Nouvelles (Sand — 1869)/Texte entier

Nouvelles (1861)
Michel Lévy frères, éditeurs.
ŒUVRES


DE


GEORGE SAND

MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS




ŒUVRES COMPLÈTES


DE


GEORGE SAND


FORMAT GRAND IN-18

Les Amours de l’âge d’or 1 vol.
Adriani 1 —
André 1 —
Antonia 1 —
Les Beaux Messieurs de Bois-Doré 2 —
Cadio 1 —
Le Château des Désertes 1 —
Le Compagnon du tour de France 2 —
La Comtesse de Rudolstadt 2 —
La Confession d’une jeune fille 2 —
Constance Verrier 1 —
Consuelo 3 —
Les Dames vertes 1 —
La Daniella 2 —
La Dernière Aldini 1 —
Le Dernier Amour 1 —
Le Diable aux champs 1 —
Elle et Lui 1 —
La Famille de Germandre 1 —
La Filleule 1 —
Flavie 1 —
François le Champi 1 —
Histoire de ma vie 4 —
Un Hiver à Majorque — Spiridion 1 —
L’Homme de neige 3 —
Horace 1 —
Indiana 1 —
Isidora 1 —
Jacques 1 —
Jean de la Roche 1 —

Jean Ziska — Gabriel 1 vol.
Jeanne 1 —
Laura 1 —
Lélia — Métella — Cora 2 —
Lettres d’un Voyageur 1 —
Lucrezia-Floriani-Lavinia 1 —
Mademoiselle La Quintinie 1 —
Mademoiselle Merquem 1 —
Les Maîtres sonneurs 1 —
Les Maîtres mosaïstes 1 —
La Mare au Diable 1 —
Le Marquis de Villemer 1 —
Mauprat 1 —
Le Meunier d’Angibault 1 —
Monsieur Sylvestre 1 —
Mont-Revêche 1 —
Narcisse 1 —
Nouvelles 1 —
La Petite Fadette 1 —
Le Péché de M. Antoine 2 —
Le Piccinino 2 —
Promenades autour d’un village 1 —
Le Secrétaire intime 1 —
Les 7 Cordes de la Lyre 1 —
Simon 1 —
Tamaris 1 —
Teverino — Léone Léoni 1 —
Théâtre complet 4 —
Théâtre de Nohant 1 —
L’Uscoque 1 —
Valentine 1 —
Valvèdre 1 —
La Ville noire 1 —



Clichy. — Imp. M. Loignon, Paul Dupont et Cie, 12, rue du Bac-d’Asnières.
NOUVELLES


DE


GEORGE SAND




LA MARQUISE


LAVINIA — PAULINE — MATTEA


METELLA — MELCHIOR




NOUVELLE ÉDITION



PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
rue vivienne, 2 bis, et boulevard des italiens, 15
à la librairie nouvelle




1869


Droits de reproduction et de traduction réservés

PRÉFACE


C’est la première fois que l’on réunit en volume ces nouvelles écrites en différents pays et à différentes époques. Si quelques-unes sont des fantaisies du moment, d’autres, Métella et Pauline par exemple, sont des études un peu plus approfondies et mieux faites pour résister aux changements de mode ou d’opportunité dans la forme et la donnée. À ce propos, l’auteur veut, non pas se défendre, mais s’expliquer vis-à-vis de ceux qui lui reprochent encore quelquefois de placer systématiquement la femme au premier plan de ses compositions, et de lui attribuer le meilleur rôle. Il a peut-être le droit de trouver la remarque un peu vieillie à l’heure qu’il est, car il croit avoir apporté, sous ce rapport, plus d’équilibre dans un certain nombre de ses romans. Si on n’en trouve pas encore assez, il répondra simplement ceci : « Donnez-moi le temps. » Mais la réponse demande encore une courte explication.

Il n’y a jamais eu de système chez l’auteur de ces nouvelles, à propos de la priorité d’un sexe sur l’autre. Il a toujours cru à une parfaite égalité naturelle que n’altère en rien la diversité des fonctions, puisque chaque sexe a sa supériorité marquée par la Providence dans l’exercice de la fonction que la nature lui attribue. Mais, sans revenir à des considérations philosophiques trop élémentaires pour être discutables, l’auteur de Pauline, de Métella et de beaucoup d’autres fictions du même genre peut appeler l’attention du critique et du lecteur sur une circonstance dont il faut tenir compte.

Il est très-difficile à une femme de bien comprendre, de bien définir et de bien dépeindre un homme d’un mérite complet, et surtout de l’employer comme personnage actif et principal dans un roman. Pour qu’un écrivain-femme connaisse bien la cause et le jeu des forces morales de l’homme, il faut qu’avec le temps, l’observation et quelques études injustement réputées inutiles à son sexe et à son état, il devienne, non pas homme lui-même, ce qui lui serait impossible, mais un peu moins enfant que ne l’a laissé son éducation première. Il pourra comprendre alors l’importance, de certaines préoccupations intellectuelles qui lui étaient étrangères, et ne pas restreindre le rôle masculin à ses rapports avec l’amour ou la famille. Si, de préférence, cet écrivain-femme étudie les passions qui sont le principal ressort du roman moderne, il pourra, du moins, indiquer par quelles applications de sagesse, de courage et de haute raison, un homme de cœur et de savoir peut corriger la fatalité des circonstances et les défaillances même de l’esprit ou de l’âme chez lui et chez les autres.

Bien plus facile est la tâche de ce même écrivain quand il réserve toutes les couleurs de son pinceau pour le type femme. Celui-ci, il le connaît en lui et hors de lui, parce que l’ordre des sentiments et des idées du sexe dont il fait partie rentre dans le point de vue que son œil peut mesurer et embrasser. Pour être juste, disons que les écrivains-hommes éprouvent aussi de grandes difficultés lorsqu’il s’agit pour eux de pénétrer délicatement et impartialement dans le cœur et dans le cerveau de la femme. Généralement ils la font trop laide ou trop belle, trop faible ou trop forte, et ceux qui ont surmonté les aspérités de ce travail de divination savent que ce n’a pas été peu de chose. Mais disons aussi que, par son éducation plus complète et son raisonnement plus exercé, l’homme peut plus aisément peindre la femme, que la femme ne peut peindre l’homme.

Les nouvelles qu’on va lire appartiennent presque toutes à la jeunesse de l’auteur, et on est toujours indulgent pour la jeunesse. On sent qu’il serait injuste de conclure dogmatiquement contre ce qui est spontané, par conséquent naïf.

G. SAND.
Nohant, janvier 1861.
LA MARQUISE


I


La marquise de R… n’était pas fort spirituelle, quoiqu’il soit reçu en littérature que toutes les vieilles femmes doivent pétiller d’esprit. Son ignorance était extrême sur toutes les choses que le frottement du monde ne lui avait point apprises. Elle n’avait pas non plus cette excessive délicatesse d’expression, cette pénétration exquise, ce tact merveilleux qui distinguent, à ce qu’on dit, les femmes qui ont beaucoup vécu. Elle était, au contraire, étourdie, brusque, franche, quelquefois même cynique. Elle détruisait absolument toutes les idées que je m’étais faites d’une marquise du bon temps. Et pourtant elle était bien marquise, et elle avait vu la cour de Louis xv ; mais, comme ç’avait été dès lors un caractère d’exception, je vous prie de ne pas chercher dans son histoire l’étude sérieuse des mœurs d’une époque. La société me semble si difficile à connaître bien et à bien peindre dans tous les temps, que je ne veux point m’en mêler. Je me bornerai à vous raconter de ces faits particuliers qui établissent des rapports de sympathie irrécusables entre les hommes de toutes les sociétés et de tous les siècles.

Je n’avais jamais trouvé un grand charme dans la société de cette marquise. Elle ne me semblait remarquable que pour la prodigieuse mémoire qu’elle avait conservée du temps de sa jeunesse, et pour la lucidité virile avec laquelle s’exprimaient ses souvenirs. Du reste, elle était, comme tous les vieillards, oublieuse des choses de la veille et insouciante des événements qui n’avaient point sur sa destinée une influence directe.

Elle n’avait pas eu une de ces beautés piquantes qui, manquant d’éclat et de régularité, ne pouvaient se passer d’esprit. Une femme ainsi faite en acquérait pour devenir aussi belle que celles qui l’étaient davantage. La marquise, au contraire, avait eu le malheur d’être incontestablement belle. Je n’ai vu d’elle que son portrait, qu’elle avait, comme toutes les vieilles femmes, la coquetterie d’étaler dans sa chambre à tous les regards. Elle y était représentée en nymphe chasseresse, avec un corsage de satin imprimé imitant la peau de tigre, des manches de dentelle, un arc de bois de sandal et un croissant de perles qui se jouait sur ses cheveux crêpés. C’était, malgré tout, une admirable peinture, et surtout une admirable femme : grande, svelte, brune, avec des yeux noirs, des traits sévères et nobles, une bouche vermeille qui ne souriait point, et des mains qui, dit-on, avaient fait le désespoir de la princesse de Lamballe. Sans la dentelle, le satin et la poudre, c’eût été vraiment là une de ces nymphes fières et agiles que les mortels apercevaient au fond des forêts ou sur le flanc des montagnes pour en devenir fou d’amour et de regret.

Pourtant la marquise avait eu peu d’aventures. De son propre aveu, elle avait passé pour manquer d’esprit. Les hommes blasés d’alors aimaient moins la beauté pour elle-même que pour ses agaceries coquettes. Des femmes infiniment moins admirées lui avaient ravi tous ses adorateurs, et, ce qu’il y a d’étrange, elle n’avait pas semblé s’en soucier beaucoup. Ce qu’elle m’avait raconté, à bâtons rompus, de sa vie, me faisait penser que ce cœur-là n’avait point eu de jeunesse, et que la froideur de l’égoïsme avait dominé toute autre faculté. Cependant je voyais autour d’elle des amitiés assez vives pour la vieillesse : ses petits-enfants la chérissaient, et elle faisait du bien sans ostentation ; mais, comme elle ne se piquait pas de principes, et avouait n’avoir jamais aimé son amant, le vicomte de Larrieux, je ne pouvais pas trouver d’autre explication à son caractère.

Un soir, je la vis plus expansive encore que de coutume. Il y avait de la tristesse dans ses pensées.

— Mon cher enfant, me dit-elle, le vicomte de Larrieux vient de mourir de sa goutte ; c’est une grande douleur pour moi, qui fus son amie pendant soixante ans. Et puis il est effrayant de voir comme l’on meurt ! Ce n’est pas étonnant, il était si vieux !

— Quel âge avait-il ? demandai-je.

— Quatre-vingt-quatre ans. Pour moi, j’en ai quatre-vingts ; mais je ne suis pas infirme comme il l’était ; je dois espérer de vivre plus que lui. N’importe ! voici plusieurs de mes amis qui s’en vont cette année, et on a beau se dire qu’on est plus jeune et plus robuste, on ne peut pas s’empêcher d’avoir peur quand on voit partir ainsi ses contemporains.

— Ainsi, lui dis-je, voilà tous les regrets que vous lui accordez, à ce pauvre Larrieux, qui vous a adorée pendant soixante ans, qui n’a cessé de se plaindre de vos rigueurs, et qui ne s’en est jamais rebuté ? C’était le modèle des amants, celui-là ! On ne fait plus de pareils hommes !

— Laissez donc, dit la marquise avec un sourire froid, cet homme avait la manie de se lamenter et de se dire malheureux. Il ne l’était pas du tout, chacun le sait.

Voyant ma marquise en train de babiller, je la pressai de questions sur ce vicomte de Larrieux et sur elle-même ; et voici la singulière réponse que j’en obtins :

— Mon cher enfant, je vois bien que vous me regardez comme une personne d’un caractère très-maussade et très-inégal. Il se peut que cela soit. Jugez-en vous-même : je vais vous dire toute mon histoire, et vous confesser des travers que je n’ai jamais dévoilés à personne. Vous qui êtes d’une époque sans préjugés, vous me trouverez moins coupable peut-être que je ne me le semble à moi-même ; mais, quelle que soit l’opinion que vous prendrez de moi, je ne mourrai pas sans m’être fait connaître à quelqu’un. Peut-être me donnerez-vous quelque marque de compassion qui adoucira la tristesse de mes souvenirs. — Je fus élevée à Saint-Cyr. L’éducation brillante qu’on y recevait produisait effectivement fort peu de chose. J’en sortis à seize ans pour épouser le marquis de R…, qui en avait cinquante, et je n’osai pas m’en plaindre, car tout le monde me félicitait sur ce beau mariage, et toutes les filles sans fortune enviaient mon sort.

» J’ai toujours eu peu d’esprit ; dans ce temps-là, j’étais tout à fait bête. Cette éducation claustrale avait achevé d’engourdir mes facultés déjà très-lentes. Je sortis du couvent avec une de ces niaises innocences dont on a bien tort de nous faire un mérite, et qui nuisent souvent au bonheur de toute notre vie.

» En effet, l’expérience que j’acquis en six mois de mariage trouva un esprit si étroit pour la recevoir, qu’elle ne me servit de rien. J’appris, non pas à connaître la vie, mais à douter de moi-même. J’entrai dans le monde avec des idées tout à fait fausses et des préventions dont toute ma vie n’a pu détruire l’effet.

» À seize ans et demi, j’étais veuve ; et ma belle-mère, qui m’avait prise en amitié pour la nullité de mon caractère, m’exhorta à me remarier. Il est vrai que j’étais grosse, et que le faible douaire qu’on me laissait devait retourner à la famille de mon mari au cas où je donnerais un beau-père à son héritier. Dès que mon deuil fut passé, on me produisit donc dans le monde, et l’on m’y entoura de galants. J’étais alors dans tout l’éclat de la beauté, et, de l’aveu de toutes les femmes, il n’était point de figure ni de taille qui pussent m’être comparées.

» Mais mon mari, ce libertin vieux et blasé qui n’avait jamais eu pour moi qu’un dédain ironique, et qui m’avait épousée pour obtenir une place promise à ma considération, m’avait laissé tant d’aversion pour le mariage, que jamais je ne voulus consentir à contracter de nouveaux liens. Dans mon ignorance de la vie, je m’imaginais que tous les hommes étaient les mêmes, que tous avaient cette sécheresse de cœur, cette impitoyable ironie, ces caresses froides et insultantes qui m’avaient tant humiliée. Toute bornée que j’étais, j’avais fort bien compris que les rares transports de mon mari ne s’adressaient qu’à une belle femme, et qu’il n’y mettait rien de son âme. Je redevenais ensuite pour lui une sotte dont il rougissait en public, et qu’il eût voulu pouvoir renier.

» Cette funeste entrée dans la vie me désenchanta pour jamais. Mon cœur, qui n’était peut-être pas destiné à cette froideur, se resserra et s’entoura de méfiances. Je pris les hommes en aversion et en dégoût. Leurs hommages m’insultèrent ; je ne vis en eux que des fourbes qui se faisaient esclaves pour devenir tyrans. Je leur vouai un ressentiment et une haine éternels.

» Quand on n’a pas besoin de vertu, on n’en a pas ; voilà pourquoi, avec les mœurs les plus austères, je ne fus point vertueuse. Oh ! combien je regrettai de ne pouvoir l’être ! combien je l’enviai, cette force morale et religieuse qui combat les passions et colore la vie ! la mienne fut si froide et si nulle ! Que n’eussé-je point donné pour avoir des passions à réprimer, une lutte à soutenir, pour pouvoir me jeter à genoux et prier comme ces jeunes femmes que je voyais, au sortir du couvent, se maintenir sages dans le monde durant quelques années à force de ferveur et de résistance ! Moi, malheureuse, qu’avais-je à faire sur la terre ? Rien qu’à me parer, à me montrer et à m’ennuyer. Je n’avais point de cœur, point de remords, point de terreurs ; mon ange gardien dormait au lieu de veiller. La Vierge et ses chastes mystères étaient pour moi sans consolation et sans poésie. Je n’avais nul besoin des protections célestes : les dangers n’étaient pas faits pour moi, et je me méprisais pour ce dont j’eusse dû me glorifier.

» Car il faut vous dire que je m’en prenais à moi autant qu’aux autres quand je trouvais en moi cette volonté de ne pas aimer dégénérée en impuissance. J’avais souvent confié aux femmes qui me pressaient de faire choix d’un mari ou d’un amant l’éloignement que m’inspiraient l’ingratitude, l’égoïsme et la brutalité des hommes. Elles me riaient au nez quand je parlais ainsi, m’assurant que tous n’étaient pas semblables à mon vieux mari, et qu’ils avaient des secrets pour se faire pardonner leurs défauts et leurs vices. Cette manière de raisonner me révoltait ; j’étais humiliée d’être femme en entendant d’autres femmes exprimer des sentiments aussi grossiers, et rire comme des folles quand l’indignation me montait au visage. Je m’imaginais un instant valoir mieux qu’elles toutes.

» Et puis je retombais avec douleur sur moi-même ; l’ennui me rongeait. La vie des autres était remplie, la mienne était vide et oisive. Alors je m’accusais de folie et d’ambition démesurée ; je me mettais à croire tout ce que m’avaient dit ces femmes rieuses et philosophes, qui prenaient si bien leur siècle comme il était. Je me disais que l’ignorance m’avait perdue, que je m’étais forgé des espérances chimériques, que j’avais rêvé des hommes loyaux et parfaits qui n’étaient point de ce monde. En un mot, je m’accusais de tous les torts qu’on avait eus envers moi.

» Tant que les femmes espérèrent me voir bientôt convertie à leurs maximes et à ce qu’elles appelaient leur sagesse, elles me supportèrent. Il y en avait même plus d’une qui fondait sur moi un grand espoir de justification pour elle-même, plus d’une qui avait passé des témoignages exagérés d’une vertu farouche à une conduite éventée, et qui se flattait de me voir donner au monde l’exemple d’une légèreté capable d’excuser la sienne.

» Mais, quand elles virent que cela ne se réalisait point ; que j’avais déjà vingt ans, et que j’étais incorruptible, elles me prirent en horreur ; elles prétendirent que j’étais leur critique incarnée et vivante ; elles me tournèrent en ridicule avec leurs amants, et ma conquête fut l’objet des plus outrageants projets et des plus immorales entreprises. Des femmes d’un haut rang dans le monde ne rougirent point de tramer en riant d’infâmes complots contre moi, et, dans la liberté de mœurs de la campagne, je fus attaquée de toutes les manières avec un acharnement de désirs qui ressemblait à de la haine. Il y eut des hommes qui promirent à leurs maîtresses de m’apprivoiser, et des femmes qui permirent à leurs amants de l’essayer. Il y eut des maîtresses de maison qui s’offrirent à égarer ma raison avec l’aide des vins de leurs soupers. J’eus des amis et des parents qui me présentèrent, pour me tenter, des hommes dont j’aurais fait de très-beaux cochers pour ma voiture. Comme j’avais eu l’ingénuité de leur ouvrir toute mon âme, elles savaient fort bien que ce n’était ni la piété, ni l’honneur, ni un ancien amour qui me préservait, mais bien la méfiance et un sentiment de répulsion involontaire ; elles ne manquèrent pas de divulguer mon caractère, et, sans tenir compte des incertitudes et des angoisses de mon âme, elles répandirent hardiment que je méprisais tous les hommes. Il n’est rien qui les blesse plus que ce sentiment ; ils pardonnent plutôt le libertinage que le dédain. Aussi partagèrent-ils l’aversion que les femmes avaient pour moi ; ils ne me recherchèrent plus que pour satisfaire leur vengeance et me railler ensuite. Je trouvai l’ironie et la fausseté écrites sur tous les fronts, et ma misanthropie s’en accrut chaque jour.

» Une femme d’esprit eût pris son parti sur tout cela ; elle eût persévéré dans la résistance, ne fût-ce que pour augmenter la rage de ses rivales ; elle se fût jetée ouvertement dans la piété pour se rattacher à la société de ce petit nombre de femmes vertueuses qui, même en ce temps-là, faisaient l’édification des honnêtes gens. Mais je n’avais pas assez de force dans le caractère pour faire face à l’orage qui grossissait contre moi. Je me voyais délaissée, méconnue, haïe ; déjà ma réputation était sacrifiée aux imputations les plus horribles et les plus bizarres. Certaines femmes, vouées à la plus licencieuse débauche, feignaient de se voir en danger auprès de moi.


II

» Sur ces entrefaites arriva de province un homme sans talent, sans esprit, sans aucune qualité énergique ou séduisante, mais doué d’une grande candeur et d’une droiture de sentiments bien rare dans le monde où je vivais. Je commençais à me dire qu’il fallait faire enfin un choix, comme disaient mes compagnes. Je ne pouvais me marier, étant mère, et, n’ayant confiance à la bonté d’aucun homme, je ne croyais pas avoir ce droit. C’était donc un amant qu’il me fallait accepter pour être au niveau de la compagnie où j’étais jetée. Je me déterminai en faveur de ce provincial, dont le nom et l’état dans le monde me couvraient d’une assez belle protection. C’était le vicomte de Larrieux.

» Il m’aimait, lui, et dans la sincérité de son âme ! Mais, son âme ! en avait-il une ? C’était un de ces hommes froids et positifs qui n’ont pas même pour eux l’élégance du vice et l’esprit du mensonge. Il m’aimait à son ordinaire, comme mon mari m’avait quelquefois aimée. Il n’était frappé que de ma beauté, et ne se mettait pas en peine de découvrir mon cœur. Chez lui, ce n’était pas dédain, c’était ineptie. S’il eût trouvé en moi la puissance d’aimer, il n’eût pas su comment y répondre.

» Je ne crois pas qu’il ait existé un homme plus matériel que ce pauvre Larrieux. Il mangeait avec volupté, il s’endormait sur tous les fauteuils, et, le reste du temps, il prenait du tabac. Il était ainsi toujours occupé à satisfaire quelque appétit physique. Je ne pense pas qu’il eût une idée par jour.

» Avant de l’élever jusqu’à mon intimité, j’avais de l’amitié pour lui, parce que, si je ne trouvais en lui rien de grand, du moins je n’y trouvais rien de méchant ; et en cela seul consistait sa supériorité sur tout ce qui m’entourait. Je me flattai donc, en écoutant ses galanteries, qu’il me réconcilierait avec la nature humaine, et je me confiai à sa loyauté. Mais à peine lui eus-je donné sur moi ces droits que les femmes faibles ne reprennent jamais, qu’il me persécuta d’un genre d’obsession insupportable, et réduisit tout son système d’affection au seul témoignage qu’il fût capable d’apprécier.

» Vous voyez, mon ami, que j’étais tombée de Charybde en Scylla. Cet homme, qu’à son large appétit et à ses habitudes de sieste, j’avais cru d’un sang si calme, n’avait même pas en lui le sentiment de cette forte amitié que j’espérais rencontrer. Il disait en riant qu’il lui était impossible d’avoir de l’amitié pour une belle femme. Et si vous saviez ce qu’il appelait l’amour !…

» Je n’ai point la prétention d’avoir été pétrie d’un autre limon que toutes les autres créatures humaines. À présent que je ne suis plus d’aucun sexe, je pense que j’étais alors tout aussi femme qu’une autre, mais qu’il a manqué au développement de mes facultés de rencontrer un homme que je pusse aimer assez pour jeter un peu de poésie sur les faits de la vie animale. Mais, cela n’étant point, vous-même, qui êtes un homme, et par conséquent moins délicat sur cette perception de sentiment, vous devez comprendre le dégoût qui s’empare du cœur quand on se soumet aux exigences de l’amour sans en avoir compris les besoins… En trois jours le vicomte de Larrieux me devint insoutenable.

» Eh bien, mon cher, je n’eus jamais l’énergie de me débarrasser de lui ! Pendant soixante ans, il a fait mon tourment et ma satiété. Par complaisance, par faiblesse ou par ennui, je l’ai supporté. Toujours mécontent de mes répugnances, et toujours attiré vers moi par les obstacles que je mettais à sa passion, il a eu pour moi l’amour le plus patient, le plus courageux, le plus soutenu et le plus ennuyeux qu’un homme ait jamais eu pour une femme.

» Il est vrai que, depuis que j’avais érigé auprès de moi un protecteur, mon rôle dans le monde était infiniment moins désagréable. Les hommes n’osaient plus me rechercher ; car le vicomte était un terrible ferrailleur et un atroce jaloux. Les femmes qui avaient prédit que j’étais incapable de fixer un homme voyaient avec dépit le vicomte enchaîné à mon char ; et peut-être entrait-il dans ma patience envers lui un peu de cette vanité qui ne permet point à une femme de paraître délaissée. Il n’y avait pourtant pas de quoi se glorifier beaucoup dans la personne de ce pauvre Larrieux ; mais c’était un fort bel homme ; il avait du cœur, il savait se taire à propos, il menait un grand train de vie, il ne manquait pas non plus de cette fatuité modeste qui fait ressortir le mérite d’une femme. Enfin, outre que les femmes n’étaient point du tout dédaigneuses de cette fastidieuse beauté, qui me semblait être le principal défaut du vicomte, elles étaient surprises du dévouement sincère qu’il me marquait, et le proposaient pour modèle à leurs amants. Je m’étais donc placée dans une situation enviée ; mais cela, je vous assure, me dédommageait médiocrement des ennuis de l’intimité. Je les supportai pourtant avec résignation, et je gardai à Larrieux une inviolable fidélité. Voyez, mon cher enfant, si je fus aussi coupable envers lui que vous l’avez pensé.

— Je vous ai parfaitement comprise, lui répondis-je ; c’est vous dire que je vous plains et que je vous estime. Vous avez fait aux mœurs de votre temps un véritable sacrifice, et vous fûtes persécutée parce que vous valiez mieux que ces mœurs-là. Avec un peu plus de force morale vous eussiez trouvé dans la vertu tout le bonheur que vous ne trouvâtes point dans une intrigue. Mais laissez-moi m’étonner d’un fait : c’est que vous n’ayez point rencontré, dans tout le cours de votre vie, un seul homme capable de vous comprendre et digne de vous convertir au véritable amour. Faut-il en conclure que les hommes d’aujourd’hui valent mieux que les hommes d’autrefois ?

— Ce serait de votre part une grande fatuité, me répondit-elle en riant. J’ai fort peu à me louer des hommes de mon temps, et cependant je doute que vous ayez fait beaucoup de progrès ; mais ne moralisons point. Qu’ils soient ce qu’ils sont ; la faute de mon malheur est toute à moi ; je n’avais pas l’esprit de le juger. Avec ma sauvage fierté, il aurait fallu être une femme supérieure, et choisir, d’un coup d’œil d’aigle, entre tous ces hommes si plats, si faux et si vides, un de ces êtres vrais et nobles, qui sont rares et exceptionnels dans tous les temps. J’étais trop ignorante, trop bornée pour cela. À force de vivre, j’ai acquis plus de jugement : je me suis aperçue que certains d’entre eux, que j’avais confondus dans ma haine, méritaient d’autres sentiments ; mais alors j’étais vieille : il n’était plus temps de m’aviser.

— Et, tant que vous fûtes jeune, repris-je, vous ne fûtes pas une seule fois tentée de faire un nouvel essai ? cette aversion farouche n’a jamais été ébranlée ? Cela est étrange !


III


La marquise garda un instant le silence ; mais tout à coup, posant avec bruit sur la table sa tabatière d’or, qu’elle avait longtemps roulée entre ses doigts :

— Eh bien, puisque j’ai commencé à me confesser, dit-elle, je veux tout avouer. Écoutez bien :

» Une fois, une seule fois dans ma vie j’ai été amoureuse, mais amoureuse comme personne ne l’a été, d’un amour passionné, indomptable, dévorant, et pourtant idéal et platonique s’il en fut. Oh ! cela vous étonne bien d’apprendre qu’une marquise du xviiie siècle n’ait eu dans toute sa vie qu’un amour, et un amour platonique ! C’est que, voyez-vous, mon enfant, vous autres jeunes gens, vous croyez bien connaître les femmes, et vous n’y entendez rien. Si beaucoup de vieilles de quatre-vingts ans se mettaient à vous raconter franchement leur vie, peut-être découvririez-vous dans l’âme féminine des sources de vice et de vertu dont vous n’avez pas l’idée.

» Maintenant, devinez de quel rang fut l’homme pour qui, moi, marquise, et marquise hautaine et fière entre toutes, je perdis tout à fait la tête.

— Le roi de France ou le dauphin Louis xvi.

— Oh ! si vous débutez ainsi, il vous faudra trois heures pour arriver jusqu’à mon amant. J’aime mieux vous le dire : c’était un comédien.

— C’était toujours bien un roi, j’imagine.

— Le plus noble et le plus élégant qui monta jamais sur les planches. Vous n’êtes pas surpris ?

— Pas trop. J’ai ouï dire que ces unions disproportionnées n’étaient pas rares, même dans le temps où les préjugés avaient le plus de force en France. Laquelle des amies de madame d’Épinay vivait donc avec Jéliotte ?

— Comme vous connaissez notre temps ! Cela fait pitié. Eh ! c’est précisément parce que ces traits-là sont enseignés dans les mémoires, et cités avec étonnement, que vous devriez conclure leur rareté et leur contradiction avec les mœurs du temps. Soyez sûr qu’ils faisaient dès lors un grand scandale ; et, lorsque vous entendez parler d’horribles dépravations, du duc de Guiche et de Manicamp, de madame de Lionne et de sa fille, vous pouvez être assuré que ces choses-là étaient aussi révoltantes au temps où elles se passèrent qu’au temps où vous les lisez. Croyez-vous donc que ceux dont la plume indignée vous les a transmises fussent les seuls honnêtes gens de France ?

Je n’osais point contredire la marquise. Je ne sais lequel de nous deux était compétent pour juger la question. Je la ramenai à son histoire, qu’elle reprit ainsi :

— Pour vous prouver combien peu cela était toléré, je vous dirai que, la première fois que je le vis et que j’exprimai mon admiration à la comtesse de Ferrières, qui se trouvait auprès de moi, elle me répondit :

« — Ma toute belle, vous ferez bien de ne pas dire votre avis si chaudement devant une autre que moi ; on vous raillerait cruellement si l’on vous soupçonnait d’oublier qu’aux yeux d’une femme bien née un comédien ne peut pas être un homme.

» Cette parole de madame de Ferrières me resta dans l’esprit, je ne sais pourquoi. Dans la situation où j’étais, ce ton de mépris me paraissait absurde ; et cette crainte que je ne vinsse à me compromettre par mon admiration semblait une hypocrite méchanceté.

» Il s’appelait Lélio, était Italien de naissance, mais parlait admirablement le français. Il pouvait bien avoir trente-cinq ans, quoique, sur la scène, il parût souvent n’en avoir pas vingt. Il jouait mieux Corneille que Racine ; mais dans l’un et dans l’autre il était inimitable.

— Je m’étonne, dis-je en interrompant la marquise, que son nom ne soit pas resté dans les annales du talent dramatique.

— Il n’eut jamais de réputation, répondit-elle ; on ne l’appréciait ni à la ville ni à la cour. À ses débuts, j’ai ouï dire qu’il fut outrageusement sifflé. Par la suite, on lui tint compte de la chaleur de son âme et de ses efforts pour se perfectionner ; on le toléra, on l’applaudit parfois ; mais, en somme, on le considéra toujours comme un comédien de mauvais goût.

» C’était un homme qui, en fait d’art, n’était pas plus de son siècle, qu’en fait de mœurs je n’étais du mien. Ce fut peut-être là le rapport immatériel, mais tout-puissant, qui des deux extrémités de la chaîne sociale attira nos âmes l’une vers l’autre. Le public n’a pas plus compris Lélio que le monde ne m’a jugée.

» — Cet homme est exagéré, disait-on de lui ; il se force, il ne sent rien.

» Et de moi l’on disait ailleurs :

» — Cette femme est méprisante et froide ; elle n’a pas de cœur.

» Qui sait si nous n’étions pas les deux êtres qui sentaient le plus vivement de l’époque ?

» Dans ce temps-là, on jouait la tragédie décemment ; il fallait avoir bon ton, même en donnant un soufflet ; il fallait mourir convenablement et tomber avec grâce. L’art dramatique était façonné aux convenances du beau monde ; la diction et le geste des acteurs étaient en rapport avec les paniers et la poudre dont on affublait encore Phèdre et Clytemnestre. Je n’avais pas calculé et senti les défauts de cette école. Je n’allais pas loin dans mes réflexions ; seulement, la tragédie m’ennuyait à mourir ; et, comme il était de mauvais ton d’en convenir, j’allais courageusement m’y ennuyer deux fois par semaine ; mais l’air froid et contraint dont j’écoutais ces pompeuses tirades faisait dire de moi que j’étais insensible au charme des beaux vers.

» J’avais fait une assez longue absence de Paris, quand je retournai un soir à la Comédie-Française pour voir jouer le Cid. Pendant mon séjour à la campagne, Lélio avait été admis à ce théâtre, et je le voyais pour la première fois. Il joua Rodrigue. Je n’entendis pas plus tôt le son de sa voix, que je fus émue. C’était une voix plus pénétrante que sonore, une voix nerveuse et accentuée. Sa voix était une des choses que l’on critiquait en lui. On voulait que le Cid eût une basse-taille, comme on voulait que tous les héros de l’antiquité fussent grands et forts. Un roi qui n’avait pas cinq pieds six pouces ne pouvait pas ceindre le diadème : cela était contraire au bon goût.

» Lélio était petit et grêle ; sa beauté ne consistait pas dans les traits, mais dans la noblesse du front, dans la grâce irrésistible des attitudes, dans l’abandon de la démarche, dans l’expression fière et mélancolique de la physionomie. Je n’ai jamais vu dans une statue, dans une peinture, dans un homme, une puissance de beauté plus idéale et plus suave. C’est pour lui qu’aurait dû être créé le mot de charme, qui s’appliquait à toutes ses paroles, à tous ses regards, à tous ses mouvements.

» Que vous dirai-je ? Ce fut, en effet, un charme jeté sur moi. Cet homme, qui marchait, qui parlait, qui agissait sans méthode et sans prétention, qui sanglotait avec le cœur autant qu’avec la voix, qui s’oubliait lui-même pour s’identifier avec la passion ; cet homme, que l’âme semblait user et briser, et dont un regard renfermait tout l’amour que j’avais cherché vainement dans le monde, exerça sur moi une puissance vraiment électrique ; cet homme, qui n’était pas né dans son temps de gloire et de sympathies, et qui n’avait que moi pour le comprendre et marcher avec lui, fut, pendant cinq ans, mon roi, mon dieu, ma vie, mon amour.

» Je ne pouvais plus vivre sans le voir : il me gouvernait, il me dominait. Ce n’était pas un homme pour moi ; mais je l’entendais autrement que madame de Ferrières ; c’était bien plus : c’était une puissance morale, un maître intellectuel, dont l’âme pétrissait la mienne à son gré. Bientôt il me fut impossible de renfermer les impressions que je recevais de lui. J’abandonnai ma loge à la Comédie-Française pour ne pas me trahir. Je feignis d’être devenue dévote, et d’aller, le soir, prier dans les églises. Au lieu de cela, je m’habillais en grisette, et j’allais me mêler au peuple pour l’écouter et le contempler à mon aise. Enfin, je gagnai un des employés du théâtre, et j’eus, dans un coin de la salle, une place étroite et secrète où nul regard ne pouvait m’atteindre et où je me rendais par un passage dérobé. Pour plus de sûreté, je m’habillais en écolier. Ces folies que je faisais pour un homme avec lequel je n’avais jamais échangé un mot ni un regard avaient pour moi tout l’attrait du mystère et toute l’illusion du bonheur. Quand l’heure de la comédie sonnait à l’énorme pendule de mon salon, de violentes palpitations me saisissaient. J’essayais de me recueillir, tandis qu’on m’apprêtait ma voiture ; je marchais avec agitation, et, si Larrieux était près de moi, je le brutalisais pour le renvoyer ; j’éloignais avec un art infini les autres importuns. Tout l’esprit que me donna cette passion de théâtre n’est pas croyable. Il faut que j’aie eu bien de la dissimulation et bien de la finesse pour la cacher pendant cinq ans à Larrieux, qui était le plus jaloux des hommes, et à tous les méchants qui m’entouraient.

» Il faut vous dire qu’au lieu de la combattre, je m’y livrais avec avidité, avec délices. Elle était si pure ! Pourquoi donc en aurais-je rougi ? Elle me créait une vie nouvelle ; elle m’initiait enfin à tout ce que j’avais désiré connaître et sentir ; jusqu’à un certain point, elle me faisait femme.

« J’étais heureuse, j’étais fière de me sentir trembler, étouffer, défaillir. La première fois qu’une violente palpitation vint éveiller mon cœur inerte, j’eus autant d’orgueil qu’une jeune mère au premier mouvement de l’enfant renfermé dans son sein. Je devins boudeuse, rieuse, maligne, inégale. Le bon Larrieux observa que la dévotion me donnait de singuliers caprices. Dans le monde, on trouva que j’embellissais chaque jour davantage, que mon œil noir se veloutait, que mon sourire avait de la pensée, que mes remarques sur toutes choses portaient plus juste et allaient plus loin qu’on ne m’en aurait crue capable. On en fit tout l’honneur à Larrieux, qui en était pourtant bien innocent.

» Je suis décousue dans mes souvenirs, parce que voici une époque de ma vie où ils m’inondent. En vous les disant, il me semble que je rajeunis et que mon cœur bat encore au nom de Lélio. Je vous disais tout à l’heure qu’en entendant sonner la pendule je frémissais de joie et d’impatience. Maintenant encore, il me semble ressentir l’espèce de suffocation délicieuse qui s’emparait de moi au timbre de cette sonnerie. Depuis ce temps-là, des vicissitudes de fortune m’ont amenée à me trouver fort heureuse dans un petit appartement du Marais. Eh bien, je ne regrette rien de mon riche hôtel, de mon noble faubourg et de ma splendeur passée, que les objets qui m’eussent rappelé ce temps d’amour et de rêves. J’ai sauvé du désastre quelques meubles qui datent de cette époque, et que je regarde avec la même émotion que si l’heure allait sonner, et que si le pied de mes chevaux battait le pavé. Oh ! mon enfant, n’aimez jamais ainsi, car c’est un orage qui ne s’apaise qu’à la mort !

» Alors je partais, vive, et légère, et jeune, et heureuse ! Je commençais à apprécier tout ce dont se composait ma vie, le luxe, la jeunesse, la beauté. Le bonheur se révélait à moi par tous les sens, par tous les pores. Doucement pliée au fond de mon carrosse, les pieds enfoncés dans la fourrure, je voyais ma figure brillante et parée se répéter dans la glace encadrée d’or placée vis-à-vis de moi. Le costume des femmes, dont on s’est tant moqué depuis, était alors d’une richesse et d’un éclat extraordinaires ; porté avec goût et châtié dans ses exagérations, il prêtait à la beauté une noblesse et une grâce moelleuse dont les peintures ne sauraient vous donner l’idée. Avec tout cet attirail de plumes, d’étoffes et de fleurs, une femme était forcée de mettre une sorte de lenteur à tous ses mouvements. J’en ai vu de fort blanches qui, lorsqu’elles étaient poudrées et habillées de blanc, traînant leur longue queue de moire et balançant avec souplesse les plumes de leur front, pouvaient, sans hyperbole, être comparées à des cygnes. C’était, en effet, quoi qu’en ait dit Rousseau, bien plus à des oiseaux qu’à des guêpes que nous ressemblions avec ces énormes plis de satin, cette profusion de mousseline et de bouffantes qui cachaient un petit corps tout frêle, comme le duvet cache la tourterelle ; avec ces longs ailerons de dentelle qui tombaient du bras, avec ces vives couleurs qui bigarraient nos jupes, nos rubans et nos pierreries ; et, quand nous tenions nos petits pieds en équilibre dans de jolies mules à talons, c’est alors vraiment que nous semblions craindre de toucher la terre, et que nous marchions avec la précaution dédaigneuse d’une bergeronnette au bord d’un ruisseau.

» À l’époque dont je vous parle, on commençait à porter de la poudre blonde, qui donnait aux cheveux une teinte douce et cendrée. Cette manière d’atténuer la crudité des tons de la chevelure donnait au visage beaucoup de douceur et aux yeux un éclat extraordinaire. Le front, entièrement découvert, se perdait dans les pâles nuances de ces cheveux de convention ; il en paraissait plus large, plus pur, et toutes les femmes avaient l’air noble. Aux crêpés, qui n’ont jamais été gracieux, à mon sens, avaient succédé les coiffures basses, les grosses boucles rejetées en arrière et tombant sur le cou et sur les épaules. Cette coiffure m’allait fort bien, et j’étais renommée pour la richesse et l’invention de mes parures. Je sortais tantôt avec une robe de velours nacarat garnie de grèbe, tantôt avec une tunique de satin blanc bordée de peau de tigre, quelquefois avec un habit complet de damas lilas lamé d’argent, et des plumes blanches montées en perles. C’est ainsi que j’allais faire quelques visites en attendant l’heure de la seconde pièce ; car Lélio ne jouait jamais dans la première.

» Je faisais sensation dans les salons, et, lorsque je remontais dans mon carrosse, je regardais avec complaisance la femme qui aimait Lélio, et qui pouvait s’en faire aimer. Jusque-là, le seul plaisir que j’eusse trouvé à être belle consistait dans la jalousie que j’inspirais. Le soin que je prenais à m’embellir était une bien bénigne vengeance envers ces femmes qui avaient ourdi de si horribles complots contre moi. Mais, du moment que j’aimai, je me mis à jouir de ma beauté pour moi-même. Je n’avais que cela à offrir à Lélio en compensation de tous les triomphes qu’on lui déniait à Paris, et je m’amusais à me représenter l’orgueil et la joie de ce pauvre comédien si moqué, si méconnu, si rebuté, le jour où il apprendrait que la marquise de R… lui avait voué son culte.

» Au reste, ce n’étaient là que des rêves riants et fugitifs ; c’étaient tous les résultats, tous les profits que je tirais de ma position. Dès que mes pensées prenaient un corps et que je m’apercevais de la consistance d’un projet quelconque de mon amour, je l’étouffais courageusement, et tout l’orgueil du rang reprenait ses droits sur mon âme. Vous me regardez d’un air étonné ? Je vous expliquerai cela tout à l’heure. Laissez-moi parcourir le monde enchanté de mes souvenirs.

» Vers huit heures, je me faisais descendre à la petite église des Carmélites, près le Luxembourg ; je renvoyais ma voiture, et j’étais censée assister à des conférences religieuses qui s’y tenaient à cette heure-là ; mais je ne faisais que traverser l’église et le jardin ; je sortais par une autre rue. J’allais trouver dans sa mansarde une jeune ouvrière nommée Florence, qui m’était toute dévouée. Je m’enfermais dans sa chambre, et je déposais avec joie sur son grabat tous mes atours pour endosser l’habit noir carré, l’épée à gaîne de chagrin et la perruque symétrique d’un jeune proviseur de collège aspirant à la prêtrise. Grande comme j’étais, brune et le regard inoffensif, j’avais bien l’air gauche et hypocrite d’un petit prestolet qui se cache pour aller au spectacle. Florence, qui me supposait une intrigue véritable au dehors, riait avec moi de mes métamorphoses, et j’avoue que je ne les eusse pas prises plus gaiement pour aller m’enivrer de plaisir et d’amour, comme toutes ces jeunes folles qui avaient des soupers clandestins dans les petites maisons.

» Je montais dans un fiacre, et j’allais me blottir dans ma logette du théâtre. Ah ! alors mes palpitations, mes terreurs, mes joies, mes impatiences cessaient. Un recueillement profond s’emparait de toutes mes facultés, et je restais comme absorbée jusqu’au lever du rideau, dans l’attente d’une grande solennité.

» Comme le vautour prend une perdrix dans son vol magnétique, comme il la tient haletante et immobile dans le cercle magique qu’il trace au-dessus d’elle, l’âme de Lélio, sa grande âme de tragédien et de poëte, enveloppait toutes mes facultés et me plongeait dans la torpeur de l’admiration. J’écoutais, les mains contractées sur mon genou, le menton appuyé sur le velours d’Utrecht de la loge, le front baigné de sueur. Je retenais ma respiration, je maudissais la clarté fatigante des lumières, qui lassait mes yeux secs et brûlants, attachés à tous ses gestes, à tous ses pas. J’aurais voulu saisir la moindre palpitation de son sein, le moindre pli de son front. Ses émotions feintes, ses malheurs de théâtre, me pénétraient comme des choses réelles. Je ne savais bientôt plus distinguer l’erreur de la vérité. Lélio n’existait plus pour moi : c’était Rodrigue, c’était Bajazet, c’était Hippolyte. Je haïssais ses ennemis, je tremblais pour ses dangers ; ses douleurs me faisaient répandre avec lui des flots de larmes ; sa mort m’arrachait des cris que j’étais forcée d’étouffer en mâchant mon mouchoir. Dans les entr’actes, je tombais épuisée au fond de ma loge ; j’y restais comme morte, jusqu’à ce que l’aigre ritournelle m’eût annoncé le lever du rideau. Alors je ressuscitais, je redevenais folle et ardente, pour admirer, pour sentir, pour pleurer. Que de fraîcheur, que de poésie, que de jeunesse il y avait dans le talent de cet homme ! Il fallait que toute cette génération fût de glace pour ne pas tomber à ses pieds.

» Et pourtant, quoiqu’il choquât toutes les idées reçues, quoiqu’il lui fût impossible de faire au goût de ce sot public, quoiqu’il scandalisât les femmes par le désordre de sa tenue, quoiqu’il offensât les hommes par ses mépris pour leurs sottes exigences, il avait des moments de puissance sublime et de fascination irrésistible, où il prenait tout ce public rétif et ingrat dans son regard et dans sa parole, comme dans le creux de sa main, et le forçait d’applaudir et de frissonner. Cela était rare, parce que l’on ne change pas subitement tout l’esprit d’un siècle ; mais, quand cela arrivait, les applaudissements étaient frénétiques : il semblait que, subjugués alors par son génie, les Parisiens voulussent expier toutes leurs injustices. Moi, je croyais plutôt que cet homme avait par instants une puissance surnaturelle, et que ses plus amers contempteurs se sentaient entraînés à le faire triompher malgré eux. En vérité, dans ces moments-là, la salle de la Comédie-Française semblait frappée de délire, et, en sortant, on se regardait tout étonné d’avoir applaudi Lélio. Pour moi, je me livrais alors à mon émotion : je criais, je pleurais, je le nommais avec passion, je l’appelais avec folie ; ma faible voix se perdait heureusement dans le grand orage qui éclatait autour de moi.

» D’autres fois, on le sifflait dans des situations où il me semblait sublime, et je quittais le spectacle avec rage. Ces jours-là étaient les plus dangereux pour moi. J’étais violemment tentée d’aller le trouver, de pleurer avec lui, de maudire le siècle et de le consoler en lui offrant mon enthousiasme et mon amour.

» Un soir que je sortais par le passage dérobé où j’étais admise, je vis passer rapidement devant moi un homme petit et maigre qui se dirigeait vers la rue. Un machiniste lui ôta son chapeau en lui disant :

» — Bonsoir, monsieur Lélio.

» Aussitôt, avide de regarder de près cet homme extraordinaire, je m’élance sur ses traces, je traverse la rue, et, sans me soucier du danger auquel je m’expose, j’entre avec lui dans un café. Heureusement, c’était un café borgne, où je ne devais rencontrer aucune personne de mon rang.

