euphémie Cabarra. Telle que vous me voyez, j’exécute en ce moment, pour la vingt-septième fois, le voyage de ma ville natale à Téhéran.

— Un intérêt bien puissant doit vous avoir imposé un genre d’existence aussi rude ? demanda Valerio

La femme n’était pas de taille très-élevée ; sa maigreur paraissait extrême ; son nez crochu, sa bouche mince, ses yeux petits, brillants, donnaient à toute sa physionomie une expression de dureté et de rapacité peu agréables à voir. Elle répondit  :

— J’ai suivi d’abord mon mari, musicien militaire, engagé par le gouvernement persan. J’ai fait quelques bonnes affaires au moyen d’un petit commerce. M. Gabarra est mort. Je suis retournée à Trieste acheter d’autres marchandises, et je suis retournée. J’ai continué à vendre, à gagner, à perdre. J’ai pris l’habitude d’aller et de venir ainsi. J’aime mieux cette existence que toute autre. Quelquefois je me mets en service comme cuisinière, soit dans les harems curieux de goûter des plats des Européens, soit dans quelque légation. En ce moment, j’apporte avec moi une pacotille de bimbloterie. J’épargne mon argent, je loge avec les muletiers, mange du pain et du fromage, et je sers Dieu le mieux possible.

— C’est une existence très-dure ! s’écria Lucie.

— Ma belle dame, reprit la femme d’un air sérieux et morose, chaque créature humaine a son lot. Ce n’est pas la vie que je mène qui cause mon malheur. J’ai vu beaucoup de choses curieuses.

— Je n’en doute pas, repartit Valerio. Vous devriez les raconter à quelqu’un qui pourrait les écrire ; ce serait assurément un livre intéressant.

— Le livre est fait, dit madame Euphémie Cabarra, et elle tira de sa poche un petit volume in-12, imprimé sur gros papier commun en caractères peu élégants. Elle l’offrit à Valerio, qui regarda la première page. On y lisait  :

« Les Aventures originales et véridiques d’une dame de Trieste dans les nombreux voyages qu’elle a exécutés toute seule en Turquie, en Perse, dans le pays des Turcomans et dans l’Inde, pour la plus grande gloire de Dieu et le triomphe de la Religion. »

Valerio regarda çà et là, il ne lut absolument rien qui eût trait aux pays visités par l’auteur ; tout consistait en une série d’anecdotes relatant d’innombrables occasions, où la vertu de madame Cabarra avait couru les plus grands périls, et d’où elle était sortie pure comme cristal et absolument triomphante. À dater de ce moment, une personne si respectable s’attacha à Lucie et à Valerio, et, moyennant un petit salaire, se chargea de faire leur cuisine.

Au bout de quelques jours, Valerio découvrait encore dans le camp un autre Européen. Celui-ci était un tout jeune homme, venant de Neuchâtel, en Suisse. Il s’était épris de l’Orient sur la lecture des livres des voyageurs et faisait des vers. Il voulait, disait-il, s’inspirer aux sources même de l’exaltation et du sublime, et son idéal était la Lalla-Rookh de Thomas Moore. Ce que Valerio pensa de lui, c’est qu’il était à moitié fou. Les vers que le jeune enthousiaste lui montra à la première rencontre lui parurent détestables. Le pauvre garçon ne savait pas grand chose. Il portait de grands cheveux, une ceinture de soie rouge, une épée croisée comme les chevaliers d’autrefois, des bottes fortes avec des éperons dorés et une plume à son chapeau. D’ailleurs, son argent de route était exigu, et, pour le ménager, il faisait comme madame Cabarra ; il mangeait avec les muletiers, et couchait sur leurs couvertures. Il était maigre, pâle, débile ; sa poitrine était atteinte. Avant d’arriver à la frontière persane, il mourut, et un médecin sanitaire de la quarantaine, ancien étudiant saxon, le fit enterrer et plaça sur sa tombe une pierre où, lui-même, il grava le nom de la victime et une lyre au-dessus. Ce fut, sans doute, une consolation pour l’âme errante de celui qui n’aurait jamais su se servir de cet instrument. Il paraît qu’il ne suffit pas d’avoir la tête montée et une témérité aveugle pour tirer parti des choses. L’aspect de cet infortuné personnage qui, sauf son erreur, aurait pu faire, peut-être, à la Chaux-de-Fonds ou à Moûtiers, un clerc d’avoué très-convenable, remplit de tristesse le cœur de Lucie. Mais il n’y avait rien à faire qu’à laisser la destinée jouer à son aise avec sa proie. Chaque jour révélait aux deux amants quelque individualité nouvelle, les unes tragiques comme celle du poète, grotesques et fortes comme celle de la Triestine, touchante comme cette autre que voici ou digne d’attention comme celle qui vient après.

Lucie remarquait près de sa tente, chaque matin, un petit ménage composé du mari, de la femme et d’un enfant. Le mari pouvait avoir une vingtaine d’années et la femme quatorze ou quinze ans. Elle ne manquait jamais de saluer Lucie, et, bien qu’elle ne pût parler avec elle, elle se faisait comprendre par des signes, et ces signes étaient les plus aimables et les plus gracieux du monde. Le mari s’empressait de rendre les petits services qu’il pouvait à ses deux voisins de campement. Il avait à baisser la tente, à la plier, à charger les mulets, et cela, sans façons obséquieuses, et avec cette bonne grâce et cette gaieté naturelles, partage des Orientaux qui savent vivre. Il raconta lui-même son histoire à Valerio  :

— Je m’appelle, lui dit-il, Redjèb-Aly et je suis d’un village aux environs de Yezd. Cette femme, qui est la mienne, est aussi ma cousine ; nous avons été élevés ensemble, et nos parents avaient, dès notre naissance à tous deux, résolu de nous marier. Il y a deux ans, et comme ce projet allait s’exécuter, la jeune fille tomba malade et chacun vit bien qu’elle allait mourir. Le médecin juif ne le cacha pas ; elle n’en avait plus que pour quelques heures, et quand je la vis sur sa couche, pâle et expirante, son père et le mien, sa mère et la mienne, pleurant, sanglotant et jetant des cris à fendre l’âme, je ne pus supporter ce spectacle ; je l’embrassai sur la bouche, pour lui dire adieu à elle et à toutes mes espérances, et je m’élançai dans la rue. Comme je franchissais le seuil de la maison, et, que les yeux aveuglés par les larmes, je ne voyais pas ce que je faisais, je me heurtai contre quelqu’un qui me saisit brusquement dans ses bras.

