Nouvelles Chansons du Chat noir/Les Culs-de-Jatte

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Heugel & Cie (p. 73-81).


No 7

LES CULS-DE-JATTE


BALLADE


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LES CULS-DE-JATTE



Levant leurs têtes incongrues,
Les culs-de-jatte dans les rues
Implorent les foules bourrues.

Ils vont sans jamais se lasser
Et se servent, pour avancer,
De simples fers à repasser.

Rangés sur les places publiques,
Comme les moineaux pacifiques
Le long des fils télégraphiques,


Ils reposent leur fondement
Sur le sol du gouvernement
Sans payer l’enregistrement !

Chacun, d’une voix lamentable,
Harcèle une âme charitable :
C’est un vacarme épouvantable !



La police à ce concerto
Oppose parfois son veto,
Ça les fait rompre subito.

L’un à l’autre accrochés en grappe,
Ils s’en vont d’étape en étape,
Et jamais on ne les rattrape !


Grâce ! éternels persécuteurs,
Pincez plutôt les malfaiteurs ;
Ces éclopés sont électeurs.

Ces éclopés, toute leur vie,
Ont une table bien servie,
Ah ! je comprends qu’on leur envie

Le bonheur de ne marcher pas !
C’est si fatigant ici-bas
D’allonger toujours ses compas,



Quand, paria de la nature.
On peut avec désinvolture
Traîner son derrière en voiture !


Ô bienheureux estropiés,
Qui buvez comme des pompiers,
Et n’avez pas de cors aux pieds !

Enfin, loin de la politique,
Le bon cul-de-jatte fabrique
Des enfants pour la République.



Et lorsque, devenu très vieux,
Après un passé vertueux,
Il va rejoindre ses aïeux,

Son âme vers les cieux s’envole
Dans une éclatante auréole.
Alors on voit, touchant symbole,

Tous ses camarades en deuil
Pleurer autour de son cercueil,
En buvant du vin d’Argenteuil.




                    PRIÈRE

Seigneur, rendez-moi cul-de-jatte,
Et, plus sage que feu Socrate,
Point ne me foulerai la rate.

Je m’humecterai de Médoc ;
Chaque soir, je boirai mon bock,
Et j’irai dans les five o’clock !

Vins fins et chère délicate
Teindront mon nez en écarlate ;
Seigneur, rendez-moi cul-de-jatte !