» Quand, à la clarté d’un mauvais lustre enfumé, j’eus jeté les yeux sur Lélio, je crus m’être trompée et avoir suivi un autre que lui. Il avait au moins trente-cinq ans : il était jaune, flétri, usé ; il était mal mis ; il avait l’air commun ; il parlait d’une voix rauque et éteinte, donnait la main à des pleutres, avalait de l’eau-de-vie et jurait horriblement. Il me fallut entendre prononcer plusieurs fois son nom pour m’assurer que c’était bien là le dieu du théâtre et l’interprète du grand Corneille. Je ne retrouvais plus rien en lui des charmes qui m’avaient fascinée, pas même son regard si noble, si ardent et si triste. Son œil était morne, éteint, presque stupide ; sa prononciation accentuée devenait ignoble en s’adressant au garçon de café, en parlant de jeu, de cabaret et de filles. Sa démarche était lâche, sa tournure sale, ses joues mal essuyées de fard. Ce n’était plus Hippolyte, c’était Lélio. Le temple était vide et pauvre ; l’oracle était muet, le dieu s’était fait homme ; pas même homme, comédien.

» Il sortit, et je restai longtemps stupéfaite à ma place, ne songeant point à avaler le vin chaud épicé que j’avais demandé pour me donner un air cavalier. Quand je m’aperçus du lieu où j’étais et des regards qui s’attachaient sur moi, la peur me prit ; c’était la première fois de ma vie que je me trouvais dans une situation si équivoque et dans un contact si direct avec des gens de cette classe ; depuis, l’émigration m’a bien aguerrie à ces inconvenances de position.

» Je me levai et j’essayai de fuir, mais j’oubliai de payer. Le garçon courut après moi. J’eus une honte effroyable ; il fallut rentrer, m’expliquer au comptoir, soutenir tous les regards méfiants et moqueurs dirigés sur moi. Quand je fus sortie, il me sembla qu’on me suivait. Je cherchai vainement un fiacre pour m’y jeter, il n’y en avait plus devant la Comédie. Des pas lourds se faisaient entendre toujours sur les miens. Je me retournai en tremblant ; je vis un grand escogriffe que j’avais remarqué dans un coin du café, et qui avait bien l’air d’un mouchard ou de quelque chose de pis. Il me parla ; je ne sais pas ce qu’il me dit, la frayeur m’ôtait l’intelligence ; cependant j’eus assez de présence d’esprit pour m’en débarrasser. Transformée tout d’un coup en héroïne par ce courage que donne la peur, je lui allongeai rapidement un coup de canne dans la figure, et, jetant aussitôt la canne pour mieux courir, tandis qu’il restait étourdi de mon audace, je pris ma course, légère comme un trait, et ne m’arrêtai que chez Florence. Quand je m’éveillai le lendemain à midi dans mon lit à rideaux ouatés et à chapiteaux de plumes roses, je crus avoir fait un rêve, et j’éprouvai de ma déception et de mon aventure de la veille une grande mortification. Je me crus sérieusement guérie de mon amour, et j’essayai de m’en féliciter ; mais ce fut en vain. J’en éprouvais un regret mortel ; l’ennui retombait sur ma vie, tout se désenchantait. Ce jour-là, je mis Larrieux à la porte.

» Le soir arriva et ne m’apporta plus ces agitations bienfaisantes des autres soirs. Le monde me sembla insipide. J’allai à l’église ; j’écoutai la conférence, résolue à me faire dévote ; je m’y enrhumai : j’en revins malade.

» Je gardai le lit plusieurs jours. La comtesse de Ferrières vint me voir, m’assura que je n’avais point de fièvre, que le lit me rendait malade, qu’il fallait me distraire, sortir, aller à la Comédie. Je crois qu’elle avait des vues sur Larrieux, et qu’elle voulait ma mort.

» Il en arriva autrement ; elle me força d’aller avec elle voir jouer Cinna.

» — Vous ne venez plus au spectacle, me disait-elle ; c’est la dévotion et l’ennui qui vous minent. Il y a longtemps que vous n’avez vu Lélio ; il a fait des progrès ; on l’applaudit quelquefois maintenant ; j’ai dans l’idée qu’il deviendra supportable.

» Je ne sais comment je me laissai entraîner. Au reste, désenchantée de Lélio comme je l’étais, je ne risquais plus de me perdre en affrontant ses séductions en public. Je me parai excessivement, et j’allai en grande loge d’avant-scène braver un danger auquel je ne croyais plus.

» Mais le danger ne fut jamais plus imminent. Lélio fut sublime, et je m’aperçus que jamais je n’en avais été plus éprise. L’aventure de la veille ne me paraissait plus qu’un rêve ; il ne se pouvait pas que Lélio fût autre qu’il ne me paraissait sur la scène. Malgré moi, je retombai dans toutes les agitations terribles qu’il savait me communiquer. Je fus forcée de couvrir mon visage en pleurs de mon mouchoir ; dans mon désordre, j’effaçai mon rouge, j’enlevai mes mouches, et la comtesse de Ferrières m’engagea à me retirer au fond de ma loge, parce que mon émotion faisait événement dans la salle. Heureusement j’eus l’adresse de faire croire que tout cet attendrissement était produit par le jeu de mademoiselle Hippolyte Clairon. C’était, à mon avis, une tragédienne bien froide et bien compassée, trop supérieure peut-être, par son éducation et son caractère, à la profession du théâtre comme on l’entendait alors ; mais la manière dont elle disait : Tout beau, dans Cinna, lui avait fait une réputation de haut lieu.

» Il est vrai de dire que, lorsqu’elle jouait avec Lélio, elle devenait très-supérieure à elle-même. Quoiqu’elle affichât aussi un mépris de bon ton pour sa méthode, elle subissait l’influence de son génie sans s’en apercevoir, et s’inspirait de lui lorsque la passion les mettait en rapport sur la scène.

» Ce soir-là, Lélio me remarqua, soit pour ma parure, soit pour mon émotion ; car je le vis se pencher, dans un instant où il était hors de scène, vers un des hommes qui étaient assis à cette époque sur le théâtre, et lui demander mon nom. Je compris cela à la manière dont leurs regards me désignèrent. J’en eus un battement de cœur qui faillit m’étouffer, et je remarquai que, dans le cours de la pièce, les yeux de Lélio se dirigèrent plusieurs fois de mon côté. Que n’aurais-je pas donné pour savoir ce que lui avait dit de moi le chevalier de Brétillac, celui qu’il avait interrogé, et qui, en me regardant, lui avait parlé à plusieurs reprises ! La figure de Lélio, forcée de rester grave pour ne pas déroger à la dignité de son rôle, n’avait rien exprimé qui pût me faire deviner le genre de renseignements qu’on lui donnait sur mon compte. Je connaissais, du reste, fort peu ce Brétillac ; je n’imaginais pas ce qu’il avait pu dire de moi en bien ou en mal.

» De ce soir seulement, je compris l’espèce d’amour qui m’enchaînait à Lélio : c’était une passion tout intellectuelle, toute romanesque. Ce n’était pas lui que j’aimais, mais le héros des anciens jours qu’il savait représenter ; ces types de franchise, de loyauté et de tendresse à jamais perdus, revivaient en lui, et je me trouvais avec lui et par lui reportée à une époque de vertus désormais oubliées. J’avais l’orgueil de penser qu’en ces jours-là je n’eusse pas été méconnue et diffamée, que mon cœur eût pu se donner, et que je n’eusse pas été réduite à aimer un fantôme de comédie. Lélio n’était pour moi que l’ombre du Cid, que le représentant de l’amour antique et chevaleresque dont on se moquait maintenant en France. Lui, l’homme, l’histrion, je ne le craignais guère, je l’avais vu ; je ne pouvais l’aimer qu’en public. Mon Lélio à moi, c’était un être factice que je ne pouvais plus saisir dès qu’on éloignait le lustre de la Comédie. Il lui fallait l’illusion de la scène, le reflet des quinquets, le fard du costume, pour être celui que j’aimais. En dépouillant tout cela, il rentrait pour moi dans le néant ; comme une étoile, il s’effaçait à l’éclat du jour. Hors les planches, il ne me prenait plus la moindre envie de le voir, et même j’en eusse été désespérée. C’eût été pour moi comme de contempler un grand homme réduit à un peu de cendre dans un vase d’argile.

» Mes fréquentes absences aux heures où j’avais l’habitude de recevoir Larrieux, et surtout mon refus formel d’être désormais sur un autre pied avec lui que sur celui de l’amitié, lui inspirèrent un accès de jalousie mieux fondé, je l’avoue, qu’aucun de ceux qu’il eût ressentis. Un soir que j’allais aux Carmélites dans l’intention de m’en échapper par l’autre issue, je m’aperçus qu’il me suivait, et je compris qu’il serait désormais presque impossible de lui cacher mes courses nocturnes. Je pris donc le parti d’aller publiquement au théâtre. J’acquis peu à peu l’hypocrisie nécessaire pour renfermer mes impressions, et, d’ailleurs, je me mis à professer hautement pour Hippolyte Clairon une admiration qui pouvait donner le change sur mes véritables sentiments. J’étais désormais plus gênée ; forcée comme je l’étais de m’observer attentivement, mon plaisir était moins vif et moins profond. Mais de cette situation il en naquit une autre qui établit une compensation rapide. Lélio me voyait, il m’observait ; ma beauté l’avait frappé, ma sensibilité le flattait. Ses regards avaient peine à se détacher de moi. Quelquefois il en eut des distractions qui mécontentèrent le public. Bientôt il me fut impossible de m’y tromper : il m’aimait à en perdre la tête.

» Ma loge ayant semblé faire envie à la princesse de Vaudemont, je la lui avais cédée pour en prendre une plus petite, plus enfoncée et mieux située. J’étais tout à fait sur la rampe, je ne perdais pas un regard de Lélio, et les siens pouvaient m’y chercher sans me compromettre. D’ailleurs, je n’avais même plus besoin de ce moyen pour correspondre avec toutes ses sensations : dans le son de sa voix, dans les soupirs de son sein, dans l’accent qu’il donnait à certains vers, à certains mots, je comprenais qu’il s’adressait à moi. J’étais la plus fière et la plus heureuse des femmes ; car, à ces heures-là, ce n’était pas du comédien, c’était du héros que j’étais aimée.

» Eh bien, après deux années d’un amour que j’avais nourri inconnu et solitaire au fond de mon âme, trois hivers s’écoulèrent encore sur cet amour désormais partagé sans que jamais mon regard donnât à Lélio le droit d’espérer autre chose que ces rapports intimes et mystérieux. J’ai su depuis que Lélio m’avait souvent suivie dans les promenades ; je ne daignai pas l’apercevoir ni le distinguer dans la foule, tant j’étais peu avertie par le désir de le distinguer hors du théâtre. Ces cinq années sont les seules que j’aie vécues sur quatre-vingts.

» Un jour enfin, je lus dans le Mercure de France le nom d’un nouvel acteur engagé à la Comédie-Française à la place de Lélio, qui partait pour l’étranger. Cette nouvelle fut un coup mortel pour moi ; je ne concevais point comment je pourrais vivre désormais sans cette émotion, sans cette existence de passion et d’orage. Cela fit faire à mon amour un progrès immense et faillit me perdre.

» Désormais je ne me combattis plus pour étouffer dès sa naissance toute pensée contraire à la dignité de mon rang. Je ne m’applaudis plus de ce qu’était réellement Lélio. Je souffris, je murmurai en secret de ce qu’il n’était point ce qu’il paraissait être sur les planches, et j’allai jusqu’à le souhaiter beau et jeune comme l’art le faisait chaque soir, afin de pouvoir lui sacrifier tout l’orgueil de mes préjugés et toutes les répugnances de mon organisation. Maintenant que j’allais perdre cet être moral qui remplissait depuis si longtemps mon âme, il me prenait envie de réaliser tous mes rêves et d’essayer de la vie positive, sauf à détester ensuite et la vie, et Lélio, et moi-même.

» J’en étais à ces irrésolutions, lorsque je reçus une lettre d’une écriture inconnue ; c’est la seule lettre d’amour que j’aie conservée parmi les mille protestations écrites de Larrieux et les mille déclarations parfumées de cent autres. C’est qu’en effet, c’est la seule lettre d’amour que j’aie reçue.

La marquise s’interrompit, se leva, alla ouvrir d’une main assurée un coffre de marqueterie, et en tira une lettre bien froissée, bien amincie, que je lus avec peine :


« Madame,

» Je suis moralement sûr que cette lettre ne vous inspirera que du mépris ; vous ne la trouverez même pas digne de votre colère. Mais qu’importe à l’homme qui tombe dans un abîme une pierre de plus ou de moins dans le fond ? Vous me considérerez comme un fou, et vous ne vous tromperez pas. Eh bien, vous me plaindrez peut-être en secret, car vous ne pourrez pas douter de ma sincérité. Quelque humble que la piété vous ait faite, vous comprendrez peut-être l’étendue de mon désespoir ; vous devez savoir déjà, madame, ce que vos yeux peuvent faire de mal et de bien.

» Eh bien, dis-je, si j’obtiens de vous une seule pensée de compassion, si ce soir, à l’heure avidement appelée où chaque soir je recommence à vivre, j’aperçois sur vos traits une légère expression de pitié, je partirai moins malheureux ; j’emporterai de France un souvenir qui me donnera peut-être la force de vivre ailleurs et d’y poursuivre mon ingrate et pénible carrière.

» Mais vous devez le savoir déjà, madame : il est impossible que mon trouble, mon emportement, mes cris de colère et de désespoir ne m’aient pas trahi vingt fois sur la scène. Vous n’avez pas pu allumer tous ces feux sans avoir un peu la conscience de ce que vous faisiez. Ah ! vous avez peut-être joué comme le tigre avec sa proie, vous vous êtes fait un amusement, peut-être, de mes tourments et de mes folies.

» Oh ! non : c’est trop de présomption. Non, madame, je ne le crois pas ; vous n’y avez jamais songé. Vous êtes sensible aux vers du grand Corneille, vous vous identifiez avec les nobles passions de la tragédie : voilà tout. Et moi, insensé, j’ai osé croire que ma voix seule éveillait quelquefois vos sympathies, que mon cœur avait un écho dans le vôtre, qu’il y avait entre vous et moi quelque chose de plus qu’entre moi et le public. Oh ! c’était une insigne mais bien douce folie ! Laissez-la-moi, madame ; que vous importe ? Craindriez-vous que j’allasse m’en vanter ? De quel droit pourrais-je le faire, et quel titre aurais-je pour être cru sur ma parole ? Je ne ferais que me livrer à la risée des gens sensés. Laissez-la-moi, vous dis-je, cette conviction que j’accueille en tremblant et qui m’a donné plus de bonheur à elle seule que la sévérité du public envers moi ne m’a donné de chagrin. Laissez-moi vous bénir, vous remercier à genoux de cette sensibilité que j’ai découverte dans votre âme et que nulle autre âme ne m’a accordée, de ces larmes que je vous ai vue verser sur mes malheurs de théâtre, et qui ont souvent porté mes inspirations jusqu’au délire ; de ces regards timides qui, je l’ai cru du moins, cherchaient à me consoler des froideurs de mon auditoire.

» Oh ! pourquoi êtes-vous née dans l’éclat et dans le faste ? pourquoi ne suis-je qu’un pauvre artiste sans gloire et sans nom ? que n’ai-je la faveur du public et la richesse d’un financier à troquer contre un nom, contre un de ces titres que jusqu’ici j’ai dédaignés, et qui me permettraient peut-être d’aspirer à vous ! Autrefois je préférais la distinction du talent à toute autre ; je me demandais à quoi bon être chevalier ou marquis, si ce n’est pour être sot, fat et impertinent ; je haïssais l’orgueil des grands, et je me croyais assez vengé de leurs dédains si je m’élevais au-dessus d’eux par mon génie.

» Chimères et déceptions ! mes forces ont trahi mon ambition insensée. Je suis resté obscur ; j’ai fait pis, j’ai frisé le succès, et je l’ai laissé échapper. Je croyais me sentir grand, et on m’a jeté dans la poussière ; je m’imaginais toucher au sublime, on m’a condamné au ridicule. La destinée m’a pris avec mes rêves démesurés et mon âme audacieuse, et elle m’a brisé comme un roseau ! Je suis un homme bien malheureux !

» Mais la plus grande de mes folies, c’est d’avoir jeté mes regards au delà de cette rampe de quinquets qui trace une ligne invincible entre moi et le reste de la société. C’est pour moi le cercle de Popilius. J’ai voulu le franchir ! J’ai osé avoir des yeux, moi comédien, et les arrêter sur une belle femme ! sur une femme si jeune, si noble, si aimante et placée si haut ! car vous êtes tout cela, madame, je le sais. Le monde vous accuse de froideur et de dévotion outrée, moi seul je vous juge et je vous connais. Un seul de vos sourires, une seule de vos larmes, ont suffi pour démentir les fables stupides qu’un chevalier de Brétillac m’a débitées contre vous.

» Mais quelle destinée est donc aussi la vôtre ? quelle étrange fatalité pèse donc sur vous comme sur moi, pour qu’au sein d’un monde si brillant et qui se dit si éclairé, vous n’ayez trouvé pour vous rendre justice que le cœur d’un pauvre comédien ? Eh bien, rien ne m’ôtera cette pensée triste et consolante : c’est que, si nous étions nés sur le même échelon de la société, vous n’auriez pas pu m’échapper, quels qu’eussent été mes rivaux, quelle que soit ma médiocrité. Il aurait fallu vous rendre à une vérité, c’est qu’il y a en moi quelque chose de plus grand que leurs fortunes et leurs titres, la puissance de vous aimer.

» Lélio. »


— Cette lettre, continua la marquise, étrange pour le temps où elle fut écrite, me sembla, malgré quelques souvenirs de déclamation racinienne qui percent dans le commencement, tellement forte et vraie, j’y trouvai un sentiment de passion si neuf et si hardi, que j’en fus bouleversée. Le reste de fierté qui combattait en moi s’évanouit. J’eusse donné tous mes jours pour une heure d’un pareil amour.

» Je ne vous raconterai pas mes anxiétés, mes fantaisies, mes terreurs ; moi-même, je ne pourrais en retrouver le fil et la liaison. Je répondis quelques mots que voici, autant que je me les rappelle :


« Je ne vous accuse pas, Lélio, j’accuse la destinée ; je ne vous plains pas seul, je me plains aussi. Pour aucune raison d’orgueil, de prudence ou de pruderie, je ne voudrais vous retirer la consolation de vous croire distingué de moi. Gardez-la, parce que c’est la seule que j’aie à vous offrir. Je ne puis jamais consentir à vous voir. »


» Le lendemain, je reçus un billet que je lus à la hâte, et que j’eus à peine le temps de jeter au feu pour le dérober à Larrieux, qui me surprit occupée à le lire. Il était à peu près conçu en ces termes :


« Madame, il faut que je vous parle ou que je meure. Une fois, une seule fois, une heure seulement, si vous voulez. Que craignez-vous donc d’une entrevue, puisque vous vous fiez à mon honneur et à ma discrétion ? Madame, je sais qui vous êtes ; je connais l’austérité de vos mœurs, je connais votre piété, je connais même vos sentiments pour le vicomte de Larrieux. Je n’ai pas la sottise d’espérer de vous autre chose qu’une parole de pitié ; mais il faut qu’elle tombe de vos lèvres sur moi. Il faut que mon cœur la recueille et l’emporte, ou il faut que mon cœur se brise.

» Lélio. »


» Je dirai pour ma gloire, car toute noble et courageuse confiance est glorieuse dans le danger, que je n’eus pas un instant la crainte d’être raillée par un impudent libertin. Je crus religieusement à l’humble sincérité de Lélio. D’ailleurs, j’étais payée pour avoir confiance en ma force ; je résolus de le voir. J’avais complètement oublié sa figure flétrie, son mauvais ton, son air commun ; je ne connaissais plus de lui que le prestige de son génie, son style et son amour. Je lui répondis :

« Je vous verrai ; trouvez un lieu sûr ; mais n’espérez de moi que ce que vous demandez. J’ai foi en vous comme en Dieu. Si vous cherchiez à en abuser, vous seriez un misérable, et je ne vous craindrais pas. »

Réponse. « Votre confiance vous sauverait du dernier des scélérats. Vous verrez, madame, que Lélio n’en est pas indigne. Le duc de *** a eu la bonté de me proposer souvent sa maison de la rue de Valois ; qu’en aurais-je fait ? Il y a trois ans qu’il n’existe plus pour moi qu’une femme sous le ciel. Daignez être au rendez-vous au sortir de la Comédie. »

» Suivaient les indications de lieu.

» Je reçus ce billet à quatre heures. Toute cette négociation s’était passée dans l’espace d’un jour. J’avais employé cette journée à parcourir mes appartements comme une personne privée de raison ; j’avais la fièvre. Cette rapidité d’événements et de décisions, contraires à cinq ans de résolutions, m’emportait comme un rêve ; et, quand j’eus pris le dernier parti, quand je vis que je m’étais engagée et qu’il n’était plus temps de reculer, je tombai accablée sur mon ottomane, ne respirant plus et voyant ma chambre tourner sous mes pieds.

» Je fus sérieusement incommodée ; il fallut envoyer chercher un chirurgien qui me saigna. Je défendis à mes gens de dire un mot à qui que ce fût de mon indisposition ; je craignais les importunités des donneurs de conseils, et je ne voulais pas qu’on m’empêchât de sortir le soir. En attendant l’heure, je me jetai sur mon lit et je défendis ma porte même à M. de Larrieux.

» La saignée m’avait physiquement soulagée en m’affaiblissant. Je tombai dans un grand accablement d’esprit ; toutes mes illusions s’envolèrent avec l’excitation de la fièvre. Je retrouvai la raison et la mémoire ; je me rappelai la terrible déception du café, la misérable allure de Lélio ; je m’apprêtai à rougir de ma folie, à tomber du faîte de mes chimères dans une plate et ignoble réalité. Je ne pouvais plus comprendre comment je m’étais décidée à troquer cette héroïque et romanesque tendresse contre le dégoût qui m’attendait et la honte qui empoisonnerait tous mes souvenirs. J’eus alors un mortel regret de ce que j’avais fait ; je pleurai mes enchantements, ma vie d’amour, et l’avenir de satisfaction pure et intime que j’allais renverser. Je pleurai surtout Lélio, qu’en le voyant j’allais perdre à jamais, que j’avais eu tant de bonheur à aimer pendant cinq ans, et que je ne pourrais plus aimer dans quelques heures.

» Dans mon chagrin, je me tordis les bras avec force ; ma saignée se rouvrit, le sang coula avec abondance ; je n’eus que le temps de sonner ma femme de chambre, qui me trouva évanouie dans mon lit. Un profond et lourd sommeil, contre lequel je luttai vainement, s’empara de moi. Je ne rêvai point, je ne souffris point, je fus comme morte pendant quelques heures. Quand j’ouvris les yeux, ma chambre était sombre, mon hôtel silencieux ; ma suivante dormait sur une chaise au pied de mon lit. Je restai quelque temps dans un état d’engourdissement et de faiblesse qui ne me permettait pas un souvenir, pas une pensée. Tout d’un coup la mémoire me revient ; je me demande si l’heure et le jour du rendez-vous sont passés, si j’ai dormi une heure ou un siècle, s’il fait jour ou nuit, si mon manque de parole n’a pas tué Lélio, s’il est temps encore. J’essaye de me lever, mes forces s’y refusent ; je lutte quelques instants comme dans le cauchemar. Enfin je rassemble toute ma volonté, je l’appelle au secours de mes membres accablés. Je m’élance sur le parquet ; j’entr’ouvre mes rideaux ; je vois briller la lune sur les arbres de mon jardin ; je cours à la pendule, elle marque dix heures. Je saute sur ma femme de chambre, je la secoue, je l’éveille en sursaut :

» — Quinette, quel jour sommes-nous ?

» Elle quitte sa chaise en criant et veut fuir, car elle me croit dans le délire ; je la retiens, je la rassure ; j’apprends que j’ai dormi trois heures seulement. Je remercie Dieu. Je demande un fiacre ; Quinette me regarde avec stupeur. Enfin elle se convainc que j’ai toute ma tête, elle transmet mon ordre et s’apprête à m’habiller.

» Je me fis donner le plus simple et le plus chaste de mes habits ; je ne plaçai dans mes cheveux aucun ornement ; je refusai de mettre du rouge. Je voulais avant tout inspirer à Lélio l’estime et le respect, qui m’étaient plus précieux que son amour. Cependant j’eus un sentiment de plaisir lorsque Quinette, étonnée de tout ce qui me passait par l’esprit, me dit, en me regardant de la tête aux pieds :

» — En vérité, madame, je ne sais pas comment vous faites ; vous n’avez qu’une simple robe blanche sans queue et sans panier ; vous êtes malade et pâle comme la mort ; vous n’avez pas seulement voulu mettre une mouche : eh bien, je veux mourir si je vous ai jamais vue aussi belle que ce soir. Je plains les hommes qui vous regarderont !

» — Tu me crois donc bien sage, ma pauvre Quinette ?

» — Hélas ! madame la marquise, je demande tous les jours au ciel de le devenir comme vous ; mais, jusqu’ici…

» — Allons, ingénue, donne-moi mon mantelet et mon manchon.

» À minuit, j’étais à la maison de la rue de Valois. J’étais soigneusement voilée. Une espèce de valet de chambre vint me recevoir ; c’était le seul hôte visible de cette mystérieuse demeure. Il me conduisit à travers les détours d’un sombre jardin jusqu’à un pavillon enseveli dans l’ombre et le silence. Après avoir déposé dans le vestibule sa lanterne de soie verte, il m’ouvrit la porte d’un appartement obscur et profond, me montra d’un geste respectueux et d’un air impassible le rayon de lumière qui arrivait du fond de l’enfilade, et me dit à voix basse, comme s’il eût craint d’éveiller les échos endormis :

» — Madame est seule, personne n’est encore arrivé. Madame trouvera dans le salon d’été une sonnette à laquelle je répondrai si elle a besoin de quelque chose.

» Et il disparut comme par enchantement, en refermant la porte sur moi.

» Il me prit une peur horrible ; je craignis d’être tombée dans un guet-apens. Je le rappelai ; il parut aussitôt ; son air solennellement bête me rassura. Je lui demandai quelle heure il était ; je le savais fort bien : j’avais fait sonner plus de dix fois ma montre dans la voiture.

» — Il est minuit, répondit-il sans lever les yeux sur moi.

» Je vis que c’était un homme parfaitement instruit des devoirs de sa charge. Je me décidai à entrer dans le salon d’été, et je me convainquis de l’injustice de mes craintes en voyant toutes les portes qui donnaient sur le jardin fermées seulement par des portières de soie peinte à l’orientale. Rien n’était délicieux comme ce boudoir, qui n’était, à vrai dire, qu’un salon de musique le plus honnête du monde. Les murs étaient de stuc blanc comme la neige ; les cadres des glaces en argent mat ; des instruments de musique, d’une richesse extraordinaire, étaient épars sur des meubles de velours blanc à glands de perles. Toute la lumière arrivait du haut, mais cachée par des feuilles d’albâtre, qui formaient comme un plafond à la rotonde. On aurait pu prendre cette clarté mate et douce pour celle de la lune. J’examinai avec curiosité, avec intérêt, cette retraite, à laquelle mes souvenirs ne pouvaient rien comparer. C’était, et ce fut la seule fois de ma vie que je mis le pied dans une petite maison ; mais, soit que ce ne fût pas la pièce destinée à servir de temple aux galants mystères qui s’y célébraient, soit que Lélio en eût fait disparaître tout objet qui eût pu blesser ma vue et me faire souffrir de ma situation, ce lieu ne justifiait aucune des répugnances que j’avais senties en y entrant. Une seule statue de marbre blanc en décorait le milieu ; elle était antique, et représentait Isis voilée, avec un doigt sur ses lèvres. Les glaces qui nous reflétaient, elle et moi, pâles et vêtues de blanc, et chastement drapées toutes deux, me faisaient illusion au point qu’il me fallait remuer pour distinguer sa forme de la mienne.

» Tout d’un coup ce silence morne, effrayant et délicieux à la fois, fut interrompu ; la porte du fond s’ouvrit et se referma ; des pas légers firent doucement craquer les parquets. Je tombai sur un fauteuil, plus morte que vive ; j’allais voir Lélio de près, hors du théâtre. Je baissai les yeux, et je lui dis intérieurement adieu avant de les rouvrir.

» Mais quelle fut ma surprise ! Lélio était beau comme les anges ; il n’avait pas pris le temps d’ôter son costume de théâtre : c’était le plus élégant que je lui eusse vu. Sa taille, mince et souple, était serrée dans un pourpoint espagnol de satin blanc. Ses nœuds d’épaule et de jarretière étaient en ruban rouge cerise ; un court manteau de même couleur était jeté sur son épaule. Il avait une énorme fraise de point d’Angleterre, les cheveux courts et sans poudre ; une toque ombragée de plumes blanches se balançait sur son front, où brillait une rosace de diamants. C’était dans ce costume qu’il venait de jouer le rôle de don Juan du Festin de Pierre. Jamais je ne l’avais vu aussi beau, aussi jeune, aussi poétique que dans ce moment. Vélasquez se fût prosterné devant un tel modèle.

» Il se mit à mes genoux. Je ne pus m’empêcher de lui tendre la main. Il avait l’air si craintif et si soumis ! Un homme épris au point d’être timide devant une femme, c’était si rare dans ce temps-là ! et un homme de trente-cinq ans, un comédien !

» N’importe : il me sembla, il me semble encore qu’il était dans toute la fraîcheur de l’adolescence. Sous ces blancs habits, il ressemblait à un jeune page ; son front avait toute la pureté, son cœur agité toute l’ardeur d’un premier amour. Il prit mes mains et les couvrit de baisers dévorants. Alors je devins folle ; j’attirai sa tête sur mes genoux ; je caressai son front brûlant, ses cheveux rudes et noirs, son cou brun, qui se perdait dans la molle blancheur de sa collerette… et Lélio ne s’enhardit point. Tous ses transports se concentrèrent dans son cœur ; il se mit à pleurer comme une femme ; je fus inondée de ses sanglots.

» Oh ! je vous avoue que j’y mêlai les miens avec délices. Je le forçai de relever sa tête et de me regarder. Qu’il était beau, grand Dieu ! que ses yeux avaient d’éclat et de tendresse ! que son âme vraie et généreuse prêtait de charmes aux défauts mêmes de sa figure et aux outrages des veilles et des années ! Oh ! la puissance de l’âme ! qui n’a pas compris ses miracles n’a jamais aimé ! En voyant des rides prématurées à son beau front, de la langueur à son sourire, de la pâleur à ses lèvres, j’étais attendrie ; j’avais besoin de pleurer sur les chagrins, les dégoûts et les travaux de sa vie ; je m’identifiais à toutes ses peines, même à celles de son long amour sans espoir pour moi ; et je n’avais plus qu’une volonté, celle de réparer le mal qu’il avait souffert.

» — Mon cher Lélio, mon grand Rodrigue, mon beau don Juan ! lui disais-je dans mon égarement.

» Ses regards me brûlaient. Il me parla ; il me raconta toutes les phases, tous les progrès de son amour ; il me dit comment, d’un histrion aux mœurs relâchées, j’avais fait de lui un homme ardent et vivace, comment je l’avais élevé à ses propres yeux, comment je lui avais rendu le courage et les illusions de la jeunesse ; il me dit son respect, sa vénération pour moi, son mépris pour les sottes forfanteries de l’amour à la mode ; il me dit qu’il donnerait tous les jours qui lui restaient à vivre pour une heure passée dans mes bras, mais qu’il sacrifierait cette heure-là et tous les jours à la crainte de m’offenser. Jamais éloquence plus pénétrante n’entraîna le cœur d’une femme ; jamais le tendre Racine ne fit parler l’amour avec cette conviction, cette poésie et cette force. Tout ce que la passion peut inspirer de délicat et de grave, de suave et d’impétueux, ses paroles, sa voix, ses yeux, ses caresses et sa soumission me l’apprirent. Hélas ! s’abusait-il lui-même ? jouait-il la comédie ?

— Je ne le crois certainement pas, m’écriai-je en regardant la marquise.

Elle semblait rajeunir en parlant, et dépouiller ses cent ans comme la fée Urgèle. Je ne sais qui a dit que le cœur d’une femme n’a point de rides.

— Écoutez la fin, me dit-elle. Égarée, perdue par tout ce qu’il me disait, je jetai mes deux bras autour de lui. je frissonnai en touchant le satin de son habit, en respirant le parfum de ses cheveux. Ma tête s’égara. Tout ce que j’ignorais, tout ce que je croyais être incapable de ressentir se révéla à moi ; mais ce fut trop violent… je m’évanouis…

» Il me rappela à moi-même par de prompts secours. Je le trouvai à mes pieds, plus timide, plus ému que jamais.

» — Ayez pitié de moi, me dit-il ; tuez-moi, chassez-moi.

» Il était plus pâle et plus mourant que moi.

» Mais toutes ces révolutions nerveuses que j’avais éprouvées dans le cours d’une si orageuse journée me faisaient rapidement passer d’une disposition à une autre. Ce rapide éclair d’une nouvelle existence avait pâli ; mon sang était redevenu calme, les délicatesses du véritable amour reprirent le dessus.

» — Écoutez-moi, Lélio, lui dis-je ; ce n’est point le mépris qui m’arrache à vos transports. Il se peut faire que j’aie toutes les susceptibilités qu’on nous inculque dès l’enfance, et qui deviennent pour nous comme une seconde nature ; mais ce n’est pas ici que je pourrais m’en souvenir, puisque ma nature elle-même vient d’être transformée en une autre qui m’était inconnue. Si vous m’aimez, aidez-moi à vous résister. Laissez-moi emporter d’ici la satisfaction délicieuse de ne vous avoir aimé qu’avec le cœur. Peut-être, si je n’avais appartenu à personne, me donnerais-je à vous avec joie ; mais sachez que Larrieux m’a profanée ; sachez qu’entraînée par l’horrible nécessité de faire comme tout le monde, j’ai subi les caresses d’un homme que je n’ai jamais aimé ; sachez que le dégoût que j’en ai ressenti a éteint chez moi l’imagination au point que je vous haïrais peut-être à présent, si j’avais succombé tout à l’heure. Ah ! ne faisons point ce terrible essai ! restez pur dans mon cœur et dans ma mémoire ! Séparons-nous pour jamais, et emportons d’ici tout un avenir de pensées riantes et de souvenirs adorés. Je jure, Lélio, que je vous aimerai jusqu’à la mort. Je sens que les glaces de l’âge n’éteindront pas cette flamme ardente. Je jure aussi de n’être jamais à un autre homme après vous avoir résisté. Cet effort ne me sera pas difficile, et vous pouvez me croire.

» Lélio se prosterna devant moi ; il ne m’implora point, il ne me fit point de reproches ; il me dit qu’il n’avait pas espéré tout le bonheur que je lui avais donné, et qu’il n’avait pas le droit d’en exiger davantage. Cependant, en recevant ses adieux, son abattement et l’émotion de sa voix m’effrayèrent. Je lui demandai s’il ne penserait pas à moi avec bonheur ; si les extases de cette nuit ne répandraient pas leur charme sur tous ses jours ; si ses peines passées et futures n’en seraient pas adoucies chaque fois qu’il l’invoquerait. Il se ranima pour jurer et promettre tout ce que je voulus. Il tomba de nouveau à mes pieds, et baisa ma robe avec emportement. Je sentis que je chancelais ; je lui fis un signe, et il s’éloigna. La voiture que j’avais fait demander arriva. L’intendant automate de ce séjour clandestin frappa trois coups en dehors pour m’avertir. Lélio se jeta devant la porte avec désespoir : il avait l’air d’un spectre. Je le repoussai doucement, et il céda. Alors je franchis la porte, et, comme il voulait me suivre, je lui montrai une chaise au milieu du salon, au-dessous de la statue d’Isis. Il s’y assit. Un sourire passionné erra sur ses lèvres ; ses yeux firent jaillir un dernier éclair de reconnaissance et d’amour. Il était encore beau, encore jeune, encore grand d’Espagne. Au bout de quelques pas, et au moment de le perdre pour jamais, je me retournai et jetai sur lui un dernier regard. Le désespoir l’avait brisé. Il était redevenu vieux, décomposé, effrayant. Son corps semblait paralysé ; sa lèvre contractée essayait un sourire égaré ; son œil était vitreux et terne : ce n’était plus que Lélio, l’ombre d’un amant et d’un prince.

La marquise fit une pause ; puis, avec un sourire sombre, et en se décomposant elle-même comme une ruine qui s’écroule, elle reprit :

— Depuis ce moment, je n’ai pas entendu parler de lui.

La marquise fit une nouvelle pause, plus longue que la première ; mais, avec cette terrible force d’âme que donnent l’effet des longues années, l’amour obstiné de la vie ou l’espoir prochain de la mort, elle redevint gaie, et me dit en souriant :

— Eh bien, croirez-vous désormais à la vertu du xviiie siècle ?

— Madame, lui répondis-je, je n’ai point envie d’en douter ; cependant, si j’étais moins attendri, je vous dirais peut-être que vous fûtes bien avisée de vous faire saigner ce jour-là.

— Misérables hommes ! dit la marquise, vous ne comprenez rien à l’histoire du cœur !


LAVINIA
AN OLD TALE


billet.

« Puisque vous allez vous marier, Lionel, ne serait-il pas convenable de nous rendre mutuellement nos lettres et nos portraits ? Cela est facile, puisque le hasard nous rapproche, et qu’après dix ans écoulés sous des cieux différents, nous voilà aujourd’hui à quelques lieues l’un de l’autre. Vous venez, m’a-t-on dit, quelquefois à Saint-Sauveur ; moi, j’y passe huit jours seulement. J’espère donc que vous y serez dans le courant de la semaine avec le paquet que je réclame. J’occupe la maison Estabanette, au bas de la chute d’eau. Vous pourrez y envoyer la personne destinée à ce message ; elle vous reportera un paquet semblable, que je tiens tout prêt pour vous être remis en échange. »

réponse.
« Madame,

» Le paquet que vous m’ordonnez de vous envoyer est ici cacheté, et portant votre suscription. Je dois être reconnaissant sans doute de voir que vous n’avez pas douté qu’il ne fût entre mes mains au jour et au lieu où il vous plaira de le réclamer.

» Mais il faut donc, madame, que j’aille moi-même à Saint-Sauveur le porter, pour le confier ensuite aux mains d’une tierce personne qui vous le remettrait ? Puisque vous ne jugez point à propos de m’accorder le bonheur de vous voir, n’est-il pas plus simple que je n’aille pas au lieu que vous habitez m’exposer à l’émotion d’être si près de vous ? Ne vaut-il pas mieux que je confie le paquet à un messager dont je suis sûr, pour qu’il le porte de Bagnères à Saint-Sauveur ? J’attends vos ordres à cet égard : quels qu’ils soient, madame, je m’y soumettrai aveuglément. »


BILLET.

« Je savais, Lionel, que mes lettres étaient par hasard entre vos mains dans ce moment, parce que Henry, mon cousin, m’a dit vous avoir vu à Bagnères et tenir de vous cette circonstance. Je suis bien aise que Henry, qui est un peu menteur, comme tous les bavards, ne m’ait pas trompée. Je vous ai prié d’apporter vous-même le paquet à Saint-Sauveur, parce que de tels messages ne doivent pas être légèrement exposés dans des montagnes infestées de contrebandiers qui pillent tout ce qui leur tombe sous la main. Comme je vous sais homme à défendre vaillamment un dépôt, je ne puis pas être plus tranquille qu’en vous rendant vous-même garant de celui qui m’intéresse. Je ne vous ai point offert d’entrevue, parce que j’ai craint de vous rendre encore plus désagréable la démarche déjà pénible que je vous imposais. Mais, puisque vous semblez attacher à cette entrevue une idée de regret, je vous dois et je vous accorde de tout mon cœur ce faible dédommagement. En ce cas, comme je ne veux pas vous faire sacrifier un temps précieux à m’attendre, je vais vous fixer le jour, afin que vous ne me trouviez point absente. Soyez donc à Saint-Sauveur le 15, à neuf heures du soir. Vous irez m’attendre chez moi, et vous me ferez avertir par ma négresse. Je rentrerai aussitôt. Le paquet sera prêt… Adieu ! »


Sir Lionel fut désagréablement frappé de l’arrivée du second billet. Elle le surprit au milieu d’un projet de voyage à Luchon, pendant lequel la belle miss Ellis, sa prétendue, comptait bien sur son escorte. Le voyage devait être charmant. Aux eaux, les parties de plaisir réussissent presque toujours, parce qu’elles se succèdent si rapidement, qu’on n’a pas le temps de les préparer ; parce que la vie marche brusque, vive et inattendue ; parce que l’arrivée continuelle de nouveaux compagnons donne un caractère d’improvisation aux plus menus détails d’une fête.

Sir Lionel s’amusait donc aux eaux des Pyrénées, autant qu’il est séant à un bon Anglais de s’amuser. Il était, en outre, passablement amoureux de la riche stature et de la confortable dot de miss Ellis ; et sa désertion, au moment d’une cavalcade si importante (mademoiselle Ellis avait fait venir de Tarbes un fort beau navarrin gris pommelé, qu’elle se promettait de faire briller en tête de la caravane), pouvait devenir funeste à ses projets de mariage. Cependant la position de sir Lionel était embarrassante ; il était homme d’honneur, et des plus délicats. Il alla trouver son ami sir Henry pour lui faire part de ce cas de conscience.

Mais, pour forcer le jovial Henry à lui accorder une attention sérieuse, il commença par le quereller.

— Étourdi et bavard que vous êtes ! s’écria-t-il en entrant ; c’était bien la peine d’aller dire à votre cousine que ses lettres étaient entre mes mains ! Vous n’avez jamais été capable de retenir sur vos lèvres une parole dangereuse. Vous êtes un ruisseau qui répand à mesure qu’il reçoit ; un de ces vases ouverts qui ornent les statues des naïades et des fleuves : le flot qui les traverse ne prend pas même le temps de s’y arrêter…

— Fort bien, Lionel ! s’écria le jeune homme ; j’aime à vous voir dans un accès de colère : cela vous rend poétique. Dans ces moments-là, vous êtes vous-même un ruisseau, un fleuve de métaphores, un torrent d’éloquence, un réservoir d’allégories…

— Ah ! il s’agit bien de rire ! s’écria Lionel en colère ; nous n’allons plus à Luchon.

— Nous n’y allons plus ! Qui a dit cela ?

— Nous n’y allons plus, vous et moi ; c’est moi qui vous le dis.

— Parlez pour vous tant qu’il vous plaira ; pour moi, je suis bien votre serviteur.

— Moi, je n’y vais pas, et, par conséquent, ni vous non plus. Henry, vous avez fait une faute, il faut que vous la répariez. Vous m’avez suscité une horrible contrariété ; votre conscience vous ordonne de m’aider à la supporter. Vous dînez avec moi à Saint-Sauveur.

— Que le diable m’emporte si je le fais ! s’écria Henry ; je suis amoureux fou depuis hier au soir de la petite Bordelaise dont je me suis tant moqué hier au matin. Je veux aller à Luchon, car elle y va : elle montera mon yorkshire, et elle fera crever de jalousie votre grande aquilaine Margaret Ellis.

— Écoutez, Henry, dit Lionel d’un air grave ; vous êtes mon ami ?

— Sans doute ; c’est connu. Il est inutile de nous attendrir sur l’amitié dans ce moment-ci. Je prévois que ce début solennel tend à m’imposer…

— Écoutez-moi, vous dis-je, Henry ; vous êtes mon ami ; vous vous applaudissez des événements heureux de ma vie, et vous ne vous pardonneriez pas légèrement, je suppose, de m’avoir causé un préjudice, un malheur véritable ?

— Non, sur mon honneur ! Mais de quoi est-il question ?

— Eh bien, Henry, vous faites manquer peut-être mon mariage.

— Allons donc ! quelle folie ! parce que j’ai dit à ma cousine que vous aviez ses lettres, et qu’elle vous les réclame ! Quelle influence lady Lavinia peut-elle exercer sur votre vie, après dix ans d’oubli réciproque ? Avez-vous la fatuité de croire qu’elle ne soit pas consolée de votre infidélité ? Allons donc, Lionel ! c’est par trop de remords ! le mal n’est pas si grand ! il n’a pas été sans remède, croyez-moi bien…

En parlant ainsi, Henry portait nonchalamment la main à sa cravate et jetait un coup d’œil au miroir ; deux actes qui, dans le langage consacré de la pantomime, sont faciles à interpréter.

Cette leçon de modestie, dans la bouche d’un homme plus fat que lui, irrita sir Lionel.

— Je ne me permettrai aucune réflexion sur le compte de lady Lavinia, répondit-il en tâchant de concentrer son amertume. Jamais un sentiment de vanité blessée ne me fera essayer de noircir la réputation d’une femme, n’eussé-je jamais eu d’amour pour elle.

— C’est absolument le cas où je suis, reprit étourdiment sir Henry ; je ne l’ai jamais aimée, et je n’ai jamais été jaloux de ceux qu’elle a pu mieux traiter que moi ; je n’ai, d’ailleurs, rien à dire de la vertu de ma glorieuse cousine Lavinia ; je n’ai jamais essayé sérieusement de l’ébranler.

— Vous lui avez fait cette grâce, Henry ? Elle doit vous en être bien reconnaissante !

— Ah çà ! Lionel, de quoi parlons-nous, et qu’êtes-vous venu me dire ? Vous sembliez hier fort peu religieux envers le souvenir de vos premières amours ; vous étiez absolument prosterné devant la radieuse Ellis. Aujourd’hui, où en êtes-vous, s’il vous plaît ? Vous semblez n’entendre pas raison sur le chapitre du passé, et puis vous parlez d’aller à Saint-Sauveur au lieu d’aller à Luchon ! Voyons, qui aimez-vous ici ? qui épousez-vous ?

— J’épouse miss Margaret, s’il plaît à Dieu et à vous.

— À moi ?

— Oui, vous pouvez me sauver. D’abord, lisez le nouveau billet que m’écrit votre cousine… Est-ce fait ? Fort bien. À présent, vous voyez, il faut que je me décide entre Luchon et Saint-Sauveur, entre une femme à conquérir et une femme à consoler.

— Halte-là, impertinent ! s’écria Henry ; je vous ai dit cent fois que ma cousine était fraîche comme les fleurs, belle comme les anges, vive comme un oiseau, gaie, vermeille, élégante, coquette : si cette femme-là est désolée, je veux bien consentir à gémir toute ma vie sous le poids d’une semblable douleur.

— N’espérez pas me piquer, Henry ; je suis heureux d’entendre ce que vous me dites. Mais, en ce cas, pourrez-vous m’expliquer l’étrange fantaisie qui porte lady Lavinia à m’imposer un rendez-vous ?