— Qu’as-tu ? me dit-il, d’une voix rauque.

— Laissez-moi, répondis-je avec colère, je ne suis pas en humeur de parler à personne.

— Moi, je suis au monde, s’écria-t-il, pour parler aux affligés et les consoler. Raconte-moi ton mal, peut-être ai-je le remède.

Je regardai alors celui qui me retenait et je vis que c’était un vieux derviche à barbe blanche, l’air à la fois bienveillant et rude.

— Eh bien, mon père, répondis-je, la mort est dans cette maison. Laisse-moi aller maintenant, tu sais tout !

Et me débattant avec force, je le repoussai loin de moi et je m’enfuis. Pour lui, à ce que j’ai su plus tard, il ne fit aucun effort pour me retenir et entra vivement chez mes parents ; il pénétra dans la chambre où agonisait ma fiancée, écarta d’un geste les assistants, s’empara du bras de la malade et sans dire un seul mot, tira de sa poche une lancette. Il pratiqua une forte saignée ; puis, tandis que le sang coulait en abondance, il prit dans sa ceinture une fiole contenant de la liqueur rouge et en versa plusieurs gouttes dans un verre d’eau dont il fit avaler quelques gorgées à ma cousine. Cela fait, il ouvrit la porte toute grande, ordonna à chacun de sortir et de se tenir dans la cour sans plus entrer, car, disait-il, il faut de l’air à cette enfant.

Pour lui, il s’assit au pied du lit et resta les yeux fixés sur la mourante. Que dis-je, la mourante ? Quand je revins une heure après, certain de ne plus trouver qu’un cadavre, je la vis sur son lit, les yeux grands ouverts, ayant repris connaissance, sa bouche essayait de sourire. Elle me regarda… Puisse Dieu très-haut et très-saint donner le bonheur des Élus au derviche pour ce regard que je lui dois  !

Pendant trois jours, le vieillard n’abandonna pas celle qu’il venait de sauver. Nous lui offrîmes tout ce que nous possédions pour lui témoigner notre reconnaissance.

— Je ne saurais qu’en faire, nous répondit-il en souriant. En ne possédant rien, je possède tout ; seulement il est en votre pouvoir de me rendre un grand service.

— Parlez, répondîmes-nous, vous avez tout droit et tout pouvoir sur vos esclaves.

— Eh bien  ! donc, répliqua-t-il, comme je viens de le dire, je suis vieux et mes forces ne sont plus grandes ; dans ma jeunesse, j’avais fait vœu d’exécuter dix fois le pèlerinage de Kerbela. Je l’ai fait neuf et je ne me sens plus en état d’accomplir ma dixième obligation. J’en ai un remords infini, ma vie est troublée et je ne serai sûr de ne pas être châtié après ma mort, comme doit l’être un parjure, que si quelqu’un d’entre vous consent à se substituer à moi et à se rendre auprès du tombeau des Saints Imans pour leur dire ceci, en se prosternant devant la pierre :

— Ô Saints Imans, martyrs sacrés de Kerbela, le derviche Daoud vient, en ma personne, baiser la poussière de votre sépulture !

— C’est moi qui ferai cela ! m’écriai-je, je vous le jure par votre tête et par la tête que vous avez sauvée ; et pas une des parcelles des mérites que peut comporter une aussi sainte action ne sera dérobée par moi de votre part ; tout vous reviendra, tout vous appartiendra et, plus tard, quand je serai revenu ici, j’irai une seconde fois et pour mon propre compte remercier les Imans d’avoir, par votre entremise, sauvé la vie à celle qui doit être ma femme.

Le derviche m’embrassa et je partis. J’accomplis son vœu et j’en tirai un certificat du gardien de la Mosquée sainte ; puis, je revins, je lui remis le document, dont il se montra très-satisfait et je me mariai.

Le jeune homme s’arrêta sur cette parole et sembla hésiter un instant ; mais Valerio s’aperçut que c’était parce qu’il luttait contre l’émotion. En effet, il reprit, après un peu de temps, d’une voix basse et tremblante :

— Je vous dirai que ma femme est si bonne, si douce et que je l’aime tant qu’il me sembla d’autant plus nécessaire d’aller remercier les Imans de me l’avoir donnée. Je leur devais déjà un pèlerinage pour moi-même. Je le fis ; puis je revins. Quand je voulus repartir pour le troisième qui était celui de la reconnaissance, elle m’a dit qu’elle aussi était reconnaissante et voilà pourquoi nous allons ensemble cette fois avec notre enfant. Mais je m’aperçois que je fatigue Votre Excellence. Elle a eu une bonté infinie de m’écouter jusqu’au bout. Je ne suis qu’un pauvre homme et j’ai grandement abusé de votre générosité.

Il y a de ces âmes-là en Asie, des gens qui ne vivent que par l’imagination et par le cœur, dont l’existence entière se passe dans une sorte de rêverie active et qui peuvent d’autant mieux se passer de tout contact avec ce que l’on appelle ailleurs la vie réelle et pratique, que cette sorte de fardeau et les obligations qu’il accumule sur les épaules des humains n’existent là que pour les riches et les puissants. Les pauvres sont dispensés, s’ils le veulent, de rien faire ; la nourriture et l’abri ne leur manqueront jamais ni dans les caravanes, ni dans les villes, et la parabole des oiseaux du ciel auxquels le Père céleste sait ce qu’il faut et le donne, n’est vraie que dans les contrées du Soleil.

Depuis que Redjèb-Aly s’était fait connaître à Valerio, il était devenu, avec le poëte suisse, un des commensaux de la tente italienne ; mais ils eurent bientôt un nouvel associé. Celui-là se nommait Sèyd-Abdour-rahman et c’était un érudit. Il raconta un matin son histoire en ces termes  :

— Je suis né à Ardébyl, ville célèbre, peu éloignée de la mer de Khozèr, que vous autres, Européens, vous appelez la mer Caspienne. Comme ma famille ne comptait que des moullas, le moulla, mon père, les trois moullas, mes oncles, les huit moullas, mes cousins, je ne pouvais manquer de devenir un personnage très-savant, et c’est ce qui advint. Je fus battu si souvent et si fort que j’appris à fond la théologie, la métaphysique, l’histoire, la poésie et je n’avais pas quinze ans que l’on me citait dans tous les collèges de la province comme un des argumentateurs les plus subtils que l’on eût jamais entendu vociférer du haut d’une chaire.