— Ô stupide compagnon ! s’écria Henry ; ne voyez-vous pas que c’est votre faute ? Lavinia ne désirait pas le moins du monde cette entrevue : j’en suis bien sûr, moi ; car, lorsque je lui parlai de vous, lorsque je lui demandai si le cœur ne lui battait pas quelquefois, sur le chemin de Saint-Sauveur à Bagnères, à l’approche d’un groupe de cavaliers au nombre desquels vous pouviez être, elle me répondit d’un air nonchalant : a Vraiment ! peut-être que mon cœur battrait si je venais à le rencontrer. » Et le dernier mot de sa phrase fut délicieusement modulé par un bâillement. Oui, ne mordez pas votre lèvre, Lionel, un de ces jolis bâillements de femme tout petits, tout frais ; si harmonieux, qu’ils semblent polis et caressants, si longs et si traînants, qu’ils expriment la plus profonde apathie et la plus cordiale indifférence. Mais vous, au lieu de profiter de cette bonne disposition, vous ne pouvez pas résister à l’envie de faire des phrases. Fidèle à l’éternel pathos des amants disgraciés, quoique enchanté de l’être, vous semblez pleurer l’impossibilité de la voir, au lieu de lui dire naïvement que vous en étiez le plus reconnaissant du monde…

— De telles impertinences ne peuvent se commettre. Comment aurais-je prévu qu’elle allait prendre au sérieux quelques paroles oiseuses arrachées par la convenance de la situation ?

— Oh ! je connais Lavinia ; c’est une malice de sa façon !

— Éternelle malice de femme ! Mais non ; Lavinia était la plus douce et la moins railleuse de toutes ; je suis sûr qu’elle n’a pas plus envie que moi de cette entrevue. Tenez, mon cher Henry, sauvez-nous tous deux de ce supplice ; prenez le paquet, allez à Saint-Sauveur ; chargez-vous de tout arranger ; faites-lui comprendre que je ne dois pas…

— Quitter miss Ellis à la veille de votre mariage, n’est-ce pas ? Voilà une bonne raison à donner à une rivale ! Impossible, mon cher ; vous avez fait la folie, il faut la boire. Quand on a la sottise de garder dix ans le portrait et les lettres d’une femme, quand on a l’étourderie de s’en vanter à un bavard comme moi, quand on a la rage de faire de l’esprit et du sentiment à froid dans une lettre de rupture, il faut en subir toutes les conséquences. Vous n’avez rien à refuser à lady Lavinia tant que ses lettres seront entre vos mains ; et, quel que soit le mode de communication qu’elle vous impose, vous lui êtes soumis tant que vous n’aurez point accompli cette solennelle démarche. Allons, Lionel, faites seller votre poney, et partons, car je vous accompagne. J’ai quelques torts dans tout ceci, et vous voyez que je ne ris plus quand il s’agit de les réparer. Partons !

Lionel avait espéré que Henry trouverait un autre moyen de le tirer d’embarras. Il restait consterné, immobile, enchaîné à sa place par un sentiment secret de résistance involontaire aux arrêts de la nécessité. Cependant il finit par se lever, triste, résigné, et les bras croisés sur sa poitrine. Sir Lionel était, en fait d’amour, un héros accompli. Si son cœur avait été parjure à plus d’une passion, jamais sa conduite extérieure ne s’était écartée du code des procèdes, jamais aucune femme n’avait eu à lui reprocher une démarche contraire à cette condescendance délicate et généreuse qui est le meilleur signe d’abandon que puisse donner un homme bien élevé à une femme irritée. C’est avec la conscience d’une exacte fidélité à ces règles que le beau sir Lionel se pardonnait les douleurs attachées à ses triomphes.

— Voici un moyen ! s’écria enfin Henry en se levant à son tour. C’est la coterie de nos belles compatriotes qui décide tout ici. Miss Ellis et sa sœur Anna sont les pouvoirs les plus éminents du conseil d’amazones. Il faut obtenir de Margaret que ce voyage, fixé à demain, soit retardé d’un jour. Un jour ici, c’est beaucoup, je le sais ; mais enfin il faut l’obtenir, prétexter un empêchement sérieux, et partir dès cette nuit pour Saint-Sauveur. Nous y arriverons dans l’après-midi ; nous nous reposerons jusqu’au soir ; à neuf heures, pendant le rendez-vous, je ferai seller nos chevaux, et, à dix heures (j’imagine qu’il ne faut pas plus d’une heure pour échanger deux paquets de lettres), nous remontons à cheval, nous courons toute la nuit, nous arrivons ici avec le soleil levant, nous trouvons la belle Margaret piaffant sur sa noble monture, ma jolie petite madame Bernos caracolant sur mon yorkshire ; nous changeons de bottes et de chevaux, et, couverts de poussière, exténués de fatigue, dévorés d’amour, pâles, intéressants, nous suivons nos dulcinées par monts et par vaux. Si l’on ne récompense pas tant de zèle, il faut pendre toutes les femmes pour l’exemple. Allons, es-tu prêt ?

Pénétré de reconnaissance, Lionel se jeta dans les bras de Henry. Au bout d’une heure, celui-ci revint.

— Partons, lui dit-il, tout est arrangé ; on retarde le départ pour Luchon jusqu’au 16 ; mais ce n’a pas été sans peine. Miss Ellis avait des soupçons. Elle sait que ma cousine est à Saint-Sauveur, et elle a une aversion effroyable pour ma cousine, car elle connaît les folies que tu as faites jadis pour elle. Mais, moi, j’ai habilement détourné les soupçons ; j’ai dit que tu étais horriblement malade, et que je venais de te forcer à te mettre au lit…

— Allons, juste ciel ! une nouvelle folie pour me perdre !

— Non, non, du tout ! Dick va mettre un bonnet de nuit à ton traversin ; il va le coucher en long dans ton lit, et commander trois pintes de tisane à la servante de la maison. Surtout il va prendre la clef de cette chambre dans sa poche, et s’installer devant la porte avec une figure allongée et des yeux hagards ; et puis il lui est enjoint de ne laisser entrer personne et d’assommer quiconque essayerait de forcer la consigne, fût-ce miss Margaret elle-même. Hein ! le voici déjà qui bassine ton lit. Fort bien ! il a une excellente figure ; il veut se donner l’air triste, il a l’air imbécile. Sortons par la porte qui donne dans le ravin. Jack mènera nos chevaux au bout du vallon, comme s’il allait les promener, et nous le rejoindrons au pont de Lonnio. Allons, en route, et que le dieu d’amour nous protège !

Ils parcoururent rapidement la distance qui sépare les deux chaînes de montagne, et ne ralentirent leur course que dans la gorge étroite et sombre qui s’étend de Pierrefitte à Luz. C’est sans contredit une des parties les plus austères et les plus caractérisées des Pyrénées, Tout y prend un aspect formidable. Les monts se resserrent, le Gave s’encaisse et gronde sourdement en passant sous les arcades de rochers et de vigne sauvage ; les flancs noirs du rocher se couvrent de plantes grimpantes dont le vert vigoureux passe à des teintes bleues sur les plans éloignés, et à des tons grisâtres vers les sommets. L’eau du torrent en reçoit des reflets tantôt d’un vert limpide, tantôt d’un bleu mat et ardoisé, comme on en voit sur les eaux de la mer.

De grands ponts de marbre d’une seule arche s’élancent d’un flanc à l’autre de la montagne, au-dessus des précipices. Rien n’est si imposant que la structure et la situation de ces ponts jetés dans l’espace, et nageant dans l’air blanc et humide qui semble tomber à regret dans le ravin. La route passe d’un flanc à l’autre de la gorge sept fois dans l’espace de quatre lieues. Lorsque nos deux voyageurs franchirent le septième pont, ils aperçurent au fond de la gorge, qui insensiblement s’élargissait devant eux, la délicieuse vallée de Luz, inondée des feux du soleil levant. La hauteur des montagnes qui bordent la route ne permettait pas encore au rayon matinal d’arriver jusqu’à eux. Le merle d’eau faisait entendre son petit cri plaintif dans les herbes du torrent. L’eau écumante et froide soulevait avec effort les voiles de brouillard étendus sur elle. À peine, vers les hauteurs, quelques lignes de lumière doraient les anfractuosités des rochers et la chevelure pendante des clématites. Mais, au fond de ce sévère paysage, derrière ces grandes masses noires, âpres et revêches comme les sites aimés de Salvator, la belle vallée, baignée d’une rosée étincelante, nageait dans la lumière et formait une nappe d’or dans un cadre de marbre noir.

— Que cela est beau ! s’écria Henry, et que je vous plains d’être amoureux, Lionel ! Vous êtes insensible à toutes ces choses sublimes ; vous pensez que le plus beau rayon du soleil ne vaut pas un sourire de miss Margaret Ellis.

— Avouez, Henry, que Margaret est la plus belle personne des trois royaumes.

— Oui, la théorie à la main, c’est une beauté sans défaut. Eh bien, c’est celui que je lui reproche, moi. Je la voudrais moins parfaite, moins majestueuse, moins classique. J’aimerais cent fois mieux ma cousine, si Dieu me donnait à choisir entre elles deux.

— Allons donc, Henry, vous n’y songez pas, dit Lionel en souriant ; l’orgueil de la famille vous aveugle. De l’aveu de tout ce qui a deux yeux dans la tête, lady Lavinia est d’une beauté plus que problématique ; et, moi qui l’ai connue dans toute la fraîcheur de ses belles années, je puis vous assurer qu’il n’y a jamais eu de parallèle possible…

— D’accord ; mais que de grâce et de gentillesse chez Lavinia ! des yeux si vifs, une chevelure si belle, des pieds si petits !

Lionel s’amusa pendant quelque temps à combattre l’admiration de Henry pour sa cousine. Mais, tout en mettant du plaisir à vanter la beauté qu’il aimait, un secret sentiment d’amour-propre lui faisait trouver du plaisir encore à entendre réhabiliter celle qu’il avait aimée. Ce fut, au reste, un moment de vanité, rien de plus ; car jamais la pauvre Lavinia n’avait régné bien réellement sur ce cœur, que les succès avaient gâté de bonne heure. C’est peut-être un grand malheur pour un homme que de se trouver jeté trop tôt dans une position brillante. L’aveugle prédilection des femmes, la sotte jalousie des vulgaires rivaux, c’en est assez pour fausser un jugement novice et corrompre un esprit sans expérience.

Lionel, pour avoir trop connu le bonheur d’être aimé, avait épuisé en détail la force de son âme ; pour avoir essayé trop tôt des passions, il s’était rendu incapable de ressentir jamais une passion profonde. Sous des traits mâles et beaux, sous l’expression d’une physionomie jeune et forte, il cachait un cœur froid et usé comme celui d’un vieillard.

— Voyons, Lionel, dites-moi pourquoi vous n’avez pas épousé Lavinia Buenafè, aujourd’hui lady Blake par votre faute ? Car enfin, sans être rigoriste, quoique je sois assez disposé à respecter, parmi les privilèges de notre sexe, le sublime droit du bon plaisir, je ne saurais, quand j’y songe, approuver beaucoup votre conduite. Après lui avoir fait la cour deux ans, après l’avoir compromise autant qu’il est possible de compromettre une jeune miss (ce qui n’est pas chose absolument facile dans la bienheureuse Albion), après lui avoir fait rejeter les plus beaux partis, vous la laissez là pour courir après une cantatrice italienne, qui certes ne méritait pas d’inspirer un pareil forfait. Voyons, Lavinia n’était-elle pas spirituelle et jolie ? n’était-elle pas la fille d’un banquier portugais, juif, à la vérité, mais riche ? n’était-ce pas un bon parti ? ne vous aimait-elle pas jusqu’à la folie ?

— Eh ! mon ami, voilà ce dont je me plains : elle m’aimait beaucoup trop pour qu’il me fût possible d’en faire ma femme. De l’avis de tout homme de bon sens, une femme légitime doit être une compagne douce et paisible, Anglaise jusqu’au fond de l’âme, peu susceptible d’amour, incapable de jalousie, aimant le sommeil, et faisant un assez copieux abus de thé noir pour entretenir ses facultés dans une assiette conjugale. Avec cette Portugaise au cœur ardent, à l’humeur active, habituée de bonne heure aux déplacements, aux mœurs libres, aux idées libérales, à toutes les pensées dangereuses qu’une femme ramasse en courant le monde, j’aurais été le plus malheureux des maris, sinon le plus ridicule. Pendant quinze mois, je m’abusai sur le malheur inévitable que cet amour me préparait. J’étais si jeune alors ! j’avais vingt-deux ans ; souvenez-vous de cela, Henry, et ne me condamnez pas. Enfin, j’ouvris les yeux au moment où j’allais commettre l’insigne folie d’épouser une femme amoureuse folle de moi… Je m’arrêtai au bord du précipice, et je pris la fuite pour ne pas succomber à ma faiblesse.

— Hypocrite ! dit Henry. Lavinia m’a raconté bien -autrement cette histoire : il paraît que, longtemps avant la cruelle détermination qui vous fit partir pour l’Italie avec la Rosmonda, vous étiez déjà dégoûté de la pauvre juive, et vous lui faisiez cruellement sentir l’ennui qui vous gagnait auprès d’elle. Oh ! quand Lavinia raconte cela, je vous assure qu’elle n’y met point de fatuité ; elle avoue son malheur et vos cruautés avec une modestie ingénue que je n’ai jamais vu pratiquer aux autres femmes. Elle a une façon à elle de dire : « Enfin, je l’ennuyais. » Tenez, Lionel, si vous lui aviez entendu prononcer ces mots, avec l’expression de naïve tristesse qu’elle sait y mettre, vous auriez des remords, je le parierais.

— Eh ! n’en ai-je pas eu ! s’écria Lionel. Voilà ce qui nous dégoûte encore d’une femme : c’est tout ce que nous souffrons pour elle après l’avoir quittée ; ce sont ces mille vexations dont son souvenir nous poursuit ; c’est la voix du monde bourgeois qui crie vengeance et anathème, c’est la conscience qui se trouble et s’effraye ; ce sont de légers reproches bien doux et bien cruels que la pauvre délaissée nous adresse par les cent voix de la renommée. Tenez, Henry, je ne connais rien de plus ennuyeux et de plus triste que le métier d’homme à bonnes fortunes.

— À qui le dites-vous ! répondit Henry d’un ton vaillant, en faisant ce geste de fatuité ironique qui lui allait si bien.

Mais son compagnon ne daigna pas sourire, et il continua à marcher lentement, en laissant flotter les rênes sur le cou de son cheval, et en promenant son regard fatigué sur les délicieux tableaux que la vallée déroulait à ses pieds.

Luz est une petite ville située à environ un mille de Saint-Sauveur. Nos dandys s’y arrêtèrent ; rien ne put déterminer Lionel à pousser jusqu’au lieu qu’habitait lady Lavinia : il s’installa dans une auberge et se jeta sur son lit en attendant l’heure fixée pour le rendez-vous.

Quoique le climat soit infiniment moins chaud dans cette vallée que dans celle de Bigorre, la journée fut lourde et brûlante. Sir Lionel, étendu sur un mauvais lit d’auberge, ressentit quelques mouvements fébriles, et s’endormit péniblement au bourdonnement des insectes qui tournoyaient sur sa tête dans l’air embrasé. Son compagnon, plus actif et plus insouciant, traversa la vallée, rendit des visites à tout le voisinage, guetta le passage des cavalcades sur la route de Gavarni, salua les belles ladies qu’il aperçut à leurs fenêtres ou sur les chemins, jeta de brillantes œillades aux jeunes Françaises, pour lesquelles il avait une préférence décidée, et vint enfin rejoindre Lionel à l’entrée de la nuit.

— Allons, debout, debout ! s’écria-t-il en pénétrant sous ses rideaux de serge ; voici l’heure du rendez-vous.

— Déjà ? dit Lionel, qui, grâce à la fraîcheur du soir, commençait à dormir d’un sommeil paisible ; quelle heure est-il donc, Henry ?

Henry répondit d’un ton emphatique :

At the close of the day when thc Hamlet is still
And nouglit but the torrent is lieard upon the hill…


— Ah ! pour Dieu, faites-moi grâce de vos citations, Henry ! Je vois bien que la nuit descend, que le silence gagne, que la voix du torrent nous arrive plus sonore et plus pure ; mais lady Lavinia ne m’attend qu’à neuf heures ; je puis peut-être dormir encore un peu.

— Non, pas une minute de plus, Lionel. Il faut nous rendre à pied à Saint-Sauveur ; car j’y ai fait conduire nos chevaux dès ce matin, et les pauvres animaux sont assez fatigués, sans compter ce qui leur reste à faire. Allons, habillez-vous. C’est bien. À dix heures, je serai à cheval, à la porte de lady Lavinia, tenant en main votre palefroi et prêt à vous offrir la bride, ni plus ni moins que notre grand William à la porte des théâtres, lorsqu’il était réduit à l’office de jockey, le grand homme ! Allons, Lionel, voici votre portemanteau, une cravate blanche, de la cire à moustache… Patience donc ! Oh ! quelle négligence ! quelle apathie ! Y songez-vous, mon cher ? se présenter avec une mauvaise toilette devant une femme que l’on n’aime plus, c’est une faute énorme ! Sachez donc bien qu’il faut, au contraire, lui apparaître avec tous vos avantages, afin de lui faire sentir le prix de ce qu’elle perd. Allons, allons ! relevez-moi votre chevelure encore mieux que s’il s’agissait d’ouvrir le bal avec miss Margaret. Bien ! Laissez-moi donner un coup de brosse à votre habit. Eh quoi ! auriez-vous oublié un flacon d’essence de tubéreuse pour inonder votre foulard des Indes ? Ce serait impardonnable ; non. Dieu soit loué ! le voici. Allons, Lionel, vous embaumez, vous resplendissez ; partez. Songez qu’il y va de votre honneur de faire verser quelques larmes en apparaissant ce soir pour la dernière fois sur l’horizon de lady Lavinia.

Lorsqu’ils traversèrent la bourgade Saint-Sauveur, qui se compose de cinquante maisons au plus, ils s’étonnèrent de ne voir aucune personne élégante dans la rue ni aux fenêtres. Mais il s’expliquèrent cette singularité en passant devant les fenêtres d’un rez-de-chaussée d’où partaient les sons faux d’un violon, d’un flageolet et d’un tympanon, instrument indigène qui tient du tambourin français et de la guitare espagnole. Le bruit et la poussière apprirent à nos voyageurs que le bal était commencé, et que tout ce qu’il y a de plus élégant parmi l’aristocratie de France, d’Espagne et d’Angleterre, réuni dans une salle modeste, aux murailles blanches décorées de guirlandes, de buis et de serpolet, dansait au bruit du plus détestable charivari qui ait jamais déchiré des oreilles et marqué la mesure à faux.

Plusieurs groupes de baigneurs, de ceux qu’une condition moins brillante ou une santé plus réellement détruite privaient du plaisir de prendre une part active à la soirée, se pressaient devant ces fenêtres pour jeter, par-dessus l’épaule les uns des autres, un coup d’œil de curiosité envieuse ou ironique sur le bal, et pour échanger quelque remarque laudative ou maligne, en attendant que l’horloge du village eût sonné l’heure où tout convalescent doit aller se coucher, sous peine de perdre le benefit des eaux minérales.

Au moment où nos deux voyageurs passèrent devant ce groupe, il y eut dans cette petite foule un mouvement oscillatoire vers l’embrasure des fenêtres ; et Henry, en essayant de se mêler aux curieux, recueillit ces paroles :

— C’est la belle juive Lavinia Blake qui va danser. On dit que c’est, de toute l’Europe, la femme qui danse le mieux.

— Ah ! venez, Lionel ! s’écria le jeune baronnet ; venez voir comme ma cousine est bien mise et charmante !

Mais Lionel le tira par le bras ; et, rempli d’humeur et d’impatience, il l’arracha de la fenêtre, sans daigner jeter un regard de ce côté.

— Allons, allons ! lui dit-il, nous ne sommes pas venus ici pour voir danser.

— Cependant il ne put s’éloigner assez vite pour qu’un autre propos, jeté au hasard autour de lui, ne vînt pas frapper son oreille.

— Ah ! disait-on, c’est le beau comte de Morangy qui la fait danser.

— Faites-moi le plaisir de me dire quel autre ce pourrait-être ? répondit une autre voix.

— On dit qu’il en perd la tête, reprit un troisième interlocuteur. Il a déjà crevé pour elle trois chevaux, et je ne sais combien de jockeys.

L’amour-propre est un si étrange conseiller, qu’il nous arrive cent fois par jour d’être, grâce à lui, en pleine contradiction avec nous-mêmes. Par le fait, sir Lionel était charmé de savoir lady Lavinia placée, par de nouvelles affections, dans une situation qui assurait leur indépendance mutuelle. Et pourtant la publicité des triomphes qui pouvaient faire oublier le passé à cette femme délaissée fut pour Lionel une espèce d’affront qu’il dévora avec peine.

Henry, qui connaissait les lieux, le conduisit au bout du village, à la maison qu’habitait sa cousine. Là, il le laissa.

Cette maison était un peu isolée des autres ; elle s’adossait, d’un côté, à la montagne, et, de l’autre, elle dominait le ravin. À trois pas, un torrent tombait à grand bruit dans la cannelure du rocher ; et la maison, inondée, pour ainsi dire, de ce bruit frais et sauvage, semblait ébranlée par la chute d’eau et prête à s’élancer avec elle dans l’abîme. C’était une des situations les plus pittoresques que l’on put choisir, et Lionel reconnut dans cette circonstance l’esprit romanesque et un peu bizarre de lady Lavinia.

Une vieille négresse vint ouvrir la porte d’un petit salon au rez-de-chaussée. À peine la lumière vint à frapper son visage luisant et calleux, que Lionel laissa échapper une exclamation de surprise. C’était Pepa, la vieille nourrice de Lavinia, celle que, pendant deux ans, Lionel avait vue auprès de sa bien-aimée. Comme il n’était en garde contre aucune espèce d’émotion, la vue inattendue de cette vieille, en réveillant en lui la mémoire du passé, bouleversa un instant toutes ses idées. Il faillit lui sauter au cou, l’appeler nourrice, comme au temps de sa jeunesse et de sa gloire, l’embrasser comme une digne servante, comme une vieille amie ; mais Pepa recula de trois pas, en contemplant d’un air stupéfait l’air empressé de Lionel. Elle ne le reconnaissait pas.

— Hélas ! je suis donc bien changé ? pensa-t-il. — Je suis, dit-il avec une voix troublée, la personne que lady Lavinia a fait demander. Ne vous a-t-elle pas prévenue ?…

— Oui, oui, milord, répondit la négresse ; Milady est au bal : elle m’a dit de lui porter son éventail aussitôt qu’un gentleman frapperait à cette porte. Restez ici, je cours l’avertir…

La vieille se mit à chercher l’éventail. Il était sur le coin d’une tablette de marbre, sous la main de sir Lionel. il le prit pour le remettre à la négresse, et ses doigts en conservèrent le parfum après qu’elle fut sortie.

Ce parfum opéra sur lui comme un charme ; ses organes nerveux en reçurent une commotion qui pénétra jusqu’à son cœur, et le fit tressaillir. C’était le parfum que Lavinia préférait : c’était une espèce d’herbe aromatique qui croît dans l’Inde, et dont elle avait coutume jadis d’imprégner ses vêtements et ses meubles. Ce parfum de patchouly, c’était tout un monde de souvenirs, toute une vie d’amour ; c’était une émanation de la première femme que Lionel avait aimée. Sa vue se troubla ; ses artères battirent violemment : il lui sembla qu’un nuage flottait devant lui, et, dans ce nuage, une fille de seize ans, brune, mince, vive et douce à la fois : la juive Lavinia, son premier amour. Il la vit passer rapide comme un daim, effleurant les bruyères, foulant les plaines giboyeuses de son parc, lançant sa haquenée noire à travers les marais ; rieuse, ardente et fantasque comme Diana Vernon ou comme les fées joyeuses de la verte Irlande.

Bientôt il eut honte de sa faiblesse, en songeant à l’ennui qui avait flétri cet amour et tous les autres. Il jeta un regard tristement philosophique sur les dix années de raison positive qui le séparaient de ces jours d’églogue et de poésie ; puis il invoqua l’avenir, la gloire parlementaire et l’éclat de la vie politique sous la forme de miss Margaret Ellis, qu’il invoqua elle-même sous la forme de sa dot ; et enfin il se mit à parcourir la pièce où il se trouvait, en jetant autour de lui le sceptique regard d’un amant désabusé et d’un homme de trente ans aux prises avec la vie sociale.

On est simplement logé aux eaux des Pyrénées ; mais, grâce aux avalanches et aux torrents qui, chaque hiver, dévastent les habitations, à chaque printemps on voit renouveler ou embellir les ornements et le mobilier. La maisonnette que Lavinia avait louée était bâtie en marbre brut et toute lambrissée en bois résineux à l’intérieur. Ce bois, peint en blanc, avait l’éclat et la fraîcheur du stuc. Une natte de jonc, tissue en Espagne et nuancée de plusieurs couleurs, servait de tapis. Des rideaux de basin, bien blancs, recevaient l’ombre mouvante des sapins qui ^secouaient leur chevelure noire au vent de la nuit, sous l’humide regard de la lune. De petits seaux de bois d’olivier vernis étaient remplis des plus belles fleurs de la montagne. Lavinia avait cueilli elle-même, dans les plus désertes vallées et sur les plus hautes cimes, ces belladones au sein vermeil, ces aconits au cimier d’azur, au calice vénéneux ; ces silènes blanc et rose, dont les pétales sont si délicatement découpés ; ces pâles saponaires, ces clochettes transparentes et plissées comme de la mousseline, ces valérianes de pourpre, toutes ces sauvages filles de la solitude, si embaumées et si fraîches, que le chamois craint de les flétrir en les effleurant dans sa course, et que l’eau des sources inconnues au chasseur les couche à peine sous son flux nonchalant et silencieux.

Cette chambrette blanche et parfumée avait en vérité, et comme à son insu, un air de rendez-vous ; mais elle semblait aussi le sanctuaire d’un amour virginal et pur. La bougie jetait une clarté timide ; les fleurs semblaient fermer modestement leur sein à la lumière ; aucun vêtement de femme, aucun vestige de coquetterie ne s’était oublié à traîner sur les meubles : seulement, un bouquet de pensées flétries et un gant blanc décousu gisaient côte à côte sur la cheminée. Lionel, poussé par un mouvement irrésistible, prit le gant et le froissa dans ses mains. C’était comme l’étreinte convulsive et froide d’un dernier adieu. Il prit le bouquet sans parfum, le contempla un instant, fit une allusion amère aux fleurs qui le composaient, et le rejeta brusquement loin de lui. Lavinia avait-elle posé lace bouquet avec le dessein qu’il fût commenté par son ancien amant ?

Lionel s’approcha de la fenêtre, et écarta les rideaux pour faire diversion, par le spectacle de la nature, à l’humeur qui le gagnait de plus en plus. Ce spectacle était magique. La maison, plantée dans le roc, servait de bastion à une gigantesque muraille de rochers taillés à pic, dont le Gave battait le pied. À droite tombait la cataracte avec un bruit furieux ; à gauche, un massif d’épicéas se penchait sur l’abîme, au loin se déployait la vallée incertaine et blanchie par la lune. Un grand laurier sauvage, qui croissait dans une crevasse du rocher, apportait ses longues feuilles luisantes au bord de la fenêtre, et la brise, en les froissant l’une contre l’autre, semblait prononcer de mystérieuses paroles.

Lavinia entra tandis que Lionel était plongé dans cette contemplation ; le bruit du torrent et de la brise empêcha qu’il ne l’entendît. Elle resta plusieurs minutes debout derrière lui, occupée sans doute à se recueillir, et se demandant peut-être si c’était là l’homme qu’elle avait tant aimé ; car, à cette heure d’émotion obligée et de situation prévue, Lavinia croyait pourtant faire un rêve. Elle se rappelait le temps où il lui aurait été impossible de revoir sir Lionel sans tomber morte de colère et de douleur. Et maintenant elle était là, douce, calme, indifférente peut-être…

Lionel se retourna machinalement, et la vit. Il ne s’y attendait pas ; un cri lui échappa ; puis, honteux d’une telle inconvenance, confondu de ce qu’il éprouvait, il fit un violent effort pour adresser à lady Lavinia un salut correct et irréprochable.

Mais, malgré lui, un trouble imprévu, une agitation invincible paralysait son esprit ingénieux et frivole, cet esprit si docile, si complaisant, qui se tenait toujours prêt, suivant les lois de l’amabilité, à se jeter tout entier dans la circulation, et à passer, comme l’or, de main en main pour l’usage du premier venu. Cette fois, l’esprit rebelle se taisait et restait éperdu à contempler lady Lavinia.

C’est qu’il ne s’attendait pas à la revoir si belle… Il l’avait laissée bien souffrante et bien altérée. Dans ce temps-là, les larmes avaient flétri ses joues, le chagrin avait amaigri sa taille ; elle avait l’œil éteint, la main sèche, une parure négligée. Elle s’enlaidissait imprudemment alors, la pauvre Lavinia ! sans songer que la douleur n’embellit que le cœur de la femme, et que la plupart des hommes nieraient volontiers l’existence de l’âme chez la femme, comme il fut fait en un certain concile de prélats italiens.

Maintenant, Lavinia était dans tout l’éclat de cette seconde beauté qui revient aux femmes quand elles n’ont pas reçu au cœur d’irréparables atteintes dans leur première jeunesse. C’était toujours une mince et pâle Portugaise, d’un reflet un peu bronzé, d’un profil un peu sévère ; mais son regard et ses manières avaient pris toute l’aménité, toute la grâce caressante des Françaises. Sa peau brune était veloutée par l’effet d’une santé calme et raffermie ; son frêle corsage avait retrouvé la souplesse et la vivacité florissante de la jeunesse ; ses cheveux, qu’elle avait coupés jadis pour en faire un sacrifice à l’amour, se déployaient maintenant dans tout leur luxe en épaisses torsades sur son front lisse et uni ; sa toilette se composait d’une robe de mousseline de l’Inde et d’une touffe de bruyère blanche cueillie dans le ravin et mêlée à ses cheveux. Il n’est pas de plus gracieuse plante que la bruyère blanche ; on eût dit, à la voir balancer ses délicates girandoles sur les cheveux noirs de Lavinia, des grappes de perles vivantes. Un goût exquis avait présidé à cette coiffure et à cette simple toilette, où l’ingénieuse coquetterie de la femme se révélait à force de se cacher.

Jamais Lionel n’avait vu Lavinia si séduisante. Il fallit un instant se prosterner et lui demander pardon ; mais le sourire calme qu’il vit sur son visage lui rendit le degré d’amertume nécessaire pour supporter l’entrevue avec toutes les apparences de la dignité.

À défaut de phrase convenable, il tira de son sein un paquet soigneusement cacheté, et, le déposant sur la table :

— Madame, lui dit-il d’une voix assurée, vous voyez que j’ai obéi en esclave ; puis-je croire qu’à compter de ce jour ma liberté me sera rendue ?

— Il me semble, lui répondit Lavinia avec une expression de gaieté mélancolique, que, jusqu’ici, votre liberté n’a pas été trop enchaînée, sir Lionel ! En vérité, seriez-vous resté tout ce temps dans mes fers ? J’avoue que je ne m’en étais pas flattée.

— Oh ! madame, au nom du ciel, ne raillons pas ! N’est-ce pas un triste moment que celui-ci ?

— C’est une vieille tradition, répondit-elle, un dénoûment convenu, une situation inévitable dans toutes les histoires d’amour. Et, si, lorsqu’on s’écrit, on était pénétré de la nécessité future de s’arracher mutuellement ses lettres avec défiance… Mais on n’y songe point. À vingt ans, on écrit avec la profonde sécurité d’avoir échangé des serments éternels : on sourit de pitié en songeant à ces vulgaires résultats de toutes les passions qui s’éteignent ; on a l’orgueil de croire que, seul entre tous, on servira d’exception à cette grande loi de la fragilité humaine ! Noble erreur, heureuse fatuité d’où naissent la grandeur et les illusions de la jeunesse ! n’est-ce pas, Lionel ?

Lionel restait muet et stupéfait. Ce langage tristement philosophique, quoique bien naturel dans la bouche de Lavinia, lui semblait un monstrueux contre-sens, car il ne l’avait jamais vue ainsi : il l’avait vue, faible enfant, se livrer aveuglément à toutes les erreurs de la vie, s’abandonner confiante à tous les orages de la passion ; et, lorsqu’il l’avait laissée brisée de douleur, il l’avait entendue encore protester d’une fidélité éternelle à l’auteur de son désespoir.

Mais la voir ainsi prononcer l’arrêt de mort sur toutes les illusions du passé, c’était une chose pénible et effrayante. Cette femme qui se survivait à elle-même, et qui ne craignait pas de faire l’oraison funèbre de sa vie, c’était un spectacle profondément triste, et que Lionel ne put contempler sans douleur. Il ne trouva rien à répondre. 11 savait bien mieux que personne tout ce qui pouvait être dit en pareil cas, mais il n’avait pas le courage d’aider Lavinia à se suicider.

Comme, dans son trouble, il froissait le paquet de lettres dans ses mains :

— Vous me connaissez assez, lui dit-elle ; je devrais dire que vous vous souvenez encore assez de moi, pour être bien sur que je ne réclame ces gages d’une ancienne affection par aucun de ces motifs de prudence dont les femmes s’avisent quand elles n’aiment plus. Si vous aviez un tel soupçon, il suffirait, pour me justifier, de rappeler que, depuis dix ans, ces gages sont restés entre vos mains, sans que j’aie songé à vous les retirer, le ne m’y serais jamais déterminée si le repos d’une autre femme n’était compromis par l’existence de ces papiers…

Lionel regarda fixement Lavinia, attentif au moindre signe d’amertume ou de chagrin que la pensée de Margaret Ellis ferait naître en elle ; mais il lui fut impossible de trouver la plus légère altération dans son regard ou dans sa voix. Lavinia semblait être invulnérable désormais.

— Cette femme s’est-elle changée en diamant ou en glace ? se demanda-t-il. Vous êtes généreuse, lui dit-il avec un mélange de reconnaissance et d’ironie, si c’est là votre unique motif.

— Quel autre pourrais-je avoir, sir Lionel ? Vous plairait-il de me le dire ?

— Je pourrais présumer, madame, si j’avais envie de nier votre générosité (ce qu’à Dieu ne plaise !), que des motifs personnels vous font désirer de rentrer dans la possession de ces lettres et de ce portrait.

— Ce serait m’y prendre un peu tard, dit Lavinia en riant ; à coup sûr, si je vous disais que j’ai attendu jusqu’à ce jour pour avoir des motifs personnels (c’est votre expression), vous auriez de grands remords, n’est-ce pas ?

— Madame, vous m’embarrassez beaucoup, dit Lionel.

Et il prononça ces mots avec aisance, car, là, il se retrouvait sur son terrain. Il avait prévu des reproches, et il était préparé à l’attaque ; mais il n’eut pas cet avantage ; l’ennemi changea de position sur-le-champ.

— Allons, mon cher Lionel ; dit-elle en souriant avec un regard plein de bonté qu’il ne lui connaissait pas encore, lui qui n’avait connu d’elle que la femme passionnée, ne craignez pas que j’abuse de l’occasion. Avec l’âge, la raison m’est venue, et j’ai fort bien compris, depuis longtemps, que vous n’étiez point coupable envers moi. C’est moi qui le fus envers moi-même, envers la société, envers vous peut-être ; car, entre deux amants aussi jeunes que nous l’étions, la femme devrait être le guide de l’homme. Au lieu de l’égarer dans les voies d’une destinée fausse et impossible, elle devrait le conserver au monde en l’attirant à elle. Moi, je n’ai rien su faire à propos ; j’ai élevé mille obstacles dans votre vie ; j’ai été la cause involontaire, mais imprudente des longs cris de réprobation qui vous ont poursuivi ; j’ai eu l’affreuse douleur de voir vos jours menacés par des vengeurs que je reniais, mais qui s’élevaient malgré moi contre vous ; j’ai été le tourment de votre jeunesse et la malédiction de votre virilité. Pardonnez-le-moi, j’ai bien expié le mal que je vous ai fait.

Lionel marchait de surprise en surprise. Il était venu là comme un accusé qui va s’asseoir à contre-cœur sur la sellette, et on le traitait comme un juge dont la miséricorde est implorée humblement. Lionel était né avec un noble cœur ; c’était le souffle des vanités du monde qui l’avait flétri dans sa fleur. La générosité de lady Lavinia excita en lui un attendrissement d’autant plus vif qu’il n’y était pas préparé. Domino par la beauté du caractère qui se révélait à lui, il courba la tête et plia le genou.

— Je ne vous avais jamais comprise, madame, lui dit-il d’une voix altérée ; je ne savais point ce que vous valez : j’étais indigne de vous, et j’en rougis.

— Ne dites pas cela, Lionel, répondit-elle en lui tendant la main pour le relever. Quand vous m’avez connue, je n’étais pas ce que je suis aujourd’hui. Si le passé pouvait se transposer, si aujourd’hui je recevais l’hommage d’un homme placé comme vous l’êtes dans le monde…

— Hypocrite ! pensa Lionel : elle est adorée du comte de Morangy, le plus fashionable des grands seigneurs !

— Si j’avais, continua-t-elle avec modestie, à décider de la vie extérieure et publique d’un homme aimé, je saurais peut-être ajouter à son bonheur, au lieu de chercher à le détruire…

— Est-ce une avance ? se demanda Lionel éperdu. Et, dans son trouble, il porta avec ardeur la main de Lavinia à ses lèvres. En même temps, il jeta un regard sur cette main, qui était remarquablement blanche et mignonne. Dans la première jeunesse des femmes, leurs mains sont souvent rouges et gonflées ; plus tard, elles pâlissent, s’allongent, et prennent des proportions plus élégantes.

Plus il la regardait, plus il l’écoutait, et plus il s’étonnait de lui découvrir des perfections nouvellement acquises. Entre autre choses, elle parlait maintenant l’anglais avec une pureté extrême, elle n’avait conservé de l’accent étranger et des mauvaises locutions dont jadis Lionel l’avait impitoyablement raillée que ce qu’il fallait pour donner à sa phrase et à sa prononciation une originalité élégante et gracieuse. Ce qu’il y avait de fier et d’un peu sauvage dans son caractère s’était concentré peut-être au fond de son âme ; mais son extérieur n’en trahissait plus rien. Moins tranchée, moins saillante, moins poétique peut-être qu’elle ne l’avait été, elle était désormais bien plus séduisante aux yeux de Lionel ; elle était mieux selon ses idées, selon le monde.

Que vous dirai-je ? Au bout d’une heure d’entretien, Lionel avait oublié les dix années qui le séparaient de Lavinia, ou plutôt il avait oublié toute sa vie ; il se croyait auprès d’une femme nouvelle, qu’il aimait pour la première fois ; car le passé lui rappelait Lavinia chagrine, jalouse, exigeante ; il montrait surtout Lionel coupable à ses propres yeux ; et, comme Lavinia comprenait ce que les souvenirs auraient eu pour lui de pénible, elle eut la délicatesse de n’y toucher qu’avec précaution.

Ils se racontèrent mutuellement la vie qui s’était écoulée depuis leur séparation. Lavinia questionnait Lionel sur ses amours nouvelles avec l’impartialité d’une sœur ; elle vantait la beauté de miss Ellis, et s’informait avec intérêt et bienveillance de son caractère et des avantages qu’un tel hymen devait apporter à son ancien ami. De son côté, elle raconta d’une manière brisée, mais piquante et fine, ses voyages, ses amitiés, son mariage avec un vieux lord, son veuvage et l’emploi qu’elle faisait désormais de sa fortune et de sa liberté. Dans tout ce qu’elle disait, il y avait bien un peu d’ironie ; tout en rendant hommage au pouvoir de la raison, un peu d’amertume secrète se montrait contre cette impérieuse puissance, se trahissait sous la forme du badinage. Mais la miséricorde et l’indulgence dominaient dans cette âme dévastée de bonne heure, et lui imprimaient quelque chose de grand qui l’élevait au-dessus de toutes les autres.

Plus d’une heure s’était écoulée. Lionel ne comptait pas les instants ; il s’abandonnait à ses nouvelles impressions avec cette ardeur subite et passagère qui est la dernière faculté des cœurs usés. Il essayait, par toutes les insinuations possibles, d’animer l’entretien, en amenant Lavinia à lui parler de la situation réelle de son cœur ; mais ses efforts étaient vains : la femme était plus mobile et plus adroite que lui. Dès qu’il croyait avoir touché une corde de son âme, il ne lui restait plus dans la main qu’un cheveu. Dès qu’il espérait saisir l’être moral et l’étreindre pour l’analyser, le fantôme glissait comme un souffle et s’enfuyait insaisissable comme l’air.

Tout à coup on frappa avec force : car le bruit du torrent, qui couvrait tout, avait empêché d’entendre les premiers coups ; et maintenant on les réitérait avec impatience. Lady Lavinia tressaillit.

— C’est Henry qui vient m’avertir, lui dit sir Lionel ; mais, si vous daignez m’accorder encore quelques instants, je vais lui dire d’attendre. Obtiendrai-je cette grâce, madame ?

Lionel se préparait à l’implorer obstinément, lorsque Pepa entra d’un air empressé.

— M. le comte de Morangy veut entrer à toute force, dit-elle en portugais à sa maîtresse. Il est là… il n’écoute rien…

— Ah ! mon Dieu ! s’écria ingénument Lavinia en anglais ; il est si jaloux ! Que vais-je faire de vous, Lionel ?

Lionel resta comme frappé de la foudre.

— Faites-le entrer, dit vivement Lavinia à la négresse. Et vous, dit-elle à sir Lionel, passez sur ce balcon. Il fait un temps magnifique ; vous pouvez bien attendre là cinq minutes pour me rendre service.

Et elle le poussa vivement sur le balcon. Puis elle fit retomber le rideau de basin, et, s’adressant au comte qui entrait :

— Que signifie le bruit que vous faites ? lui dit-elle avec aisance. C’est une véritable invasion.

— Ah ! pardonnez-moi, madame ! s’écria le comte de Morangy ; j’implore ma grâce à deux genoux. Vous voyant sortir brusquement du bal avec Pepa, j’ai cru que vous étiez malade. Ces jours derniers, vous avez été indisposée ; j’ai été si effrayé ! Mon Dieu ! pardonnez-moi ! Lavinia, je suis un étourdi, un fou… mais je vous aime tant, que je ne sais plus ce que je fais…

Pendant que le comte parlait, Lionel, à peine revenu de sa surprise, s’abandonnait à un violent accès de colère.

— Impertinente femme ! pensait-il, qui ose bien me prier d’assister à un tête-à-tête avec son amant ! Ah ! si c’est une vengeance préméditée, si c’est une insulte volontaire, qu’on prenne garde à moi ! Mais quelle folie ! si je montrais du dépit, ce serait la faire triompher… Voyons ! assistons à la scène d’amour avec le sang-froid d’un vrai philosophe.

Il se pencha vers l’embrasure de la fenêtre, et se hasarda à élargir avec le bout de sa cravache la fente que laissaient les deux rideaux en se joignant. Il put ainsi voir et entendre.

Le comte de Morangy était un des plus beaux hommes de France, blond, grand, d’une figure plus imposante qu’expressive, parfaitement frisé, dandy des pieds jusqu’à la tête. Le son de sa voix était doux et velouté. Il grasseyait un peu en parlant ; il avait l’œil grand, mais sans éclat ; la bouche fine et moqueuse, la main blanche comme une femme, et le pied chaussé dans une perfection indicible. Aux yeux de sir Lionel, c’était le rival le plus redoutable qu’il fût possible d’avoir à combattre ; c’était un adversaire digne de lui, depuis le favori jusqu’à l’orteil.

Le comte parlait français, et Lavinia répondait dans cette langue, qu’elle possédait aussi bien que l’anglais. Encore un talent nouveau de Lavinia ! Elle écoutait les fadeurs du beau talon rouge avec une complaisance singulière. Le comte hasarda deux ou trois phrases passionnées, qui parurent à Lionel s’écarter un peu des règles du bon goût et de la convenance dramatique. Lavinia ne se fâcha point ; il n’y eut même presque pas de raillerie dans ses sourires. Elle pressait le comte de retourner au bal le premier, lui disant qu’il n’était pas convenable qu’elle y rentrât avec lui. Mais il s’obstinait à vouloir la conduire jusqu’à la porte, en jurant qu’il n’entrerait qu’un quart d’heure après. Tout en parlant, il s’emparait des mains de lady Blake, qui les lui abandonnait avec une insouciance paresseuse et agaçante.

La patience échappait à sir Lionel.

— Je suis bien sot, se dit-il enfin, d’assister patiemment à cette mystification, quand je puis sortir…

Il marcha jusqu’au bout du balcon. Mais le balcon était fermé, et au-dessous s’étendait une corniche de rochers qui ne ressemblait pas trop à un sentier. Néanmoins Lionel se hasarda courageusement à enjamber la balustrade et à faire quelque pas sur cette corniche ; mais il fut bientôt forcé de s’arrêter : la corniche s’interrompait brusquement à l’endroit de la cataracte, et un chamois eût hésité à faire un pas de plus. La lune, montant sur le ciel, montra en cet instant à Lionel la profondeur de l’abîme, dont quelques pouces de roc le séparaient. 11 fut obligé de fermer les yeux pour résister au vertige qui s’emparait de lui, et de regagner avec peine le balcon. Quand il eut réussi à repasser la balustrade, et qu’il vit enfin ce frêle rempart entre lui et le précipice, il se crut le plus heureux des hommes, dût-il payer l’asile qu’il atteignait au prix du triomphe de son rival. Il fallut donc se résigner à entendre les tirades sentimentales du comte de Morangy.

— Madame, disait-il, c’est trop longtemps feindre avec moi. Il est impossible que vous ne sachiez pas combien je vous aime, et je vous trouve cruelle de me traiter comme s’il s’agissait d’une de ces fantaisies qui naissent et meurent dans un jour. L’amour que j’ai pour vous est un sentiment de toute la vie ; et, si vous n’acceptez le vœu que je fais de vous consacrer la mienne, vous verrez, madame, qu’un homme du monde peut perdre tout respect des convenances et se soustraire à l’empire de la froide raison. Oh ! ne me réduisez pas au désespoir, ou craignez-en les effets.

— Vous voulez donc que je m’explique décidément ? répondit Lavinia. Eh bien, je vais le faire. Savez-vous mon histoire, monsieur ?

— Oui, madame, je sais tout ; je sais qu’un misérable, que je regarde comme le dernier des hommes, vous a indignement trompée et délaissée. La compassion que votre infortune m’inspire ajoute à mon enthousiasme. Il n’y a que les grandes âmes qui soient condamnées à être victimes des hommes et de l’opinion.

— Eh bien, monsieur, reprit Lavinia, sachez que j’ai su profiter des rudes leçons de ma destinée ; sachez qu’aujourd’hui je suis en garde contre mon propre cœur et contre celui d’autrui. Je sais qu’il n’est pas toujours au pouvoir de l’homme de tenir ses serments, et qu’il abuse aussitôt qu’il obtient. D’après cela, monsieur, n’espérez pas me fléchir. Si vous parlez sérieusement, voici ma réponse : Je suis invulnérable. Cette femme tant décriée pour l’erreur de sa jeunesse est entourée désormais d’un rempart plus solide que la vertu : la méfiance.

— Ah ! c’est que vous ne m’entendez pas, madame, s’écria le comte en se jetant à ses genoux. Que je sois maudit si j’ai jamais eu la pensée de m’autoriser de vos malheurs pour espérer des sacrifices que votre fierté condamne…

— Êtes-vous bien sûr, en effet, de ne l’avoir eue jamais ? dit Lavinia avec son triste sourire.

— Eh bien, je serai franc, dit M. de Morangy avec un accent de vérité où la manière du grand seigneur disparut entièrement. Peut-être l’ai-je eue avant de vous connaître, cette pensée que je repousse maintenant avec remords. Devant vous la feinte est impossible, Lavinia ; vous subjuguez la volonté, vous anéantiriez la ruse, vous commandez la vénération. Oh ! depuis que je sais ce que vous êtes, je jure que mon adoration a été digne de vous. Écoutez-moi, madame, et laissez-moi à vos pieds attendre l’arrêt de ma vie. C’est par d’indissolubles serments que je veux vous dévouer tout mon avenir. C’est un nom honorable, j’ose le croire, et une brillante fortune, dont je ne suis pas vain, vous le savez, que je viens mettre à vos pieds, en même temps qu’une âme qui vous adore, un cœur qui ne bat que pour vous.

— C’est donc réellement un mariage que vous me proposez ? dit lady Lavinia sans témoigner au comte une surprise injurieuse. Eh bien, monsieur, je vous remercie de cette marque d’estime et d’attachement.

Et elle lui tendit la main avec cordialité.

— Dieu de bonté ! elle accepte ! s’écria le comte en couvrant cette main de baisers.

— Non pas, monsieur, dit Lavinia ; je vous demande le temps de la réflexion.

— Hélas ! mais puis-je espérer ?

— Je ne sais pas ; mais comptez sur ma reconnaissance. Adieu. Retournez au bal ; je l’exige. J’y serai dans un instant.

Le comte baisa le bord de son écharpe avec passion et sortit. Aussitôt qu’il eut refermé la porte, Lionel écarta tout à fait le rideau, s’apprêtant à recevoir de lady Blake l’autorisation de rentrer. Mais lady Blake était assise sur le sofa, le dos tourné à la fenêtre. Lionel vit sa figure se refléter dans la glace placée vis-à-vis d’eux. Ses yeux étaient fixés sur le parquet, son attitude morne et pensive. Plongée dans une profonde méditation, elle avait complètement oublié Lionel, et l’exclamation de surprise qui lui échappa lorsque celui-ci sauta au milieu de la chambre fut l’aveu ingénu de cette cruelle distraction.

Il était pâle de dépit, mais il se contint.

— Vous conviendrez, lui dit-il, que j’ai respecté vos nouvelles affections, madame. Il m’a fallu un profond désintéressement pour m’entendre insulter à dessein peut-être… et pour rester impassible dans ma cachette.

— À dessein ? répéta Lavinia en le regardant d’un air sévère. Qu’osez-vous penser de moi, monsieur ? Si ce sont là vos idées, sortez !

— Non, non, ce ne sont pas là mes idées, dit Lionel en marchant vers elle et en lui prenant le bras avec agitation. Ne faites pas attention à ce que je dis. Je suis fort troublé… C’est qu’aussi vous avez bien compté sur ma raison en me faisant assister à une semblable scène.

— Sur votre raison, Lionel ! Je ne comprends pas ce mot. Vous voulez dire que j’ai compté sur votre indifférence ?


— Raillez-moi tant que vous voudrez, soyez cruelle, foulez-moi aux pieds ! vous en avez le droit… Mais je suis bien malheureux !…

Il était fortement ému. Lavinia crut ou feignit de croire qu’il jouait la comédie.

— Finissons-en, lui dit-elle en se levant. Vous auriez dû faire votre profit de ce que vous m’avez entendue répondre au comte de Morangy ; et pourtant l’amour de cet homme ne m’offense pas… Adieu, Lionel. Quittons-nous pour toujours, mais quittons-nous sans amertume. Voici votre portrait et vos lettres… Allons, laissez ma main, il faut que je retourne au bal.

— Il faut que vous retourniez danser avec M. de Morangy, n’est-ce pas ? dit Lionel en jetant son portrait avec colère et en le broyant de son talon.

— Écoutez donc, dit Lavinia un peu pâle, mais calme, le comte de Morangy m’offre un rang et une haute réhabilitation dans le monde. L’alliance d’un vieux lord ne m’a jamais bien lavée de la tache cruelle qui couvre une femme délaissée. On sait qu’un vieillard reçoit toujours plus qu’il ne donne. Mais un homme jeune, riche, noble, envié, aimé des femmes… c’est différent ! Cela mérite qu’on y pense, Lionel ; et je suis bien aise d’avoir jusqu’ici ménagé le comte. Je devinais depuis longtemps la loyauté de ses intentions.

— femmes ! la vanité ne meurt point en vous ! s’écria Lionel avec dépit lorsqu’elle fut partie.

Il alla rejoindre Henry à l’hôtellerie. Celui-ci l’attendait avec impatience.

— Damnation sur vous, Lionel ! s’écria-t-il. Il y a une grande heure que je vous attends sur mes étriers. Comment ! deux heures pour une semblable entrevue ! Allons, en route ! vous me raconterez cela chemin faisant.

— Bonsoir, Henry. Allez-vous-en dire à miss Margaret que le traversin qui est couché à ma place dans mon lit est au plus mal. Moi, je reste.

— Cieux et terre ! qu’entends-je ! s’écria Henry ; vous ne voulez point aller à Luchon ?

— J’irai une autre fois ; je reste ici maintenant.

— Mais c’est impossible ! Vous rêvez. Vous n’êtes point réconcilié avec lady Blake ?

— Non pas, que je sache ; tant s’en faut ! Mais je suis fatigué, j’ai le spleen, j’ai une courbature. Je reste.

Henry tombait des nues. Il épuisa toute son éloquence pour entraîner Lionel ; mais, ne pouvant y réussir, il descendit de cheval, et, jetant la bride au palefrenier :

— Eh bien, s’il en est ainsi, je reste aussi, s’écria-t-il. La chose me paraît si plaisante, que j’en veux être témoin jusqu’au bout. Au diable les amours de Bagnères et les projets de grande route ! Mon digne ami sir Lionel Bridgemont me donne la comédie ; je serai le spectateur assidu et palpitant de son drame.

Lionel eût donné tout au monde pour se débarrasser de ce surveillant étourdi et goguenard ; mais cela fut impossible.

— Puisque vous êtes déterminé à me suivre, lui dit-il, je vous préviens que je vais au bal.

— Au bal ? Soit, la danse est un excellent remède pour le spleen et les courbatures.

Lavinia dansait avec M. de Morangy. Lionel ne l’avait jamais vue danser. Lorsqu’elle était venue en Angleterre, elle ne connaissait que le boléro, et elle ne s’était jamais permis de le danser sous le ciel austère de la Grande-Bretagne. Depuis, elle avait appris nos contredanses, et elle y portait la grâce voluptueuse des Espagnoles jointe à je ne sais quel reflet de pruderie anglaise qui en modérait l’essor. On montait sur les banquettes pour la voir danser. Le comte de Morangy était triomphant. Lionel était perdu dans la foule.

Il y a tant de vanité dans le cœur de l’homme ! Lionel souffrait amèrement de voir celle qui fut longtemps dominée et emprisonnée dans son amour, celle qui jadis n’était qu’à lui, et que le monde n’eût osé venir réclamer dans ses bras, libre et fière maintenant, environnée d’hommages et trouvant dans chaque regard une vengeance ou une réparation du passé. Lorsqu’elle retourna à sa place, au moment où le comte avait une distraction, Lionel se glissa adroitement auprès d’elle et ramassa son éventail, qu’elle venait de laisser tomber. Lavinia ne s’attendait point à le trouver là. Un faible cri lui échappa, et son teint pâlit sensiblement.

— Ah ! mon Dieu ! lui dit-elle, je vous croyais sur la route de Bagnères.

— Ne craignez rien, madame, lui dit-il à voix basse ; je ne vous compromettrai point auprès du comte de Morangy.

Cependant il n’y put tenir longtemps, et bientôt il revint l’inviter à danser.

Elle accepta.

— Ne faudra-t-il pas aussi que j’en demande la permission à M. le comte de Morangy ? lui dit-il.

Le bal dura jusqu’au jour. Lady Lavinia était sûre de faire durer un bal tant qu’elle y resterait. À la faveur du désordre qui se glisse peu à peu dans une fête à mesure que la nuit s’avance, Lionel put lui parler souvent. Cette nuit acheva de lui faire tourner la tête. Enivré par les charmes de lady Blake, excité par la rivalité du comte, irrité par les hommages de la foule qui à chaque instant se jetait entre elle et lui, il s’acharna de tout son pouvoir à réveiller cette passion éteinte, et l’amour-propre lui fit sentir si vivement son aiguillon, qu’il sortit du bal dans un état de délire inconcevable.

Il essaya en vain de dormir. Henry, qui avait fait la cour à toutes les femmes et dansé toutes les contredanses, ronfla de toute sa tête. Dès qu’il fut éveillé :

— Eh bien Lionel, dit-il en se frottant les yeux, vive Dieu ! mon ami, c’est une histoire piquante que votre réconciliation avec ma cousine ; car, n’espérez pas me tromper, je sais à présent le secret. Quand nous sommes entrés au bal, Lavinia était triste et dansait d’un air distrait ; dès qu’elle vous a vu, son œil s’est animé, son front s’est éclairci. Elle était rayonnante à la valse quand vous l’enleviez comme une plume à travers la foule. Heureux Lionel ! à Luchon, une belle fiancée et une belle dot ; à Saint-Sauveur, une belle maîtresse et un grand triomphe !

— Laissez-moi tranquille avec vos balivernes ! dit Lionel avec humeur.

Henry était habillé le premier. Il sortit pour voir ce qui se passait, et revint bientôt en faisant son vacarme accoutumé sur l’escalier.

— Hélas ! Henry, lui dit son ami, ne perdrez-vous point cette voix haletante et ce geste effaré ? On dirait toujours que vous venez de lancer le lièvre et que vous prenez les gens à qui vous parlez pour des limiers découplés.

— À cheval ! à cheval ! cria Henry. Lady Lavinia Blake est à cheval : elle part pour Gèdres avec dix autres jeunes folles et je ne sais combien de godelureaux, le comte de Morangy en tête… ce qui ne veut pas dire qu’elle n’ait que le comte de Morangy en tête : entendons-nous !

— Silence, clown ! s’écria Lionel. À cheval en effet, et partons !

La cavalcade avait pris de l’avance sur eux. La route de Gèdres est un sentier escarpé, une sorte d’escalier taillé dans le roc, côtoyant le précipice, offrant mille difficultés aux chevaux, mille dangers très-réels aux voyageurs. Lionel lança son cheval au grand galop. Henry crut qu’il était fou ; mais, pensant qu’il y allait de son honneur de ne pas rester en arrière, il s’élança sur ses traces. Leur arrivée fut un incident fantastique pour la caravane. Lavinia frémissait à la vue de ces deux écervelés courant ainsi sur le revers d’un abîme effroyable. Quand elle reconnut Lionel et son cousin, elle devint pâle et faillit tomber de cheval. Le comte de Morangy s’en aperçut et ne la quitta plus du regard. Il était jaloux.

C’était un aiguillon de plus pour Lionel. Tout le long de la journée, il disputa le moindre regard de Lavinia avec obstination. La difficulté de lui parler, l’agitation de la course, les émotions que faisait naître le sublime spectacle des lieux qu’ils parcouraient, la résistance adroite et toujours aimable de lady Blake, son habileté à guider son cheval, son courage, sa grâce, l’expression toujours poétique et toujours naturelle de ses sensations, tout acheva d’exalter sir Lionel. Ce fut une journée bien fatigante pour cette pauvre femme obsédée de deux amants entre lesquels elle voulait tenir la balance égale : aussi accueillait-elle avec reconnaissance son joyeux cousin et ses grosses folies lorsqu’il venait caracoler entre elle et ses adorateurs.

À l’entrée de la nuit le ciel se couvrit de nuages. Un orage sérieux s’annonçait. La cavalcade doubla le pas ; mais elle était encore à plus d’une lieue de Saint-Sauveur lorsque la tempête éclata. L’obscurité devint complète, les chevaux s’effrayèrent, celui du comte de Morangy l’emporta au loin. La petite troupe se débanda, et il fallut tous les efforts des guides qui l’escortaient à pied pour empêcher que des accidents sérieux ne vinssent terminer tristement un jour si gaiement commencé.

Lionel, perdu dans d’affreuses ténèbres, forcé de marcher le long du rocher en tirant son cheval par la bride, de peur de se jeter avec lui dans le précipice, était dominé par une inquiétude bien plus vive. Il avait perdu Lavinia malgré tous ses efforts, et il la cherchait avec anxiété depuis un quart d’heure, lorsqu’un éclair lui motra une femme assise sur un rocher un peu au-dessus du chemin. Il s’arrêta, prêta l’oreille et reconnut la voix de lady Blake ; mais un homme était avec elle : ce ne pouvait être que M. de Morangy. Lionel le maudit dans son âme ; et, résolu au moins à troubler le bonheur de ce rival, il se dirigea comme il put vers le couple. Quelle fut sa joie en reconnaissant Henry auprès de sa cousine ! Celui-ci, en bon et insouciant compagnon, lui céda la place, et s’éloigna même pour garder les chevaux.

Rien n’est si solennel et si beau que le bruit de l’orage dans les montagnes. La grande voix du tonnerre, en roulant sur des abîmes, se répète et retentit dans leur profondeur ; le vent, qui fouette les longues forêts de sapins et les colle sur le roc perpendiculaire comme un vêtement sur des flancs humains, s’engouffre aussi dans les gorges et les grandes plaintes aiguës et traînante comme des sanglots. Lavinia, recueillie dans la contemplation de cet imposant spectacle, écoutait les mille bruits de la montagne ébranlée, en attendant qu’un nouvel éclair jetât sa lumière sur le paysage. Elle tressaillit lorsqu’il vint lui montrer sir Lionel assis près d’elle à la place qu’occupait son cousin un instant auparavant. Lionel pensa qu’elle était effrayée par l’orage, et il prit sa main pour la rassurer. Un autre éclair lui montra Lavinia un coude appuyé sur un genou et le menton enfoncé dans sa main, regardant d’un air d’enthousiasme la grande scène des éléments bouleversés.

— Oh ! mon Dieu ! que cela est beau ! lui dit-elle ; que cette clarté bleue est vive et douce à la fois ! Avez-vous vu ces déchiquetures du rocher rayonner comme des saphirs, et ce lointain livide où les cimes des glaciers se levaient comme de grands spectres dans leurs linceuls ? Avez-vous remarqué aussi que, dans le brusque passage des ténèbres à la lumière et de la lumière aux ténèbres, tout semblait se mouvoir, s’agiter comme si ces monts s’ébranlaient pour s’écrouler ?

— Je ne vois rien ici que vous, Lavinia, lui dit-il avec force ; je n’entends de voix que la vôtre, je ne respire d’air que votre souffle, je n’ai d’émotion qu’à vous sentir près de moi. Savez-vous bien que je vous aime éperdument ? Oui, vous le savez ; vous l’avez voulu. Eh bien, triomphez s’il en est ainsi. Je suis à vos pieds, je vous demande le pardon et l’oubli du passé, le front dans la poussière ; je vous demande l’avenir, oh ! je vous le demande avec passion, et il faudra bien me l’accorder, Lavinia ; car je vous veux fortement, et j’ai des droits sur vous…

— Des droits ? répondit-elle en lui retirant sa main.

— N’est-ce donc pas un droit, un affreux droit, que le mal que je t’ai fait, Lavinia ? Et, si tu me l’as laissé prendre pour briser ta vie, peux-tu me l’ôter aujourd’hui que je veux la relever et réparer mes crimes ?

On sait tout ce qu’un homme peut dire en pareil cas. Lionel fut plus éloquent que je ne saurais l’être à sa place. Il se monta singulièrement la tête ; et, désespérant de vaincre autrement la résistance de lady Blake, voyant bien, d’ailleurs, qu’en restant au-dessous des soumissions de son rival il lui faisait un avantage trop réel, il s’éleva au même dévouement : il offrit son nom et sa fortune à lady Lavinia.

— Y songez-vous ? lui dit-elle avec émotion. Vous renonceriez à miss Ellis lorsqu’elle vous est promise, lorsque votre mariage est arrêté ?

— Je le ferai, répondit-il. Je ferai une action que le monde trouvera insolente et coupable. Il faudra peut-être la laver dans mon sang, mais je suis prêt à tout pour vous obtenir ; car le plus grand crime de ma vie, c’est de vous avoir méconnue, et mon premier devoir, c’est de revenir à vous. Oh ! parlez, Lavinia, rendez-moi le bonheur que j’ai perdu en vous perdant. Aujourd’hui, je saurai l’apprécier et le conserver, car, moi aussi, j’ai changé : je ne suis plus cet homme ambitieux et inquiet qu’un avenir inconnu torturait de ses menteuses promesses. Je sais la vie aujourd’hui, je sais ce que vaut le monde et son faux éclat. Je sais que pas un de mes triomphes n’a valu un seul de vos regards, et la chimère du bonheur que j’ai poursuivie m’a toujours fui jusqu’au jour où elle me ramène à vous. Oh ! Lavinia, reviens à moi aussi ! Qui t’aimera comme moi ? qui verra comme moi ce qu’il y a de grandeur, de patience et de miséricorde dans ton âme ?

Lavinia gardait le silence, mais son cœur battait avec une violence dont s’apercevait Lionel. Sa main tremblait dans la sienne, et elle ne cherchait pas à la retirer, non plus qu’une tresse de ses cheveux que le vent avait détachée et que Lionel couvrait de baisers. Ils ne sentaient pas la pluie qui tombait en gouttes larges et rares. Le vent avait diminué, le ciel s’éclaircissait un peu, et le comte de Morangy venait à eux aussi vite que pouvait le lui permettre son cheval déferré et boiteux, qui avait failli le tuer en tombant contre un rocher.

Lavinia l’aperçut enfin et s’arracha brusquement aux transports de Lionel. Celui-ci furieux de ce contre-temps, mais plein d’espérance et d’amour, l’aida à se remettre à cheval, et l’accompagna jusqu’à la porte de sa maison. Là, elle lui dit en baissant la voix :

— Lionel, vous m’avez fait des offres dont je sens tout le prix. Je n’y peux répondre sans y avoir mûrement réfléchi…

— Oh ! Dieu ! c’est la même réponse qu’à M. de Morangy !

— Non, non, ce n’est pas la même chose, répondit-elle d’une voix altérée. Mais votre présence ici peut faire naître bien des bruits ridicules. Si vous m’aimez vraiment, Lionel, vous allez me jurer de m’obéir.

— Je le jure par Dieu et par vous.

— Eh bien, partez sur-le-champ, et retournez à Bagnères ; je vous jure à mon tour que, dans quarante heures, vous aurez ma réponse.

— Mais que deviendrai-je, grand Dieu ! pendant ce siècle d’attente ?

— Vous espérerez, lui dit Lavinia en refermant précipitamment la porte sur elle, comme si elle eût craint d’en dire trop.

Lionel espéra en effet. Il avait pour motifs une parole de Lavinia et tous les arguments de son amour-propre.

— Vous avez tort d’abandonner la partie, lui disait Henry en chemin ; Lavinia commençait à s’attendrir. Sur ma parole, je ne vous reconnais pas là, Lionel. Quand ce n’eût été que pour ne pas laisser Morangy maître du champ de bataille… Allons ! vous êtes plus amoureux de miss Ellis que je ne pensais.

Lionel était trop préoccupé pour l’écouter. Il passa le temps que Lavinia lui avait fixé enfermé dans sa chambre, où il se fit passer pour malade, et ne daigna pas désabuser sir Henry, qui se perdait en commentaires sur sa conduite. Enfin, la lettre arriva ; la voici ;


« Ni l’un ni l’autre. Quand vous recevrez cette lettre, quand M. de Morangy, que j’ai envoyé à Tarbes, recevra ma réponse, je serai loin de vous deux ; je serai partie, partie à tout jamais, perdue sans retour pour vous et pour lui.

» Vous m’offrez un nom, un rang, une fortune ; vous croyez qu’un grand éclat dans le monde est une grande séduction pour une femme. Oh ! non, pas pour celle qui le connaît et le méprise comme je le fais. Mais pourtant, ne croyez pas, Lionel, que je dédaigne l’offre que vous m’avez faite de sacrifier un mariage brillant et de vous enchaîner à moi pour toujours.

» Vous avez compris ce qu’il y a de cruel pour l’amour-propre d’une femme à être abandonnée, ce qu’il y a de glorieux à ramener à ses pieds un infidèle, et vous avez voulu me dédommager par ce triomphe de tout ce que j’ai souffert ; aussi je vous rends toute mon estime, et je vous pardonnerais le passé si cela n’était pas fait depuis longtemps.

» Mais sachez, Lionel, qu’il n’est pas en votre pouvoir de réparer ce mal. Non, cela n’est au pouvoir d’aucun homme. Le coup que j’ai reçu est mortel : il a tué pour jamais en moi la puissance d’aimer ; il a éteint le flambeau des illusions, et la vie m’apparaît sous son jour terne et misérable.

» Eh bien, je ne me plains pas de ma destinée ; cela devait arriver tôt ou tard. Nous vivons tous pour vieillir et pour voir les déceptions envahir chacune de nos joies. J’ai été désabusée un peu jeune, il est vrai, et le besoin d’aimer a longtemps survécu à la faculté de croire. J’ai longtemps, j’ai souvent lutté contre ma jeunesse comme contre un ennemi acharné ; j’ai toujours réussi à la vaincre.

» Et croyez-vous que cette dernière lutte contre vous, cette résistance aux promesses que vous me faites ne soit pas bien cruelle et bien difficile ? Je peux le dire à présent que la fuite me met à l’abri du danger de succomber : je vous aime encore, je le sens ; l’empreinte du premier objet que l’on a aimé ne s’efface jamais entièrement ; elle semble évanouie ; on s’endort dans l’oubli des maux qu’on a soufferts ; mais que l’image du passé se lève, que l’ancienne idole reparaisse, et nous sommes encore prêts à plier le genou devant elle. Oh ! fuyez ! fuyez, fantôme et mensonge ! vous n’êtes qu’une ombre, et, si je me hasardais à vous suivre, vous me conduiriez encore parmi les écueils pour m’y laisser mourante et brisée. Fuyez ! je ne crois plus en vous. Je sais que vous ne disposez pas de l’avenir, et que, si votre bouche est sincère aujourd’hui, la fragilité de votre cœur vous forcera de mentir demain.

» Et pourquoi vous accuserais-je d’être ainsi ? ne sommes-nous pas tous faibles et mobiles ? Moi-même, n’étais-je pas calme et froide quand je vous ai abordé hier ? n’étais-je pas convaincue que je ne pouvais pas vous aimer ? n’avais-je pas encouragé les prétentions du comte de Morangy ? Et pourtant, le soir, quand vous étiez assis près de moi sur ce rocher, quand vous me parliez d’une voix si passionnée au milieu du vent et de l’orage, n’ai-je pas senti mon âme se fondre et s’amollir ? Oh ! quand j’y songe, c’était votre voix des temps passés, c’était votre passion des anciens jours, c’était vous, c’était mon premier amour, c’était ma jeunesse que je retrouvais tout à la fois !

» Et puis, à présent que je suis de sang-froid, je me sens triste jusqu’à la mort ; car je m’éveille et me souviens d’avoir fait un beau rêve au milieu d’une triste vie.

» Adieu, Lionel. En supposant que votre désir de m’épouser se fût soutenu jusqu’au moment de se réaliser (et, à l’heure qu’il est, peut-être, vous sentez déjà que je puis avoir raison de vous refuser), vous eussiez été malheureux sous l’étreinte d’un lien pareil ; vous auriez vu le monde, toujours ingrat et avare de louanges devant nos bonnes actions, considérer la vôtre comme l’accomplissement d’un devoir, et vous refuser le triomphe que vous en attendiez peut-être. Puis vous auriez perdu le contentement de vous-même en n’obtenant pas l’admiration sur laquelle vous comptiez. Qui sait ! j’aurais peut-être moi-même oublié trop vite ce qu’il y avait de beau dans votre retour, et accepté votre amour nouveau comme une réparation due à votre honneur. Oh ! ne gâtons pas cette heure d’élan et de confiance que nous avons goûtée ce soir ; gardons-en le souvenir, mais ne cherchons pas à la retrouver.

» N’ayez aucune crainte d’amour-propre en ce qui concerne le comte de Morangy ; je ne l’ai jamais aimé. Il est un des mille impuissants qui n’ont pu (moi aidant, hélas !) faire palpiter mon cœur éteint. Je ne voudrais pas même de lui pour époux. Un homme de son rang vend toujours trop cher la protection qu’il accorde, en la faisant sentir. Et puis je hais le mariage, je hais tous les hommes, je hais les engagements éternels, les promesses, les projets, l’avenir arrangé à l’avance par des contrats et des marchés dont le destin se rit toujours. Je n’aime plus que les voyages, la rêverie, la solitude, le bruit du monde, pour le traverser et en rire, puis la poésie pour supporter le passé, et Dieu pour espérer l’avenir. »


Sir Lionel Bridgemont éprouva d’abord une grande mortification d’amour-propre ; car, il faut le dire pour consoler le lecteur qui s’intéresserait trop à lui, depuis quarante heures il avait fait bien des réflexions. D’abord il songea à monter à cheval, à suivre lady Blake, à vaincre sa résistance, à triompher de sa froide raison. Et puis il songea qu’elle pourrait bien persister dans son refus, et que, pendant ce temps, miss Ellis pourrait bien s’offenser de sa conduite et repousser son alliance…

Il resta.

— Allons, lui dit Henry le lendemain en le voyant baiser la main de miss Margaret, qui lui accordait cette marque de pardon après une querelle assez vive sur son absence, l’année prochaine, nous siégerons au parlement.




PAULINE


I

Il y a trois ans, il arriva à Saint-Front, petite ville fort laide qui est située dans nos environs et que je ne vous engage pas à chercher sur la carte, même sur celle de Cassini, une aventure qui fit beaucoup jaser, quoiqu’elle n’eût rien de bien intéressant par elle-même, mais dont les suites furent fort graves, quoiqu’on n’en ait rien su.

C’était par une nuit sombre et par une pluie froide. Une chaise de poste entra dans la cour de l’auberge du Lion-Couronné. Une voix de femme demanda des chevaux, vite, vite !… Le postillon vint lui répondre fort lentement que cela était facile à dire ; qu’il n’y avait pas de chevaux, vu que l’épidémie (cette même épidémie qui est en permanence dans certains relais sur les routes peu fréquentées) en avait enlevé trente-sept la semaine dernière ; qu’enfin on pourrait partir dans la nuit, mais qu’il fallait attendre que l’attelage qui venait de conduire la patache fut un peu rafraîchi.

— Cela sera-t-il bien long ? demanda le laquais empaqueté de fourrures qui était installé sur le siége.

— C’est l’affaire d’une heure, répondit le postillon à demi débotté ; nous allons nous mettre tout de suite à manger l’avoine.

Le domestique jura ; une jeune et jolie femme de chambre qui avançait à la portière sa tête entourée de foulards en désordre, murmura je ne sais quelle plainte touchante sur l’ennui et la fatigue des voyages. Quant à la personne qu’escortaient ces deux laquais, elle descendit lentement sur le pavé humide et froid, secoua sa pelisse doublée de martre, et prit le chemin de la cuisine sans proférer une seule parole.

C’était une jeune femme d’une beauté vive et saisissante, mais pâlie par la fatigue. Elle refusa l’offre d’une chambre, et, tandis que ses valets préféraient s’enfermer et dormir dans la berline, elle s’assit, devant le foyer, sur la chaise classique, ingrat et revêche asile du voyageur résigné. La servante, chargée de veiller son quart de nuit, se remit à ronfler, le corps plié sur un banc et la face appuyée sur la table. Le chat, qui s’était dérangé avec humeur pour faire place à la voyageuse, se blottit de nouveau sur les cendres tièdes. Pendant quelques instants, il fixa sur elle des yeux verts et luisants pleins de dépit et de méfiance ; mais peu à peu sa prunelle se resserra et s’amoindrit jusqu’à n’être plus qu’une mince raie noire sur un fond d’émeraude. Il retomba dans le bien-être égoïste de sa condition, fit le gros dos, ronfla sourdement en signe de béatitude, et finit par s’endormir entre les pattes d’un gros chien qui avait trouvé moyen de vivre en paix avec lui, grâce à ces perpétuelles concessions que, pour le bonheur des sociétés, le plus faible impose toujours au plus fort.

La voyageuse essaya vainement de s’assoupir. Mille images confuses passaient dans ses rêves et la réveillaient en sursaut. Tous ces souvenirs puérils qui obsèdent parfois les imaginations actives se pressèrent dans son cerveau et s’évertuèrent à le fatiguer sans but et sans fruit, jusqu’à ce qu’enfin une pensée dominante s’établit à leur place.

— Oui, c’était une triste ville, pensa la voyageuse, une ville aux rues anguleuses et sombres, au pavé raboteux ; une ville laide et pauvre comme celle-ci m’est apparue à travers la vapeur qui couvrait les glaces de ma voiture. Seulement, il y a dans celle-ci un ou deux, peut-être trois réverbères, et, là-bas, il n’y en avait pas un seul. Chaque piéton marchait avec son falot après l’heure du couvre-feu. C’était affreux, cette pauvre ville, et pourtant j’y ai passé des années de jeunesse et de force ! J’étais bien autre alors… J’étais pauvre de condition, mais j’étais riche d’énergie et d’espoir. Je souffrais bien ! ma vie se consumait dans l’ombre et dans l’inaction ; mais qui me rendra ces souffrances d’une âme agitée par sa propre puissance ? jeunesse du cœur ! qu’êtes-vous devenue ?…

Puis, après ces apostrophes un peu emphatiques que les têtes exaltées prodiguent parfois à la destinée, sans trop de sujet peut-être, mais par suite d’un besoin inné qu’elles éprouvent de dramatiser leur existence à leurs propres yeux, la jeune femme sourit involontairement, comme si une voix intérieure lui eût répondu qu’elle était heureuse encore ; et elle essaya de s’endormir, en attendant que l’heure fût écoulée.

La cuisine de l’auberge n’était éclairée que par une lanterne de fer suspendue au plafond. Le squelette de ce luminaire dessinait une large étoile d’ombre tremblotante sur tout l’intérieur de la pièce, et rejetait sa pâle clarté vers les solives enfumées du plafond. L’étrangère était donc entrée sans rien distinguer autour d’elle, et l’état de demi-sommeil où elle était l’avait, d’ailleurs, empêchée de faire aucune remarque sur le lieu où elle se trouvait.

Tout à coup l’éboulement d’une petite avalanche de cendre dégagea deux tisons mélancoliquement embrassés ; un peu de flamme frissonna, jaillit, pâlit, se ranima, et grandit enfin jusqu’à illuminer tout l’intérieur de l’âtre. Les yeux distraits de la voyageuse, suivant machinalement ces ondulations de lumière, s’arrêtèrent tout à coup sur une inscription qui ressortait en blanc sur un des chambranles noircis de la cheminée. Elle tressaillit alors, passa la main sur ses yeux appesantis, ramassa un bout de branche embrasée pour examiner les caractères, et la laissa retomber en s’écriant d’une voix émue :

— Ah ! Dieu ! où suis-je ? est-ce un rêve que je fais ?

À cette exclamation, la servante s’éveilla brusquement, et, se tournant vers elle, lui demanda si elle l’avait appelée,

— Oui, oui, s’écria l’étrangère ; venez ici. Dites-moi, qui a écrit ces deux noms sur le mur ?

— Deux noms ? dit la servante ébahie ; quels noms ?

— Oh ! dit l’étrangère en se parlant avec une sorte d’exaltation, son nom et le mien, Pauline, Laurence ! Et cette date ! 10 février 182… Oh ! dites-moi, dites-moi pourquoi ces noms et cette date sont ici.

— Madame, répondit la servante, je n’y avais jamais fait attention, et, d’ailleurs, je ne sais pas lire.

— Mais où suis-je donc ? comment nommez-vous cette ville ? N’est-ce pas Villiers, la première poste aprèes L… ?

— Mais non pas, madame ; vous êtes à Saint-Front, route de Paris, hôtel du Lion-Couronné.

— Ah ! ciel ! s’écria la voyageuse avec force en se criant tout à coup.

La servante épouvantée la crut folle et voulut s’enfuir ; mais la jeune femme, l’arrêtant :

— Oh ! par grâce, restez, dit-elle, et parlez-moi ! Comment se fait-il que je sois ici ? Dites-moi si je rêve ! Si je rêve, éveillez-moi !

— Mais, madame, vous ne rêvez pas, ni moi non plus, je pense, répondit la servante. Vous vouliez donc aller à Lyon ? Eh bien, mon Dieu, vous aurez oublié de l’expliquer au postillon, et, tout naturellement, il aura cru que vous alliez à Paris. Dans ce temps-ci, toutes les voitures de poste vont à Paris.

— Mais je lui ai dit moi-même que j’allais à Lyon.

— Ah ! dame ! c’est que Baptiste est sourd à ne pas entendre le canon, et avec cela qu’il dort sur son cheval la moitié du temps, et que ses bêtes sont accoutumées à la route de Paris dans ce temps-ci…

— À Saint-Front ! répétait l’étrangère. Oh ! singulière destinée qui me ramène aux lieux que je voulais fuir ! J’ai fait un détour pour ne point passer ici, et, parce que je me suis endormie deux heures, le hasard m’y conduit à mon insu ! Eh bien, c’est Dieu peut-être qui le veut. Sachons ce que je dois retrouver ici de joie ou de douleur. Dites-moi, ma chère, ajouta-t-elle en s’adressant à la fille d’auberge, connaissez-vous dans cette ville mademoiselle Pauline D… ?

— Je n’y connais personne, madame, répondit la fille ; je ne suis dans ce pays que depuis huit jours.

— Mais allez me chercher une autre servante, quelqu’un ! je veux le savoir. Puisque je suis ici, je veux tout savoir. Est-elle mariée ? est-elle morte ? Allez, allez, informez-vous de cela ; courez donc !

La servante objecta que toutes les servantes étaient couchées, que le garçon d’écurie et les postillons ne connaissaient au monde que leurs chevaux. Une prompte libéralité de la jeune dame la décida à aller réveiller le chef, et, après un quart d’heure d’attente, qui parut mortellement long à notre voyageuse, on vint enfin lui apprendre que mademoiselle Pauline D… n’était point mariée, et qu’elle habitait toujours la ville. Aussitôt l’étrangère ordonna qu’on mît sa voiture sous la remise et qu’on lui préparât une chambre.

Elle se mit au lit en attendant le jour, mais elle ne put dormir. Ses souvenirs, assoupis ou combattus longtemps, reprenaient alors toute leur puissance ; elle reconnaissait toutes les choses qui frappaient sa vue dans l’auberge du Lion-Couronné. Quoique l’antique hôtellerie eût subi de notables améliorations depuis dix ans, le mobilier était resté à peu près le même ; les murs étaient encore revêtus de tapisseries qui représentaient les plus belles scènes de l’Astrèe ; les bergères avaient des reprises de fil blanc sur le visage, et les bergers en lambeaux flottaient suspendus à des clous qui leur perçaient la poitrine. Il y avait une monstrueuse tête de guerrier romain dessinée à l’estompe par la fille de l’aubergiste, et encadrée dans quatre baguettes de bois peint en noir ; sur la cheminée, un groupe de cire, représentant Jésus à la crèche, jaunissait sous un dais de verre filé.

— Hélas ! se disait la voyageuse, j’ai habité plusieurs jours cette même chambre, il y a douze ans, lorsque je suis arrivée ici avec ma bonne mère ! C’est dans cette triste ville que je l’ai vue dépérir de misère et que j’ai failli la perdre. J’ai couché dans ce même lit la nuit de mon départ ! Quelle nuit de douleur et d’espoir, de regret et d’attente ! Comme elle pleurait, ma pauvre amie, ma douce Pauline, en m’embrassant sous cette cheminée ou je sommeillais tout à l’heure sans savoir où j’étais ! Comme je pleurais, moi aussi, en écrivant sur le mur son nom au-dessous du mien, avec la date de notre séparation ! Pauvre Pauline ! quelle existence a été la sienne depuis ce temps-là ? L’existence d’une vieille fille de province ! Cela doit être affreux ! Elle si aimante, si supérieure à tout ce qui l’entourait ! Et pourtant je voulais la fuir, je m’étais promis de ne la revoir jamais ! — Je vais peut-être lui apporter un peu de consolation, mettre un jour de bonheur dans sa triste vie ! — Si elle me repoussait pourtant ! Si elle était tombée sous l’empire des préjugés !… Ah ! cela est évident, ajouta tristement la voyageuse ; comment puis-je en douter ? N’a-t-elle pas cessé tout à coup de m’écrire en apprenant le parti que j’avais pris ? Elle aura craint de se corrompre ou de se dégrader dans le contact d’une vie comme la mienne ! Ah ! Pauline ! elle m’aimait tant, et elle aurait rougi de moi !… je ne sais plus que penser… À présent que je me sens si près d’elle, à présent que je suis sûre de la retrouver dans la situation où je l’ai connue, je ne peux plus résister au désir de la voir. Oh ! je la verrai, dût-elle me repousser ! Si elle le fait, que la honte en retombe sur elle ! j’aurai vaincu les justes défiances de mon orgueil, j’aurai été fidèle à la religion du passé ; c’est elle qui se sera parjurée !

Au milieu de ces agitations, elle vit monter le matin gris et froid derrière les toits inégaux des maisons déjetées qui s’accoudaient disgracieusement les unes aux [autres. Elle reconnut le clocher qui sonnait jadis ses ’heures de repos ou de rêverie ; elle vit s’éveiller les bourgeois en classique bonnet de coton ; et de vieilles figures dont elle avait un confus souvenir, apparurent toutes refrognées aux fenêtres de la rue. Elle entendit l’enclume du forgeron retentir sous les murs d’une maison décrépite ; elle vit arriver au marché les fermiers en manteau bleu et en coiffe de toile cirée ; tout reprenait sa place et conservait son allure comme aux jours du passé. Chacune de ces circonstances insignifiantes faisait battre le cœur de la voyageuse, quoique tout lui semblât horriblement laid et pauvre.

— Eh quoi ! disait-elle, j’ai pu vivre ici quatre ans, quatre ans entiers sans mourir ! j’ai respiré cet air, j’ai parlé à ces gens-là, j’ai dormi sous ces toits couverts de mousse, j’ai marché dans ces rues impraticables ! et Pauline, ma pauvre Pauline vit encore au milieu de tout cela, elle qui était si belle, si aimable, si instruite, elle qui aurait régné et brillé comme moi sur un monde de luxe et d’éclat !

Aussitôt que l’horloge de la ville eut sonné sept heures, elle acheva sa toilette à la hâte ; et, laissant ses domestiques maudire l’auberge et souffrir les incommodités du déplacement avec cette impatience et cette hauteur qui caractérisent les laquais de bonne maison, elle s’enfonça dans une des rues tortueuses qui s’ouvraient devant elle, marchant sur la pointe du pied avec l’adresse d’une Parisienne, et faisant ouvrir de gros yeux à tous les bourgeois de la ville, pour qui une figure nouvelle était un grave événement.

La maison de Pauline n’avait rien de pittoresque, quoiqu’elle fût fort ancienne. Elle n’avait conservé, de l’époque où elle fut bâtie, que le froid et l’incommodité de la distribution ; du reste, pas une tradition romanesque, pas un ornement de sculpture élégante ou bizarre, pas le moindre aspect de féodalité romantique. Tout y avait l’air sombre et chagrin, depuis la figure de cuivre ciselée sur le marteau de la porte, jusqu’à celle de la vieille servante non moins laide et rechignée qui vint ouvrir, toisa l’étrangère avec dédain, et lui tourna le dos après lui avoir répondu sèchement :

— Elle y est.

La voyageuse éprouva une émotion à la fois douce et déchirante en montant l’escalier en vis auquel une corde luisante servait de rampe. Cette maison lui rappelait les plus fraîches années de sa vie, les plus pures scènes de sa jeunesse ; mais, en comparant ces témoins de son passé au luxe de son existence présente, elle ne pouvait s’empêcher de plaindre Pauline, condamnée à végéter là comme la mousse verdâtre qui se traînait sur les murs humides.

Elle monta sans bruit et poussa la porte, qui roula sur ses gonds en silence. Rien n’était changé dans la grande pièce, décorée par les hôtes du titre de salon. Le carreau de briques rougeâtres bien lavées, les boiseries brunes soigneusement dégagées de poussière, la glace dont le cadre avait été doré jadis, les meubles massifs brodés au petit point par quelque aïeule de la famille, et deux ou trois tableaux de dévotion légués par l’oncle, curé de la ville, tout était précisément resté à la même place et dans le même état de vétusté robuste depuis dix ans, dix ans pendant lesquels l’étrangère avait vécu des siècles ! Aussi tout ce qu’elle voyait la frappait comme un rêve.

La salle, vaste et basse, offrait à l’œil une profondeur terne qui n’était pourtant pas sans charme. Il y avait dans le vague de la perspective, de l’austérité et de la méditation, comme dans ces tableaux de Rembrandt où l’on ne distingue, sur le clair-obscur, qu’une vieille figure de philosophe ou d’alchimiste brune et terreuse comme les murs, terne et maladive comme le rayon habilement ménagé où elle nage. Une fenêtre à carreaux étroits et montés en plomb, ornés de pots de basilic et de géranium, éclairait seule cette vaste pièce ; mais une suave figure se dessinait dans la lumière de l’embrasure, et semblait placée là, comme à dessein, pour ressortir seule et par sa propre beauté dans le tableau : c’était Pauline.

Elle était bien changée, et, comme la voyageuse ne pouvait voir son visage, elle douta longtemps que ce fût elle. Elle avait laissé Pauline plus petite de toute la tête, et maintenant Pauline était grande et d’une ténuité si excessive, qu’on eût dit qu’elle allait se briser en changeant d’attitude. Elle était vêtue de brun avec une petite collerette d’un blanc scrupuleux et d’une égalité de plis vraiment monastique. Ses beaux cheveux châtains étaient lissés sur ses tempes avec un soin affecté ; elle se livrait à un ouvrage classique, ennuyeux, odieux à toute organisation pensante : elle faisait de très-petits points réguliers avec une aiguille imperceptible sur un morceau de batiste dont elle comptait la trame fil par fil. La vie de la grande moitié des femmes se consume, en France, à cette solennelle occupation.

Quand la voyageuse eut fait quelques pas, elle distingua, dans la clarté de la fenêtre, les lignes brillantes du beau profil de Pauline : ses traits réguliers et calmes, ses grands eux voilés et nonchalants, son front pur et uni, plutôt découvert qu’élevé, sa bouche délicate, qui semblait incapable de sourire. Elle était toujours admirablement belle et jolie ; mais elle était maigre et d’une pâleur uniforme, qu’on pouvait regarder comme passée à l’état chronique. Dans le premier instant, son ancienne amie fut tentée de la plaindre ; mais, en admirant la sérénité profonde de ce front mélancolique doucement penché sur son ouvrage, elle se sentit pénétrée de respect bien plus que de pitié.

Elle resta donc immobile et muette à la regarder ; mais, comme si sa présence se fût révélée à Pauline par un mouvement instinctif du cœur, celle-ci se tourna tout à coup vers elle et la regarda fixement sans dire un mot et sans changer de visage.

— Pauline ! ne me reconnais-tu pas ? s’écria l’étrangère ; as-tu oublié la figure de Laurence ?

Alors Pauline jeta un cri, se leva, et retomba sans force sur un siège. Laurence était déjà dans ses bras, et toutes deux pleuraient.

— Tu ne me reconnaissais pas ? dit enfin Laurence.

— Oh ! que dis-tu là ? répondit Pauline. Je te reconnaissais bien, mais je n’étais pas étonnée. Tu ne sais pas une chose, Laurence ? C’est que les personnes qui vivent dans la solitude ont parfois d’étranges idées. Comment te dirai-je ? Ce sont des souvenirs, des images qui se logent dans leur esprit, et qui semblent passer devant leurs yeux. Ma mère appelle cela des visions. Moi, je sais bien que je ne suis pas folle ; mais je pense que Dieu permet souvent, pour me consoler dans mon isolement, que les personnes que j’aime m’apparaissent tout à coup au milieu de mes rêveries. Va, bien souvent je t’ai vue là devant cette porte, debout comme tu étais tout à l’heure, et me regardant d’un air indécis. J’avais coutume de ne rien dire et de ne pas bouger, pour que l’apparition ne s’envolât pas. Je n’ai été surprise que quand je t’ai entendue parler. Oh ! alors, ta voix m’a réveillée ! elle est venue me frapper jusqu’au cœur ! Chère Laurence ! c’est donc toi vraiment ? dis-moi bien que c’est toi !

Quand Laurence eut timidement exprimé à son amie la crainte qui l’avait empêchée depuis plusieurs années de lui donner des marques de son souvenir, Pauline l’embrassa en pleurant.

— Oh ! mon Dieu ! dit-elle, tu as cru que je te méprisais, que je rougissais de toi ! moi qui t’ai conservé toujours une si haute estime, moi qui savais si bien que, dans aucune situation de la vie, il n’était possible à une âme comme la tienne de s’égarer ! Laurence rougit et pâlit en écoutant ces paroles ; elle renferma un soupir, et baisa la main de Pauline avec un sentiment de vénération.

— Il est bien vrai, reprit Pauline, que ta condition présente révolte les opinions étroites et intolérantes de toutes les personnes que je vois. Une seule porte dans sa sévérité un reste d’affection et de regret : c’est ma mère. Elle te blâme, il faut bien t’attendre à cela ; mais elle cherche à t’excuser, et l’on voit qu’elle lance sur toi l’anathème avec douleur. Son esprit n’est pas éclairé, tu le sais ; mais son cœur est bon, pauvre femme !

— Comment ferai-je donc pour me faire accueillir ? demanda Laurence.

— Hélas ! répondit Pauline, il serait bien facile de la tromper ; elle est aveugle.

— Aveugle ? Ah ! mon Dieu !

Laurence resta accablée à cette nouvelle ; et, songeant à l’affreuse existence de Pauline, elle la regardait fixement avec l’expression d’une compassion profonde et pourtant comprimée par le respect. Pauline la comprit, et, lui pressant la main avec tendresse, elle lui dit avec une naïveté touchante ;

— Il y a du bien dans tous les maux que Dieu nous envoie. J’ai failli me marier il y a cinq ans ; un an après, ma mère a perdu la vue. Vois, comme il est heureux que je sois restée fille pour la soigner ! si j’avais été mariée, qui sait si je l’aurais pu ? Laurence, pénétrée d’admiration, sentit ses yeux se remplir de larmes.

— Il est évident, dit-elle en souriant à son amie à travers ses pleurs, que tu aurais été distraite par mille autres soins également sacrés, et qu’elle eût été plus à plaindre qu’elle ne l’est.

— Je l’entends remuer, dit Pauline.