Cela ne m’empêcha nullement de prendre un certain goût pour le vin, ce qui me conduisit à l’eau-de-vie, et cette liqueur, d’ailleurs maudite, opérant en moi une réforme intellectuelle d’une valeur prodigieuse, je compris, un beau jour, le néant de toutes choses ; le prophète ne me parut plus aussi sublime que vous pouvez le penser ; les leçons que j’avais faites au collège à des foules d’étudiants se révélèrent à moi comme aussi absurdes que celles dont on m’avait abreuvé moi-même, et, devant cette ruine générale de toutes mes opinions, je résolus de me mettre à voyager, afin de renouveler mon entendement, de me pourvoir, s’il était possible, de connaissances plus solides que les anciennes et aussi de me distraire par la contemplation de spectacles intéressants et curieux.

Depuis dix ans je mène ce genre de vie et jamais je n’ai eu sujet de m’en repentir. Vous avez peut-être remarqué quelquefois un grand garçon de bonne mine avec lequel je suis généralement associé dans nos marches. C’est un boulanger de Kaboul qui a, de même que moi, la passion des voyages. Pour la huitième fois il suit cette route-ci et il retourne dans l’Afghanistan avec la ferme résolution de partir immédiatement pour le nord de l’Inde et, de là, visiter Kachemyr, Samarcande et Kashgar. Quant à moi j’ai été déjà deux fois dans ces contrées, et, quand j’y retournerai, je pousserai jusqu’à la mer de Chine ; en ce moment, je viens de l’Égypte et compte me rendre dans le Béloutchistan.

— Hé bien, en somme, dites-nous, Sèyd, répondit Valerio, dites-nous quels fruits vous avez retirés de tant de fatigues.

— De très-beaux, répondit le voyageur ; d’abord j’ai évité les fatigues bien plus grandes de la vie sédentaire, un métier, la société permanente des imbéciles, l’inimitié des grands, les soucis de la propriété, une maison à conduire, des domestiques à morigéner, une femme à supporter, des enfants à élever. Voilà ce dont je suis quitte ; n’est-ce rien ?

— Mais du même coup, vous avez perdu les avantages correspondants.

— Et dont je ne me soucie point, s’écria Sèyd-Abdourrahman avec un geste de mépris. En revanche, il n’est pas de contrée habitée par des musulmans qui me soit inconnue. J’ai vu les cités les plus illustres et les lieux dont parle l’histoire ; j’ai conversé avec les savants de tous les pays ; j’ai réuni l’ensemble de toutes les opinions reçues en un lieu, contestées dans un autre, et, somme totale, je ne peux plus douter que la plus grande partie des hommes valent un peu moins que des grains de sable, que les vérités sont des faussetés, que les gouvernements sont des arsenaux de scélératesses, que les quelques sages répandus dans l’Univers existent, seuls, d’une manière véritable et que Dieu très-haut et très-grand, qui a créé cet amas de boue et de turpitudes où brillent si peu de paillettes d’or, a dû avoir, pour agir ainsi, des motifs que nous ne connaissons pas et dont l’apparente absurdité doit recéler certainement des causes d’une profondeur adorable.

— Amen ! murmura Redjèb-Aly, qui n’avait pas compris le premier mot à cette tirade, sinon que tout respect était rendu au Créateur des mondes. Quant au poète, il cherchait une rime au mot perdre, et le Shemsiyèh souriait avec une certaine ironie qui fût remarquée par Sèyd-Abdourrahman, lequel se tourna vivement de son côté et le prit à parti en ces termes  :

— Tu te moques, s’écria-t-il d’un air de triomphe, tu te moques des paroles que je viens de prononcer, parce que tu crois, toi, misérable, dont le nom est un objet d’horreur et la personne un objet de dégoût pour les populations au milieu desquelles tu vis, tu crois posséder seul la vérité et cette pauvre vérité se trouverait ainsi, dans le monde, comme une perle écrasée, ternie, jaunie, dépouillée de toute monture et gisant presque inconnue dans la fange  ! Eh bien  ! Tel que tu es, Shemsiyèh, je te proposerai aux autres pour exemple et ils verront que tu es leur modèle. Tes pères ont été puissants ; leurs erreurs se sont étendues sur tant de pays qui désormais professent d’autres dogmes que, sous le ciel, il n’était pas alors de place pour des religions différentes ; tes folies étaient considérées comme aussi sages que les démonstrations les plus sévères du bon sens ; et tes ancêtres les expliquaient avec conviction dans des temples de marbre et de porphyre. Tout est changé. L’esprit des hommes s’est tourné vers d’autres opinions ; mais console-toi, ces opinions seront un jour traitées comme la tienne ; et les multitudes considéreront un musulman, un juif, un chrétien, du même œil qu’elles te regardent aujourd’hui.

Le Shemsiyèh salua sans répondre et Valerio demanda au Sèyd  :

— Vous qui avez parcouru tant de régions, n’êtes-vous jamais entré sur un territoire européen ?

— Jamais, répliqua le Sèyd d’un air embarrassé.

— D’où vient cela ? poursuivit Valerio.

— Qu’y pouvais-je chercher ? Qu’y pouvais-je trouver ? Vous ne prendrez pas mes paroles en mauvaise part, et vous ne les croirez pas dictées par quelque prévention religieuse indigne d’un philosophe ?

— En aucune façon, répondit Valerio ; je connais la largeur et la liberté de vos idées, Sèyd, et ne saurais jamais vous soupçonner de pareilles faiblesses ; parlez donc librement et instruisez-moi par votre expérience.

— Il n’y a pas d’intérêt pour un sage à voyager dans les pays européens, répondit le Sèyd d’un air convaincu. D’abord, on n’y est pas en sûreté. On rencontre à chaque pas des soldats qui marchent d’un air rébarbatif ; les hommes de police remplissent les rues et demandent à chaque instant où l’on va, ce qu’on fait et qui l’on est. Si on manque à leur répondre, on est conduit dans une prison d’où l’on a beaucoup de peine à se tirer. Il faut avoir les poches pleines de bouyourouldys, de firmans, de teskerèhs et d’autres papiers et documents sans fin, faute de quoi l’on risque même sa vie. Je vous atteste que les choses sont ainsi ; je l’ai entendu rapporter par des gens dignes de foi qui avaient suivi des ambassades musulmanes dans ces pays du diable.