Et elle passa vivement, mais avec assez d’adresse pour ne pas faire le moindre bruit, dans la chambre voisine. Laurence la suivit sur la pointe du pied, et vit la vieille femme aveugle étendue sur son lit en forme de corbillard. Elle était jaune et luisante. Ses yeux, hagards et sans vie, lui donnaient absolument l’aspect d’un cadavre. Laurence recula, saisie d’une terreur involontaire. Pauline s’approcha de sa mère, pencha doucement son visage vers ce visage affreux, et lui demanda bien bas si elle dormait. L’aveugle ne répondit rien, et se tourna vers la ruelle du lit. Pauline arrangea ses couvertures avec soin sur ses membres étiques, referma doucement le rideau, et reconduisit son amie dans le salon.

— Causons, lui dit-elle ; ma mère se lève tard ordinairement. Nous avons quelques heures pour nous reconnaître ; nous trouverons bien un moyen de réveiller son ancienne amitié pour toi. Peut-être suffira-t-il de lui dire que tu es là ! Mais, dis-moi, Laurence, tu as pu croire que je te… Oh ! je ne dirai pas ce mot ! Te mépriser !

Quelle insulte tu m’as faite là ! Mais c’est ma 

faute après tout. J’aurais dû prévoir que tu concevrais des doutes sur mon affection, j’aurais dû t’expliquer mes motifs… Hélas ! c’était bien difficile à te faire comprendre ! Tu m’aurais accusée de faiblesse, quand, au contraire, il me fallait tant de force pour renoncer à t’écrire, à te suivre dans ce monde inconnu où, malgré moi, mon cœur a été si souvent te chercher ! Et puis je n’osais pas accuser ma mère ; je ne pouvais pas me décider à t’avouer les petitesses de son caractère et les préjugés de son esprit. J’en étais victime ; mais je rougissais de les raconter. Quand on est si loin de toute amitié, si seule, si triste, toute démarche difficile devient impossible. On s’observe, on se craint soi-même, et l’on se suicide dans la peur de se laisser mourir. À présent que te voilà près de moi, je retrouve toute ma confiance, tout mon abandon. Je te dirai tout. Mais d’abord parlons de toi, car mon existence est si monotone, si nulle, si pâle à côté de la tienne ! Que de choses tu dois avoir à me raconter !

Le lecteur doit présumer que Laurence ne raconta pas tout. Son récit fut même beaucoup moins long que Pauline ne s’y attendait. Nous le transcrirons en trois lignes, qui suffiront à l’intelligence de la situation.

Et d’abord, il faut dire que Laurence était née à Paris dans une position médiocre. Elle avait reçu une éducation simple mais solide. Elle avait quinze ans lorsque, sa famille étant tombée dans la misère, il lui fallut quitter Paris et se retirer en province avec sa mère. Elle vint habiter Saint-Front, où elle réussit à vivre quatre ans en qualité de sous-maîtresse dans un pensionnat de jeunes filles, et où elle contracta une étroite amitié avec l’aînée de ses élèves, Pauline, âgée de quinze ans comme elle.

Et puis il arriva que Laurence dut à la protection de je ne sais quelle douairière d’être rappelée à Paris, pour y faire l’éducation des filles d’un banquier.

Si vous voulez savoir comment une jeune fille pressent et découvre sa vocation, comment elle l’accomplit en dépit de toutes les remontrances et de tous les obstacles, relisez les charmants Mémoires de mademoiselle Hippolyte Clairon, célèbre comédienne du siècle dernier.

Laurence fit comme tous ces artistes prédestinés : elle passa par toutes les misères, par toutes les souffrances du talent ignoré ou méconnu ; enfin, après avoir avoir traversé les vicissitudes de la vie pénible que l’artiste est forcé de créer lui-même, elle devint une belle et intelligente actrice. Succès, richesse, hommages, renommée, tout lui vint ensemble et tout à coup. Désormais elle jouissait d’une position brillante et d’une considération justifiée aux yeux des gens d’esprit par un noble talent et un caractère élevé. Ses erreurs, ses passions, ses douleurs de femme, ses déceptions et ses repentirs, elle ne les raconta point à Pauline. Il était encore trop tôt : Pauline n’eut pas compris.


II

Cependant, lorsqu’au coup de midi l’aveugle s’éveilla, Pauline savait toute la vie de Laurence, même ce qui ne lui avait pas été raconté, et cela plus que tout le reste peut-être ; car les personnes qui ont vécu dans le calme et la retraite ont un merveilleux instinct pour se représenter la vie d’autrui pleine d’orages et de désastres qu’elles s’applaudissent en secret d’avoir évités. C’est une consolation intérieure qu’il leur faut laisser, car l’amour-propre y trouve bien un peu son compte, et la vertu seule ne suffît pas toujours à dédommager des longs ennuis de la solitude.

— Eh bien, dit la mère aveugle en s’asseyant sur le bord de son lit, appuyée sur sa fille, qui est donc là près de nous ? Je sens le parfum d’une belle dame. Je parie que c’est madame Ducornay, qui est revenue de Paris avec toutes sortes de belles toilettes que je ne pourrai pas voir, et de bonnes senteurs qui nous donnent la migraine.

— Non, maman, répondit Pauline, ce n’est pas madame Ducornay.

— Qui donc ? reprit l’aveugle en étendant le bras.

— Devinez, dit Pauline en faisant signe à Laurence de toucher la main de sa mère.

— Que cette main est douce et petite ! s’écria l’aveugle en passant ses doigts noueux sur ceux de l’actrice. Oh ! ce n’est pas madame Ducornay, certainement. Ce n’est aucune de nos dames ; car, quoi qu’elles fassent, à la patte on reconnaît toujours le lièvre. Pourtant je connais cette main-là. Mais c’est quelqu’un que je n’ai pas vu depuis longtemps. Ne saurait-elle parler ?

— Ma voix a changé comme ma main, répondit Laurence, dont l’organe clair et frais avait pris, dans les études théâtrales, un timbre plus grave et plus sonore.

— Je connais aussi cette voix, dit l’aveugle, et pourtant je ne la reconnais pas.

Elle garda quelques instants le silence sans quitter la main de Laurence, en levant sur elle ses yeux ternes et vitreux, dont la fixité était effrayante.

— Me voit-elle ? demanda Laurence bas à Pauline.

— Nullement, répondit celle-ci ; mais elle a toute sa mémoire ; et, d’ailleurs, notre vie compte si peu d’événements, qu’il est impossible qu’elle ne te reconnaisse pas tout à l’heure.

À peine Pauline eut-elle prononcé ces mots, que l’aveugle, repoussant la main de Laurence avec un sentiment de dégoût qui allait jusqu’à l’horreur, dit de sa voix sèche et cassée :

— Ah ! c’est cette malheureuse qui joue la comédie ! Que vient-elle chercher ici ? Vous ne deviez pas la recevoir, Pauline !

— Ô ma mère ! s’écria Pauline en rougissant de honte et de chagrin, et en pressant sa mère dans ses bras, pour lui faire comprendre ce qu’elle éprouvait.

Laurence pâlit ; puis, se remettant aussitôt :

— Je m’attendais à cela, dit-elle à Pauline avec un sourire dont la douceur et la dignité l’étonnèrent et la troublèrent un peu.

— Allons, reprit l’aveugle, qui craignait instinctivement de déplaire à sa fille, en raison du besoin qu’elle avait de son dévouement, laissez-moi le temps de me remettre un peu ; je suis si surprise ! et comme cela, au réveil, on ne sait trop ce qu’on dit… Je ne voudrais pas vous faire de chagrin, mademoiselle… ou madame… Comment vous appelle-t-on maintenant ?

— Toujours Laurence, répondit l’actrice avec calme.

— Et elle est toujours Laurence, dit avec chaleur la bonne Pauline en l’embrassant, toujours la même âme généreuse, le même noble cœur…

— Allons, arrange-moi, ma fille, dit l’aveugle, qui voulait changer de propos, ne pouvant se résoudre ni à contredire sa fille ni à réparer sa dureté envers Laurence ; coiffe-moi donc, Pauline ; j’oublie, moi, que les autres ne sont point aveugles, et qu’ils voient en moi quelque chose d’affreux. Donne-moi mon voile, mon mantelet… C’est bien, et maintenant apporte-moi mon chocolat de santé, et offres-en aussi à… cette dame.

Pauline jeta à son amie un regard suppliant auquel celle-ci répondit par un baiser. Quand la vieille dame, enveloppée dans sa mante d’indienne brune à grandes fleurs rouges, et coiffée de son bonnet blanc surmonté d’un voile de crêpe noir qui lui cachait la moitié du visage, se fut assise vis-à-vis de son frugal déjeuner, elle s’adoucit peu à peu. L’âge, l’ennui et les infirmités l’avaient amenée à ce degré d’égoïsme qui fait tout sacrifier, même les préjugés les plus enracinés, aux besoins du bien-être. L’aveugle vivait dans une telle dépendance de sa fille, qu’une contrariété, une distraction de celle-ci pouvait apporter le trouble dans cette suite d’innombrables petites attentions dont la moindre était nécessaire pour lui rendre la vie tolérable. Quand l’aveugle était commodément couchée, et qu’elle ne craignait plus aucun danger, aucune privation pour quelques heures, elle se donnait le cruel soulagement de blesser par des paroles aigres et des murmures injustes les gens dont elle n’avait plus besoin ; mais, aux heures de sa dépendance, elle savait fort bien se contenir, et enchaîner leur zèle par des manières plus affables. Laurence eut le loisir de faire cette remarque dans le courant de la journée. Elle en fit encore une autre qui l’attrista davantage : c’est que la mère avait une peur réelle de sa fille. On eût dit qu’à travers cet admirable sacrifice de tous les instants, Pauline laissait percer malgré elle un muet mais éternel reproche, que sa mère comprenait fort bien et redoutait affreusement. Il semblait que ces deux femmes craignissent de s’éclairer mutuellement sur la lassitude qu’elles éprouvaient d’être ainsi attachées l’une à l’autre, un être moribond et un être vivant : l’un effrayé des mouvements de celui qui pouvait à chaque instant lui enlever son dernier souffle, et l’autre épouvanté de cette tombe où il craignait d’être entraîné à la suite d’un cadavre.

Laurence, qui était douée d’un esprit judicieux et d’un cœur noble, se dit qu’il n’en pouvait pas être autrement ; que, d’ailleurs, cette souffrance invincible chez Pauline n’ôtait rien à sa patience et ne faisait qu’ajouter à ses mérites. Mais, malgré cela, Laurence sentit que l’effroi et l’ennui la gagnaient entre ces deux victimes. Un nuage passa sur ses yeux et un frisson dans ses veines. Vers le soir, elle était accablée de fatigue, quoiqu’elle n’eût pas fait un pas de la journée. Déjà l’horreur de la vie réelle se montrait derrière cette poésie, dont au premier moment elle avait, de ses yeux d’artiste, enveloppé la sainte existence de Pauline. Elle eût voulu pouvoir persister dans son illusion, la croire heureuse et rayonnante dans son martyre comme une vierge catholique des anciens jours, voir la mère heureuse aussi, oubliant sa misère pour ne songer qu’à la joie d’être aimée et assistée ainsi ; enfin elle eût voulu, puisque ce sombre tableau d’intérieur était sous ses yeux, y contempler des anges de lumière, et non de tristes figures chagrines et froides comme la réalité. Le plus léger pli sur le front angélique de Pauline faisait ombre à ce tableau ; un mot prononcé sèchement par cette bouche si pure détruisait la mansuétude mystérieuse que Laurence, au premier abord, y avait vue régner. Et pourtant ce pli au front était une prière ; ce mot errant sur les lèvres, une parole de sollicitude ou de consolation ; mais tout cela était glacé comme l’égoïsme chrétien, qui nous fait tout supporter en vue de la récompense, et désolé comme le renoncement monastique, qui nous défend de trop adoucir la vie humaine à autrui aussi bien qu’à nous-mêmes.

Tandis que le premier enthousiasme de l’admiration naïve s’affaiblissait chez l’actrice, tout aussi naïvement et en dépit d’elles-mêmes, une modification d’idées s’opérait en sens inverse chez les deux bourgeoises. La fille, tout en frémissant à l’idée des pompes mondaines où son amie s’était jetée, avait souvent ressenti, peut-être à son insu, des élans de curiosité pour ce monde inconnu, plein de terreurs et de prestiges, où ses principes lui défendaient de porter un seul regard. En voyant Laurence, en admirant sa beauté, sa grâce, ses manières tantôt nobles comme celles d’une reine de théâtre, tantôt libres et enjouées comme celles d’un enfant (car l’artiste aimée du public est comme un enfant à qui l’univers sert de famille), elle sentait éclore en elle un sentiment à la fois enivrant et douloureux, quelque chose qui tenait le milieu entre l’admiration et la crainte, entre la tendresse et l’envie. Quant à l’aveugle, elle était instinctivement captivée et comme vivifiée par le beau son de cette voix, par la pureté de ce langage, par l’animation de cette causerie intelligente, colorée et profondément naturelle, qui caractérise les vrais artistes, et ceux du théâtre particulièrement. La mère de Pauline, quoique remplie d’entêtement dévot et de morgue provinciale, était une femme assez distinguée et assez instruite pour le monde où elle avait vécu. Elle l’était du moins assez pour se sentir frappée et charmée, malgré elle, d’entendre quelque chose de si différent de son entourage habituel, et de si supérieur à tout ce qu’elle avait jamais rencontré. Peut-être ne s’en rendait-elle pas bien compte à elle-même ; mais il est certain que les efforts de Laurence pour la faire revenir de ses préventions réussissaient au delà de ses espérances. La vieille femme commençait à s’amuser si réellement de la causerie de l’actrice, qu’elle l’entendit avec regret, presque avec effroi, demander des chevaux de poste. Elle fit alors un grand effort sur elle-même, et la pria de rester jusqu’au lendemain. Laurence se fit un peu prier. Sa mère, retenue à Paris par une indisposition de sa seconde fille, n’avait pu partir avec elle. Les engagements de Laurence avec le théâtre d’Orléans l’avaient forcée de les y devancer ; mais elle leur avait donné rendez-vous à Lyon, et Laurence voulait y arriver en même temps qu’elles, sachant bien que sa mère et sa sœur, après quinze jours de séparation (la première de leur vie), l’attendraient impatiemment. Cependant l’aveugle insista tellement, et Pauline, à l’idée de se séparer de nouveau, et pour jamais sans doute, de son amie, versa des larmes si sincères, que Laurence céda, (écrivit à sa mère de ne pas être inquiète si elle retardait d’un jour son arrivée à Lyon, et ne commanda ses chevaux que pour le lendemain au soir. L’aveugle, entraînée de plus en plus, poussa la gracieuseté jusqu’à vouloir dicter une phrase amicale pour son ancienne connaissance, la mère de Laurence.

— Cette pauvre madame S… ajouta-t-elle lorsqu’elle eut entendu plier la lettre et pétiller la cire à cacheter, c’était une bien excellente personne, spirituelle, gaie, confiante… et bien étourdie ! car enfin, ma pauvre enfant, c’est elle qui répondra devant Dieu du malheur que tu as eu de monter sur les planches. Elle pouvait s’y opposer, et elle ne l’a pas fait ! Je lui ai écrit trois lettres à cette occasion, et Dieu sait si elle les a lues ! Ah ! si elle m’eût écoutée, tu n’en serais pas là !…

— Nous serions dans la plus profonde misère, répondit Laurence avec une douce vivacité, et nous souffririons de ne pouvoir rien faire l’une pour l’autre, tandis qu’aujourd’hui j’ai la joie de voir ma bonne mère rajeunir au sein d’une honnête aisance ; et elle est plus heureuse que moi, s’il est possible, de devoir son bien-être à mon travail et à ma persévérance. Oh ! c’est une excellente mère, ma bonne madame D…, et, quoique je sois actrice, je vous assure que je l’aime autant que Pauline vous aime.

— Tu as toujours été une bonne fille, je le sais, dit l’aveugle. Mais enfin comment cela finira-t-il ? Vous voilà riches, et je comprends que ta mère s’en trouve fort bien, car C’est une femme qui a toujours aimé ses aises et ses plaisirs ; mais l’autre vie, mon enfant, vous n’y songez ni l’une ni l’autre !… Enfin, je me réfugie dans la pensée que tu ne seras pas toujours au théâtre, et qu’un jour viendra où tu feras pénitence.

Cependant le bruit de l’aventure qui avait amené à Saint-Front, route de Paris, une dame en chaise de poste qui croyait aller à Villiers, route de Lyon, s’était répandue dans la petite ville, et y donnait lieu, depuis quelques heures, à d’étranges commentaires. Par quel hasard, par quel prodige, cette dame de la chaise de poste, après être arrivée là sans le vouloir, se décidait-elle à y rester toute la journée ? et que faisait-elle, bon Dieu ! chez les dames D… ? comment pouvait-elle les connaître ? et que pouvaient-elles avoir à se dire depuis si longtemps qu’elles étaient enfermées ensemble ? Le secrétaire de la mairie, qui faisait sa partie de billard au café situé justement en face de la maison des dames D…, vit ou crut voir passer et repasser derrière les vitres de cette maison la dame étrangère, vêtue singulièrement, disait-il, et même magnifiquement. La toilette de voyage de Laurence était pourtant d’une simplicité de bon goût ; mais la femme de Paris, et la femme artiste surtout, donne aux moindres atours un prestige éblouissant pour la province. Toutes les dames des maisons voisines se collèrent à leurs croisées, les entr’ouvrirent même, et s’enrhumèrent toutes plus ou moins, dans l’espérance de découvrir ce qui se passait chez la voisine. On appela la servante comme elle allait au marché, on l’interrogea. Elle ne savait rien, elle n’avait rien entendu, rien compris ; mais la personne en question était fort étrange, selon elle. Elle faisait de grands pas, parlait avec une grosse voix, et portait une pelisse fourrée qui la faisait ressembler aux animaux des ménageries ambulantes, soit à une lionne, soit à une tigresse ; la servante ne savait pas bien à laquelle des deux. Le secrétaire de la mairie décida qu’elle était vêtue d’une peau de panthère, et l’adjoint du maire trouva fort probable que ce fût la duchesse de Berry. Il avait toujours soupçonné la vieille D… d’être légitimiste au fond du cœur, car elle était dévote. Le maire, assassiné de questions par les dames de sa famille, trouva un expédient merveilleux pour satisfaire leur curiosité et la sienne propre. Il ordonna au maître de poste de ne délivrer de chevaux à l’étrangère que sur le vu de son passe-port. L’étrangère, se ravisant et remettant son départ au lendemain, fit répondre par son domestique qu’elle montrerait son passe-port au moment où elle redemanderait des chevaux. Le domestique, fin matois, véritable Frontin de comédie, s’amusa de la curiosité des citadins de Saint-Front, et leur fit à chacun un conte différent. Mille versions circulèrent et se croisèrent dans la ville. Les esprits furent très-agités ; le maire craignit une émeute ; le procureur du roi intima à la gendarmerie l’ordre de se tenir sur pied, et les chevaux de l’ordre public eurent la selle sur le dos tout le jour.

— Que faire ? disait le maire, qui était un homme de mœurs douces et un cœur sensible envers le beau sexe. Je ne puis envoyer un gendarme pour examiner brutalement les papiers d’une dame !

— À votre place, je ne m’en gênerais pas ! disait le substitut, jeune magistrat farouche qui aspirait à être procureur du roi, et qui travaillait à diminuer son embonpoint pour ressembler tout à fait à Junius Brutus.

— Vous voulez que je fasse de l’arbitraire ! reprenait le magistrat pacifique.

La mairesse tint conseil avec les femmes des autres autorités, et il fut décidé que M. le maire irait en personne, avec toute la politesse possible, et s’excusant sur la nécessité d’obéir à des ordres supérieurs, demander à l’inconnue son passe-port.

Le maire obéit, et se garda bien de dire que ces ordres supérieurs étaient ceux de sa femme. La mère D… fut un peu effrayée de cette démarche ; Pauline, qui la comprit fort bien, en fut inquiète et blessée ; Laurence ne fit qu’en rire, et, s’adressant au maire, elle l’appela par son nom, lui demanda des nouvelles de toutes les personnes de sa famille et de son intimité, lui nommant avec une merveilleuse mémoire jusqu’au plus petit de ses enfants, l’intrigua pendant un quart d’heure, et finit par s’en faire reconnaître. Elle fut si aimable et si jolie dans ce badinage, que le bon maire en tomba amoureux comme un fou, voulut lui baiser la main, et ne se retira que lorsque madame D… et Pauline lui eurent promis de le faire dîner chez elles ce même jour avec la belle actrice de la capitale. Le dîner fut fort gai. Laurence essaya de se débarrasser des impressions tristes qu’elle avait reçues, et voulut récompenser l’aveugle du sacrifice qu’elle lui faisait de ses préjugés en lui donnant quelques heures d’enjouement. Elle raconta mille historiettes plaisantes sur ses voyages en province, et même, au dessert, elle consentit à réciter à M. le maire des tirades de vers classiques qui le jetèrent dans un délire d’enthousiasme dont madame la mairesse eût été sans doute fort effrayée. Jamais l’aveugle ne s’était autant amusée : Pauline était singulièrement agitée ; elle s’étonnait de se sentir triste au milieu de sa joie. Laurence, tout en voulant divertir les autres, avait fini par se divertir elle-même. Elle se croyait rajeunie de dix ans en se retrouvant dans ce monde de ses souvenirs, où elle croyait parfois être encore en rêve.

On était passé de la salle à manger au salon, et on achevait de prendre le café, lorsqu’un bruit de socques dans l’escalier annonça l’approche d’une visite. C’était la femme du maire, qui, ne pouvant résister plus longtemps à sa curiosité, venait adroitement et comme par hasard voir madame D… Elle se fût bien gardée d’amener ses filles, elle eût craint de faire tort à leur mariage si elle leur eût laissé entrevoir la comédienne. Ces demoiselles n’en dormirent pas de la nuit, et jamais l’autorité maternelle ne leur sembla plus inique. La plus jeune en pleura de dépit.

Madame la mairesse, quoique assez embarrassée de l’accueil qu’elle ferait à Laurence (celle-ci avait autrefois donné des leçons à ses filles), se garda bien d’être impolie. Elle fut même gracieuse en voyant la dignité calme qui régnait dans ses manières. Mais, quelques minutes après, une seconde visite étant arrivée, par hasard aussi, la mairesse recula sa chaise et parla un peu moins à l’actrice. Elle était observée par une de ses amies intimes, qui n’eût pas manqué de critiquer beaucoup son intimité avec une comédienne. Cette seconde visiteuse s’était promis de satisfaire aussi sa curiosité en faisant causer Laurence. Mais, outre que Laurence devint de plus en plus grave et réservée, la présence de la mairesse contraignit et gêna les curiosités subséquentes. La troisième visite gêna beaucoup les deux premières, et fut à son tour encore plus gênée par l’arrivée de la quatrième. Enfin, en moins d’une heure, le vieux salon de Pauline fut rempli comme si elle eût invité toute la ville à une grande soirée. Personne n’y pouvait résister ; on voulait, au risque de faire une chose étrange, impolie même, voir cette petite sous-maîtresse dont personne n’avait soupçonné l’intelligence, et qui maintenant était connue et applaudie dans toute la France. Pour légitimer la curiosité présente, et pour excuser le peu de discernement qu’on avait eu dans le passé, on affectait de douter encore du talent de Laurence, et on se disait à l’oreille :

— Est-il bien vrai qu’elle soit l’amie et la protégée de mademoiselle Mars ? — On dit qu’elle a un si grand succès à Paris ! — Croyez-vous bien que ce soit possible ? — Il paraît que les plus célèbres auteurs font des pièces pour elle. — Peut-être exagère-t-on beaucoup tout cela ! — Lui avez-vous parlé ? — Lui parlez-vous ? etc.

Personne néanmoins ne pouvait diminuer par ses doutes la grâce et la beauté de Laurence. Un instant avant le dîner, elle avait fait venir sa femme de chambre, et, d’un tout petit carton qui ressemblait à ces noix enchantées où les fées font tenir d’un coup de baguette tout le trousseau d’une princesse, était sortie une parure très simple, mais d’un goût exquis et d’une fraîcheur merveilleuse. Pauline ne pouvait comprendre qu’on pût, avec si peu de temps et de soin, se métamorphoser ainsi en voyage, et l’élégance de son amie la frappait d’une sorte de vertige. Les dames de la ville s’étaient flattées d’avoir à critiquer cette toilette et cette tournure qu’on avait annoncées si étranges ; elles étaient forcées d’admirer et de dévorer du regard ces étoffes moelleuses négligées dans leur richesse, ces coupes élégantes d’ajustements sans roideur et sans étalage, nuance à laquelle n’arrivera jamais l’élégante de petite ville, même lorsqu’elle copie exactement l’élégante des grandes villes ; enfin toutes ces recherches de la chaussure, de la manchette et de la coiffure, que les femmes sans goût exagèrent jusqu’à l’absurde, ou suppriment jusqu’à la malpropreté. Ce qui frappait et intimidait plus que tout le reste, c’était l’aisance parfaite de Laurence, ce ton de la meilleure compagnie qu’on ne s’attend guère, en province, à trouver chez une comédienne, et que, certes, on ne trouvait chez aucune femme à Saint-Front. Laurence était imposante et prévenante à son gré. Elle souriait en elle-même du trouble où elle jetait tous ces petits esprits qui étaient venus à l’insu les uns des autres, chacun croyant être le seul assez hardi pour s’amuser des inconvenances d’une bohémienne, et qui se trouvaient là honteux et embarrassés chacun de la présence des autres, et plus encore du désappointement d’avoir à envier ce qu’il était venu persifler, humilier peut-être ! Toutes ces femmes se tenaient d’un côté du salon comme un régiment en déroute, et de l’autre côté, entourée de Pauline, de sa mère et de quelques hommes de bon sens qui ne craignaient pas de causer respectueusement avec elle, Laurence siégeait comme une reine affable qui sourit à son peuple et le tient à distance. Les rôles étaient bien changés, et le malaise croissait d’un côté, tandis que la véritable dignité triomphait de l’autre. On n’osait plus chuchoter, on n’osait même plus regarder, si ce n’est à la dérobée. Enfin, quand le départ des plus désappointées eut éclairci les rangs, on osa s’approcher, mendier une parole, un regard, toucher la robe, demander l’adresse de la lingère, le prix des bijoux, le nom des pièces de théâtre les plus à la mode à Paris, et des billets de spectacle pour le premier voyage qu’on ferait à la capitale.

À l’arrivée des premières visites, l’aveugle avait été confuse, puis contrariée, puis blessée. Quand elle entendit tout ce monde remplir son salon froid et abandonné depuis si longtemps, elle prit son parti, et, cessant de rougir de l’amitié qu’elle avait témoignée à Laurence, elle en affecta plus encore, et accueillit par des paroles aigres et moqueuses tous ceux qui vinrent la saluer.

— Oui-da, mesdames, répondait-elle, je me porte mieux que je ne pensais, puisque mes infirmités ne font plus peur à personne. Il y a deux ans que l’on n’est venu me tenir compagnie le soir, et c’est un merveilleux hasard qui m’amène toute la ville à la fois. Est-ce qu’on aurait dérangé le calendrier, et ma fête, que je croyais passée il y a six mois, tomberait-elle aujourd’hui ?

Puis, s’adressant à d’autres qui n’étaient presque jamais venues chez elle, elle poussait la malice jusqu’à leur dire en face et tout haut :

— Ah ! vous faites comme moi, vous faites taire vos scrupules de conscience, et vous venez, malgré vous, rendre hommage au talent ? C’est toujours ainsi, voyez-vous ; l’esprit triomphe toujours, et de tout. Vous avez bien blâmé mademoiselle S… de s’être mise au théâtre ; vous avez fait comme moi, vous dis-je, vous avez trouvé cela révoltant, affreux ! Eh bien, vous voilà toutes à ses pieds ! Vous ne direz pas le contraire, car enfin je ne crois pas être devenue tout à coup assez aimable et assez jolie pour que l’on vienne en foule jouir de ma société.

Quand à Pauline, elle fut du commencement à la fin admirable pour son amie. Elle ne rougit point d’elle un seul instant, et bravant, avec un courage héroïque en province, le blâme qu’on s’apprêtait à déverser sur elle, elle prit franchement le parti d’être en public à l’égard de Laurence ce qu’elle était en particulier. Elle l’accabla de soins, de prévenances, de respects même ; elle plaça elle-même un tabouret sous ses pieds, elle lui présenta elle-même le plateau de rafraîchissements ; puis elle répondit par un baiser plein d’effusion à son baiser de remercîment ; et, quand elle se rassit auprès d’elle, elle tint sa main enlacée à la sienne toute la soirée sur le bras du fauteuil.

Ce rôle était beau sans doute, et la présence de Laurence opérait des miracles, car un tel courage eût épouvanté Pauline si on lui en eût annoncé la nécessité la veille ; et maintenant il lui coûtait si peu, qu’elle s’en étonnait elle-même. Si elle eût pu descendre au fond de sa conscience, peut-être eût-elle découvert que ce rôle généreux était le seul qui l’élevât au niveau de Laurence à ses propres yeux. Il est certain que, jusque-là, la grâce, la noblesse et l’intelligence de l’actrice l’avaient déconcertée un peu ; mais, depuis qu’elle l’avait posée auprès d’elle en protégée, Pauline ne s’apercevait plus de cette supériorité, difficile à accepter de femme à femme, aussi bien que d’homme à homme.

Il est certain que, lorsque les deux amies et la mère aveugle se retrouvèrent seules ensemble au coin du feu, Pauline fut surprise et même un peu blessée de voir que Laurence reportait toute sa reconnaissance sur la vieille femme. Ce fut avec une noble franchise que l’actrice, baisant la main de madame D… et l’aidant à reprendre le chemin de sa chambre, lui dit qu’elle sentait tout le prix de ce qu’elle avait fait et de ce qu’elle avait été pour elle durant cette petite épreuve.

— Quant à toi, ma Pauline, dit-elle à son amie lorsqu’elles furent tête à tête, je te fâcherais, si je te faisais le même remercîment. Tu n’as point de préjugés assez obstinés pour que ton mépris de la sottise provinciale me semble un grand effort. Je te connais, tu ne serais plus toi-même si tu n’avais pas trouvé un vrai plaisir à t’élever de toute ta hauteur au-dessus de ces bégueules.

— C’est à cause de toi que cela m’est devenu un plaisir, répondit Pauline un peu déconcertée.

— Allons donc, rusée ! reprit Laurence en l’embrassant, c’est à cause de vous-même !

Était-ce un instinct d’ingratitude qui faisait parler ainsi l’amie de Pauline ? Non. Laurence était la femme la plus droite avec les autres et la plus sincère vis-à-vis d’elle-même. Si l’effort de son amie lui eût paru sublime, elle ne se serait pas crue humiliée de lui montrer de la reconnaissance ; mais elle avait un sentiment si ferme et si légitime de sa propre dignité, qu’elle croyait le courage de Pauline aussi naturel, aussi facile que le sien. Elle ne se doutait nullement de l’angoisse secrète qu’elle excitait dans cette âme troublée. Elle ne pouvait la deviner ; elle ne l’eût pas comprise.

Pauline, ne voulant pas la quitter d’un instant, exigea qu’elle dormît dans son propre lit. Elle s’était fait arranger un grand canapé où elle se coucha non loin d’elle, afin de pouvoir causer le plus longtemps possible. Chaque moment augmentait l’inquiétude de la jeune recluse, et son désir de comprendre la vie, les jouissances de l’art et celles de la gloire, celles de l’activité et celles de l’indépendance. Laurence éludait ses questions. Il lui semblait imprudent de la part de Pauline de vouloir connaître les avantages d’une position si différente de la sienne ; il lui eût semblé peu délicat à elle-même de lui en faire un tableau séduisant. Elle s’efforça de répondre à ses questions par d’autres questions ; elle voulut lui faire dire les joies intimes de sa vie évangélique, et tourner toute l’exaltation de leur entretien vers cette poésie du devoir qui lui semblait devoir être le partage d’une âme pieuse et résignée. Mais Pauline ne répondit que par des réticences. Dans leur premier entretien de la matinée, elle avait épuisé tout ce que sa vertu avait d’orgueil et de finesse pour dissimuler sa souffrance. Le soir, elle ne songeait déjà plus à son rôle. La soif qu’elle éprouvait de vivre et de s’épanouir, comme une fleur longtemps privée d’air et de soleil, devenait de plus en plus ardente. Elle l’emporta, et força Laurence à s’abandonner au plaisir le plus grand qu’elle connût, celui d’épancher son âme avec confiance et naïveté. Laurence aimait son art, non-seulement pour lui-même, mais aussi en raison de la liberté et de l’élévation d’esprit et d’habitudes qu’il lui avait procurées. Elle s’honorait de nobles amitiés ; elle avait connu aussi des affections passionnées, et, quoiqu’elle eût la délicatesse de n’en point parler à Pauline, la présence de ces souvenirs encore palpitants donnait à son éloquence naturelle une énergie pleine de charme et d’entraînement.

Pauline dévorait ses paroles. Elles tombaient dans son cœur et dans son cerveau comme une pluie de feu ; pâle, les cheveux épars, l’œil embrasé, le coude appuyé sur son chevet virginal, elle était belle comme une nymphe antique à la lueur pâle de la lampe qui brûlait entre les deux lits. Laurence la vit et fut frappée de l’expression de ses traits. Elle craignit d’en avoir trop dit, et se le reprocha, quoique pourtant toutes ses paroles eussent été pures comme celles d’une mère à sa fille. Puis, involontairement, revenant à ses idées théâtrales, et oubliant tout ce qu’elles venaient de se dire, elle s’écria, frappée de plus en plus :

— Mon Dieu, que tu es belle, ma chère enfant ! Les classiques qui m’ont voulu enseigner le rôle de Phèdre ne t’avaient pas vue ainsi. Voici une pose qui est toute l’école moderne ; mais c’est Phèdre tout entière… non pas la Phèdre de Racine peut-être, mais celle d’Euripide, disant :

     Dieux ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !…

Si je ne te dis pas cela en grec, ajouta Laurence en étouffant un léger bâillement, c’est que je ne sais pas le grec… Je parie que tu le sais, toi…

— Le grec ? quelle folie ! répondit Pauline en s’efforçant de sourire. Que ferais-je de cela ?

— Oh ! moi, si j’avais, comme toi, le temps d’étudier tout, s’écria Laurence, je voudrais tout savoir !

Il se fit quelques instants de silence. Pauline fit un douloureux retour sur elle-même ; elle se demanda à quoi, en effet, servaient tous ces merveilleux ouvrages de broderie qui remplissaient ses longues heures de silence et de solitude, et qui n’occupaient ni sa pensée ni son cœur. Elle fut effrayée de tant de belles années perdues, et il lui sembla qu’elle avait fait de ses plus nobles facultés, comme de son temps le plus précieux, un usage stupide, presque impie. Elle se releva encore sur son coude, et dit à Laurence :

— Pourquoi donc me comparais-tu à Phèdre ? Sais-tu que c’est là un type affreux ? Peux-tu poétiser le vice et le crime ?…

Laurence ne répondit pas. Fatiguée de l’insomnie de la nuit précédente, calme d’ailleurs au fond de l’âme, comme on l’est, malgré tous les orages passagers, lorsqu’on a trouvé au fond de soi le vrai but et le vrai moyen de son existence, elle s’était endormie presque en parlant. Ce prompt et paisible sommeil augmenta l’angoisse et l’amertume de Pauline.

— Elle est heureuse, pensa-t-elle… heureuse et contente d’elle-même, sans effort, sans combats, sans incertitude… Et moi !… Ô mon Dieu ! cela est injuste !

Pauline ne dormit pas de toute la nuit. Le lendemain, Laurence s’éveilla aussi paisiblement qu’elle s’était endormie, et se montra au jour fraîche et reposée. Sa femme de chambre arriva avec une jolie robe blanche qui lui servait de peignoir pendant sa toilette. Tandis que la soubrette lissait et tressait les magnifiques cheveux noirs de Laurence, celle-ci repassait le rôle qu’elle devait jouer à Lyon, à trois jours de là. C’était à son tour d’être belle avec ses cheveux épars et l’expression tragique. De temps en temps, elle échappait brusquement aux mains de la femme de chambre, et marchait dans l’appartement en s’écriant ;

— Ce n’est pas cela !… je veux le dire comme je le sens !

Et elle laissait échapper des exclamations, des phrases de drame ; elle cherchait des poses devant le vieux miroir de Pauline. Le sang-froid de la femme de chambre, habituée à toutes ces choses, et l’oubli complet où Laurence semblait être de tous les objets extérieurs, étonnaient au dernier point la jeune provinciale. Elle ne savait pas si elle devait rire ou s’effrayer de ces airs de pythonisse ; puis elle était frappée de la beauté tragique de Laurence, comme Laurence l’avait été de la sienne quelques heures auparavant. Mais elle se disait :

— Elle fait toutes ces choses de sang-froid, avec une impétuosité préparée, avec une douleur étudiée. Au fond, elle est fort tranquille, fort heureuse ; et moi, qui devrais avoir le calme de Dieu sur le front, il se trouve que je ressemble à Phèdre !

Comme elle pensait cela, Laurence lui dit brusquement :

— Je fais tout ce que je peux pour trouver ta pose d’hier au soir quand tu étais là sur ton coude… je ne peux pas en venir à bout ! C’était magnifique. Allons, c’est trop récent. Je trouverai cela plus tard, par inspiration !

Toute inspiration est une réminiscence, n’est-ce 

pas, Pauline ? Tu ne te coiffes pas bien, mon enfant ; tresse donc tes cheveux au lieu de les lisser ainsi en bandeau. Tiens, Suzette va te montrer.

Et, tandis que la femme de chambre faisait une tresse, Laurence fit l’autre, et en un instant Pauline se trouva si bien coiffée et si embellie, qu’elle fit un cri de surprise.

— Ah ! mon Dieu, quelle adresse ! s’écria-t-elle ; je ne me coiffais pas ainsi de peur d’y perdre trop de temps, et j’en mettais le double.

— Oh ! c’est que, nous autres, répondit Laurence, nous sommes forcées de nous faire belles le plus possible et le plus vite possible.

— Et à quoi cela me servirait-il, à moi ? dit Pauline en laissant tomber ses coudes sur la toilette, et en se regardant au miroir d’un air sombre et désolé.

— Tiens, s’écria Laurence, te voilà encore Phèdre ! Reste comme cela, j’étudie !

Pauline sentit ses yeux se remplir de larmes. Pour que Laurence ne s’en aperçût pas (et c’est ce que Pauline craignait le plus au monde dans cet instant), elle s’enfuit dans une autre pièce et dévora d’amers sanglots. Il y avait de la douleur et de la colère dans son âme, mais elle ne savait pas elle-même pourquoi ces orages s’élevaient en elle. Le soir, Laurence était partie. Pauline avait pleuré en la voyant monter en voiture, et, cette fois, c’était de regret ; car Laurence venait de la faire vivre pendant trente-six heures, et elle pensait avec effroi au lendemain. Elle tomba accablée de fatigue dans son lit, et s’endormit brisée, désirant ne plus s’éveiller. Lorsqu’elle s’éveilla, elle jeta un regard de morne épouvante sur ces murailles qui ne gardaient aucune trace du rêve que Laurence y avait évoqué. Elle se leva lentement, s’assit machinalement devant son miroir, et essaya de refaire ses tresses de la veille. Tout à coup, rappelée à la réalité par le chant de son serin qui s’éveillait dans sa cage, toujours gai, toujours indifférent à la captivité, Pauline se leva, ouvrit la cage, puis la fenêtre, et poussa dehors l’oiseau sédentaire, qui ne voulait pas s’envoler.

— Ah ! tu n’es pas digne de la liberté ! dit-elle en le voyant revenir vers elle aussitôt.

Elle retourna à sa toilette, défit ses tresses avec une sorte de rage, et tomba le visage sur ses mains crispées. Elle resta ainsi jusqu’à l’heure où sa mère s’éveillait. La fenêtre était restée ouverte, Pauline n’avait pas senti le froid. Le serin était rentré dans sa cage et chantait de toutes ses forces.


III

Un an s’était écoulé depuis le passage de Laurence à Saint-Front, et l’on y parlait encore de la mémorable soirée où la célèbre actrice avait reparu avec tant d’éclat parmi ses concitoyens ; car on se tromperait grandement si l’on supposait que les préventions de la province sont difficiles à vaincre. Quoi qu’on dise à cet égard, il n’est point de séjour où la bienveillance soit plus aisée à conquérir, de même qu’il n’en est pas où elle soit plus facile à perdre. On dit ailleurs que le temps est un grand maître ; il faut dire en province que c’est l’ennui qui modifie, qui justifie tout. Le premier choc d’une nouveauté quelconque contre les habitudes d’une petite ville est certainement terrible, si l’on y songe la veille ; mais, le lendemain, on reconnaît que ce n’était rien, et que mille curiosités inquiètes n’attendaient qu’un premier exemple pour se lancer dans la carrière des innovations. Je connais certains chefs-lieux de canton où la première femme qui se permit de galoper sur une selle anglaise fut traitée de Cosaque en jupon, et où, l’année suivante, toutes les dames de l’endroit voulurent avoir équipage d’amazone jusqu’à la cravache inclusivement.

À peine Laurence fut-elle partie, qu’une prompte et universelle réaction s’opéra dans les esprits. Chacun voulait justifier l’empressement qu’il avait mis à la voir en grandissant la réputation de l’actrice, ou du moins en ouvrant de plus en plus les yeux sur son mérite réel. Peu à peu on en vint à se disputer l’honneur de lui avoir parlé le premier, et ceux qui n’avaient pu se résoudre à l’aller voir prétendirent qu’ils y avaient fortement poussé les autres. Cette année-là, une diligence fut établie de Saint-Front à Mont-Laurent, et plusieurs personnages importants de la ville (de ces gens qui possèdent quinze mille francs de rente au soleil, et qui ne se déplacent pas aisément, parce que, sans eux, à les entendre, le pays retomberait dans la barbarie) se risquèrent enfin à faire le voyage de la capitale. Ils revinrent tous remplis de la gloire de Laurence, et fiers d’avoir pu dire à leurs voisins du balcon ou de la première galerie, au moment où la salle croulait, comme on dit, sous les applaudissements :

— Monsieur, cette grande actrice a longtemps habité la ville que j’habite. C’était l’amie intime de ma femme. Elle dînait quasi tous les jours à la maison. Oh ! nous avions bien deviné son talent ! Je vous assure que, quand elle nous récitait des vers, nous nous disions entre nous : « Voilà une jeune personne qui peut aller loin ! »

Puis, quand ces personnes furent de retour à Saint-Front, elles racontèrent avec orgueil qu’elles avaient été rendre leurs devoirs à la grande actrice, qu’elles avaient dîné à sa table, qu’elles avaient passé la soirée dans son magnifique salon… Ah ! quel salon ! quels meubles ! quels peintures ! et quelle société amusante et honorable ! des artistes, des députés ; monsieur un tel, le peintre de portraits ; madame une telle, la cantatrice ; et puis des glaces, et puis de la musique… Que sais-je ? la tête en tournait à tous ceux qui entendaient ces beaux récits, et chacun de s’écrier :

— Je l’avais toujours dit qu’elle réussirait ! Nul autre que moi ne l’avait devinée.

Toutes ces puérilités eurent un seul résultat sérieux, ce fut de bouleverser l’esprit de la pauvre Pauline, et d’augmenter son ennui jusqu’au désespoir. Je ne sais si quelques semaines de plus n’eussent pas empiré son état au point de lui faire négliger sa mère. Mais celle-ci fit une grave maladie qui ramena Pauline au sentiment de ses devoirs. Elle recouvra tout à coup sa force morale et physique, et soigna la triste aveugle avec un admirable dévouement. Son amour et son zèle ne purent la sauver. Madame D… expira dans ses bras environ quinze mois après l’époque où Laurence était passée à Saint-Front.

Depuis ce temps, les deux amies avaient entretenu une correspondance assidue de part et d’autre. Tandis qu’au milieu de sa vie active et agitée, Laurence aimait à songer à Pauline, à pénétrer en esprit dans sa paisible et sombre demeure, à s’y reposer du bruit de la foule auprès du fauteuil de l’aveugle et des géraniums de la fenêtre ; Pauline, effrayée de la monotonie de ses habitudes, éprouvait l’invincible besoin de secouer cette mort lente qui s’étendait sur elle, et de s’élancer en rêve dans le tourbillon qui emportait Laurence. Peu à peu le ton de supériorité morale que, par un noble orgueil, la jeune provinciale avait gardé dans ses premières lettres avec la comédienne, lit place à un ton de résignation douloureuse qui, loin de diminuer l’estime de son amie, la toucha profondément. Enfin les plaintes s’exhalèrent du cœur de Pauline, et Laurence fut forcée de se dire, avec une sorte de consternation, que l’exercice de certaines vertus paralyse Lame des femmes, au lieu de la fortifier.

— Qui donc est heureux, demanda-t-elle un soir à sa mère en posant sur son bureau une lettre qui portait la trace des larmes de Pauline ; et où faut-il aller chercher le repos de l’âme ? Celle qui me plaignait tant au début de ma vie d’artiste se plaint aujourd’hui de sa réclusion d’une manière déchirante, et me trace un si horrible tableau des ennuis de la solitude, que je suis presque tentée de me croire heureuse sous le poids du travail et des émotions.

Lorsque Laurence reçut la nouvelle de la mort de l’aveugle, elle tint conseil avec sa mère, qui était une personne fort sensée, fort aimante, et qui avait eu le bon esprit de demeurer la meilleure amie de sa fille. Elle voulut la détourner d’un projet qu’elle caressait depuis quelque temps : celui de se charger de l’existence de Pauline en lui faisant partager la sienne aussitôt qu’elle serait libre.

— Que deviendra cette pauvre enfant désormais ? disait Laurence. Le devoir qui l’attachait à sa mère est accompli. Aucun mérite religieux ne viendra plus ennoblir et poétiser sa vie. Cet odieux séjour d’une petite ville n’est pas fait pour elle. Elle sent vivement toutes choses, son intelligence cherche à se développer. Qu’elle vienne donc près de nous ; puisqu’elle a besoin de vivre, elle vivra.

— Oui, elle vivra par les yeux, répondit madame S…, la mère de Laurence ; elle verra les merveilles de l’art, mais son âme n’en sera que plus inquiète et plus avide.

— Eh bien, reprit l’actrice, vivre par les yeux lorsqu’on arrive à comprendre ce qu’on voit, n’est-ce pas vivre par l’intelligence ? et n’est-ce pas de cette vie que Pauline est altérée ?

— Elle le dit, repartit madame S…, elle te trompe, elle se trompe elle-même. C’est par le cœur qu’elle demande à vivre, la pauvre fille !

— Eh bien, s’écria Laurence, son cœur ne trouvera-t-il pas un aliment dans l’affection du mien ? Qui l’aimerait dans sa petite ville comme je l’aime ? Et, si l’amitié ne suffit pas à son bonheur, croyez-vous qu’elle ne trouvera pas autour de nous un homme digne de son amour ?

La bonne madame S… secoua la tête.

— Elle ne voudra pas être aimée en artiste, dit-elle avec un sourire dont sa fille comprit la mélancolie.

L’entretien fut repris le lendemain. Une nouvelle lettre de Pauline annonçait que la modique fortune de sa mère allait être absorbée par d’anciennes dettes que son père avait laissées, et qu’elle voulait payer à tout prix et sans retard. La patience des créanciers avait fait grâce à la vieillesse et aux infirmités de madame D… ; mais sa fille, jeune et capable de travailler pour vivre, n’avait pas droit aux mêmes égards. On pouvait, sans trop rougir, la dépouiller de son mince héritage. Pauline ne voulait ni attendre la menace, ni implorer la pitié ; elle renonçait à la succession de ses parents et allait essayer de monter un petit atelier de broderie.

Ces nouvelles levèrent tous les scrupules de Laurence et imposèrent silence aux sages prévisions de sa mère. Toutes deux montèrent en voiture, et, huit jours après, elles revinrent à Paris avec Pauline.

Ce n’était pas sans quelque embarras que Laurence avait offert à son amie de remmener et de se charger d’elle à jamais. Elle s’attendait bien à trouver chez elle un reste de préjugés et de dévotion ; mais la vérité est que Pauline n’était pas réellement pieuse. C’était une âme fière et jalouse de sa propre dignité. Elle trouvait dans le catholicisme la nuance qui convenait à son caractère, car toutes les nuances possibles se trouvent dans les religions vieillies ; tant de siècles les ont modifiées, tant d’hommes ont mis la main à l’édifice, tant d’intelligences, de passions et de vertus y ont apporté leurs trésors, leurs erreurs ou leurs lumières, que mille doctrines se trouvent à la fin contenues dans une seule, et mille natures diverses y peuvent puiser l’excuse ou le stimulant qui leur convient. C’est par là que ces religions s’élèvent, c’est aussi par là qu’elles s’écroulent.

Pauline n’était pas douée des instincts de douceur, d’amour et d’humilité qui caractérisent les natures vraiment évangéliques. Elle était si peu portée à l’abnégation, qu’elle s’était toujours trouvée malheureuse, immolée qu’elle était à ses devoirs. Elle avait besoin de sa propre estime, et peut-être aussi de celle d’autrui, bien plus que de l’amour de Dieu et du bonheur du prochain. Tandis que Laurence^ moins forte et moins orgueilleuse, se consolait de toute privation et de tout sacrifice en voyant sourire sa mère, Pauline reprochait à la sienne, malgré elle et dans le fond de son cœur, cette longue satisfaction conquise à ses dépens. Ce ne fut donc pas un sentiment d’austérité religieuse qui la fit hésiter à accepter l’offre de son amie, ce fut la crainte de n’être pas assez dignement placée auprès d’elle.

D’abord Laurence ne la comprit pas, et crut que la peur d’être blâmée par les esprits rigides la retenait encore. Mais ce n’était pas là non plus le motif de Pauline. L’opinion avait changé autour d’elle ; l’amitié de la grande actrice n’était plus une honte, c’était un honneur. Il y avait désormais une sorte de gloire à se vanter de son attention et de son souvenir. La nouvelle apparition qu’elle fit à Saint-Front fut un triomphe bien supérieur au premier. Elle fut obligée de se défendre des hommages importuns que chacun aspirait à lui rendre, et la préférence exclusive qu’elle montrait à Pauline excita mille jalousies dont Pauline put s’enorgueillir.

Au bout de quelques heures d’entretien, Laurence vit qu’un scrupule de délicatesse empêchait Pauline d’accepter ses bienfaits. Laurence ne comprit pas trop cet excès de fierté qui craint d’accepter le poids de la reconnaissance ; mais elle le respecta, et se fit humble jusqu’à la prière, jusqu’aux larmes, pour vaincre cet orgueil de la pauvreté, qui serait la plus laide chose du monde si tant d’insolences protectrices n’étaient là pour le justifier. Pauline devait-elle craindre cette insolence de la part de Laurence ? Non ; mais elle ne pouvait s’empêcher de trembler un peu, et Laurence, quoiqu’un peu blessée de cette méfiance, se promit et se flatta de a vaincre bientôt. Elle en triompha du moins momentanément, grâce à cette éloquence du cœur dont elle avait le don ; et Pauline, touchée, curieuse, entraînée, posa un pied tremblant sur le seuil de cette vie nouvelle, se promettant de revenir sur ses pas au premier mécompte qu’elle y rencontrerait.

Les premières semaines que Pauline passa à Paris furent calmes et charmantes. Laurence avait été assez gravement malade pour obtenir, il y avait déjà deux mois, un congé qu’elle consacrait à des études consciencieuses. Elle occupait avec sa mère un joli petit hôtel au milieu de jardins où le bruit de la ville n’arrivait qu’à peine, et où elle recevait peu de monde. C’était la saison où chacun est à la campagne, où les théâtres sont peu brillants, où les vrais artistes aiment à méditer et à se recueillir. Cette jolie maison, simple, mais décorée avec un goût parfait, ces habitudes élégantes, cette vie paisible et intelligente que Laurence avait su se faire au milieu d’un monde d’intrigue et de corruption, donnaient un généreux démenti à toutes les terreurs que Pauline avait éprouvées autrefois sur le compte de son amie. Il est vrai que Laurence n’avait pas toujours été aussi prudente, aussi bien entourée, aussi sagement posée dans sa propre vie qu’elle l’était désormais. Elle avait acquis à ses dépens de l’expérience et du discernement, et, quoique bien jeune encore, elle avait été fort éprouvée par l’ingratitude et la méchanceté. Après avoir beaucoup souffert, beaucoup pleuré ses illusions et beaucoup regretté les courageux élans de sa jeunesse, elle s’était résignée à subir la vie telle qu’elle est faite ici-bas, à ne rien craindre comme à ne rien provoquer de la part de l’opinion, à sacrifier souvent l’enivrement des rêves à la douceur de suivre un bon conseil, l’irritation d’une juste colère à la sainte joie de pardonner. En un mot, elle commençait à résoudre, dans l’exercice de son art comme dans sa vie privée, un problème difficile. Elle s’était apaisée sans se refroidir, elle se contenait sans s’effacer.

Sa mère, dont la raison l’avait quelquefois irritée, mais dont la bonté la subjuguait toujours, lui avait été une providence. Si elle n’avait pas été assez forte pour la préserver de quelques erreurs, elle avait été assez sage pour l’en retirer à temps. Laurence s’était parfois égarée, et jamais perdue. Madame S… avait su à propos lui faire le sacrifice apparent de ses principes, et, quoi qu’on en dise, quoi qu’on en pense, ce sacrifice est le plus sublime que puisse suggérer l’amour maternel. Honte à la mère qui abandonne sa fille par la crainte d’être réputée sa complaisante ou sa complice ! Madame S… avait affronté cette horrible accusation, et on ne la lui avait pas épargnée. Le grand cœur de Laurence l’avait compris, et, désormais sauvée par elle, arrachée au vertige qui l’avait un instant suspendue au bord des abîmes, elle eût sacrifié tout, même une passion ardente, même un espoir légitime, à la crainte d’attirer sur sa mère un outrage nouveau.

Ce qui se passait à cet égard dans l’âme de ces deux femmes était si délicat, si exquis et entouré d’un si chaste mystère, que Pauline, ignorante et inexpérimentée à vingt-cinq ans comme une fille de quinze, ne pouvait ni le comprendre, ni le pressentir. D’abord, elle ne songea pas à le pénétrer ; elle ne fut frappée que du bonheur et de l’harmonie parfaite qui régnaient dans cette famille : la mère, la fille artiste et les deux jeunes sœurs, ses élèves, ses filles aussi, car elle assurait leur bien-être à la sueur de son noble front, et consacrait à leur éducation ses plus douces heures de liberté. Leur intimité, leur enjouement à toutes, faisaient un contraste bien étrange avec l’espèce de haine et de crainte qui avaient cimenté l’attachement réciproque de Pauline et de sa mère. Pauline en fit la remarque avec une souffrance intérieure qui n’était pas du remords (elle avait vaincu cent fois la tentation d’abandonner ses devoirs), mais qui ressemblait à de la honte. Pouvait-elle ne pas se sentir humiliée de trouver plus de dévouement et de véritables vertus domestiques dans la demeure élégante d’une comédienne, qu’elle n’avait pu en pratiquer au sein de ses austères foyers ? Que de pensées brûlantes lui avaient fait monter la rougeur au front, lorsqu’elle veillait seule la nuit, à la clarté de sa lampe, dans sa pudique cellule ! et maintenant, elle voyait Laurence couchée sur un divan de sultane, dans son boudoir d’actrice, lisant tout haut des vers de Shakspeare à ses petites sœurs attentives et recueillies, pendant que la mère, alerte encore, fraîche et mise avec goût, préparait leur toilette du lendemain et reposait à la dérobée sur ce beau groupe, si cher à ses entrailles, un regard de béatitude. Là étaient réunis l’enthousiasme d’artiste, la bonté, la poésie, l’affection, et au-dessus planait encore la sagesse, c’est-à-dire le sentiment du beau moral, le respect de soi-même, le courage du cœur. Pauline pensait rêver, elle ne pouvait se décider à croire ce qu’elle voyait ; peut-être y répugnait-elle par la crainte de se trouver inférieure à Laurence.

Malgré ces doutes et ces angoisses secrètes, Pauline fut admirable dans ses premiers rapports avec de nouvelles existences. Toujours fière dans son indigence, elle eut la noblesse de savoir se rendre utile plus que dispendieuse. Elle refusa avec un stoïcisme extraordinaire chez une jeune provinciale les jolies toilettes que Laurence lui voulait faire adopter. Elle s’en tint strictement à son deuil habituel, à sa petite robe noire, à sa petite collerette blanche, à ses cheveux sans rubans et sans joyaux. Elle s’immisça volontairement dans le gouvernement de la maison, dont Laurence n’entendait, comme elle le disait, que la synthèse, et dont le détail devenait un peu lourd pour la bonne madame S… Elle y apporta des réformes d’économie, sans en diminuer l’élégance et le confortable. Puis, reprenant à de certaines heures ses travaux d’aiguille, elle consacra toutes ses jolies broderies à la toilette des deux petites filles. Elle se fit encore leur sous-maîtresse et leur répétiteur dans l’intervalle des leçons de Laurence. Elle aida celle-ci à apprendre ses rôles en les lui faisant réciter ; enfin elle sut se faire une place à la fois humble et grande au sein de cette famille, et son juste orgueil fut satisfait de la déférence et de la tendresse qu’elle reçut en échange.

Cette vie fut sans nuage jusqu’à l’entrée de l’hiver. Tous les jours, Laurence avait à dîner deux ou trois vieux amis ; tous les soirs, six à huit personnes intimes venaient prendre le thé dans son petit salon et causer agréablement sur les arts, sur la littérature, voire un peu sur la politique et la philosophie sociale. Ces causeries, pleines de charme et d’intérêt entre des personnes distinguées, pouvaient rappeler, pour le bon goût, l’esprit et la politesse, celles qu’on avait, au siècle dernier, chez mademoiselle Verrière, dans le pavillon qui fait le coin de la rue Caumartin et du boulevard. Mais elles avaient plus d’animation véritable ; car l’esprit de notre époque est plus profond, et d’assez graves questions peuvent être agitées, même entre les deux sexes, sans ridicule et sans pédantisme. Le véritable esprit des femmes pourra encore consister pendant longtemps à savoir interroger et écouter ; mais il leur est déjà permis de comprendre ce qu’elles écoutent et de vouloir une réponse sérieuse à ce qu’elles demandent.

Le hasard fit que, durant toute cette fin d’automne, la société intime de Laurence ne se composa que de femmes ou d’hommes d’un certain âge, étrangers à toute prétention. Disons, en passant, que ce ne fut pas seulement le hasard qui fit ce choix, mais le goût que Laurence éprouvait et manifestait de plus en plus pour les choses et, partant, pour les personnes sérieuses. Autour d’une femme remarquable, tout tend à s’harmoniser et à prendre la teinte de ses pensées et de ses sentiments. Pauline n’eut donc pas l’occasion de voir une seule personne qui pût déranger le calme de son esprit ; et ce qui fut étrange, même à ses propres yeux, c’est qu’elle commençait déjà à trouver cette vie monotone, cette société un peu pâle, et à se demander si le rêve qu’elle avait fait du tourbillon de Laurence devait n’avoir pas une plus saisissante réalisation. Elle s’étonna de retomber dans l’affaissement qu’elle avait si longtemps combattu dans la solitude ; et, pour justifier vis-à-vis d’elle-même cette singulière inquiétude, elle se persuada qu’elle avait pris dans sa retraite une tendance au spleen que rien ne pourrait guérir.

Mais les choses ne devaient pas durer ainsi. Quelque répugnance que l’actrice éprouvât à rentrer dans le bruit du monde, quelque soin qu’elle prît d’écarter de son intimité tout caractère léger, toute assiduité dangereuse, l’hiver arriva. Les châteaux cédèrent leurs hôtes aux salons de Paris, les théâtres ravivèrent leur répertoire, le public réclama ses artistes privilégiés. Le mouvement, le travail hâté, l’inquiétude et l’attrait du succès envahirent le paisible intérieur de Laurence. Il fallut laisser franchir le seuil du sanctuaire à d’autres hommes que les vieux amis. Des gens de lettres, des camarades de théâtre, des hommes d’État, en rapport par les subventions avec les grandes académies dramatiques, les uns remarquables par le talent, d’autres par la figure et l’élégance, d’autres encore par le crédit et la fortune, passèrent peu à peu d’abord, et puis en foule, devant le rideau sans couleur et sans images où Pauline brûlait de voir le monde de ses rêves se dessiner enfin à ses yeux. Laurence, habituée à ce cortège de la célébrité, ne sentit pas son cœur s’émouvoir. Seulement, sa vie changea forcément de cours, ses heures furent plus remplies, son cerveau plus absorbé par l’étude, ses fibres d’artiste plus excitées par le contact du public. Sa mère et ses sœurs la suivirent, paisibles et fidèles satellites, dans son orbe éblouissant. Mais Pauline !… Ici commença enfin à poindre la vie de son âme et à s’agiter dans son âme le drame de sa vie.


IV

Parmi les jeunes gens qui se posaient en adorateurs de Laurence, il y avait un certain Montgenays, qui faisait des vers et de la prose pour son plaisir, mais qui, soit modestie, soit dédain, ne s’avouait point homme de lettres. Il avait de l’esprit, beaucoup d’usage du monde, quelque instruction et une sorte de talent. Fils d’un banquier, il avait hérité d’une fortune considérable, et ne songeait point à l’augmenter, mais ne se mettait guère en peine d’en faire un usage plus noble que d’acheter des chevaux, d’avoir des loges aux théâtres, de bons dîners chez lui, de beaux meubles, des tableaux et des dettes. Quoique ce ne fût ni un grand esprit ni un grand cœur, il faut dire à son excuse qu’il était beaucoup moins frivole et moins ignare que ne le sont pour la plupart les jeunes gens riches de ce temps-ci. C’était un homme sans principes, mais, par convenance, ennemi du scandale ; passablement corrompu, mais élégant dans ses mœurs, toutes mauvaises qu’elles étaient ; capable de faire le mal par occasion et non par goût ; sceptique par éducation, par habitude et par ton ; porté aux vices du monde par manque de bons principes et de bons exemples, plus que par nature et par choix ; du reste, critique intelligent, écrivain pur, causeur agréable, connaisseur et dilettante dans toutes les branches des beaux-arts, protecteur avec grâce, sachant et faisant un peu de tout ; voyant la meilleure compagnie sans ostentation, et fréquentant la mauvaise sans effronterie ; consacrant une grande partie de sa fortune, non à secourir les artistes malheureux, mais à recevoir avec luxe les célébrités. Il était bien venu partout, et partout il était parfaitement convenable. Il passait pour un grand homme auprès des ignorants, et pour un homme éclairé chez les gens ordinaires. Les personnes d’un esprit élevé estimaient sa conversation par comparaison avec celle des autres riches, et les orgueilleux la toléraient parce qu’il savait les flatter en les raillant. Enfin, ce Montgenays était précisément ce que les gens du monde appellent un homme d’esprit ; les artistes, un homme de goût. Pauvre, il eût été confondu dans la foule des intelligences vulgaires ; riche, on devait lui savoir gré de n’être ni un juif, ni un sot, ni un maniaque.

Il était de ces gens qu’on rencontre partout, que tout le monde connaît au moins de vue, et qui connaissent chacun par son nom. Il n’était point de société où il ne fût admis, point de théâtre où il n’eût ses entrées dans les coulisses et dans le foyer des acteurs, point d’entreprise où il n’eût quelques capitaux, point d’administration où il n’eût quelque influence, point de cercle dont il ne fût un des fondateurs et un des soutiens. Ce n’était pas le dandysme qui lui avait servi de clef pour pénétrer ainsi à travers le monde ; c’était un certain savoir-faire, plein d’égoïsme, exempt de passion, mêlé de vanité, et soutenu d’assez d’esprit pour faire paraître son rôle plus généreux, plus intelligent et plus épris de l’art qu’il ne l’était en effet.

Sa position l’avait, depuis quelques années déjà, mis en rapport avec Laurence ; mais ce furent d’abord des rapports éloignés, de pure politesse ; et, si Montgenays y avait mis parfois de la galanterie, c’était dans la mesure la plus parfaite et la plus convenable. Laurence s’était un peu méfiée de lui d’abord, sachant fort bien qu’il n’est point de société plus funeste à la réputation d’un jeune actrice que celle de certains hommes du monde. Mais, quand elle vit que Montgenays ne lui faisait pas la cour, qu’il venait chez elle assez souvent pour manifester quelque prétention, et qu’il n’en manifestait cependant aucune, elle lui sut gré de cette manière d’être, la prit pour un témoignage d’estime de très-bon goût ; et, craignant de se montrer prude ou coquette en se tenant sur ses gardes, elle le laissa pénétrer dans son intimité, en reçut avec confiance mille petits services insignifiants qu’il lui rendit avec un empressement respectueux, et ne craignit pas de le nommer parmi ses amis véritables, lui faisant un grand mérite d’être beau, riche, jeune, influent, et de n’avoir aucune fatuité.

La conduite extérieure de Montgenays autorisait cette confiance. Chose étrange cependant, cette confiance le blessait en même temps qu’elle le flattait. Soit qu’on le prît pour l’amant ou pour l’ami de Laurence, son amour-propre était caressé. Mais, lorsqu’il se disait qu’elle le traitait en réalité comme un homme sans conséquence, il en éprouvait un secret dépit, et il lui passait par l’esprit de s’en venger quelque jour.

Le fait est qu’il n’était point épris d’elle. Du moins, depuis trois ans qu’il la voyait de plus en plus intimement, le calme apathique de son cœur n’en avait reçu aucune atteinte. Il était de ces hommes déjà blasés par de secrets désordres, qui ne peuvent plus éprouver de désirs violents que ceux où la vanité est en cause. Lorsqu’il avait connu Laurence, sa réputation et son talent étaient en marche ascendante ; mais ni l’un ni l’autre n’étaient assez constatés pour qu’il attachât un grand prix à sa conquête. D’ailleurs, il avait bien assez d’esprit pour savoir que les avantages du monde n’assurent point aujourd’hui de succès infaillibles. Il apprit et il vît que Laurence avait une âme trop élevée pour céder jamais à d’autres entraînements que ceux du cœur. Il sut, en outre, que, trop insouciante peut-être de l’opinion publique alors que son âme était envahie par un sentiment généreux, elle redoutait néanmoins et repoussait l’imputation d’être protégée et assistée par un amant. Il s’enquit de son passé, de sa vie intime : il s’assura que tout autre cadeau que celui d’un bouquet serait repoussé d’elle comme un sanglant affront, et, en même temps que ces découvertes lui donnèrent de l’estime pour Laurence, elles éveillèrent en lui la pensée de vaincre cette fierté, parce que cela était difficile et aurait du retentissement. C’était donc dans ce but qu’il s’était glissé dans son intimité, mais avec adresse, et pensant bien que le premier point était de lui ôter toute crainte sur ses intentions.

Pendant ces trois ans, le temps avait marché, et l’occasion de risquer une tentative ne s’était pas présentée. Le talent de Laurence était devenu incontestable, sa célébrité avait grandi, son existence était assurée, et, ce qu’il y avait de plus remarquable, son cœur ne s’était point donné. Elle vivait repliée sur elle-même, ferme, calme, triste parfois, mais résolue à ne plus se risquer à la légère sur l’aile des orages. Peut-être ses réflexions l’avaient-elle rendue plus difficile, peut-être ne trouvait-elle aucun homme digne de son choix… Était-ce dédain ? était-ce courage ? Montgenays se le demandait avec anxiété. Quelques-uns se persuadaient qu’il était aimé en secret, et lui demandaient compte, à lui, de son indifférence apparente. Trop adroit pour se laisser pénétrer, Montgenays répondait que le respect enchaînerait toujours en lui la pensée d’être autre chose pour Laurence qu’un ami et un frère. On redisait ces paroles à Laurence, et on lui demandait si sa fierté ne dispenserait jamais ce pauvre Montgenays d’une déclaration qu’il n’aurait jamais l’audace de lui faire.

— Je le crois modeste, répondait-elle, mais pas au point de ne pas savoir dire qu’il aime, si jamais il vient à aimer.

Cette réponse revenait à Montgenays, et il ne savait s’il devait la prendre pour la raillerie du dépit ou pour la douceur de l’indifférence. Sa vanité en était parfois si tourmentée, qu’il était prêt à tout risquer pour le savoir ; mais la crainte de tout gâter et de tout perdre le retenait, et le temps s’écoulait sans qu’il vît jour à sortir de ce cercle vicieux où chaque semaine le transportait d’une phase d’espoir à une phase de découragement, et d’une résolution d’hypocrisie à une résolution d’impertinence, sans qu’il lui fût jamais possible de trouver l’heure convenable pour une déclaration qui ne fût pas insensée, ou pour une retraite qui ne fût pas ridicule. Ce qu’il craignait le plus au monde, c’était de prêter à rire, lui qui mettait son amour-propre à jouer un personnage sérieux. La présence de Pauline lui vint en aide, et la beauté de cette jeune fille sans expérience lui suggéra de nouveaux plans sans rien changer à son but.

Il imagina de se conformer à une tactique bien vulgaire, mais qui manque rarement son effet, tant les femmes sont accessibles à une sotte vanité. Il pensa qu’en feignant une velléité d’amour pour Pauline, il éveillerait chez son amie le désir de la supplanter. Absent de Paris depuis plusieurs mois, il fit sa rentrée dans le salon de Laurence un certain soir où Pauline, étonnée, effarouchée de voir le cercle habituel s’agrandir d’heure en heure, commençait à souffrir du peu d’ampleur de sa robe noire et de la roideur de sa collerette. Dans ce cercle, elle remarquait plusieurs actrices toutes jolies ou du moins attrayantes à force d’art ; puis, en se comparant à elles, en se comparant à Laurence même, elle se disait avec raison que sa beauté était plus régulière, plus irréprochable, et qu’un peu de toilette suffirait pour l’établir devant tous les yeux. En passant et repassant dans le salon, selon sa coutume, pour préparer le thé, veiller à la clarté des lampes et vaquer à tous ces petits soins qu’elle avait assumés volontairement sur elle, son mélancolique regard plongeait dans les glaces, et son petit costume de demi-béguine commençait à la choquer. Dans un de ces moments-là, elle rencontra précisément dans la glace le regard de Montgenays, qui observait tous ses mouvements. Elle ne l’avait pas entendu annoncer ; elle l’avait rencontré dans l’antichambre sans le voir lorsqu’il était arrivé. C’était le premier homme d’une belle figure et d’une véritable élégance qu’elle eût encore pu remarquer. Elle en fut frappée d’une sorte de terreur ; elle reporta ses yeux sur elle-même avec inquiétude, trouva sa robe flétrie, ses mains rouges, ses souliers épais, sa démarche gauche. Elle eût voulu se cacher pour échapper à ce regard qui la suivait toujours, qui observait son trouble, et qui était assez pénétrant dans les sentiments d’une donnée vulgaire pour comprendre d’emblée ce qui se passait en elle. Quelques instants après, elle remarqua que Montgenays parlait d’elle à Laurence ; car, tout en s’entretenant à voix basse, leurs regards se portaient sur elle.

— Est-ce une première camériste ou une demoiselle de compagnie que vous avez là ? demanda Montgenays à Laurence, quoiqu’il sût fort bien le roman de Pauline.

— Ni l’une ni l’autre, répondit Laurence. C’est mon amie de province, dont je vous ai souvent parlé. Comment vous plaît-elle ?

Montgenays affecta de ne pas répondre d’abord, de regarder fixement Pauline ; puis il dit d’un ton étrange que Laurence ne lui connaissait pas, car c’était une intonation mise en réserve depuis longtemps pour faire son effet dans l’occasion :

— Admirablement belle, délicieusement jolie !

— En vérité ! s’écria Laurence toute surprise de ce mouvement, vous me rendez bien heureuse de me dire cela ! Venez, que je vous présente à elle. Et, sans attendre sa réponse, elle le prit par le bras et l’entraîna jusqu’au bout du salon, où Pauline essayait de se faire une contenance en rangeant son métier de broderie.

— Permets-moi, ma chère enfant, lui dit Laurence, de te présenter un de mes amis que tu ne connais pas encore, et qui depuis longtemps désire beaucoup te connaître.

Puis, ayant nommé Montgenays à Pauline, qui, dans son trouble, n’entendit rien, elle adressa la parole à un de ses camarades qui entrait ; et, changeant de groupe, elle laissa Montgenays et Pauline face à face, pour ainsi dire tête à tête, dans le coin du salon.

Jamais Pauline n’avait parlé à un homme aussi bien frisé, cravaté, chaussé et parfumé. Hélas ! on n’imagine pas quel prestige ces minuties de la vie élégante exercent sur l’imagination d’une fille de province. Une main blanche, un diamant à la chemise, un soulier verni, une fleur à la boutonnière, sont des recherches qui ne brillent plus en quelque sorte dans un salon que par leur absence ; mais qu’un commis voyageur étale ces séductions inouïes dans une petite ville, et tous les regards seront attachés sur lui. Je ne veux pas dire que tous les cœurs voleront au-devant du sien, mais du moins je pense qu’il sera bien sot s’il n’en accapare pas quelques-uns.

Cet engouement puéril ne dura qu’un instant chez Pauline. Intelligente et fière, elle eut bientôt secoué ce reste de provincialité ; mais elle ne put se défendre de trouver une grande distinction et un grand charme dans les paroles que Montgenays lui adressa. Elle avait rougi d’être troublée par le seul extérieur d’un homme. Elle se réconcilia avec sa première impression en croyant trouver dans l’esprit de cet homme le même cachet d’élégance dont toute sa personne portait l’empreinte. Puis cette attention particulière qu’il lui accordait, le soin qu’il semblait avoir pris de se faire présenter à elle retirée dans un coin parmi les tasses de Chine et les vases de fleurs, le plaisir timide qu’il paraissait goûter à la questionner sur ses goûts, sur ses impressions et ses sympathies, la traitant de prime abord comme une personne éclairée, capable de tout comprendre et de tout juger ; toutes ces coquetteries de la politesse du monde, dont Pauline ne connaissait pas la banalité et la perfidie, la réveillèrent de sa langueur habituelle. Elle s’excusa un instant sur son ignorance de toutes choses ; Montgenays parut prendre cette timidité pour une admirable modestie ou pour une méfiance dont il se plaignait d’une façon cafarde. Peu à peu Pauline s’enhardit jusqu’à vouloir montrer qu’elle aussi avait de l’esprit, du goût, de l’instruction. Le fait est qu’elle en avait extraordinairement eu égard à son existence passée, mais qu’au milieu de tous ces artistes brisés à une causerie étincelante elle ne pouvait éviter de tomber parfois dans le lieu commun. Quoique sa nature distinguée la préservât de toute expression triviale, il était facile de voir que son esprit n’était pas encore sorti tout à fait de l’état de chrysalide. Un homme supérieur à Montgenays n’en eût été que plus intéressé à ce développement ; mais le vaniteux en conçut un secret mépris pour l’intelligence de Pauline, et il décida avec lui-même, dès cet instant, qu’elle ne lui servirait jamais que de jouet, de moyen, de victime, s’il le fallait.

Qui eût pu supposer dans un homme froid et nonchalant en apparence une résolution si sèche et si cruelle ? Personne, à coup sûr. Laurence, malgré tout son jugement, ne pouvait le soupçonner, et Pauline, moins que personne, devait en concevoir l’idée.

Lorsque Laurence se rapprocha d’elle, se souvenant avec sollicitude qu’elle l’avait laissée auprès de Montgenays troublée jusqu’à la fièvre, confuse jusqu’à l’angoisse, elle fut fort surprise de la retrouver brillante, enjouée, animée d’une beauté inconnue, et presque aussi à l’aise que si elle eût passé sa vie dans le monde.

— Regarde donc ton amie de province, lui dit à l’oreille un vieux comédien de ses amis ; n’est-ce pas merveille de voir comme en un instant l’esprit vient aux filles ?

Laurence fit peu d’attention à cette plaisanterie. Elle ne remarqua pas non plus, le lendemain, que Montgenays était venu lui rendre visite une heure trop tôt, car il savait fort bien que Laurence sortait de la répétition à quatre heures ; et, depuis trois jusqu’à quatre heures, il l’avait attendue au salon, non pas seul, mais penché sur le métier de Pauline.

Au grand jour, Pauline l’avait trouvé fort vieux. Quoiqu’il n’eût que trente ans, son visage portait la flétrissure de quelques excès ; Ton sait que la beauté est inséparable, dans les idées de province, de la fraîcheur et de la santé. Pauline ne comprenait pas encore, et ceci faisait son éloge, que les traces de la débauche pussent imprimer au front une apparence de poésie et de grandeur. Combien d’hommes, dans notre époque de romantisme, ont été réputés penseurs et poètes, rien que pour avoir l’orbite creusé et le front dévasté avant l’âge ! combien ont paru hommes de génie qui n’étaient que malades !

Mais le charme des paroles captiva Pauline encore plus que la veille. Toutes ces insinuantes flatteries que la femme du monde la plus bornée sait apprécier à leur valeur tombaient dans l’âme aride et flétrie de la pauvre recluse comme une pluie bienfaisante. Son orgueil, trop longtemps privé de satisfactions légitimes, s’épanouissait au souffle dangereux de la séduction, et quelle séduction déplorable ! celle d’un homme parfaitement froid, qui méprisait sa crédulité, et qui voulait en faire un marchepied pour s’élever jusqu’à Laurence.


V

La première personne qui s’aperçut de l’amour insensé de Pauline fut madame S… Elle avait pressenti et deviné, avec l’instinct du génie maternel, le projet et la tactique de Montgenays. Elle n’avait jamais été dupe de son indifférence simulée, et s’était toujours tenue en méfiance de lui, ce qui faisait dire à Montgenays que madame S… était, comme toutes les mères d’artiste, une femme bornée, maussade, fâcheuse au développement de sa fille. Lorsqu’il fit la cour à Pauline, madame S…, emportée par sa sollicitude, craignit que cette ruse n’eût une sorte de succès, et que Laurence lie se sentît piquée d’avoir passé inaperçue devant les yeux d’un homme à la mode. Elle n’eût pas dû croire Laurence accessible à ce petit sentiment ; mais madame S…, au milieu de sa sagesse vraiment supérieure, avait de ces enfantillages de mère qui s’effraye hors de raison au moindre danger. Elle craignit le moment où Laurence ouvrirait les yeux sur l’intrigue entamée par Montgenays, et, au lieu d’appeler la raison et la tendresse de sa fille au secours de Pauline, elle essaya seule de détromper celle-ci et de l’éclairer sur son imprudence.

Mais, quoiqu’elle y mît de l’affection et de la délicatesse, elle fut fort mal accueillie. Pauline était enivrée ; on lui eût arraché la vie plutôt que la présomption d’être adorée. La manière un peu aigre dont elle repoussa les avertissements de madame S… donna un peu d’amertume à celle-ci. Il y eut quelques paroles échangées 011 perçaient d’une part le sentiment de l’infériorité de Pauline, de l’autre l’orgueil du triomphe remporté sur Laurence. Effrayée de ce qui lui était échappé, Pauline le confia à Montgenays, qui, plein de joie, s’imagina que madame S… avait été en ceci la confidente et l’écho du dépit de sa fille. Il crut toucher à son but, et, comme un joueur qui double son enjeu, il redoubla d’attentions et d’assiduités auprès de Pauline. Déjà il avait osé lui faire ce lâche mensonge d’un amour qu’il n’éprouvait pas. Elle avait feint de n’y pas croire ; mais elle n’y croyait que trop, l’infortunée ! Quoiqu’elle se fût défendue avec courage, Montgenays n’en était pas moins sûr d’avoir bouleversé profondément tout son être moral. Il dédaignait le reste de sa victoire, et attendait, pour la remporter ou l’abandonner, que Laurence se prononçât pour ou contre.

Absorbée par ses études et forcée de passer presque toutes ses journées au théâtre, le matin pour les répétitions, le soir pour les représentations, Laurence ne pouvait suivre les progrès que Montgenays faisait dans l’estime de Pauline. Elle fut frappée, un soir, de l’émotion avec laquelle la jeune fille entendit Lavallée, le vieux comédien, homme d’esprit, qui avait servi de patron et pour ainsi dire de répondant à Laurence lors de ses débuts, juger sévèrement le caractère et l’esprit de Montgenays. Il le déclara vulgaire entre tous les hommes vulgaires ; et, comme Laurence défendait au moins les qualités de son cœur, Lavallée s’écria :

— Quant à moi, je sais bien que je serai contredit ici par tout le monde, car tout le monde lui veut du bien. Et savez-vous pourquoi tout le monde l’aime ? C’est qu’il n’est pas méchant.

— Il me semble que c’est quelque chose, dit Pauline avec intention et en lançant un regard plein d’amertume au vieil artiste, qui était pourtant le meilleur des hommes et qui ne prit rien pour lui de l’allusion.

— C’est moins que rien, répondit-il ; car il n’est pas bon, et voilà pourquoi je ne l’aime pas, si vous voulez le savoir. On n’a jamais rien à espérer et l’on a tout à craindre d’un homme qui n’est ni bon ni méchant.

Plusieurs voix s’élevèrent pour défendre Montgenays, et celle de Laurence par-dessus toutes les autres ; seulement, elle ne put l’excuser lorsque Lavallée lui démontra par des preuves que Montgenays n’avait point d’ami véritable’, et qu’on ne lui avait jamais vu aucun de ces mouvements de vertueuse colère qui trahissent un cœur généreux et grand. Alors Pauline, ne pouvant se contenir davantage, dit à Laurence qu’elle méritait plus que personne le reproche de Lavallée, en laissant accabler un de ses amis les plus sûrs et les plus dévoués sans indignation et sans douleur. Pauline, en faisant cette sortie étrange, tremblait et cassait son aiguille de tapisserie ; son agitation fut si marquée, qu’il se fit un instant de silence, et tous les yeux se tournèrent vers elle avec surprise. Elle vit alors son imprudence, et essaya de la réparer en blâmant d’une manière générale le train du monde en ces sortes d’affaires.

— C’est une chose bien triste à étudier dans ce pays, dit-elle, que l’indifférence avec laquelle on entend déchirer des gens auxquels on ne rougit pourtant pas, un instant après, de faire bon accueil et de serrer la main. Je suis une ignorante, moi, une provinciale sans usage ; mais je ne peux m’habituer à cela… Voyons, monsieur Lavallée, c’est à vous de me donner raison ; car me voici précisément dans un de ces mouvements de vertu brutale dont vous reprochez l’absence à M. Montgenays. En prononçant ces derniers mots, Pauline s’efforçait de sourire à Laurence pour atténuer l’effet de ce qu’elle avait dit, et elle y avait réussi pour tout le monde, excepté pour son amie, dont le regard, plein de sollicitude et de pénétration, surprit une larme au bord de sa paupière.

Lavallée donna raison à Pauline, et ce lui fut une occasion de débiter avec un remarquable talent une tirade du Misanthrope sur l’ami du genre humain. Il avait la tradition de Fleury pour jouer ce rôle, et il l’aimait tellement, que, malgré lui, il s’était identifié avec le caractère d’Alceste plus que sa nature ne l’exigeait de lui. Ceci arrive souvent aux artistes : leur instinct les porto à moitié vers un type qu’ils reproduisent avec amour, le succès qu’ils obtiennent dans cette création fait l’autre moitié de l’assimilation ; et c’est ainsi que l’art, qui est l’expression de la vie en nous, devient souvent en nous la vie elle-même.

Lorsque Laurence fut seule le soir avec soft amie, elle l’interrogea avec la confiance que donne une véritable affection. Elle fut surprise de la réserve et de l’espèce de crainte qui régnait dans ses réponses, et elle finit par s’en inquiéter.

— Écoute, ma chérie, lui dit-elle en la quittant, toute la peine que tu prends pour me prouver que tu ne l’aimes pas me fait craindre que tu ne l’aimes réellement. Je ne te dirai pas que cela m’afflige, car je crois Montgenays digne de ton estime ; mais je ne sais pas s’il t’aime, et je voudrais en être sûre. Si cela était, il me semble qu’il aurait dû me le dire avant de te le faire entendre. Je suis ta mère, moi ! La connaissance que j’ai du monde et de ses abîmes me donne le droit et m’impose le devoir de te guider et de t’éclairer au besoin. Je t’en supplie, n’écoute les belles paroles d’aucun homme avant de m’avoir consultée ; c’est à moi de lire la première dans le cœur qui s’offrira à toi ; car je suis calme, et je ne crois pas que, lorsqu’il s’agira de Pauline, de la personne que j’aime le plus au monde après ma mère et mes sœurs, on puisse être habile à me tromper.

Ces tendres paroles blessèrent Pauline jusqu’au fond de l’âme. Il lui sembla que Laurence voulait s’élever au-dessus d’elle en s’arrogeant le droit de la diriger. Pauline ne pouvait pas oublier le temps où Laurence lui semblait perdue et dégradée, et où ses prières orgueilleuses montaient vers Dieu comme celle du pharisien, demandant un peu de pitié pour l’excommuniée rejetée à la porte du temple. Laurence aussi l’avait gâtée comme on gâte un enfant, par trop de tendresse et d’engouement naïf. Elle lui avait trop souvent répété dans ses lettres qu’elle était devant ses yeux comme un ange de lumière et de pureté dont la céleste image la préserverait de toute mauvaise pensée. Pauline s’était habituée à poser devant Laurence comme une madone, et recevoir d’elle désormais un avertissement maternel lui paraissait un outrage. Elle en fut humiliée et même courroucée à ne pouvoir dormir. Cependant le lendemain elle vainquit en elle-même ce mouvement injuste, et la remercia cordialement de sa tendre inquiétude ; mais elle ne put se résoudre à lui avouer ses sentiments pour Montgenays.

Une fois éveillée, la sollicitude de Laurence ne s’endormit plus. Elle eut un entretien avec sa mère, lui reprocha un peu de ne pas lui avoir dit plus tôt ce qu’elle avait cru deviner, et, respectant la méfiance de Pauline, qu’elle attribuait à un excès de pudeur, elle observa toutes les démarches de Montgenays. Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour s’assurer que madame S… avait deviné juste, et, trois jours après son premier soupçon, elle acquit la certitude qu’elle cherchait. Elle surprit Pauline et Montgenays au milieu d’un tête-à-tête fort animé, feignit de ne pas voir le trouble de Pauline, et, dès le soir même, elle fit venir Montgenays dans son cabinet d’étude, où elle lui dit :

— Je vous croyais mon ami, et j’ai pourtant un manque d’amitié bien grave à vous reprocher, Montgenays. Vous aimez Pauline, et vous ne me l’avez pas confié. Vous lui faites la cour, et vous ne m’avez pas demandé de vous y autoriser.

Elle dit ces paroles avec un peu d’émotion, car elle blâmait sérieusement Montgenays dans son cœur, et la marche mystérieuse qu’il avait suivie lui causait quelque effroi pour Pauline. Montgenays désirait pouvoir attribuer ce ton de reproche à un sentiment personnel. Il se composa un maintien impénétrable, et résolut d’être sur la défensive jusqu’à ce que Laurence fît éclater le dépit qu’il lui supposait. Il nia son amour pour Pauline, mais avec une gaucherie volontaire et avec l’intention d’inquiéter de plus en plus Laurence.

Cette absence de franchise l’inquiéta en effet, mais toujours à cause de son amie, et sans qu’elle eût seulement la pensée de mêler sa personnalité à cette intrigue.

Montgenays, tout homme du monde qu’il était, eut la sottise de s’y tromper ; et, au moment où il crut avoir enfin éveillé la colère et la jalousie de Laurence, il risqua le coup de théâtre qu’il avait longtemps médité, lui avoua que son amour pour Pauline n’était qu’une feinte vis-à-vis de lui-même, un effort désespéré, inutile peut-être pour s’étourdir sur un chagrin profond, pour se guérir d’une passion malheureuse… Un regard accablant de Laurence l’arrêta au moment où il allait se perdre et sauver Pauline. Il pensa que le moment n’était pas venu encore, et réserva son grand effet pour une crise plus favorable. Pressé par les sévères questions de Laurence, il se retourna de mille manières, inventa un roman tout en réticences, protesta qu’il ne se croyait pas aimé de Pauline, et se retira sans promettre de l’aimer sérieusement, sans consentir à la détromper, sans rassurer l’amitié de Laurence, et sans pourtant lui donner le droit de le condamner.

Si Montgenays était assez maladroit pour faire une chose hasardée, il était assez habile pour la réparer. Il était de ces esprits tortueux et puérils qui, de combinaison en combinaison, marchent péniblement et savamment vers un fiasco misérable. Il sut durant plusieurs semaines tenir Laurence dans une complète incertitude. Elle ne l’avait jamais soupçonné fat et ne pouvait se résoudre à le croire lâche. Elle voyait l’amour et la souffrance de Pauline, et désirait tellement son bonheur, qu’elle n’osait pas la préserver du danger en éloignant Montgenays.

— Non, il ne m’adressait pas une impudente insinuation, disait-elle à sa mère, lorsqu’il m’a dit qu’un amour malheureux le tenait dans l’incertitude. J’ai cru un instant qu’il avait cette pensée, mais cela serait trop odieux. Je le crois homme d’honneur. Il m’a toujours témoigné une estime pleine de respect et de délicatesse. Il ne lui serait pas venu à l’esprit tout d’un coup de se jouer de moi et d’outrager mon amie en même temps. Il ne me croirait pas si simple que d’être sa dupe.

— Je le crois capable de tout, répondait madame S… Demandez à Lavallée ce qu’il en pense ; confiez-lui ce qui se passe : c’est un homme sûr, pénétrant et dévoué.

— Je le sais, dit Laurence ; je ne puis cependant disposer d’un secret que Pauline refuse de me confier : on n’a pas le droit de trahir un mystère aussi délicat, quand on l’a surpris volontairement ; Pauline en souffrirait mortellement, et, fière comme elle l’est, ne me le pardonnerait de sa vie. D’ailleurs, Lavallée a des prétentions exagérées ; il déteste Montgenays ; il ne saurait le juger avec impartialité. Voyez quel mal nous allons faire à Pauline si nous nous trompons ! S’il est vrai que Montgenays l’aime (et pourquoi ne serait-ce pas ? elle est si belle, si sage, si intelligente !), nous tuons son avenir en éloignant d’elle un homme qui peut l’épouser et lui donner dans le monde un rang qu’à coup sûr elle désire ; car elle souffre de nous devoir son existence, vous le savez bien. Sa position l’affecte plus qu’elle ne peut l’avouer ; elle aspire à l’indépendance, et la fortune peut seule la lui donner.

— Et s’il ne l’épouse pas ! reprit madame S… Quant à moi, je crois qu’il n’y songe nullement.

— Et moi, s’écria Laurence, je ne puis croire qu’un homme comme lui soit assez infâme ou assez fou pour croire qu’il obtiendra Pauline autrement.

— Eh bien, si tu le crois, repartit la mère, essaye de les séparer ; ferme-lui ta porte : ce sera le forcer à se déclarer. Sois sûre que, s’il l’aime, il saura bien vaincre les obstacles et prouver son amour par des offres honorables.

— Mais il a peut-être dit la vérité, reprenait Laurence, en s’accusant d’un amour mal guéri qui l’empêche encore de se prononcer. Cela ne se voit-il pas tous les jours ? Un homme est quelquefois incertain des années entières entre deux femmes dont une le retient par sa coquetterie, tandis que l’autre l’attire par sa douceur et sa bonté. Il arrive un moment où la mauvaise passion fait place à la bonne, où l’esprit s’éclaire sur les défauts de l’ingrate maîtresse et sur les qualités de l’amie généreuse. Aujourd’hui, si nous brusquons l’incertitude de ce pauvre Montgenays, si nous lui mettons le couteau sur la gorge et le marché à la main, il va, ne fût-ce que par dépit, renoncer à Pauline, qui en mourra de chagrin peut-être, et retourner aux pieds d’une perfide qui brisera ou desséchera son cœur ; au lieu que, si nous conduisons les choses avec un peu de patience et de délicatesse, chaque jour, en voyant Pauline, en la comparant à l’autre femme, il reconnaîtra qu’elle seule est digne d’amour, et il arrivera à la préférer ouvertement. Que pouvons-nous craindre de cette épreuve ? Que Pauline ne l’aime sérieusement ? C’est déjà fait. Qu’elle ne se laisse égarer par lui ? C’est impossible. Il n’est pas homme à le tenter ; elle n’est pas femme à s’y laisser prendre.

Ces raisons ébranlèrent un peu madame S… Elle fit seulement consentir Laurence à empêcher les tête-à-tête que ses courses et ses occupations rendaient trop faciles et trop fréquents entre Pauline et Montgenays. Il fut convenu que Laurence emmènerait souvent son amie avec elle au théâtre. On devait penser que la difficulté de lui parler augmenterait l’ardeur de Montgenays, tandis que la liberté de la voir entretiendrait son admiration.

Mais ce fut la chose la plus difficile du monde que de décider Pauline à quitter la maison. Elle se renfermait dans un silence pénible pour Laurence ; celle-ci était réduite à jouer avec elle un jeu puéril, en lui donnant des raisons dont elle ne la croyait point dupe. Elle lui représentait que sa santé était un peu altérée par les continuels travaux du ménage ; qu’elle avait besoin de mouvement, de distraction. On lui fit même ordonnancer par un médecin un système de vie moins sédentaire. Tout échoua contre cette résistance inerte, qui est la force des caractères froids. Enfin Laurence imagina de demander à son amie, comme un service, qu’elle vînt l’aider au théâtre à s’habiller et à changer de costume dans sa loge. La femme de chambre était maladroite, disait-on, madame S… était souffrante et succombait à la fatigue de cette vie agitée, Laurence y succombait elle-même. Les tendres soins d’une amie pouvaient seuls adoucir les corvées journalières du métier. Pauline, forcée dans ses derniers retranchements, et poussée d’ailleurs par un reste d’amitié et de dévouement, céda, mais avec une répugnance secrète. Voir de près chaque jour les triomphes de Laurence était une souffrance à laquelle jamais elle n’avait pu s’habituer ; et maintenant cette souffrance devenait plus cuisante. Pauline commençait à pressentir son malheur. Depuis que Montgenays s’était mis en tête l’espérance de réussir auprès de l’actrice, il laissait percer par instants, malgré lui, son dédain pour la provinciale. Pauline ne voulait pas s’éclairer, elle fermait les yeux à l’évidence avec terreur ; mais, en dépit d’elle-même, la tristesse et la jalousie étaient entrées dans son âme.