Redjèb-Aly écoutait ces révélations, la terreur peinte sur le visage ; Valerio se mit à rire  :

— Continuez, je vous prie, Sèyd, il y a du vrai dans ce que vous dites et je vous demande la suite avec insistance.

— Eh bien  ! donc, puisque je ne vous fâche pas, j’ajouterai que, si l’on a eu le bonheur d’échapper à ces périls et de ne pas être mis en prison pour avoir fait une chose ou l’autre qu’il ne fallait pas faire, on est toujours en grand danger de mourir de faim. Si on est pauvre, il ne faut pas le dire ; personne ne songe à vous demander si vous avez dîné et ce qui, dans les pays musulmans, ne coûte pas un poul, exige des sommes folles dans vos pays avares. Alors que peut-on devenir ? Ici, et partout ailleurs, que je me couche sur le chemin pour dormir, on ne me dira rien ; chez vous, la prison rentre en question ; il en est de même pour tout ; dureté de cœur chez les hommes, cruauté et sévérité chez les gouvernants, et de la liberté nulle part  : il n’y a que contrainte ; par-dessus le marché, un climat aussi inhospitalier que le reste. Je ne me suis jamais étonné, effendum, de voir ce que vous avez dû observer comme moi, vu que ceux de vos Européens qui viennent demeurer au milieu de nous, ne peuvent plus s’en détacher, prennent vite nos habitudes et nos mœurs, tandis qu’on n’a jamais cité un des nôtres qui eût la moindre envie de rester dans vos territoires et de s’y établir.

— Tout cela est encore assez exact, repartit Valerio et, pourtant, je vous ferai remarquer que le nombre des Asiatiques faisant le voyage d’Europe devient chaque année plus considérable.

— D’accord  ! s’écria le Sèyd. Ce sont des militaires que l’on envoie apprendre l’exercice et les façons du nyzam  ! Ce sont des ouvriers qui devront poser des poteaux du télégraphe  ! Ce sont des médecins qui apprendront à disséquer des cadavres humains  ! Tous métiers d’esclaves, métiers stupides ou avilissants  ! ou immondes  ! Mais il n’est jamais passé par la tête de personne que les Européens, qui savent les choses grossières et communes, possèdent la moindre idée des connaissances supérieures. Ils ne savent ni théologie, ni philosophie. On ne parle point de leurs poètes parce qu’ils ignorent tous les artifices du beau langage, ne connaissant ni le style allitéré, ni les façons de parler fleuries et savantes, d’ailleurs j’ai ouï dire que leurs langages ne sont au fond que des patois rudes et incorrects. De tout ceci il résulte que l’Europe ne saurait exercer aucun attrait sur les natures délicates, et c’est pourquoi je vous répète que jamais un galant homme n’y met les pieds, quand il n’y est pas contraint par les ordres de son gouvernement.

Sèyd Abdourrahman ayant terminé cette apostrophe du ton pénétré d’une foi solide, Valerio ne vit aucune raison d’argumenter contre lui et on parla d’autres choses sur lesquelles on pouvait être mieux d’accord.

Cependant la caravane avançait. Le paysage changeait. On parcourait les contrées montagneuses de la Haute-Arménie ; on avait atteint les rives bruyantes, bordées de roches qui enserrent ce torrent fougueux dont le parcours devient plus loin l’Euphrate. On gagnait du pays, mais lentement. D’abord on ne cheminait chaque jour que pendant six à sept heures, et le déplacement d’un si grand corps était lent. Ce corps se mouvait avec une sorte de précaution solennelle et de sang-froid que rien n’émeut. Ensuite, il s’arrêtait souvent à moitié route de la station indiquée pour la fin du trajet du jour et cela pour bien des considérations. Il faut savoir que Kerbelay-Houssein avait toujours le soin de recevoir les rapports des messagers envoyés par lui quelques jours à l’avance dans les différents villages, afin de négocier avec les paysans la quantité d’orge et de paille hachée, dont il avait besoin pour ses bêtes ; le nombre de moutons, de poules, de charges de riz et de légumes qu’il lui fallait pour la population entraînée avec lui. Souvent les paysans émettaient des prétentions inacceptables quant aux prix qu’ils voulaient percevoir. On discutait avec eux ; les mandataires du muletier leur opposaient la concurrence d’autres villages ; souvent ces derniers s’entendaient avec leurs voisins pour maintenir et imposer des conditions très-élevées ; de la part des diplomates de la caravane c’étaient donc des propositions, des refus, des contre-propositions, des intrigues, des corruptions pratiquées sur tel ou tel de leurs adversaires, des sollicitations appuyées de présents auprès des autorités locales, afin d’obtenir que celles-ci donnassent des ordres propres à modérer la rapacité des gens des villages. Sans cesse les négociateurs revenaient auprès de Kerbelay-Houssein pour dire ce qu’ils avaient obtenu, recevoir de nouvelles instructions, porter des offres nouvelles. Le muletier était occupé comme le ministre dirigeant d’un grand État. Lorsque tout semblait réussir à souhait, que l’orge, la paille hachée, les vivres étaient accordés à bon compte et en abondance, la caravane marchait plus vite et d’une façon régulière et assurée. Dans le cas contraire venaient les lenteurs. Quand on n’avait pas réussi à s’entendre et que les habitants des villages placés sur la ligne du trajet s’obstinaient dans des exigences déraisonnables, alors Kerbelay-Houssein usait d’un grand moyen ; il annonçait qu’il allait quitter la route directe, et, si cette menace ne produisait pas son effet, il la mettait à exécution. C’était un coup d’état. Toute la caravane alors, sans que le plus grand nombre des voyageurs en sût rien, prenait à travers champs et commençait un long détour, allant chercher des contrées moins avares et bien souvent il arrivait alors que les paysans, effrayés de perdre des bénéfices certains, faisaient leur soumission et envoyaient prier Kerbelay-Houssein de revenir. Dans ce cas là, celui-ci refusait avec hauteur jusqu’à ce que des indemnités suffisantes lui eussent été accordées pour les retards et les peines supplémentaires. Souvent aussi les fournisseurs assurés de placer ailleurs leur marchandise le laissaient aller. Il cheminait donc se faisant précéder toujours de ses émissaires et tirait de la fortune le meilleur parti possible. Il n’avait pas une minute de repos. Sa tête était toujours en travail, il contemplait son peuple à la façon dont Moïse regardait le sien dans la traversée du désert, et l’habitude qu’il avait de cette responsabilité, sa connaissance profonde du caractère des gens avec lesquels il traitait et des agents qu’il employait, lui donnaient une assurance et une fermeté dignes de respect.

Mais ce qui occasionnait les plus longs retards, c’était la rencontre d’un pâturage abondant. En ces occasions annoncées avec enthousiasme par les éclaireurs quelques jours à l’avance, on séjournait quelquefois deux semaines, trois semaines sur le même point. Le camp était établi d’une manière particulièrement sérieuse et avec toutes les commodités que chacun pouvait se procurer. Il semblait qu’une éternité devait se passer là. Chacun semblait dire comme les Apôtres dans l’Évangile  :

« Il est bon que nous soyons ici ; faisons-y donc trois tentes  : une pour toi, une pour Moïse et une pour Élie. »

Les chameaux, les mulets, les chevaux, les ânes se promenaient dans l’herbage plantureux, où ils enfonçaient jusqu’au ventre. Les muletiers étaient charmés de voir leurs bêtes se remettre à vue d’œil de leurs fatigues, au moyen de ce savoureux repas ; la vue de la verdure et des fleurs charmait tous les regards, et la ruche bourdonnait de plus belle, chacun allant, venant, causant, remuant, continuant les marchés, les intrigues, les achats et les ventes que, comme on l’a vu, la marche même n’interrompait pas ; car une caravane c’est une ville mouvante, et les intérêts et les plaisirs d’une ville ne s’y reposent pas plus que dans les cités sédentaires.

Pendant ces haltes ainsi prolongées, Lucie et Valerio employaient une partie de leur temps à faire des excursions dans la contrée qui les entourait. C’étaient déjà ces riches montagnes du Kurdistan, dont la beauté est plus âpre peut-être que le Taurus, où les gorges sont plus étroites et les escarpements plus abrupts, mais où la nature féconde n’est pas moins généreuse de ses dons. Les deux amants étaient jeunes ; ils étaient hardis ; ils ne suivaient pas toujours à la lettre les sages avertissements de Kerbelay-Houssein, qui cherchait à les rendre prudents et à les détourner d’excursions trop longues.

— Vous ne savez pas, leur disait-il, qui vous pouvez rencontrer. Les Kurdes, que le ciel les confonde  ! ne sont pas tous des pillards et des assassins, mais les exceptions sont rares, et il ne faut tenter personne. Je vous engage donc à ne pas vous éloigner du camp, de telle sorte que vous puissiez devenir la proie de quelques rôdeurs.

Une petite aventure donna une sorte de consécration à ces sages paroles. Valerio et Lucie, accompagnés du poëte, du Shemsiyèh et de Rodjèb-Aly s’étaient mis en route un matin pour aller, à quelque distance, visiter un village dont on leur avait fort vanté la situation pittoresque. Tous étaient fort gais ; le poëte, un peu moins malade qu’à son ordinaire, prenait des airs avantageux sur son cheval de louage et se comparait à un chevalier des anciens temps ; il en avait plus que jamais la plume, l’épée et les éperons ; mais, moins que jamais, toute autre chose. Redjèb-Aly chantait à tue-tête une chanson persane, et le Shemsiyèh, toujours replié en lui-même, marchait sans rien dire auprès du cheval de Lucie. Le passage était resserré entre les montagnes et charmant, plein d’habitations rustiques en terre battue, à toits plats, encombré d’arbres fruitiers chargés de pommes, de poires, de prunes et de raisins. Tout à coup on se trouva dans un défilé étroit, circulant avec un ruisseau et dominé par des crêtes hautes, et on entendit retentir une violente fusillade.

Valerio mit brusquement la main sur la bride du cheval de sa femme et l’arrêta court. Le Shemsiyèh, par un mouvement qui lui fit honneur, tira son sabre et se jeta devant Lucie pour la couvrir de son corps ; le poëte mit l’épée à la main, en invoquant Saint-Georges, et Redjèb se coucha par terre en criant qu’il était mort. L’alerte fut vive ; il y avait de quoi. Mais aussitôt on entendit de toutes parts, sur les deux flancs des montagnes  :

— N’ayez pas peur ! On n’en veut pas à vous ! Allez-vous-en ! On ne tire pas sur vous !

Et la fusillade fut suspendue un instant, Valerio, profitant de cette trêve, fit rebrousser chemin au cheval de Lucie, et la petite troupe partit au galop et ne cessa pas de courir jusqu’à ce qu’elle fût rentrée au camp, où Kerbelay-Houssein apprit en souriant les détails de l’aventure.

— Si vous m’aviez prévenu ce matin, dit-il à Valerio, que vous aviez l’intention d’aller de ce côté, je vous en aurais dissuadé. Je savais que deux tribus du voisinage avaient l’intention de s’y battre ; c’est ce dont elles s’occupent, et comme cela ne cause de mal à personne, il n’y a qu’à les laisser se fusiller en repos. Dieu est grand et fait bien ce qu’il fait  !

Ainsi conclut le plus sage des muletiers, et, à dater de ce jour, Valerio ne manqua plus de prendre ses conseils sur l’étendue comme sur la direction des promenades qu’il comptait faire avec Lucie.