VI

Montgenays vit les précautions que Laurence prenait pour l’éloigner de Pauline ; il vit aussi la sombre tristesse qui s’emparait de cette jeune fille. Il la pressa de questions ; mais, comme elle était encore avec lui sur la défensive, et qu’elle ne voulait plus lui parler qu’à la dérobée, il ne put rien apprendre de certain. Seulement, il remarqua l’espèce d’autorité que, dans la candeur de son amitié, Laurence ne craignait pas de s’arroger sur son amie, et il remarqua aussi que Pauline ne s’y soumettait qu’avec une sorte d’indignation contenue. Il crut que Laurence commençait à la faire souffrir de sa jalousie ; il ne voulut pas supposer que ses préférences pour une autre pussent laisser Laurence indifférente et loyale.

Il continua à jouer ce rôle fantasque, décousu avec intention, qui devait les laisser toutes deux dans l’incertitude. Il affecta de passer des semaines entières sans paraître devant elles ; puis, tout à coup, il redevenait assidu, se donnait un air inquiet, tourmenté, montrant de l’humeur lorsqu’il était calme, feignant l’indifférence lorsqu’on pouvait lui supposer du dépit. Cette irrésolution fatiguait Laurence et désespérait Pauline. Le caractère de cette dernière s’aigrissait de jour en jour. Elle se demandait pourquoi Montgenays, après lui avoir montré tant d’empressement, devenait si nonchalant à vaincre les obstacles qu’on avait mis entre eux. Elle s’en prenait secrètement à Laurence de lui avoir préparé ce désenchantement, et ne voulait pas reconnaître qu’en l’éclairant on lui rendait service. Lorsqu’elle interrogeait Montgenays, d’un air qu’elle essayait de rendre calme, sur ses fréquentes absences, il lui répondait, s’il était seule avec elle, qu’il avait eu des occupations, des affaires indispensables ; mais, si Laurence était présente, il s’excusait sur la simple fantaisie d’un besoin de solitude ou de distraction.

Un jour, Pauline lui dit devant madame S…, dont la présence assidue lui était un supplice, qu’il devait avoir une passion dans le grand monde, puisqu’il était devenu si rare dans la société des artistes. Montgenays répondit assez brutalement :

— Quand cela serait, je ne vois pas en quoi une personne aussi grave que vous pourrait s’intéresser aux folies d’un jeune homme.

En cet instant, Laurence entrait dans le salon. Au premier regard, elle vit un sourire douloureux et forcé sur le visage de Pauline. La mort était dans son âme. Laurence s’approcha d’elle et posa la main affectueusement sur son épaule. Pauline, ramenée à un sentiment de tendresse par une souffrance qu’en cet instant du moins elle ne pouvait pas imputer à sa rivale, retourna doucement la tête et effleura de ses lèvres la main de Laurence. Elle semblait lui demander pardon de l’avoir haïe et calomniée dans son cœur. Laurence ne comprit ce mouvement qu’à moitié, et appuya sa main plus fortement, en signe de profonde sympathie, sur l’épaule de la pauvre enfant. Alors Pauline, dévorant ses larmes et faisant un nouvel effort :

— J’étais, dit-elle en crispant de nouveau ses traits pour sourire, en train de reprocher à votre ami l’abandon où il vous laisse. »

L’œil scrutateur de Laurence se porta sur Montgenays. Il prit ce regard de sévère équité pour un élan de colère féminine, et, se rapprochant d’elle :

— Vous en plaignez-vous, madame ? dit-il avec une expression qui fit tressaillir Pauline.

— Oui, je m’en plains, répondit Laurence d’un ton plus sévère encore que son regard.

— Eh bien, cela me console de ce que j’ai souffert loin de vous, dit Montgenays en lui baisant la main. Laurence sentit frissonner Pauline.

— Vous avez souffert ? dit madame S…, qui voulait pénétrer dans l’âme de Montgenays ; ce n’est pas ce que vous disiez tout à l’heure. Vous nous parliez de folies de jeune homme qui vous auraient un peu étourdi sur les chagrins de l’absence.

— Je me prêtais à la plaisanterie que vous m’adressiez, répondit Montgenays. Laurence ne s’y fût pas trompée. Elle sait bien qu’il n’est plus de folies, plus de légèretés de cœur possibles à l’homme qu’elle honore de son estime.

En parlant ainsi, son œil brillait d’un feu qui donnait à ses paroles un sens fort opposé à celui d’une paisible amitié. Pauline épiait tous ses mouvements ; elle vit ce regard, et elle en fut atteinte jusqu’au cœur. Elle pâlit et repoussa la main de Laurence par un mouvement brusque et hautain. Laurence eut un moment de surprise. Elle interrogea des yeux sa mère, qui lui répondit par un signe d’intelligence. Au bout d’un instant, elles sortirent sous un léger prétexte, et, enlaçant leurs bras l’une à l’autre, elles firent quelques tours de promenade sur la terrasse du jardin. Laurence commençait enfin à pénétrer le mystère d’iniquité dont s’enveloppait le lâche amant de Pauline.

— Ce que je crois deviner, dit-elle à sa mère avec agitation, me bouleverse. J’en suis indignée, je n’ose y croire encore.

— Il y a longtemps que j’en ai la conviction, répondit madame S… Il joue une odieuse comédie ; mais ses prétentions s’élèvent jusqu’à toi, et Pauline est sacrifiée à ses orgueilleux projets.

— Eh bien, répondit Laurence, je détromperai Pauline ; pour cela, il me faut une certitude ; je le laisserai s’avancer, et je le dévoilerai quand il sera pris au piège. Puisqu’il veut engager avec moi une intrigue de théâtre si vulgaire et si connue, je le combattrai par les mêmes moyens, et nous verrons lequel de nous deux sait le mieux jouer la comédie. Je n’aurais jamais cru qu’il voulût se mettre en concurrence avec moi, lui dont ce n’est pas la profession.

— Prends garde ! dit madame S… ; tu t’en feras un ennemi mortel, et un ennemi littéraire, qui plus est.

— Puisqu’il faut toujours avoir des ennemis dans le journalisme, reprit Laurence, que m’importe un de plus ? Mon devoir est de préserver Pauline, et, pour qu’elle ne souffre pas de l’idée d’une trahison de ma part, je vais, avant tout, l’avertir de mes desseins.

— Ce sera le moyen de les faire avorter, répondit madame S… Pauline est plus engagée avec lui que tu ne penses. Elle souffre, elle aime, elle est folle. Elle ne veut pas que tu la détrompes. Elle te haïra quand tu l’auras fait.

— Eh bien, qu’elle me haïsse s’il le faut, dit Laurence en laissant échapper quelques larmes ; j’aime mieux supporter cette douleur que de la voir devenir victime d’une infamie.

— En ce cas, attends-toi à tout ; mais, si tu veux réussir, ne l’avertis pas. Elle préviendrait Montgenays, et tu te compromettrais avec lui en pure perte.

Laurence écouta les conseils de sa mère. Lorsqu’elle rentra au salon, Pauline et Montgenays avaient échangé aussi quelques mots qui avaient rassuré la malheureuse dupe. Pauline était rayonnante ; elle embrassa son amie d’un air où perçaient la haine et l’ironie du triomphe. Laurence renferma le chagrin mortel qu’elle en ressentit, et comprit tout à fait le jeu que jouait Montgenays.

Ne voulant pas s’abaisser à donner une espérance positive à ce misérable, elle imita son air et ses manières, et s’enferma dans un système de bizarreries mystérieuses. Elle joua tantôt la mélancolie inquiète d’un amour méconnu, tantôt la gaieté forcée d’une résolution courageuse. Puis elle semblait retomber dans de profonds découragements. Incapable d’échanger avec Montgenays un regard provoquant, elle prenait le temps où elle était observée par lui, et où Pauline avait le dos tourné, pour la suivre des yeux avec l’impatience d’une feinte jalousie. Enfin, elle fit si bien le personnage d’une femme au désespoir, mais fière jusqu’à préférer la mort à l’humiliation d’un refus, que Montgenays transporté oublia son rôle, et ne songea plus qu’à deviner celui qu’elle avait pris. Sa vanité l’interprétait suivant ses désirs ; mais il n’osait encore se risquer, car Laurence ne pouvait se décider à provoquer clairement une déclaration de sa part. Excellente artiste qu’elle était, il lui était impossible de représenter parfaitement un personnage sans vraisemblance, et elle disait un jour à Lavallée, que, malgré elle, sa mère avait mis dans la confidence (il avait, d’ailleurs, tout deviné de lui-même) :

— J’ai beau faire, je suis mauvaise dans ce rôle. C’est comme quand je joue une mauvaise pièce, je ne puis me mettre dans la situation. Il te souvient que, quand nous étions en scène avec ce pauvre Mélidor, qui disait si tranquillement les choses du monde les plus passionnées, nous évitions de nous regarder pour ne pas rire ; eh bien, avec ce Montgenays, c’est absolument de même ; quand tu es là et que mes yeux rencontrent les tiens, je suis au moment d’éclater ; alors, pour me conserver un air triste, il faut que je pense au malheur de Pauline, et ceci me remet en scène naturellement ; mais à mes dépens, car mon cœur saigne. Ah ! je ne savais pas que la comédie fut plus fatigante à jouer dans le monde que sur les planches ! |

— Il faudra que je t’aide, répondit Lavallée ; car je vois bien que, seule, tu ne viendras jamais à bout de faire tomber son masque. Repose-toi sur moi du soin de le forcer dans ses derniers retranchements sans te compromettre sérieusement.

Un soir, Laurence joua Hermione dans la tragédie d’Andromaque, Il y avait longtemps que le public attendait sa rentrée dans cette pièce. Soit qu’elle l’eût bien étudiée récemment, soit que la vue d’un auditoire nombreux et brillant l’électrisât plus qu’à l’ordinaire, soit enfin qu’elle eût besoin de jeter dans ce bel ouvrage toute la verve et tout l’art qu’elle employait si désagréablement depuis quinze jours avec Montgenays, elle y fut magnifique, et y eut un succès tel qu’elle n’en avait point encore obtenu au théâtre. Ce n’était pas tant le génie que la réputation de Laurence qui la rendait si désirable à Montgenays. Les jours où elle était fatiguée et où le public se montrait un peu froid pour elle, il s’endormait plus tranquillement, dans la pensée qu’il pouvait échouer dans son entreprise ; mais, lorsqu’on la rappelait sur la scène et qu’on lui jetait des couronnes, il ne dormait point et passait la nuit à machiner ses plans de séduction. Ce soir-là, il assistait à la représentation, dans une petite loge sur le théâtre, avec Pauline, madame S… et Lavallée. Il était si agité des applaudissements frénétiques que recueillait la belle tragédienne, qu’il ne songeait pas seulement à la présence de Pauline. Deux ou trois fois il la froissa avec ses coudes (on sait que ces loges sont fort étroites) en battant des mains avec emportement. Il désirait que Laurence le vît, l’entendît par-dessus tout le bruit de la salle ; et Pauline s’étant plainte avec aigreur de ce que son empressement à applaudir l’empêchait d’entendre les derniers mots de chaque réplique, il lui dit brutalement :

— Qu’avez-vous besoin d’entendre ? Est-ce que vous comprenez cela, vous ?

Il y avait des moments où, malgré ses habitudes de diplomatie, Montgenays ne pouvait réprimer un dédain grossier pour cette malheureuse fille. Il ne l’aimait point, quelles que fussent sa beauté et les qualités réelles de son caractère ; et il s’indignait en lui-même de l’aplomb crédule de cette petite bourgeoise, qui croyait effacer à ses yeux l’éclat de la grande actrice ; et lui aussi était fatigué, dégoûté de son rôle. Quelque méchant qu’on soit, on ne réussit guère à faire le mal avec plaisir. Si ce n’est le remords, c’est la honte qui paralyse souvent les ressources de la perversité.

Pauline se sentit défaillir. Elle garda le silence ; puis, au bout d’un instant, elle se plaignit de ne pouvoir supporter la chaleur ; elle se leva et sortit. La bonne madame S…, qui la plaignait sincèrement, la suivit et la conduisit dans la loge de Laurence, où Pauline tomba sur le sofa et perdit connaissance. Tandis que madame S… et la femme de chambre de Laurence la délaçaient et tâchaient de la ranimer, Montgenays, incapable de songer au mal qu’il lui avait fait, continuait à admirer et à applaudir la tragédienne. Lorsque l’acte fut fini, Lavallée s’empara de lui, et, se composant le visage le plus sincère que jamais l’artifice du comédien ait porté sur la scène :

— Savez-vous, lui dit-il, que jamais notre Laurence n’a été plus étonnante qu’aujourd’hui ? Son regard, sa voix, ont pris un éclat que je ne leur connaissais pas. Cela m’inquiète.

— Comment donc ? reprit Mongenays. Craindriez-vous que ce ne fût l’effet de la fièvre ?

— Sans aucun doute ; ceci est une vigueur fébrile, reprit Lavallée. Je m’y connais ; je sais qu’une femme délicate et souffrante comme elle l’est n’arrive point à de tels effets sans une excitation funeste. Je gagerais que Laurence est en défaillance durant tout l’entr’acte. C’est ainsi que cela se passe chez ces femmes dont la passion fait toute la force.

— Allons la voir ! dit Montgenays en se levant.

— Non pas, répondit Lavallée en le faisant rasseoir avec une solennité dont il riait en lui-même. Ceci ne serait guère propre à calmer ses esprits.

— Que voulez-vous dire ? s’écria Montgenays.

— Je ne veux rien dire, répondit le comédien de l’air d’un homme qui craint de s’être trahi.

Ce jeu dura pendant tout l’entr’acte. Montgenays ne manquait pas de méfiance, mais il manquait de pénétration. Il avait trop de fatuité pour voir qu’on le raillait. D’ailleurs, il avait affaire à trop forte partie, et Lavallée se disait en lui-même :

— Oui-da ! tu veux te frotter à un comédien qui, pendant cinquante ans, a fait rire et pleurer le public sans seulement sortir ses mains de ses poches ! tu verras !

À la fin de la soirée, Montgenays avait la tête perdue. Lavallée, sans lui dire une seule fois qu’il était aimé, lui avait fait entendre de mille manières qu’il l’était passionnément. Aussitôt que Montgenays s’y laissait prendre ouvertement, il feignait de vouloir le détromper, mais avec une gaucherie si adroite que le mystifié s’enferrait de plus en plus. Enfin, durant le cinquième acte, Lavallée alla trouver madame S…

— Emmenez coucher Pauline, lui dit-il ; faites-vous accompagner de la femme de chambre, et ne la renvoyez à votre fille qu’un quart d’heure après la fin du spectacle. Il faut que Montgenays ait un tête-à-tête avec Laurence dans sa loge. Le moment est venu ; il est à nous : je serai là, caché derrière la psyché ; je ne quitterai pas votre fille d’un instant. Allez, et fiez-vous à moi.

Les choses se passèrent comme il l’avait prévu, et le hasard les seconda encore. Laurence, rentrant dans sa loge, appuyée sur le bras de Montgenays, et n’y trouvant personne (Lavallée était déjà caché derrière le rideau qui couvrait les costumes accrochés à la muraille, et la glace le masquait en outre), demanda où était sa mère et son amie. Un garçon de théâtre qui passait dans le couloir, et à qui elle adressa cette question, lui répondit (et cela était malheureusement vrai) qu’on avait été forcé d’emmener mademoiselle D…, qui avait des convulsions. Laurence ne savait pas la scène que lui ménageait Lavallée ; d’ailleurs, elle l’eût oubliée en apprenant cette triste nouvelle. Son cœur se serra, et, l’idée des souffrances de son amie se joignant à la fatigue et aux émotions de la soirée, elle tomba sur son siège et fondit en larmes. C’est alors que l’impertinent Montgenays, se croyant le maître et le tourment de ces deux femmes, perdit toute prudence, et risqua la déclaration la plus désordonnée et la plus froidement délirante qu’il eût faite de sa vie. C’était Laurence qu’il avait toujours aimée, disait-il ; c’était elle seule qui pouvait l’empêcher de se tuer ou de faire quelque chose de pis, un suicide moral, un mariage de dépit. Il avait tout tenté pour se guérir d’une passion qu’il ne croyait pas partagée : il s’était jeté dans le monde, dans les arts, dans la critique, dans la solitude, dans un nouvel amour ; mais rien n’avait réussi. Pauline était assez belle pour mériter son admiration ; mais, pour sentir autre chose pour elle qu’une froide estime, il eût fallu ne pas voir sans cesse Laurence à côté d’elle. Il savait bien qu’il était dédaigné, et dans son désespoir, ne voulant pas faire le malheur de Pauline en la trompant davantage, il allait s’éloigner pour jamais !… En annonçant cette humble résolution, il s’enhardit jusqu’à saisir une main de Laurence, qui la lui arracha avec horreur. Un instant elle fut transportée d’une telle indignation, qu’elle allait le confondre ; mais Lavallée, qui voulait qu’elle eût des preuves, s’était glissé jusqu’à la porte, qu’il avait à dessein recouverte d’un pan de rideau jeté là comme par hasard. Il feignit d’arriver, frappa, toussa et entra brusquement. D’un coup d’œil, il contint la juste colère de l’actrice, et, tandis que Montgenays le donnait au diable, il parvint à l’emmener, sans lui laisser le temps de savoir l’effet qu’il avait produit. La femme de chambre arriva, et, tandis qu’elle rhabillait sa maîtresse, Lavallée se glissa auprès d’elle et en deux mots l’informa de ce qui s’était passé. Il lui dit de faire la malade et de ne point recevoir Montgenays le lendemain ; puis il retourna auprès de celui-ci et le reconduisit chez lui, où il s’installa jusqu’au matin, lui montant toujours la tête, et s’amusant tout seul, avec un sérieux vraiment comique, de tous les romans qu’il lui suggérait. Il ne sortit de chez lui qu’après lui avoir persuadé d’écrire à Laurence ; et, à midi, il y retourna et voulut lire cette lettre que Montgenays, en proie à une insomnie délirante, avait déjà faite et refaite cent fois. Le comédien feignit de la trouver trop timide, trop peu explicite.

— Soyez sûr, lui dit-il, que Laurence doutera de vous encore longtemps ; votre fantaisie pour Pauline a dû lui inspirer une inquiétude que vous aurez de la peine à détruire. Vous savez l’orgueil des femmes ; il faut sacrifier la provinciale, et vous exprimer clairement sur le peu de cas que vous en faites. Vous pouvez arranger cela sans manquer à la galanterie. Dites que Pauline est un ange peut-être, mais qu’une femme comme Laurence est plus qu’un ange ; dites ce que vous savez si bien écrire dans vos nouvelles et dans vos saynètes. Allez, et surtout ne perdez pas de temps ; on ne sait pas ce qui peut se passer entre ces deux femmes. Laurence est romanesque, elle a les instincts sublimes d’une reine de tragédie. Un mouvement généreux, un reste de crainte, peuvent la porter à s’immoler à sa rivale… Rassurez-la pleinement, et, si elle vous aime, comme je le crois, comme j’en ai la ferme conviction, bien qu’on n’ait jamais voulu me l’avouer, je vous réponds que la joie du triomphe fera taire tous les scrupules.

Montgenays hésita, écrivit, déchira la lettre, la recommença… Lavallée la porta à Laurence.


VII

Huit jours se passèrent sans que Montgenays put être reçu chez Laurence et sans qu’il osât demander compte à Lavallée de ce silence et de cette consigne, tant il était honteux de l’idée d’avoir fait une école, et tant il craignait d’en acquérir la certitude.

Pendant qu’elles étaient ainsi enfermées, Pauline et Laurence étaient en proie aux orages intérieurs. Laurence avait tout fait pour amener son amie à un épanchement de cœur qu’il lui avait été impossible d’obtenir. Plus elle cherchait à la dégoûter de Montgenays, plus elle irritait sa souffrance sans hâter la crise favorable dont elle espérait son salut. Pauline s’offensait des efforts qu’on faisait pour lui arracher le secret de son âme. Elle avait vu les ruses de Laurence pour forcer Montgenays à se trahir, et les avait interprétées comme Montgenays lui-même. Elle en voulait donc mortellement à son amie d’avoir essayé et réussi à lui enlever l’amour d’un homme que, jusqu’à ces derniers temps, elle avait cru sincère. Elle attribuait cette conduite de Laurence à une odieuse fantaisie suggérée par l’ambition de voir tous les hommes à ses pieds. « Elle a eu besoin, se disait-elle, d’y attirer même celui qui lui était le plus indifférent, dès qu’elle l’a vu s’adresser à moi. Je lui suis devenue un objet de mépris et d’aversion dès qu’elle a pu supposer que j’étais remarquée, fut-ce par un seul homme, à côté d’elle. De là son indiscrète curiosité et son espionnage pour deviner ce qui se passait entre lui et moi ; de là tous les efforts qu’elle fait maintenant pour l’empêcher de me voir ; de là enfin l’odieux succès qu’elle a obtenu à force de coquetteries, et le lâche triomphe qu’elle remporte sur moi en bouleversant un homme faible que sa gloire éblouit et que ma tristesse ennuie. »

Pauline ne voulait pas accuser Montgenays d’un plus grand crime que celui d’un entraînement involontaire. Trop fière pour persévérer dans un amour mal récompensé, elle ne souffrait déjà plus que de l’humiliation d’être délaissée ; mais cette douleur était la plus grande qu’elle pût ressentir. Elle n’était pas douée d’une âme tendre, et la colère faisait plus de ravages en elle que le regret. Elle avait d’assez nobles instincts pour agir et penser noblement au sein même des erreurs où l’entraînait l’orgueil blessé. Ainsi elle croyait Laurence odieuse à son égard ; et dans cette pensée, qui par elle-même était une déplorable ingratitude, elle n’avait pourtant ni le sentiment ni la volonté d’être ingrate. Elle se consolait en s’élevant dans son esprit au-dessus de sa rivale et en se promettant de lui laisser le champ libre, sans bassesse et sans ressentiment. « Qu’elle soit satisfaite, se disait-elle, qu’elle triomphe, je le veux bien. Je me résigne à lui servir de trophée, pourvu qu’elle soit forcée un jour de me rendre justice, d’admirer ma grandeur d’âme, d’apprécier mon inaltérable dévouement, et de rougir de ses perfidies ! Montgenays ouvrira les yeux aussi, et saura quelle femme il a sacrifiée à l’éclat d’un nom. Il s’en repentira, et il sera trop tard ; je serai vengée par l’éclat de ma vertu. »

Il est des âmes qui ne manquent pas d’élévation, mais de bonté. On aurait tort de confondre dans le même arrêt celles qui font le mal par besoin et celles qui le font malgré elles, croyant ne pas s’écarter de la justice. Ces dernières sont les plus malheureuses : elles vont toujours cherchant un idéal qu’elles ne peuvent trouver ; car il n’existe pas sur la terre, et elles n’ont point en elles ce fonds de tendresse et d’amour qui fait accepter l’imperfection de l’être humain. On peut dire de ces personnes qu’elles sont affectueuses et bonnes seulement quand elles rêvent.

Pauline avait un sens très-droit et un véritable amour de la justice ; mais entre la théorie et la pratique il y avait comme un voile qui couvrait son discernement : c’était cet amour-propre immense, que rien n’avait jamais contenu, que tout, au contraire, avait contribué à développer. Sa beauté, son esprit, sa belle conduite envers sa mère, la pureté de ses mœurs et de ses pensées, étaient sans cesse là devant elle comme des trésors lentement amassés dont on devait sans cesse lui rappeler la valeur pour l’empêcher d’envier ceux d’autrui ; car elle voulait être quelque chose, et plus elle affectait de se rejeter dans la condition du vulgaire, plus elle se révoltait contre l’idée d’y être rangée. Il eût été heureux pour elle qu’elle pût descendre en elle-même avec la clairvoyance que donne une profonde sagesse ou une généreuse simplicité de cœur ; elle y eût découvert que ses vertus bourgeoises avaient bien eu quelque tache, que son christianisme n’avait pas toujours été fort chrétien, que sa tolérance passée envers Laurence n’avait jamais été aussi complète, aussi cordiale qu’elle se l’était imaginé ; elle y eût vu surtout un besoin tout personnel qui la poussait à vivre autrement qu’elle n’avait vécu, à se développer, à se manifester. C’était un besoin légitime et qui fait partie des droits sacrés de l’être humain ; mais il n’y avait pas lieu de s’en faire une vertu, et c’est toujours un grand tort de se donner le change pour se grandir à ses propres yeux. De là à la vanité d’abuser les autres sur son propre mérite, il n’y a qu’un pas, et, ce pas, Pauline l’avait fait. Il lui était impossible de revenir en arrière et de consentir à n’être plus qu’une simple mortelle, après s’être laissé diviniser.

Ne voulant pas donner à Laurence la joie de l’avoir humiliée, elle affecta la plus grande indifférence et endura sa douleur avec stoïcisme. Cette tranquillité, dont Laurence ne pouvait être dupe, car elle la voyait dépérir, l’effrayait et la désespérait. Elle ne voulait pas se résoudre à lui porter le dernier coup en lui prouvant la honteuse infidélité de Montgenays ; elle aimait mieux endurer l’accusation tacite de l’avoir séduit et enlevé. Elle n’avait pas voulu recevoir la lettre de Montgenays. Lavallée lui en avait dit le contenu, et elle l’avait prié de la garder chez lui toute cachetée pour s’en servir auprès de Pauline au besoin ; mais combien elle eût voulu que cette lettre fût adressée à une autre femme ! Elle savait bien que Pauline haïssait la cause plus que l’auteur de son infortune.

Un jour, Lavallée, en sortant de chez Laurence, rencontra Mongenays, qui, pour la dixième fois, venait de se faire refuser la porte. Il était outré, et, perdant toute mesure, il accabla le vieux comédien de reproches et de menaces. Celui-ci se contenta d’abord de hausser les épaules ; mais, quand il entendit Montgenays étendre ses accusations jusqu’à Laurence, et, se plaignant d’avoir été joué, éclater en menaces de vengeance, Lavallée, homme de droiture et de bonté, ne put contenir son indignation. Il le traita comme un misérable, et termina en lui disant :

— Je regrette en cet instant plus que jamais d’être vieux ; il semble que les cheveux blancs soient un prétexte pour empêcher qu’on ne se batte, et vous croiriez que j’abuse du privilège pour vous outrager sans conséquence ; mais j’avoue que, si j’avais vingt ans de moins, je vous donnerais des soufflets.

— La menace suffît pour être une lâcheté, répondit Montgenays pâle de fureur, et je vous renvoie l’outrage. Si j’avais vingt ans de plus, en fait de soufflets j’aurais l’initiative.

— Eh bien, s’écria Lavallée, prenez garde de me pousser à bout ; car je pourrais bien me mettre au-dessus de tout remords comme de toute honte en vous faisant un outrage public, si vous vous permettiez la moindre méchanceté contre une personne dont l’honneur m’est beaucoup plus cher que le mien.

Montgenays, rentré chez lui et revenu de sa colère, pensa avec raison que toute vengeance qui aurait du retentissement tournerait contre lui ; et, après avoir bien cherché, il en inventa une plus odieuse que toutes les autres : ce fut de renouer à tout prix son intrigue avec Pauline, afin de la détacher de Laurence. Il ne voulut pas être humilié par deux défaites à la fois. Il pensa bien qu’après le premier orage ces deux femmes feraient cause commune pour le railler ou le mépriser. Il aima mieux se faire haïr et perdre l’une, afin d’effrayer et d’affliger l’autre.

Dans cette pensée, il écrivit à Pauline, lui jura un éternel amour, et protesta contre les trames ignobles que, selon lui, Lavallée et Laurence auraient ourdies contre eux. Il demandait une explication, promettant de ne jamais reparaître devant Pauline si elle ne le trouvait complètement justifié après cette entrevue. Il la fallait secrète, car Laurence voulait les séparer. Pauline alla au rendez-vous ; son orgueil et son amour avaient également besoin de consolation.

Lavallée, qui observait tout ce qui se passait dans la maison, surprit le message de Montgenays. Il le laissa passer, résolu à ne pas abandonner Pauline à son mauvais dessein, et, dès cet instant, il ne la perdit pas de vue ; il la suivit comme elle sortait le soir, seule, à pied, pour la première fois de sa vie, et si tremblante, qu’à chaque pas elle se sentait défaillir. Au détour de la première rue, il se présenta devant elle et lui offrit son bras. Pauline se crut insultée par un inconnu, elle fit un cri et voulut fuir.

— Ne crains rien, ma pauvre enfant, lui dit Lavallée d’un ton paternel ; mais vois à quoi tu t’exposes d’aller ainsi seule la nuit. Allons, ajouta-t-il en passant le bras -de Pauline sous le sien, tu veux faire une folie ! au moins fais-la convenablement. Je te conduirai, moi ; je sais où tu vas, je ne te perdrai pas de vue. Je n’entendrai rien, vous causerez, je me tiendrai à distance, et je te ramènerai. Seulement, rappelle-toi que, si Montgenays se doute le moins du monde que je suis là, ou si tu essayes de sortir de la portée de ma vue, je tombe sur lui à coups de canne.

Pauline n’essaya pas de nier. Elle était foudroyée de l’assurance de Lavallée ; et, ne sachant comment s’expliquer sa conduite, préférant, d’ailleurs, toutes les humiliations à celle d’être trahie par son amant, elle se laissa conduire machinalement et à demi égarée jusqu’au parc de Monceaux, où Montgenays l’attendait dans une allée. Le comédien se cacha parmi les arbres, et les suivit de l’œil tandis que Pauline, docile à ses avertissements, se promenait avec Montgenays sans se laisser perdre de vue, et sans vouloir lui expliquer l’obstination qu’elle mettait à ne pas aller plus loin. Il attribua cette persistance à une pruderie bourgeoise qu’il trouva fort ridicule, car il n’était pas assez sot pour débuter par de l’audace. Il se composa un maintien grave, une voix profonde, des discours pleins de sentiment et de respect. Il s’aperçut bientôt que Pauline ne connaissait ni la malheureuse déclaration ni la fâcheuse lettre ; et, dès cet instant, il eut beau jeu pour prévenir les desseins de Laurence. Il feignit d’être en proie à un repentir profond et d’avoir pris des résolutions sérieuses ; il arrangea un nouveau roman, se confessa d’un ancien amour pour Laurence, qu’il n’avait jamais osé avouer à Pauline, et qui de temps en temps s’était réveillé malgré lui, même lorsqu’il était aux genoux de cette aimable fille, si pure, si douce, si humble, si supérieure à l’orgueilleuse actrice. Il avait cédé à des séductions terribles, à des avances délirantes ; et dernièrement encore, il avait été assez fou, assez ennemi de sa propre dignité, de son propre bonheur, pour adresser à Laurence une lettre qu’il désavouait, qu’il détestait, et dont cependant il devait la révélation textuelle à Pauline. Il lui répéta cette lettre mot à mot, insista sur ce qu’elle avait de pins coupable, de moins pardonnable, disait-il, ne voulant pas de grâce, se soumettant à sa haine, à son oubli, mais ne voulant pas mériter son mépris.

— Jamais Laurence ne vous montrera cette lettre, lui dit-il ; elle a trop provoqué mon retour vers elle pour vous fournir cette preuve de sa coquetterie ; je n’avais donc rien à craindre de ce côté ; mais je n’ai pas voulu vous perdre sans vous faire savoir que j’accepte mon arrêt avec soumission, avec repentir, avec désespoir. Je veux que vous sachiez bien que je me rétracte, et voici une nouvelle lettre que je vous prie de faire tenir à Laurence. Vous verrez comme je la juge, comme je la traite, comme je la méprise, elle ! cette femme orgueilleuse et froide qui ne m’a jamais aimé et qui voulait être adorée éternellement. Elle a fait le malheur de ma vie, non pas seulement parce qu’elle a déjoué toutes les espérances qu’elle m’avait données, mais encore parce qu’elle m’a empêché de m’attacher à vous comme je le devais, comme je le pouvais, comme je le pourrais encore, si vous pouviez me pardonner ma lâcheté, mon crime et ma folie. Partagé entre deux amours, l’un orageux, dévorant, funeste, l’autre pur, céleste, vivifiant, j’ai trahi celui qui eût relevé mon âme pour celui qui la tue. Je suis un misérable, mais non [un scélérat. Ne voyez en moi qu’un homme affaibli et vaincu par les longues souffrances d’une passion déplorable ; mais sachez bien que je ne survivrai pas à mes remords : votre pardon eût seul été capable de me sauver. Je ne puis l’implorer, car je sais que je ne le mérite pas. Vous me voyez tranquille, parce que je sais que je ne souffrirai pas longtemps. Ne craignez pas de m’accorder au moins quelque pitié ; vous entendrez dire bientôt que je vous ai fait justice. Vous avez été outragée, il vous faut un vengeur. Le coupable, c’est moi ; le vengeur, ce sera moi encore.

Pendant deux heures entières, Montgenays tint de tels discours à Pauline. Elle fondait en larmes ; elle lui pardonna, elle lui jura d’oublier tout, le supplia de ne pas se tuer, lui défendit de s’éloigner, et lui promit de le revoir, fallût-il se brouiller avec Laurence : Montgenays n’en espérait pas tant et n’en demandait pas davantage.

Lavallée la ramena. Elle ne lui adressa pas une parole durant le chemin. Sa tranquillité n’étonna point le vieux comédien ; il pensa bien que Montgenays n’avait pas manqué de belles paroles et de robustes mensonges pour la calmer. Il pensa qu’elle était perdue s’il n’employait les grands moyens. Avant de la quitter, à la porte de Laurence, il glissa dans sa poche la première lettre de Montgenays, qui n’avait pas encore été décachetée.

Laurence fut fort surprise le soir, au moment de se coucher, de voir entrer dans sa chambre, d’un air calme et avec des manières affectueuses, Pauline, qui, depuis huit jours, ne lui avait adressé que des paroles sèches et ironiques. Elle tenait une lettre qu’elle lui remit, en lui disant que c’était Lavallée qui l’en avait chargée. En reconnaissant l’écriture et le cachet de Montgenays, Laurence pensa que Lavallée avait eu quelque bonne raison pour la charger de ce message, et que le moment était venu de porter aux grands maux le grand remède. Elle ouvrit la lettre d’une main tremblante, la parcourant des yeux, hésitant encore à la faire connaître à son amie, tant elle en prévoyait l’effet terrible. Quelle fut sa stupéfaction en lisant ce qui suit :


« Laurence, je vous ai trompée ; ce n’est pas vous que j’aime, c’est Pauline ; ne m’accusez pas, je me suis trompé moi-même. Tout ce que je vous ai dit, je le pensais en cet instant-là ; l’instant d’après, et maintenant, et toujours, je le désavoue. C’est votre amie que j’adore et à qui je voudrais consacrer ma vie, si elle pouvait oublier mes bizarreries et mes incertitudes. Vous avez voulu m’égarer, m’abuser, me faire croire que vous pouviez, que vous vouliez me rendre heureux ; vous n’y eussiez pas réussi, car vous n’aimez pas, et, moi, j’ai besoin d’une affection vraie, profonde, durable. Pardonnez-moi donc ma faiblesse comme je vous pardonne votre caprice. Vous êtes grande, mais vous êtes femme ; je suis sincère, mais je suis homme ; au moment de commettre une grande faute, qui eût été de nous tromper mutuellement, nous avons réfléchi et nous nous sommes ravisés tous deux, n’est-ce pas ? Mais je suis prêt à mettre aux pieds de votre amie le dévouement de toute ma vie, et vous, vous êtes décidée à me permettre de lui faire ma cour assidûment, si elle-même ne me repousse pas. Croyez qu’en vous conduisant avec franchise et avec noblesse, vous aurez en moi un ami fidèle et sûr. »


Laurence resta confondue ; elle ne pouvait comprendre une telle impudence. Elle mit la lettre dans son bureau sans témoigner rien de sa surprise. Mais Pauline croyait lire au dedans de son âme, et s’indignait des mauvaises intentions qu’elle lui supposait.

— Il y avait une lettre outrageante contre moi, se disait-elle en se retirant dans sa chambre, et on me l’a remise ; en voici une qu’on suppose devoir me consoler, et on ne me la remet pas. Elle s’endormit pleine de mépris pour son amie ; et, dans la joie dont son âme était inondée, le plaisir de se savoir enfin si supérieure à Laurence empêchait l’amitié trahie de placer un regret. L’infortunée triomphait lorsque elle-même venait de coopérer avec une sorte de malice à sa propre ruine.

Le lendemain, Laurence commenta longuement cette lettre avec Lavallée. Le hasard ou l’habitude avait fait qu’elle était absolument conforme, pour le pli et le cachet, à celle que Montgenays avait écrite sous les yeux de Lavallée. On demanda à Pauline si elle n’avait pas eu deux lettres semblables dans sa poche lorsqu’elle avait remis celle-ci à Laurence. Triomphant en elle-même de leur désappointement, elle joua l’étonnement, prétendit ne rien comprendre à cette question, ne pas savoir de qui était la lettre, ni pourquoi ni comment on l’avait glissée dans sa poche. L’autre était déjà retournée entre les mains de Montgenays. Dans sa joie insensée, Pauline, voulant lui donner un grand et romanesque témoignage de confiance et de pardon, la lui avait envoyée sans l’ouvrir.

Laurence voulait encore croire à une sorte de loyauté de la part de Montgenays. Lavallée ne pouvait s’y tromper. Il lui raconta le rendez-vous où il avait conduit Pauline et se le reprocha. Il avait compté qu’au sortir d’une entrevue où Montgenays aurait menti impudemment, l’effet de la lettre sur Pauline serait décisif. Il ne pouvait s’expliquer encore comment Pauline avait si merveilleusement aidé sa perversité à triompher de tous les obstacles. Laurence ne voulait pas croire qu’elle aussi s’entendît à l’intrigue et y prît une part si funeste à sa dignité.

Que pouvait faire Laurence ? Elle tenta un dernier effort pour dessiller les yeux de son amie. Celle-ci éclatant enfin, et refusant de croire à d’autres éclaircissements que ceux que Montgenays lui avait donnés, lui déchira le cœur par l’amertume de ses reproches et le dédain triomphant de son illusion. Laurence fut forcée de lui adresser quelques avertissements sévères qui achevèrent de l’exaspérer ; et, comme Pauline lui déclarait qu’elle était indépendante, majeure, maîtresse de ses actions, et nullement disposée à se laisser enchaîner par les volontés arbitraires d’une personne qui l’avait indignement trompée, elle fut forcée de lui dire qu’elle ne pouvait donner les mains à sa perte, et qu’elle ne se pardonnerait jamais de tolérer dans sa maison, dans le sein de sa famille, les entreprises d’un corrupteur et d’un lâche.

— Je réponds de toi devant Dieu et devant les hommes, lui dit-elle ; si tu veux te jeter dans un abîme, je ne veux pas, moi, t’y pousser.

— C’est pourquoi votre dévouement a été si loin, répondit Pauline, que de vouloir vous y jeter vous-même à ma placé.

Outrée de cette injustice et de cette ingratitude, Laurence se leva, jeta un regard terrible sur Pauline et craignant de laisser déborder le torrent de sa colère, elle lui montra la porte avec un geste et une expression de visage dont elle fut terrifiée. Jamais la tragédienne n’avait été plus belle, même lorsqu’elle disait, dans Bajazet, son impérieux et magnifique Sortez !

Lorsqu’elle fut seule, elle se promena dans sa chambre comme une lionne dans sa cage, brisant ses vases étrusques, ses statuettes, froissant ses vêtements et arrachant presque ses beaux cheveux noirs. Tout ce qu’elle avait de grandeur, de sincérité, de véritable tendresse dans l’âme, venait d’être méconnu et avili par celle qu’elle avait tant aimée, et pour qui elle eût donné sa vie ! Il est des colères saintes où Jéhovah est en nous, et où la terre tremblerait si elle sentait ce qui se passe dans un grand cœur outragé. La petite sœur de Laurence entra, crut qu’elle étudiait un rôle, la regarda quelques instants sans rien dire, sans oser remuer ; puis, s’effrayant de la voir si pâle et si terrible, elle alla dire à madame S… :

— Maman, va donc voir Laurence ; elle se rendra malade à force de travailler. Elle m’a fait peur.

Madame S… courut auprès de sa fille. Dès que Laurence la vit, elle se jeta dans ses bras et fondit en larmes. Au bout d’une heure, ayant réussi à s’apaiser, elle pria sa mère d’aller chercher Pauline. Elle voulait lui demander pardon de sa violence, afin d’avoir occasion de lui pardonner elle-même. On chercha Pauline dans toute la maison, dans le jardin, dans la rue… On revint dans sa chambre avec effroi. Laurence examinait tout, elle cherchait les traces d’une évasion ; elle frémissait d’y trouver celles d’un suicide. Elle était dans un état impossible à rendre, lorsque Lavallée entra et lui dit qu’il venait de rencontrer Pauline dans un fiacre sur les boulevards. On attendit son retour avec anxiété ; elle ne rentra pas pour dîner. Personne ne put manger ; la famille était consternée ; on craignait de faire un outrage à Pauline en la supposant en fuite. Enfin, Lavallée allait s’informer d’elle chez Montgenays, au risque d’une scène orageuse, lorsque Laurence reçut une lettre ainsi conçue :

« Vous m’avez chassée, je vous en remercie. Il y avait longtemps que le séjour de votre maison m’était odieux ; j’avais senti, dès le premier jour, qu’il me serait funeste. Il s’y était passé trop de scandales et d’orages pour qu’une âme paisible et honnête n’y fut pas flétrie ou brisée. Vous m’avez assez avilie ! vous avez fait de moi votre servante, votre dupe et votre victime ! Je n’oublierai jamais le jour où, dans votre loge au théâtre, trouvant que je ne vous habillais pas assez vite, vous m’avez arraché des mains votre diadème de reine, en disant : « Je me couronnerai bien sans toi et malgré toi ! » Vous vous êtes couronnée en effet ! Mes larmes, mon humiliation, ma honte, mon déshonneur (car vous m’avez déshonorée dans votre famille et parmi vos amis), ont été les glorieux fleurons de votre couronne ; mais c’est une royauté de théâtre, une majesté fardée, qui n’en impose qu’à vous-même et au public qui vous paye. Maintenant, adieu ; je vous quitte pour jamais, dévorée de la honte d’avoir vécu de vos bienfaits ; je les ai payés cher… »


Laurence n’acheva pas cette lettre ; elle continuait sur ce ton pendant quatre pages : Pauline y avait versé le fiel amassé lentement durant quatre ans de rivalité et de jalousie. Laurence la froissa dans ses mains et la jeta au feu sans vouloir en lire davantage. Elle se mit au lit avec la fièvre, et y resta huit jours, accablée, brisée jusque dans ses entrailles, qui avaient été pour Pauline celles d’une mère et d’une sœur.

Pauline s’était retirée dans une mansarde où elle vécut cachée et vivant misérablement du fruit de son travail durant quelque mois. Montgenays n’avait pas été long à la découvrir ; il la voyait tous les jours, mais il ne put vaincre aisément son stoïcisme. Elle voulait supporter toutes les privations plutôt que de lui devoir un secours. Elle repoussa avec horreur les dons que Laurence faisait glisser dans sa mansarde avec les détours les plus ingénieux. Tout fut inutile. Pauline, qui refusait les offres de Montgenays avec calme et dignité, devinait celles de Laurence avec l’instinct de la haine, et les lui renvoyait avec l’héroïsme de l’orgueil. Elle ne voulut point la voir, quoique Laurence fît mille tentatives ; elle lui renvoyait ses lettres toutes cachetées. Son ressentiment fut inébranlable, et la généreuse sollicitude de Laurence ne fit que lui donner de nouvelles forces.

Comme elle n’aimait pas réellement Montgenays, et qu’elle n’avait voulu que triompher de Laurence en se l’attachant, cet homme sans cœur, qui voulait en faire sa maîtresse ou s’en débarrasser, lui mit presque le marché à la main. Elle le chassa. Mais il lui fit croire que Laurence lui avait pardonné, et qu’il allait retourner chez elle. Aussitôt elle le rappela, et c’est ainsi qu’il la tint sous son empire pendant six mois encore. Il s’attachait à elle de son côté par la difficulté de vaincre sa vertu ; mais il en vint à bout par un odieux moyen bien conforme à son système, et malheureusement bien propre à émouvoir Pauline. Il se condamna à lui dire tous les jours et à toute heure que Laurence était devenue vertueuse par calcul, afin de se faire épouser par un homme riche ou puissant. La régularité des mœurs de Laurence, qu’on remarquait depuis plusieurs années, avait été souvent, dans les mauvais mouvements de Pauline, un sujet de dépit. Elle l’eût voulue désordonnée, afin d’avoir une supériorité éclatante sur elle. Mais Montgenays réussit à lui montrer les choses sous un nouveau jour. Il s’attacha à lui démontrer qu’en se refusant à lui, elle s’abaissait au niveau de Laurence, dont la tactique avait été de se faire désirer pour se faire épouser. Il lui fit croire qu’en s’abandonnant à lui avec dévouement et sans arrière-pensée, elle donnerait au monde un grand exemple de passion, de désintéressement et de grandeur d’âme. Il le lui redit si souvent, que la malheureuse fille finit par le croire. Pour faire le contraire de Laurence, qui était l’âme la plus généreuse et la plus passionnée, elle fit les actes de la passion et de la générosité, elle qui était froide et prudente. Elle se perdit.

Quand Montgenays l’eut rendue mère, et que toute cette aventure eut fait beaucoup de bruit, il l’épousa par ostentation. Il avait, comme on sait, la prétention d’être excentrique, moral par principes, quoique, selon lui, il fût roué par excès d’habileté et de puissance sur les femmes. Il fit parler de lui tant qu’il put. Il dit du mal de Laurence, de Pauline et de lui-même, et se laissa accuser et blâmer avec constance, afin d’avoir l’occasion de produire un grand effet en donnant son nom et sa fortune à l’enfant de son amour.

Ce plat roman se termina donc par un mariage, et ce fût là le plus grand malheur de Pauline. Montgenays ne l’aimait déjà plus, si tant est qu’il l’eût jamais aimée. Quand il avait joué la comédie d’un admirable époux devant le monde, il laissait pleurer sa femme derrière le rideau, et allait à ses affaires ou à ses plaisirs sans se souvenir seulement qu’elle existât. Jamais femme plus vaine et plus ambitieuse de gloire ne fut plus délaissée, plus humiliée, plus effacée. Elle revit Laurence, espérant la faire souffrir par le spectacle de son bonheur. Laurence ne s’y trompa point, mais elle lui épargna la douleur de paraître clairvoyante. Elle lui pardonna tout, et oublia tous ses torts, pour n’être touchée que de ses souffrances. Pauline ne put jamais lui pardonner d’avoir été aimée de Montgenays, et fut jalouse d’elle toute sa vie.

Beaucoup de vertus tiennent à des facultés négatives. Il ne faut pas les estimer moins pour cela. La rose ne s’est pas créée elle-même, son parfum n’en est pas moins suave parce qu’il émane d’elle sans qu’elle en ait conscience ; mais il ne faut pas trop s’étonner si la rose se flétrit en un jour, si les grandes vertus domestiques s’altèrent vite sur un théâtre pour lequel elles n’avaient pas été créées.