Un des grands plaisirs de la marche, c’était de se rencontrer aux lieux de campement avec une autre caravane arrivant d’une direction opposée. Naturellement, dans de pareils cas, les chefs respectifs des deux grands corps ambulants se sont assurés à l’avance qu’ils peuvent s’établir l’un près de l’autre sans compromettre leurs moyens de subsister. Alors ce sont deux cités qui s’arrêtent en face l’une de l’autre ; deux cités véritables  : l’une vient de l’Occident, l’autre est partie de l’Orient ; qu’on s’imagine Samarkand et Smyrne se rencontrant au pied des montagnes qui séparent la Médie de la région du Tigre et de l’Euphrate. De ce côté, sous ces tentes, sous ces barraques, sont des Persans de l’est, des gens du Khorassan, des Afghans, des Turkomans, des Uzbeks, des hommes venus des frontières lointaines de la Chine et même de ces contrées mal connues qui font pénétrer au milieu des provinces du Céleste-Empire les dogmes et les idées de l’Islamisme arabe. De ce côté ci, au contraire, voilà des Persans de l’Ouest, des Osmanlis, des Arméniens, des Yézidys, des Syriens et des hommes de l’Europe lointaine, comme nous les avons déjà vus et comme nous les suivons, depuis le commencement de cette histoire. Dans les deux villes existent des éléments communs, des juifs surtout. Ceux-là viennent aussi bien de Damas et d’Alep que de Bokkara et de Manghishlak. Tel d’entre eux voyage pour vendre et acheter, mais tel autre est un mandataire de la communauté de Jérusalem. Il va recueillir et rapporter aux habitants de la cité sainte les aumônes des fidèles. Il pénètre partout pour recueillir sa moisson. Si, cette année, il va à Téhéran, l’année dernière, il était à Calcutta ; Khiva recevra sa visite plus tard, et partout il est reçu avec respect par ses coreligionnaires. C’est un homme grave, ferme, dur. Il connaît le monde et sait mieux que personne l’état actuel de l’Univers. Il n’est pas humble comme ses coreligionnaires et ne supporte ni affront ni avanie. Au besoin, il se réclame de la nationalité française, exhibe un passeport de cette nation, qui le désigne comme né à Alger, et réclame avec hauteur la protection des Consuls en les menaçant de s’adresser aux journaux, s’ils ne lui font rendre justice. C’est un personnage terrible et que tout le monde redoute.

Il a bien vite fait de réunir dans sa tente les juifs des deux caravanes, et c’est là qu’on s’apprend mutuellement ce qu’il y a à vendre et à échanger de part et d’autre  : les noms des grands marchands, la nature et le poids des denrées qu’ils portent avec eux, enfin les nouvelles grandes et petites.

De pareilles rencontres déterminent généralement un séjour assez long de la part des caravanes lorsque, toutefois, les circonstances de saison, de sécurité, de lieux et d’approvisionnement le permettent. Alors il se produit aussi du mouvement dans les deux populations. Ceux-ci rebroussent chemin vers l’ouest avec les Orientaux ; ceux-là, qui étaient venus parmi eux, s’attachent aux gens venus de l’ouest. On a beaucoup agi, intrigué, remué, on se dit adieu, on se sépare.

Mais il existe aussi des caravanes d’un tout autre genre et auxquelles on n’est jamais pressé de se rallier. Au contraire, on double volontiers une marche pour ne pas rester campé auprès d’elles. Ce sont les caravanes sacrées, dont les mulets, les chameaux, les chevaux portent, au lieu de marchandises, des bières avec leurs morts, que l’on va enterrer dans quelque ville sainte ; à Meshèd, à Goum, à Kerbela. Ces caravanes ne sont, d’ailleurs, pas plus tristes que les autres. On y chante, on y rit, et on s’y amuse tout autant. À la vérité, les conducteurs en sont de vertueux tjaoushs avec leurs, vastes turbans, des moullas vénérables pourvus de coiffures non moins sérieuses ; les versets du Koran sont fréquemment récités ; mais on ne peut pas prier toujours, et, dans les intervalles qui sont nombreux et longs, le plus austère directeur ne se refuse pas à entendre, ni à faire un bon conte. Quand on arrive à la station, le turban est mis de côté, et en caleçon et bonnet de nuit, on se met à son aise ; on loue Dieu de ce qu’il a créé l’eau-de-vie. Cependant, les fils respectueux, les frères dévoués, ont pris sur le bat du mulet le corps de leur regretté parent ; on a mis les caisses funèbres les unes sur les autres, en tas, ou bien encore on les a laissées où elles sont tombées ; on les ramassera le lendemain, et, si l’on se trompe de coffre, en définitive, chaque défunt aura finalement la même couche funèbre sous la protection et dans le voisinage de l’Imam. Tout irait pour le mieux, si l’odeur qui s’exhale de ces cadavres mal empaquetés n’était pas, en elle-même, désagréable et tenue, assez généralement, pour malsaine ; c’est là seulement ce qui fait qu’on évite, quand on peut, les caravanes des morts.

Au contraire, on ne déteste pas la rencontre d’un grand seigneur, s’en allant avec deux ou trois cents cavaliers, chasser, ou rendre au roi ses hommages. C’est une occasion de plaisir. C’est aussi quelquefois un surcroît de sécurité. Deux ou trois cents braves gentilshommes des tribus, armés jusqu’aux dents, ne sont pas d’un petit secours dans les contrées hantées et troublées par les Kurdes Djellalys ou autres, dans les régions du Nord, ou bien par les Bakhthyarys et les Loures dans celles du Sud. Alors, pendant qu’on voyage côte à côte, on échange de grandes politesses et de petits présents qui ne font jamais de peine à ceux qui les reçoivent.

De loin en loin, la caravane allant toujours, arrive enfin dans le voisinage d’une ville réelle et stable. Ces villes sont rares. Quand on est établi sous les murailles d’une de ces cités, alors la population errante redouble d’occupations et de mouvements. Celui-ci réussit à placer ses acquisitions faites à Trébizonde. Il recueille un honnête profit et se forme une nouvelle pacotille. Celui-là quitte le monde d’amis qu’il s’est faits depuis le départ et reste dans la cité, ou bien va s’unir à une autre caravane ; il est remplacé par de nouveaux venus. Des connaissances vous quittent et on les serre dans ses bras, on leur fait de tendres adieux ; quelques-uns pleurent, d’autres déplorent avec des lamentations sans fin les inconstances de la fortune ; mais voilà d’autres personnages qui se présentent ; on ne les connaît pas ; on parle d’eux, on cherche à les aborder ; on veut se lier avec ces inconnus et ils ne demandent pas mieux de leur côté. Les jours se passent, les affaires s’avancent. On se dit : On part demain  ! Je sais de bonne part que Kerbelay-Houssein a cette intention. — Il l’a dit à Mourad-Bey. — Je le tiens précisément de Nourraddin-Effendi, qui l’a appris d’un ami très-confident de Kerbelay-Houssein. — Vous en êtes sûr ? — J’en suis sûr, sur ma tête  ! sur la vôtre  ! sur mes yeux  ! par tous les Imams et les quatre-vingt-dix mille prophètes !

Le lendemain, on ne part pas ; mais on part huit jours après. On marche comme on a fait jusque-là. On rencontre de nouvelles aventures, les unes bonnes, les autres mauvaises ; jamais les mêmes, toujours variées comme chacune des feuilles qui, par millions, forment la toiture d’un bois touffu, et on voyagerait ainsi avec un maître muletier et tant de compagnons divers pendant des centaines de siècles, que jamais on ne ferait les mêmes rencontres ni ne retrouverait les mêmes conjonctions de choses. On peut donc s’expliquer que lorsque les hommes ont goûté une fois de ce genre d’existence, ils n’en peuvent plus subir un autre. Amants de l’imprévu, ils le possèdent, ou plutôt s’abandonnent à lui du soir au matin, et du matin jusqu’au soir ; avides d’émotions, ils en sont abreuvés ; curieux, leurs yeux sont constamment en régal ; inconstants, ils n’ont pas le temps même de se lasser de ce qui les quitte ; passionnés enfin pour la sensation présente, ils sont débarrassés à la fois des ombres du passé, qui ne sauraient les suivre dans leur évolution incessante, et encore bien plus des préoccupations de l’avenir écrasées sous la présence impérieuse de ce qui est là.

Et voilà la physionomie de la vie de voyage, et voilà son langage, et voilà ce qu’elle dit à l’imagination de celui qui l’adopte et la sait pratiquer. Malheureusement tout fruit a le vers qui le ronge, et les plus brillantes fleurs de la création ne sont pas sans un venin secret, d’autant plus dangereux que les couleurs de la plante sont plus éclatantes et plus belles.

On a vu comme Lucie avait ressenti d’abord une impression saisissante et joyeuse de tous ces tableaux si variés qui se succédaient sous ses regards ou s’y pressaient à la fois. Si les façons de ces pays nouveaux avaient excité son enthousiasme, elle était entrée avec une curiosité extrême dans les récits innombrables qui lui avaient été faits ; elle s’était enivrée du parfum de tant de révélations singulières, et les êtres humains si différents d’elle-même, qui s’agitaient chaque jour sous ses yeux, faisaient naître à la fois, les uns sa sympathie, les autres son dégoût ; rien pour elle n’était dépouillé d’intérêt.

Les choses en étaient là, quand, une nuit, une idée, une impression suffit pour tout changer en elle. Elle s’était réveillée sous l’impression d’un malaise indéfinissable et, pour la première fois, depuis son mariage, elle se sentit triste, mais triste jusqu’à la mort. Elle ne se rendait compte de rien, elle ne savait rien, elle ne sentait rien de particulier ; pourtant elle se mit à pleurer, sans le vouloir, presque sans le savoir et peu à peu, les pleurs la suffoquant, elle se mit à sangloter tout haut, et Valerio réveillé, la trouva cachant sa tête dans ses bras et ne cherchant plus même à maîtriser une sorte de désespoir.

La surprise du jeune mari fut extrême ; son épouvante ne le fut pas moins. Il prit sa femme dans ses bras  :

— Qu’as-tu, Lucie ? lui dit-il.

Elle ne pouvait répondre ; elle pleurait trop. Elle se serrait sur le cœur qui lui appartenait, mais cette consolation qu’elle y cherchait, cette sécurité qu’elle y trouvait, ne pouvaient pourtant réussir à la calmer.

— Je ne sais ce que j’ai, disait-elle d’une voix entrecoupée ; je suis bien malheureuse !… Je cherche moi-même ce qui m’accable, car, je le sens, je suis accablée… Il me semble que je suis dans une prison… que toutes les portes sont fermées sur moi… Non  ! ce n’est pas cela  !… Il me semble que je suis perdue dans un désert et que les sables sans fin se succèdent et que je ne m’en échapperai jamais !… Non ! Ce n’est pas cela encore  ! Il me semble que je suis enfermée dans une tombe étroite et que la pierre en est scellée sur moi !… Mais, non ! mais, non ! Toutes ces images sont trop affreuses, et pourtant, oui, Valerio  ! Elles sont toutes vraies  ! Je commence à comprendre l’idée qui m’a saisie  !

— Explique-la moi, explique la vérité  ! s’écria le jeune homme en lui serrant les mains, en lui pressant la tête contre sa poitrine. Dis-moi tout pour que je te console.

— Eh bien ! Oui, la prison, le désert, le tombeau, tout cela est vrai ; je me sens prise…, Valerio, il faut que je m’en aille d’ici ! j’ai tout regardé, j’ai tout vu, j’ai été amusée, charmée, ravie, je ne le nie pas ! mais, soudain, je viens de m’apercevoir que nous sommes seuls, absolument seuls, au milieu d’un monde qui nous est étranger.

— Comment ! Tu as peur ? De quoi as-tu peur ? Tu imagines un danger ?

— Je n’imagine que ce que je vois  : cette solitude morale, absolue, sans contraste, qui s’épaissit autour de nous… Peur ? Je n’ai pas peur ; ou, du moins, je n’ai pas précisément peur… mais, au premier abord, je ne voyais, je ne comprenais que la superficie des choses et l’apercevant comme elle est, bariolée et mouvante, je m’en amusais et ne supposais pas le dessous. Mais, maintenant, prends-tu garde toi-même que nous sommes entourés par l’inconnu, par l’étrangeté incommensurable, sans bornes ? Que tout ce que nous approchons, nous regarde comme nous le regardons nous-mêmes, et cela sans nous comprendre, comme aussi nous ne comprenons pas ? Nous sommes portés sur une houle dont nous ne connaissons pas la force ; un souffle du vent peut faire une tempête ; nous pouvons tomber dans un tourbillon ; nous n’avons pas de boussole pour nous guider, et, de même que nous ignorons, de la manière la plus complète, le paysage qui se déroule derrière ces montagnes élevées devant nous, de même nous ne savons pas quels ressorts font mouvoir les esprits et les volontés, quels feux subits enflamment les imaginations de gens que nous jugeons en ce moment les plus inoffensifs et les meilleurs. Tiens  ! par exemple, qui me dit que le Shemsiyèh ne va pas entrer le sabre en main, et nous égorger pour faire un sacrifice à ses dieux ? Oui ! oui ! oui ! Ne ris pas… et, le sacrifice, il le jugerait peut-être d’autant meilleur, que cet homme nous aime peut-être, et offrirait ses bienfaiteurs et sa reconnaissance ? Est-ce que je sais ce qui peut naître et s’agiter dans ces têtes qui sont si différentes des nôtres et qui trahissent des expressions de visage si nouvelles pour nos yeux ? Et ce Kerbelay-Houssein, lui-même, dont nous célébrons l’honnêteté et la droiture, depuis que nous le connaissons, savons-nous bien ce que lui-même appelle droiture et honnêteté ? Qu’y a-t-il de commun entre ces gens-là et nous ? Eh bien ! oui, j’ai peur ! Je voudrais me retrouver dans un autre pays, dans le nôtre, dans celui que nous avons contemplé toute notre vie, qui n’a pas de mystère et d’inconnu pour nous ; pour lequel nous sommes faits, et qui est fait pour les natures que nous avons reçues du ciel  ! Je voudrais voir les gens que nous pouvons reconnaître, sur le visage desquels nous sommes accoutumés à lire, et qui comprennent le bien et le mal de la même façon que nous ! Enfin, Valerio, oui, c’est vrai, je me sens perdue ici ; nous sommes tout seuls, et, j’en conviens, j’ai peur ! j’ai peur ! j’ai peur  ! Je ne veux pas rester ici ! Allons-nous-en  !

À ces mots, elle serra plus fort encore son mari dans ses bras et redoubla ses sanglots. Elle était en proie à une réaction qui se produit assez ordinairement en Asie chez les gens, peu ou mal trempés. On voit de ceux-ci, pris subitement, et sans autre cause qu’un travail intérieur de leur conscience, par des paniques qui, en s’accumulant les unes sur les autres, s’exagèrent et s’exaspèrent, arriver à la véritable folie. Tel, et des exemples en sont connus, prend tout bonnement le parti de s’enfuir et regagne l’Europe à travers des dangers très-réels pour échapper aux plus imaginaires des périls. Tel autre se croit constamment à la minute d’un assassinat. S’il est assis dans sa chambre, dont la porte est close, et qu’il entende des pas dans le corridor, c’est un musulman fanatique qui est là, se colle contre la muraille… se glisse… entre… son poignard est déjà dans sa main… il va frapper ! La victime sent ses membres se couvrir d’une sueur froide… Il se calme pourtant… Ce n’était rien que son propre domestique qui lui apporte le thé et dépose la tasse sur la table. Mais le malade lui a trouvé l’air singulier. Cet homme couve un mauvais coup. Il n’a pas osé, parce qu’il a vu qu’on était sur ses gardes. Maintenant il reviendra. Il va faire feu de ses pistolets par la fenêtre.

Quelquefois l’halluciné reprend tout son sang-froid, s’accoutume au milieu dans lequel il est placé, et sa guérison est assurée ; mais il arrive aussi que le mal maintient et assure son empire, alors on tombe dans la variété la plus redoutable de la souffrance appelée nostalgie.

En voyant Lucie souffrir d’un tel état, Valerio eut peur à son tour. Le jour arriva, et les angoisses de la nuit un peu calmées firent place à une langueur, à un abattement qui n’étaient pas de bon augure. La jeune femme s’efforça, ce jour-là et les jours suivants, de prendre sur elle, pour ne pas affliger son mari ; mais il ne lui fut pas possible de retrouver son enthousiasme perdu ; elle ne prenait plus à rien un intérêt véritable ; elle était gênée, elle était froide ; un dégoût profond et irrémédiable l’envahissait de plus en plus, et perçait dans toutes ses paroles.

Kerbelay-Houssein s’aperçut à sa pâleur que les choses n’allaient, plus comme autrefois ; il devina en gros ce qui se passait pour en avoir vu d’autres exemples.

— Je vous ai prévenu, dit-il à Valerio, un matin, pendant une marche ; je vous ai prévenu ! les femmes de votre pays ne sont pas faites pour la vie que nous menons. La vôtre est particulièrement susceptible ; elle ne peut supporter indéfiniment la vue de nos longues barbes et de nos robes longues, elle qui est habituée aux visages ras et aux habits courts. Si vous persistez à prolonger votre voyage, vous la perdrez, je vous le dis franchement.

— C’est vrai, répondit Valerio en baissant la tête, ma femme est malade ; mais croyez-vous que son état ne puisse s’améliorer et que les conséquences en soient si dangereuses ?

— Croyez-moi, je vous le répète, ne poussez pas l’épreuve plus loin. Tout à l’heure, à la station, nous ferons rencontre d’une caravane qui va à Bagdad ; quittez-moi, rejoignez-la, et retournez en Europe par Alep et Beyrouth.

Valerio se soumit et en fut immédiatement récompensé. Aussitôt que Lucie eut connaissance de ce qui allait arriver, elle éprouva un soulagement immédiat. Elle sourit franchement pour la première fois depuis bien des jours. La séparation de tous les amis qu’elle s’était faits lui fut cependant pénible ; quelques heures, auparavant, elle les détestait et les redoutait. Quand le Shemsiyèh prit congé d’elle, la jeune femme lui fit quelques présents qui furent reçus avec une émotion de reconnaissance. Le pauvre diable jura à l’Européenne un souvenir éternel, et il a tenu parole. Le poëte composa un sonnet, dont la copie fut précieusement conservée. La femme de Redjèb-Aly serra longtemps sa protectrice sur son cœur et celle-ci lui rendit ses embrassements avec une émotion vraie. À ce moment, elle aurait presque souhaité de ne pas partir. Mais la résolution était prise. Kerbelay-Houssein lui donna solennellement sa bénédiction en l’appelant sa fille, et elle passa avec Valerio dans le campement de l’autre caravane.

Un an après, Valerio Conti et sa charmante femme prenaient le thé dans un salon de Berlin. Il y avait là des diplomates, des militaires, des professeurs et des femmes fort spirituelles et aimables. On faisait raconter à la jeune voyageuse ses aventures en Asie, et elle y mettait une verve, un feu, une exaltation qui la rendaient particulièrement charmante.

— Oui, je vous l’assure, disait-elle. Je regrette ce temps comme le meilleur de ma vie. Je suis assurément bien reconnaissante au comte de P. d’avoir fait nommer M. Conti secrétaire à la légation ottomane dans cette Cour ; mais, s’il n’y avait pas réussi, eh bien, je serais encore dans cet Orient, que j’ai trop rapidement traversé, et qui éveille au milieu de mes souvenirs les sensations les plus heureuses, les plus brillantes, les plus inoubliables que j’aie jamais éprouvées.

— Hélas  ! dit Valerio, vous oubliez, ma chère, que ces sensations vous tuaient et que la fin n’en est pas venue trop tôt.

— Madame, ajouta le professeur Kaufmann, qui est un peu pédant, l’organisme humain garde aussi bien l’empreinte d’un plaisir qui lui faisait mal que celle d’une maladie grave qui pouvait le briser.



FIN