MATTEA


I


Le temps devenait de plus en plus menaçant, et l’eau, teinte d’une couleur de mauvais augure que les matelots connaissent bien, commençait à battre violemment les quais et à entre-choquer les gondoles amarrées aux degrés de marbre blanc de la Piazzetta. Le couchant, barbouillé de nuages, envoyait quelques lueurs d’un rouge vineux à la façade du palais ducal, dont les découpures légères et les niches aiguës se dessinaient en aiguilles blanches sur un ciel couleur de plomb. Les mâts des navires à l’ancre projetaient sur les dalles de la rive des ombres grêles et gigantesques, qu’effaçait une à une le passage des nuées sur la face du soleil. Les pigeons de la République s’envolaient épouvantés, et se mettaient à l’abri sous le dais de marbre des vieilles statues, sur l’épaule des saints et sur les genoux des madones. Le vent s’éleva, fit claquer les banderoles du port, et vint s’attaquer aux boucles roides et régulières de la perruque de ser Zacomo Spada, comme si c’eût été la crinière métallique du lion de Saint-Marc ou les écailles de bronze du crocodile de Saint-Théodore.

Ser Zacomo Spada, le marchand de soieries, insensible à ce tapage inconvenant, se promenait le long de la colonnade avec un air de préoccupation majestueuse. De temps en temps, il ouvrait sa large tabatière d’écaillé blonde doublée d’or, et y plongeait ses doigts, qu’il flairait ensuite avec recueillement, bien que le malicieux sirocco eût depuis longtemps mêlé les tourbillons de son tabac d’Espagne à ceux de la poudre enlevée à son chef vénérable. Enfin, quelques larges gouttes de pluie se faisant sentir à travers ses bas de soie, et un coup de vent ayant fait voler son chapeau et rabattu sur son visage la partie postérieure de son manteau, il commença à s’apercevoir de l’approche d’une de ces bourrasques qui arrivent à l’improviste sur Venise, au milieu des plus sereines journées d’été, et qui font, en moins de cinq minutes, un si terrible dégât de vitres, de cheminées, de chapeaux et de perruques.

Ser Zacomo Spada, s’étant débarrassé non sans peine des plis du camelot noir que le vent plaquait sur son visage, se mit à courir après son chapeau aussi vite que purent le lui permettre sa gravité sexagénaire et les nombreux embarras qu’il rencontrait sur son chemin : ici, un brave bourgeois qui, ayant eu la malheureuse idée d’ouvrir son parapluie et s’apercevant bien vite que rien n’était moins à propos, faisait de furieux efforts pour le refermer, et s’en allait avec lui à reculons vers le canal ; là, une vertueuse matrone occupée à contenir l’insolence de l’orage engouffré dans ses jupes ; plus loin, un groupe de bateliers empressés de délier leurs barques et d’aller les mettre à l’abri sous le pont le plus voisin ; ailleurs, un marchand de gâteaux de maïs courant après sa vile marchandise ni plus ni moins que ser Zacomo après son excellent couvre-chef. Après bien des peines, le digne marchand de soieries parvint à l’angle de la colonnade du palais ducal, où le fugitif s’était réfugié ; mais, au moment où il pliait un genou et allongeait un bras pour s’en emparer, le maudit chapeau repartit sur l’aile vagabonde du sirocco, et prit son vol le long de la rive des Esclavons, côtoyant le canal avec beaucoup de grâce et d’adresse.

Le marchand de soieries fit un gros soupir, croisa un instant les bras sur sa poitrine d’un air consterné, puis s’apprêta courageusement à poursuivre sa course, tenant d’une main sa perruque pour l’empêcher de suivre le mauvais exemple, de l’autre serrant les plis de son manteau, qui s’entortillait obstinément autour de ses jambes. Il parvint ainsi au pied du pont de la Paille, et il mettait de nouveau la main sur son tricorne, lorsque l’ingrat, faisant une nouvelle gambade, traversa le petit canal des Prisons sans le secours d’aucun pont ni d’aucun bateau, et s’abattit comme une mouette sur l’autre rive.

— Au diable le chapeau ! s’écria ser Zacomo découragé ; avant que j’aie traversé un pont, il aura franchi tous les canaux de la ville. En profite qui voudra !…

Une tempête de rires et de huées répondit en glapissant à l’exclamation de ser Zacomo. Il jeta autour de lui un regard courroucé, et se vit au milieu d’une troupe de polissons qui, sous leurs guenilles et avec leurs mines sales et effrontées, imitaient son attitude tragique et le froncement olympien de son sourcil,

— Canaille ! s’écria le brave homme en riant à demi de leurs singeries et de sa propre mésaventure, prenez garde que je ne saisisse l’un de vous par les oreilles et que je ne le lance avec mon chapeau au milieu des lagunes !

En proférant cette menace, ser Zacomo voulut faire le moulinet avec sa canne ; mais, comme il levait le bras avec une noble fureur, ses jambes perdirent l’équilibre ; il était près de la rive, et il abandonna le pavé pour aller tomber…


II

Heureusement, la gondole de la princesse Veneranda se trouvait là, arrêtée par un embarras de barques chioggiotes, et faisait de vains efforts de rames pour les dépasser. Ser Zacomo, se voyant lancé, ne songea plus qu’à tomber le plus décemment possible, tout en se recommandant à la Providence, laquelle, prenant en considération sa dignité de père de famille et de marchand de soieries, daigna lui permettre d’aller s’abattre aux pieds de la princesse Veneranda, et de ne point chiffonner trop malhonnêtement le panier de cette illustre personne.

Néanmoins, la princesse, qui était fort nerveuse, jeta un grand cri d’effroi, et les polissons pressés sur la rive applaudirent et trépignèrent de joie. Ils restèrent là tant que leurs huées et leurs rires purent atteindre le malheureux Zacomo, que la gondole emportait trop lentement à travers la mêlée d’embarcations qui encombraient le canal.

La princesse grecque Veneranda Gica était une personne sur l’âge de laquelle les commentateurs flottaient irrésolus, du chiffre quarante au chiffre soixante. Elle avait la taille fort droite, bien prise dans un corps baleiné, d’une rigidité majestueuse. Pour se dédommager de cette contrainte où, par amour de la ténuité, elle condamnait une partie de ses charmes, et pour paraître encore jeune et folâtre, elle remuait à tout propos les bras et la tête, de sorte qu’on ne pouvait être assis près d’elle sans recevoir au visage à chaque instant son éventail ou ses plumes. Elle était, d’ailleurs, bonne, obligeante, généreuse jusqu’à la prodigalité, romanesque, superstitieuse, crédule et faible. Sa bourse avait été exploitée par plus d’un charlatan, et son cortège avait été grossi de plus d’un chevalier d’industrie. Mais sa vertu était sortie pure de ces dangers, grâce à une froideur excessive d’organisation que les puérilités de la coquetterie avaient fait passer à l’état de maladie chronique.

Ser Zacomo Spada était, sans contredit, le plus riche et le plus estimable marchand de soieries qu’il y eût dans Venise. C’était un de ces véritables amphibies qui préfèrent leur île de pierre au reste du monde, qu’ils n’ont jamais vu, et qui croiraient manquer à l’amour et au respect qu’ils lui doivent s’ils cherchaient à acquérir la moindre connaissance de ce qui existe au delà. Celui-ci se vantait de n’avoir jamais mis le pied en terre ferme et de ne s’être jamais assis dans un carrosse. Il possédait tous les secrets de son commerce et savait au juste quel îlot de l’Archipel ou quel canton de la Calabre élevait les plus beaux mûriers et filait les meilleures soies. Mais là se bornaient absolument ses notions sur l’histoire naturelle terrestre. Il ne connaissait de quadrupèdes que les chiens et les chats, et n’avait vu de bœuf que coupé par morceaux dans le bateau du boucher. Il avait des chevaux une idée fort incertaine, pour en avoir vu deux fois dans sa vie, à de certaines solennités où, pour divertir et surprendre le peuple, le sénat avait permis à des troupes de bateleurs d’en amener quelques-uns sur le quai des Esclavons. Mais ils étaient si bizarrement et si pompeusement enharnachés, que ser Zacomo et beaucoup d’autres avaient pu penser que leurs crins étaient naturellement tressés et mêlés de fils d’or et d’argent. Quant aux touffes de plumes rouges et blanches dont on les avait couronnés, il était hors de doute qu’elles appartenaient à leur tête, et ser Zacomo, en faisant à sa famille la description du cheval, déclarait que cet ornement naturel était ce qu’il y avait de plus beau dans l’animal extraordinaire apporté de la terre ferme. Il le rangeait, d’ailleurs, dans l’espèce du bœuf, et encore aujourd’hui beaucoup de Vénitiens ne connaissent pas le cheval sous une autre dénomination que celle de bœuf sans cornes, bue senza corni.

Ser Zacomo était méfiant à l’excès quand il s’agissait de risquer un sequin dans une affaire, crédule comme un enfant et capable de se ruiner quand on savait s’emparer de son imagination, que l’oisiveté avait rendue fort impressionnable ; laborieux et actif, mais indifférent à toutes les jouissances que pouvaient lui procurer ses bénéfices ; amoureux de l’or monnayé, et dilettante di musica, bien qu’il eût la voix fausse et battît toujours la mesure à contre-temps ; doux, souple, et assez adroit pour régner au moins sur son argent sans trop irriter une femme acariâtre ; pareil d’ailleurs à tous ces vrais types de sa patrie, qui participent au moins autant de la nature du polype que de celle de l’homme.

Il y avait bien une trentaine d’années que M. Spada fournissait des étoffes et des rubans à la toilette effrénée de la princesse Gica ; mais il se gardait bien de savoir le compte des ans écoulés lorsqu’il avait l’honneur de causer avec elle ; ce qui lui arrivait assez souvent, d’abord parce que la princesse se livrait volontiers avec lui au plaisir de babiller, le plus doux qu’une femme grecque connaisse ; ensuite parce que Venise a eu en tout temps les mœurs faciles et familières qui n’appartiennent guère en France qu’aux petites villes, et que notre grand monde, plus collet monté, appellerait du commérage de mauvais ton.

Après s’être fait expliquer l’accident qui avait lancé M. Zacomo à ses pieds, la princesse Veneranda le fit donc asseoir sans façon auprès d’elle, et le força, malgré ses humbles excuses, d’accepter un abri sous le drap noir de sa gondole contre la pluie et le vent, qui faisaient rage et qui autorisaient suffisamment un tête-à-tête entre un vieux marchand sexagénaire et une jeune princesse qui n’avait pas plus de cinquante-cinq ans.

— Vous viendrez avec moi jusqu’à mon palais, lui avait-elle dit, et mes gondoliers vous conduiront jusqu’à votre boutique.

Et, chemin faisant, elle l’accablait de questions sur sa santé, sur ses affaires, sur sa femme, sur sa fille ; questions pleines d’intérêt, de bonté, mais surtout de curiosité ; car on sait que les dames de Venise, passant leurs jours dans l’oisiveté, n’auraient absolument rien à dire le soir à leurs amants ou à leurs amis si elles ne s’étaient fait le matin un petit recueil d’anecdotes plus ou moins puériles.

Ser Spada, d’abord très-honoré de ces questions, y répondit moins nettement, et se troubla lorsque la princesse entama le chapitre du prochain mariage de sa fille.

— Mattea, lui disait-elle pour l’encourager à répondre, est la plus belle personne du monde ; vous devez être bien heureux et bien fier d’avoir une si charmante enfant. Toute la ville en parle, et il n’est bruit que de son air noble et de ses manières distinguées. Voyons, Spada, pourquoi ne me parlez-vous pas d’elle comme à l’ordinaire ? Il me semble que vous avez quelque chagrin, et je gagerais que c’est à propos de Mattea ; car, chaque fois que je prononce son nom, vous froncez le sourcil comme un homme qui souffre. Voyons, voyons ; contez-moi cela. Je suis l’amie de votre petite famille ; j’aime Mattea de tout mon cœur, c’est ma filleule ; j’en suis fière. Je serais bien fâchée qu’elle fût pour vous un sujet de contrariété, et vous savez que j’ai droit de la morigéner. Aurait-elle une amourette ? refuserait-elle d’épouser son cousin Checo ?

M. Spada, dont toutes ces interrogations augmentaient terriblement la souffrance, essaya respectueusement de les éluder ; mais Veneranda, ayant flairé là l’odeur d’un secret, s’acharnait à sa proie, et le bonhomme, quoique assez honteux de ce qu’il avait à dire, ayant une juste confiance en la bonté de la princesse, et d’ailleurs aimant à parler comme un Vénitien, c’est-à-dire presque autant qu’une Grecque, se résolut à confesser le sujet de sa préoccupation.

— Hélas ! brillante Excellence (chiarissima), dit-il en prenant une prise de tabac imaginaire dans sa tabatière vide, c’est en effet ma fille qui cause le chagrin que je ne puis dissimuler. Votre Seigneurie sait bien que Mattea est en âge de songer à autre chose qu’à des poupées.

— Sans doute, sans doute, elle a tantôt cinq pieds de haut, répondit la princesse, la plus belle taille qu’une femme puisse avoir ; c’est précisément ma taille. Cependant elle n’a pas plus de quatorze ans ; c’est ce qui la rend un peu excusable ; car, après tout, c’est encore une enfant incapable d’un raisonnement sérieux. D’ailleurs, le précoce développement de sa beauté doit nécessairement lui donner quelque impatience d’être mariée.

— Hélas ! reprit ser Zacomo, Votre Seigneurie sait combien ma fille est admirée, non-seulement par tous ceux qui la connaissent, mais encore par tous ceux qui passent devant notre boutique. Elle sait que les plus élégants et les plus riches seigneurs s’arrêtent des heures entières devant notre porte, feignant de causer entre eux ou d’attendre quelqu’un, pour jeter de fréquents regards sur le comptoir où elle est assise auprès de sa mère. Plusieurs viennent marchander mes étoffes pour avoir le plaisir de lui adresser quelques mots, et ceux qui ne sont point malappris achètent toujours quelque chose, ne fût-ce qu’une paire de bas de soie ; c’est toujours cela. Dame Loredana, mon épouse, qui certes est une femme alerte et vigilante, avait élevé cette pauvre enfant dans de si bons principes, que jamais jusqu’ici on n’avait vu une fille si réservée, si discrète et si honnête ; toute la ville en témoignerait.

— Certes, reprit la princesse, il est impossible d’avoir un maintien plus convenable que le sien, et j’entendais dire l’autre jour, dans une soirée, que la Mattea était une des plus belles personnes de Venise, et que sa beauté était rehaussée par un certain air de noblesse et de fierté qui la distinguait de toutes ses égales et la faisait paraître comme une princesse au milieu d’un troupeau de soubrettes.

— Cela est vrai, par le Christ, vrai ! répéta ser Zacomo d’un ton mélancolique. C’est une fille qui n’a jamais perdu son temps à s’attifer de colifichets, chose qui ne convient qu’aux dames de qualité ; toujours propre et bien peignée dès le matin, et si tranquille, si raisonnable, qu’il n’y a pas un cheveu de dérangé à son chignon dans toute une journée ; économe, laborieuse, et douce comme une colombe ; ne répondant jamais pour se dispenser d’obéir ! silencieuse que c’est un miracle, étant fille de ma femme ! enfin un diamant, un vrai trésor. Ce n’est pas la coquetterie qui l’a perdue ; car elle ne faisait nulle attention à ses admirateurs, pas plus aux honnêtes gens qui venaient acheter dans ma boutique qu’aux godelureaux qui en encombraient le seuil pour la regarder. Ce n’est pas non plus l’impatience d’être mariée ; car elle sait qu’elle a à Mantoue un mari tout prêt, qui n’attend qu’un mot pour venir lui faire sa cour. Eh bien, malgré tout cela, voilà que, du jour au lendemain, et sans avertir personne, elle s’est monté la tête pour quelqu’un que je n’ose pas seulement nommer.

— Pour qui, grand Dieu ? s’écria Veneranda ; est-ce le respect ou l’horreur qui glace ce nom sur vos lèvres ? est-ce de votre vilain bossu garçon de boutique ; est-ce du doge que votre fille est éprise ?

— C’est pis que tout ce que Votre Excellence peut imaginer, répondit ser Zacomo en s’essuyant le front : c’est d’un mécréant, c’est d’un idolâtre, c’est du Turc Abul.

— Qu’est-ce que cet Abul ? demanda la princesse.

— C’est, répondit Zacomo, un riche fabricant de ces belles étoffes de soie de Perse, brochées d’or et d’argent, que l’on façonne à l’île de Scio, et que Votre Excellence aime à trouver dans mon magasin.

— Un Turc ! s’écria Veneranda ; sainte madone ! c’est en effet bien déplorable, et je n’y conçois rien. Amoureuse d’un Turc, ô Spada ! cela ne peut pas être ; il y a là-dessous quelque mystère. Quant à moi, j’ai été, dans mon pays, poursuivie par l’amour des plus beaux et des plus riches d’entre eux, et je n’ai jamais eu que de l’horreur pour ces gens-là. Oh ! c’est que je me suis recommandée à Dieu dès l’âge où ma beauté m’a mise en danger, et qu’il m’a toujours préservée. Mais sachez que tous les musulmans sont voués au diable, et qu’ils possèdent tous des amulettes ou des philtres au moyen desquels beaucoup de chrétiennes renient le vrai Dieu pour se jeter dans leurs bras. Soyez sûr de ce que je vous dis.

— N’est-ce pas une chose inouïe, un de ces malheurs qui ne peuvent arriver qu’à moi ? dit M. Spada. Une fille si belle et si honnête !

— Sans doute, sans doute, reprit la princesse ; il y a de quoi s’étonner et s’affliger. Mais, je vous le demande, comment a pu s’opérer un pareil sortilège ?

— Voilà ce qu’il m’est impossible de savoir. Seulement, s’il y a un charme jeté sur ma fille, je crois pouvoir en accuser un infâme serpent, appelé Timothée, Grec esclavon, qui est au service de ce Turc, et qui vient souvent avec lui dans ma maison pour servir d’interprète entre lui et moi ; car ces mahométans ont une tête de fer, et, depuis cinq ans qu’Abul vient à Venise, il ne parle pas plus chrétien que le premier jour. Ce n’est donc pas par les oreilles qu’il a séduit ma fille ; car il s’assied dans un coin et ne dit mot non plus qu’une pierre. Ce n’est pas par les yeux ; car il ne fait pas plus attention à elle que s’il ne l’eût pas encore aperçue. Il faut donc en effet, comme Votre Excellence le remarque et comme je l’avais déjà pensé, qu’il y ait une cause surnaturelle à cet amour-là ; car, de tous les hommes dont Mattea est entourée, ce damné est le dernier auquel une fille sage et prudente comme elle aurait dû songer. On dit que c’est un bel homme ; quant à moi, il me semble fort laid avec ses grands yeux de chouette et sa longue barbe noire.

— Mon cher monsieur, interrompit la princesse, il y a du sortilège là dedans. Avez-vous surpris quelque intelligence entre votre fille et ce Grec Timothée ?

— Certainement. Il est si bavard, qu’il parle même avec Tisbé, la chienne de ma femme, et il adresse très-souvent la parole à ma fille pour lui dire des riens, des âneries qui la feraient bâiller dites par un autre, mais qu’elle accueille fort bien de la part de Timothée ; c’est au point que nous avons cru d’abord qu’elle était amoureuse du Grec, et comme c’est un homme de rien, nous en étions fâchés. Hélas ! ce qui lui arrive est bien pis !

— Et comment savez-vous que c’est du Turc et non pas du Grec que votre fille est amoureuse ?

— Parce qu’elle nous l’a dit elle-même ce matin. Ma femme, la voyant maigrir, devenir triste, indolente et distraite, avait pensé que c’était le désir d’être mariée qui la tourmentait ainsi, et nous avions décidé que nous ferions venir son prétendu sans lui rien dire. Ce matin, elle vint m’embrasser d’un air si chagrin et avec un visage si pâle, que je crus lui faire plaisir en lui annonçant la prochaine arrivée de Checo. Mais, au lieu de se réjouir, elle hocha la tête d’une manière qui fâcha ma femme, laquelle, il faut l’avouer, est un peu emportée, et traite quelquefois sa fille trop sévèrement.

» — Qu’est-ce à dire ? lui demanda-t-elle ; est-ce ainsi que l’on répond à son papa ?

» — Je n’ai rien répondu, dit la petite.

» — Vous avez fait pis, dit la mère, vous avez témoigné du dédain pour la volonté de vos parents.

» — Quelle volonté ? demanda Mattea.

» — La volonté que vous receviez bien Checo, répondit ma femme ; car vous savez qu’il doit être votre mari, et je n’entends pas que vous le tourmentiez de mille caprices, comme font les petites personnes d’aujourd’hui, qui meurent d’envie de se marier, et qui, pour jouer les précieuses, font perdre la tête à un pauvre fiancé par des fantaisies et des simagrées de toute sorte. Depuis quelque temps, vous êtes devenue fort bizarre et fort insupportable, je vous en avertis, etc., etc.

» Votre Excellence peut imaginer tout ce que dit ma femme ; elle a une si brave langue dans la bouche ! Cela finit par impatienter la petite, qui lui dit d’un air très-hautain :

» — Apprenez que Checo ne sera jamais mon mari, parce que je le déteste, et parce que j’ai disposé de mon cœur.

» Alors Loredana se mit dans une grande colère et lui fit mille menaces. Mais je la calmai en disant qu’il fallait savoir en faveur de qui notre fille avait, comme elle le disait, disposé de son cœur, et je la pressai de nous le dire. J’employai la douceur pour la faire parler, mais ce fut inutile.

» — C’est mon secret, disait-elle ; je sais que je ne puis jamais épouser celui que j’aime, et j’y suis résignée ; mais je l’aimerai en silence, et je n’appartiendrai jamais à un autre.

» Là-dessus, ma femme s’emporta de plus en plus, lui reprocha de s’être énamourée de ce petit aventurier de Timothée, le laquais d’un Turc, et elle lui dit tant de sottises, que la colère fit plus que l’amitié, et que la malheureuse enfant s’écria en se levant et en parlant d’une voix ferme :

» — Toutes vos menaces sont inutiles ; j’aimerai celui que mon cœur a choisi, et, puisque vous voulez savoir son nom, sachez-le : c’est Abul.

» Là-dessus, elle cacha son visage enflammé dans ses deux mains, et fondit en larmes. Ma femme s’élança vers elle et lui donna un soufflet.

— Elle eut tort, s’écria la princesse.

— Sans doute. Excellence, elle eut tort. Aussi, quand je fus revenu de l’espèce de stupeur où cette déclaration m’avait jeté, j’allai prendre ma fille par la main, et, pour la soustraire au ressentiment de sa mère, je courus l’enfermer dans sa chambre, et je revins essayer de calmer la Loredana. Ce ne fut pas facile ; enfin, à force de la raisonner, j’obtins qu’elle laisserait l’enfant se dépiter et rougir de honte toute seule pendant quelques heures. Je me chargeai ensuite d’aller la réprimander, et de l’amener demander pardon à sa mère à l’heure du souper. Pour lui donner le temps de faire ses réflexions, je suis sorti, emportant la clef de sa chambre dans ma poche, et songeant moi-même à ce que je pourrais lui dire de terrible et de convenable pour la frapper d’épouvante et la ramener à la raison. Malheureusement, l’orage m’a surpris au milieu de ma méditation, et voici que je suis forcé de retourner au logis sans avoir trouvé le premier mot de mon discours paternel. J’ai bien encore trois heures avant le souper, mais Dieu sait si les questions, les exclamations et les lamentations de la Loredana me laisseront un quart d’heure de loisir pour me préparer à la conférence. Ah ! qu’on est malheureux, Excellence, d’être père de famille et d’avoir affaire à des Turcs !

— Rassurez-vous, mon digne monsieur, répondit la princesse d’un air grave. Le mal n’est peut-être pas aussi grand que vous l’imaginez. Peut-être quelques exhortations douces de votre part suffiront-elles pour chasser l’influence du démon. Je m’occuperai, quant à moi, de réciter des prières et de faire dire des messes. Et puis je parlerai ; soyez sûr que j’ai de l’influence sur la Mattea. S’il le faut, je l’emmènerai à la campagne. Venez me voir demain, et amenez-la avec vous. Cependant veillez bien à ce qu’elle ne porte aucun bijou ni aucune étoffe que ce Turc ait touchée. Veillez aussi à ce qu’il ne fasse pas devant elle des signes cabalistiques avec les doigts. Demandez-lui si elle n’a pas reçu de lui quelque don ; et, si cela est arrivé, exigez qu’elle vous le remette, et jetez-le au feu. À votre place, je ferais exorciser la chambre. On ne sait pas quel démon peut s’en être emparé. Allez, cher Spada, dépêchez-vous, et surtout tenez-moi au courant de cette affaire. Je m’y intéresse beaucoup.

En parlant ainsi, la princesse, qui était arrivée à son palais, fit un salut gracieux à son protégé, et s’élança, soutenue de ses deux gondoliers, sur les marches du péristyle. Ser Zacomo, assez frappé de la profondeur de ses idées et un peu soulagé de son chagrin, remercia les gondoliers, car le temps était déjà redevenu serein, et reprit à pied, par les rues étroites et anguleuses de l’intérieur, le chemin de sa boutique, située sous les vieilles Procuraties.


III

Enfermée dans sa chambre, seule et pensive, la belle Mattea se promenait en silence, les bras croisés sur sa poitrine, dans une attitude de mutine résolution, et la paupière humide d’une larme que la fierté ne voulait point laisser tomber. Elle n’était pourtant vue de personne ; mais sans doute elle sentait, comme il arrive souvent aux enfants et aux femmes, que son courage tenait à un fil, et que la première larme qui s’ouvrirait un passage à travers ses longs cils noirs entraînerait un déluge difficile à réprimer. Elle se contenait donc et se donnait, en passant et en repassant devant sa glace, des airs dégagés, affectant une démarche altière et s’éventant d’un large éventail de la Chine à la mode de ce temps-là.

Mattea, ainsi qu’on a pu le voir par la conversation de son père avec la princesse, était une fort belle créature, âgée de quatorze ans seulement, mais déjà très-développée et très-convoitée par tous les galants de Venise. Ser Zacomo ne la vantait point au delà de ses mérites en déclarant que c’était un véritable trésor, une fille sage, réservée, laborieuse, intelligente, etc., etc. Mattea possédait toutes ces qualités et d’autres encore que son père était incapable d’apprécier, mais qui, dans la situation où le sort l’avait fait naître, devaient être pour elle une source de maux très-grands. Elle était douée d’une imagination vive, facile à exalter, d’un cœur fier et généreux et d’une grande force de caractère. Si ces facultés eussent été bien dirigées dans leur essor, Mattea eût été la plus heureuse enfant du monde et M. Spada le plus heureux des pères ; mais madame Loredana, avec son caractère violent, son humeur âcre et querelleuse, son opiniâtreté qui allait jusqu’à la tyrannie, avait sinon gâté, du moins irrité cette belle âme au point de la rendre orgueilleuse, obstinée, et même un peu farouche. Il y avait bien en elle un certain reflet du caractère absolu de sa mère, mais adouci par la bonté et l’amour de la justice, qui est la base de toute belle organisation. Une intelligence élevée, qu’elle avait reçue de Dieu seul, et la lecture furtive de quelques romans pendant les heures destinées au sommeil, la rendaient très-supérieure à ses parents, quoiqu’elle fût très-ignorante et plus simple peut-être qu’une fille élevée dans notre civilisation moderne ne l’est à l’âge de huit ans.

Élevée rudement quoique avec amour et sollicitude, réprimandée et même frappée dans son enfance pour les plus légères inadvertances, Mattea avait conçu pour sa mère un sentiment de crainte qui souvent touchait à l’aversion. Altière et dévorée de rage en recevant ces corrections, elle s’était habituée à les subir dans un sombre silence, refusant héroïquement de supplier son tyran, ou même de paraître sensible à ses outrages. La fureur de sa mère était doublée par cette résistance, et, quoique au fond elle aimât sa fille, elle l’avait si cruellement maltraitée parfois que ser Zacomo avait été obligé de l’arracher de ses mains. C’était le seul courage dont il fût capable, car il ne la redoutait pas moins que Mattea, et, de plus, la faiblesse de son caractère le plaçait sous la domination de cet esprit plus obstiné et plus impétueux que le sien. En grandissant, Mattea avait appelé la prudence au secours de son oppression, et, par frayeur, par aversion peut-être, elle s’était habituée à une stricte obéissance et à une muette ponctualité dans sa lutte ; mais la conviction qui enchaîne les cœurs s’éloignait du sien chaque jour davantage. En elle-même elle détestait son joug, et sa volonté secrète démentait à chaque instant, non pas ses paroles (elle ne parlait jamais, pas même à son père, dont la faiblesse lui causait une sorte d’indignation), mais ses actions et sa contenance. Ce qui la révoltait peut-être le plus et à juste titre, c’était que sa mère, au milieu de son despotisme, de ses violences et de ses injustices, se piquât d’une austère dévotion, et la contraignît aux plus étroites pratiques du bigotisme. La piété, généralement si douce, si tolérante et si gaie chez la nation vénitienne, était dans le cœur de la Piémontaise Loredana un fanatisme insupportable que Mattea ne pouvait accepter. Aussi, tout en aimant la vertu, tout en adorant le Christ et en dévorant à ses pieds chaque jour bien des larmes amères, la pauvre enfant avait osé, chose inouïe dans ce temps et dans ce pays, se séparer intérieurement du dogme à l’égard de plusieurs points arbitraires. Elle s’était fait, sans beaucoup de réflexion et sans aucune controverse, une religion personnelle, pure, sincère, instinctive. Elle apprenait chaque jour cette religion de son choix, l’occasion amenant le précepte, l’absurdité des arrêts, les révoltes du bon sens ; et, quand elle entendait sa mère damner impitoyablement tous les hérétiques, quelque vertueux qu’ils fussent, elle allait assez loin dans l’opinion contraire pour absoudre même les infidèles et les regarder comme ses frères. Mais elle ne disait point ses pensées à cet égard ; car, quoique son extrême docilité apparente eût dû désarmer pour toujours la mégère, celle-ci, à la moindre marque d’inattention ou de lenteur dans l’accomplissement de ses volontés, lui infligeait des châtiments réservés à l’enfance et dont l’âme outrée de l’adolescente Mattea ressentait vivement les profondes atteintes.

Si bien que cent fois elle avait formé le projet de s’enfuir de la maison paternelle, et ce projet eût déjà été exécuté si elle avait pu compter sur un lieu de refuge ; mais, dans son ignorance absolue du monde, sans en connaître les vrais écueils, elle craignait de ne pouvoir trouver nulle part asile et protection.

Elle ne connaissait en fait de femmes que sa mère et quelques volumineuses matrones de même acabit, plus ou moins exercées aux criailleries conjugales, mais toutes aussi bornées, aussi étroites dans leurs idées, aussi intolérantes dans ce qu’elles appelaient leurs principes moraux et religieux. Mattea croyait toutes les femmes semblables à celles-là, tous les hommes aussi incertains, aussi opprimés, aussi peu éclairés que son père. Sa marraine, la princesse Gica, lui était douce et facile ; mais l’absurdité de son caractère n’offrait pas plus de garantie que celui d’un enfant. Elle ne savait où placer son espérance, et songeait à se retirer dans quelque désert pour y vivre de racines et de pleurs.

— Si le monde est ainsi, se disait-elle dans ses vagues rêveries, si les malheureux sont repoussés partout, si celui que l’injustice révolte doit être maudit et chassé comme un impie, ou chargé de fers comme un fou dangereux, il faut que je meure ou que je cherche la Thébaïde.

Alors elle pleurait et tombait dans de longues réflexions sur cette Thébaïde qu’elle ne se figurait guère plus éloignée que Trieste ou Padoue, et qu’elle songeait à gagner à pied avec quelques sequins, fruit des épargnes de toute sa vie.

Toute autre qu’elle eût songé à se sauver dans un couvent, refuge ordinaire, en ce temps-là, des filles coupables ou désolées. Mais elle avait une invincible méfiance et une espèce de haine pour tout ce qui portait un habit religieux. Son confesseur l’avait trahie dans de soi-disant bonnes intentions, en discourant avec sa mère et de la confession reçue et de la pénitence fructueuse à imposer. Mattea le savait, et, forcée de retourner vers lui, elle avait eu la fermeté de refuser et la pénitence et l’absolution. Menacée par le confesseur, elle l’avait menacé à son tour d’aller se jeter aux pieds du patriarche et de lui tout déclarer. C’était une menace qu’elle n’aurait point exécutée, car la pauvre opprimée eût craint de trouver dans le patriarche lui-même un oppresseur plus puissant ; mais elle avait réussi à effrayer le prêtre, et, depuis ce temps, le secret de sa confession avait été respecté.

Mattea, s’imaginant que toute nonne ou prêtre à qui elle aurait recours, bien loin de prendre sa défense, la livrerait à sa mère et rendrait sa chaîne plus pesante, repoussait non-seulement l’idée d’implorer de telles gens, mais encore celle de fuir. Elle chassait vite ce projet dans la singulière crainte de le faire échouer en étant forcée de s’en confesser, et, par une sorte de jésuitisme naturel aux âmes féminines, elle se persuadait n’avoir eu que d’involontaires velléités de fuite, tandis qu’elle conservait solide et intacte dans je ne sais quel repli caché de son cœur la volonté de partir à la première occasion.

Elle eût pu chercher dans les offres ou seulement dans les désirs naissants de quelque adorateur une garantie de protection et de salut ; mais Mattea, aussi chaste que son âge, n’y avait jamais pensé ; il y avait dans les regards avides que sa beauté attirait sur elle quelque chose d’insolent qui blessait son orgueil au lieu de le flatter, et qui l’augmentait dans un sens tout opposé à la puérile vanité des jeunes filles. Elle n’était occupée qu’à se créer un maintien froid et dédaigneux qui éloignât toute entreprise impertinente, et elle faisait si bien que nulle parole d’amour n’avait osé arriver jusqu’à son oreille, aucun billet jusqu’à la poche de son tablier.

Mais, comme elle agissait ainsi par disposition naturelle et non par suite des leçons emphatiques de sa mère, elle ne repoussait pas absolument l’espoir de trouver un cœur noble, une amitié solide et désintéressée, qui consentît à la sauver sans rien exiger d’elle, car, si elle ignorait bien des choses, elle en savait aussi beaucoup que les filles d’une condition médiocre apprennent de très-bonne heure.

Le cousin Checo étant stupide et insoutenable comme tous les maris tenus en réserve par la prévoyance des parents, Mattea s’était juré de se précipiter dans le Canalazzo plutôt que d’épouser cet homme ridicule, et c’était principalement pour se garantir de ses poursuites qu’elle avait déclaré le matin même à sa mère, dans un effort désespéré, que son cœur appartenait à un autre.

Mais cela n’était pas vrai. Quelquefois peut-être, Mattea, laissant errer ses yeux sur le calme et beau visage du marchand turc, dont le regard ne la recherchait jamais et ne l’offensait point comme celui des autres hommes, avait-elle pensé que cet homme, étranger aux lois et aux préjugés de son pays, et surtout renommé entre tous les négociants turcs pour sa noblesse et sa probité, pouvait la secourir. Mais à cette idée rapide avait succédé un raisonnable avertissement de son orgueil ; Abul ne semblait nullement éprouver pour elle amour, amitié ou compassion. Il ne paraissait pas même la voir la plupart du temps ; et, s’il lui adressait quelques regards étonnés, c’était de la singularité de son vêtement européen, ou du bruit que faisait à son oreille la langue presque inconnue qu’elle parlait, qu’il était émerveillé. Mattea s’était rendu compte de tout cela ; elle se disait sans humeur, sans dépit, sans chagrin, peut-être seulement avec une surprise ingénue, qu’elle n’avait produit aucune impression sur Abul ; puis elle ajoutait :

— Si quelque marchand turc d’une bonne et honnête figure, et d’une intacte réputation, comme Abul-Amet, m’offrait de m’épouser et de m’emmener dans son pays, j’accepterais sans répugnance et sans scrupule ; et, quelque médiocrement heureuse que je fusse, je ne pourrais manquer de l’être plus qu’ici.

C’était là tout, en vérité. Ni le Turc Abul, ni le Grec Timothée ne lui avaient adressé une parole qui donnât suite à ces idées, et c’était dans un moment d’exaspération singulière, délirante, inexplicable, comme il en vient seulement aux jeunes filles, que Mattea, soit pour désespérer sa mère, soit pour se persuader à elle-même qu’elle avait une volonté bien arrêtée, avait imaginé de nommer le Turc plutôt que le Grec, plutôt que le premier Vénitien venu.

Cependant, à peine cette parole fut-elle prononcée, étrange effet de la volonté ou de l’imagination dans les jeunes têtes ! que Mattea chercha à se pénétrer de cet amour chimérique et à se persuader que, depuis plusieurs jours, elle en avait ressenti les mystérieuses atteintes.

— Non, se disait-elle, je n’ai point menti, je n’ai point avancé au hasard une assertion folle. J’aimais sans le savoir ; toutes mes pensées, toutes mes espérances se reportaient vers lui. Au moment du péril, dans la crise décisive du désespoir, mon amour s’est révélé aux autres et à moi-même ; ce nom est sorti de mes lèvres par l’effet d’une volonté divine, et, je le sens maintenant, Abul est ma vie et mon salut.

En parlant ainsi à haute voix dans sa chambre, exaltée, belle comme un ange dans sa vive rougeur, Mattea se promenait avec agitation et faisait voltiger son éventail autour d’elle.


IV

Timothée était un petit homme d’une figure agréable et fine, dont le regard un peu railleur était tempéré par l’habitude d’une prudente courtoisie. Il avait environ vingt-huit ans, et sortait d’une bonne famille de Grecs esclavons, ruinée par les exactions du pouvoir ottoman. De bonne heure il avait couru le monde, cherchant un emploi, exerçant tous ceux qui se présentaient à lui, sans morgue, sans timidité, ne s’inquiétant pas, comme les hommes de nos jours, de savoir s’il avait une vocation, une spécialité quelconque, mais s’occupant avec constance à rattacher son existence isolée à celle de la foule. Nullement fanfaron, mais fort entreprenant, il abordait tous les moyens de faire fortune, même les plus étrangers aux moyens précédemment tentés par lui. En peu de temps, il se rendait propre aux travaux que son nouvel état exigeait ; et, lorsque son entreprise avortait, il en embrassait une autre aussitôt. Pénétrant, actif, passionné comme un joueur pour toutes les chances de la spéculation, mais prudent, discret et tant soit peu fourbe, non pas jusqu’à la déloyauté, mais bien jusqu’à la malice, il était de ces hommes qui échappent à tous les désastres avec ce mot : Nous verrons bien ! Ceux-là, s’ils ne parviennent pas toujours à l’apogée de la destinée, se font du moins une place commode au milieu de l’encombrement des intrigues et des ambitions ; et, lorsqu’ils réussissent à monter jusqu’à un poste brillant, on s’étonne de leur subite élévation, on les appelle les privilégiés de la fortune. On ne sait pas par combien de revers patiemment supportés, par combien de fatigantes épreuves et d’audacieux efforts ils ont acheté ses faveurs.

Timothée avait donc exercé tour à tour les fonctions de garçon de café, de glacier, de colporteur, de trafiquant de fourrures, de commis, d’aubergiste, d’empirique et de régisseur, toujours à la suite ou dans les intérêts de quelque musulman ; car les Grecs de cette époque, en quelque lieu qu’ils fussent, ne pouvaient s’affranchir de la domination turque, sous peine d’être condamnés à mort en remettant le pied sur le sol de leur patrie, et Timothée ne voulait point se fermer l’accès d’une contrée dont il connaissait parfaitement tous les genres d’exploitation commerciale. Il avait été chargé d’affaires de plusieurs trafiquants qui l’avaient envoyé en Allemagne, en France, en Égypte, en Perse, en Sicile, en Moscovie et en Italie surtout, Venise étant alors l’entrepôt le plus considérable du commerce avec l’Orient. Dans ces divers voyages, Timothée avait appris incroyablement vite à parler, sinon correctement, du moins facilement, les diverses langues des peuples qu’il avait visités. Le dialecte vénitien était un de ceux qu’il possédait le mieux, et le teinturier Abul-Amet, négociant considérable, dont les ateliers étaient à Corfou, l’avait pris depuis peu pour l’inspecteur de ses ouvriers, teneur de livres, truchement, etc. Il avait en lui une extrême confiance, et goûtait un plaisir silencieux à écouter, sans la moindre marque d’intelligence ou d’approbation, ses joyeuses saillies et son babil spirituel.

Il faut dire en passant que les Turcs étaient et sont encore les hommes les plus probes de la terre. De là une grande simplicité de jugement et une admirable imprudence dans les affaires. Ennemis des écritures, ils ignorent l’usage des contrats et des mille preuves de scélératesse qui ressortent des lois de l’Occident. Leur parole vaut mieux que signatures, timbres et témoins. Elle est reçue dans le commerce, même par les nations étrangères, comme une garantie suffisante ; et, à l’époque où vivaient Abul-Amet, Timothée et M. Spada, il n’y avait point encore eu, à la bourse de Venise, un seul exemple de faillite de la part d’un Turc. On en compte deux aujourd’hui. Les Turcs se sont vus obligés de marcher avec leur siècle et de rendre cet hommage au règne des lumières.

Quoique mille fois trompés par les Grecs et par les Vénitiens, populations également avides, retorses et rompues à l’escroquerie, avec cette différence que les riverains orientaux de l’Adriatique ont servi d’exemples et de maîtres à ceux de l’Occident, les Turcs sont exposés et comme forcés chaque jour à se laisser dépouiller par ces fourbes commettants. Pourvus d’une intelligence paresseuse, et ne sachant dominer que par la force, ils ne peuvent se passer de l’entremise des nations civilisées. Aujourd’hui, ils les appellent franchement à leur secours. Dès lors ils s’abandonnaient aux Grecs, esclaves adroits qui savaient se rendre nécessaires, et qui se vengeaient de l’oppression par la ruse et la supériorité d’esprit. Il y avait pourtant quelques honnêtes gens parmi ces fins larrons, et Timothée était, à tout prendre, un honnête homme.

Au premier abord, comme il était d’une assez chétive complexion, les femmes de Venise le déclaraient insignifiant ; mais un peintre tant soit peu intelligent ne l’eût pas trouvé tel. Son teint bilieux et uni faisait ressortir la blancheur de l’émail des dents et des yeux, contraste qui constitue une beauté chez les Orientaux, et que la statuaire grecque ne nous a pu faire soupçonner. Ses cheveux, fins comme la soie et toujours imprégnés d’essence de rose, étaient, par leur longueur et leur beau noir d’ébène, un nouvel avantage que les Italiennes, habituées à ne voir que des têtes poudrées, n’avaient pas le bon goût d’apprécier ; enfin, la singulière mobilité de sa physionomie et le rayon pénétrant de son regard l’eussent fait remarquer, s’il eût eu affaire à des gens moins incapables de comprendre ce que son visage et sa personne trahissaient de supériorité sur eux. Il était venu pour parler d’affaires à M. Spada, à peu près à l’heure où la tempête avait jeté celui-ci dans la gondole de la princesse Veneranda. Il avait trouvé dame Loredana seule au comptoir, et si revêche, qu’il avait renoncé à s’asseoir dans la boutique, et s’était décidé à attendre le marchand de soieries en prenant un sorbet et on fumant sous les arcades des Procuraties, à trois pas de la porte de M. Spada.

Les galeries des Procuraties sont disposées à peu près comme celles du Palais-Royal à Paris. Le rez-de-chaussée est consacré aux boutiques et aux cafés, et l’entre-sol, dont les fenêtres sont abritées par le plafond des galeries, est occupé par les familles des boutiquiers ou par les cabinets des limonadiers ; seulement, l’affluence des consommateurs est telle, dans l’été, que les chaises et les petites tables obstruent le passage en dehors des cafés et couvrent la place Saint-Marc, où des tentes sont dressées à l’extérieur des galeries.

Timothée se trouvait donc à une de ces petites tables, précisément en face des fenêtres situées au-dessus de la boutique de Zacomo ; et, comme ses regards se portaient furtivement de ce côté, il aperçut dans une mitaine de soire noire un beau bras de femme qui semblait lui faire signe, mais qui se retira timidement avant qu’il eût pu s’en assurer. Ce manège ayant recommencé, Timothée, sans affectation, rapprocha sa petite table et sa chaise de la fenêtre mystérieuse. Alors ce qu’il avait prévu arriva ; une lettre tomba dans la corbeille où étaient ses macarons au girofle. Il la prit fort tranquillement et la cacha dans sa bourse, tout en remarquant l’anxiété de Loredana, qui à chaque instant s’approchait de la vitre du rez-de-chaussée pour l’observer ; mais elle n’avait rien vu. Timothée rentra dans la salle du café et lut le billet suivant ; il l’ouvrit sans façon, et ayant reçu une fois pour toutes de son maître l’autorisation de lire les lettres qui lui seraient adressées, et sachant bien, d’ailleurs, qu’Abul ne pourrait se passer de lui pour en comprendre le sens.

« Abul-Amet, je suis une pauvre fille opprimée et maltraitée ; je sais que votre vaisseau va mettre à la voile dans quelques jours ; voulez-vous me donner un petit coin pour que je me réfugie en Grèce ? Vous êtes bon et généreux, à ce qu’on dit ; vous me protégerez, vous me mettrez dans votre palais ; ma mère m’a dit que vous aviez plusieurs femmes et beaucoup d’enfants ; j’élèverai vos enfants et je broderai pour vos femmes, ou je préparerai la soie dans vos ateliers, je serai une espèce d’esclave ; mais, comme étrangère, vous aurez des égards et des bontés particulières pour moi, vous ne souffrirez pas qu’on me persécute pour me faire abandonner ma religion, ni qu’on me traite avec trop de dédain. J’espère en vous et en un Dieu qui est celui de tous les hommes.

» Mattea. »

Cette lettre parut si étrange à Timothée, qu’il la relut plusieurs fois jusqu’à ce qu’il en eût pénétré le sens. Comme il n’était pas homme à comprendre à demi, lorsqu’il voulait s’en donner la peine, il vit, dans cet appel à la protection d’un inconnu, quelque chose qui ressemblait à de l’amour et qui pourtant n’était pas de l’amour. Il avait vu souvent les grands yeux noirs de Mattea s’attacher avec une singulière expression de doute, de crainte et d’espoir sur le beau visage d’Abul ; il se rappelait la mauvaise humeur de la mère et son désir de l’éloigner ; il réfléchit sur ce qu’il avait à faire» puis il alluma sa pipe avec la lettre, paya son sorbet, et marcha à la rencontre de ser Zacomo, qu’il apercevait au bout de la place.

Au moment où Timothée l’aborda, il caressait l’acquisition prochaine d’une cargaison de soie arrivant de Smyrne pour recevoir la teinture à Venise, comme cela se pratiquait à cette époque. La soie retournait ensuite en Orient pour recevoir la façon, ou bien elle était façonnée et débitée à Venise, selon l’occurrence. Cette affaire lui offrait la perspective la plus brillante et la mieux assurée ; mais un rocher tombant du haut des montagnes sur la surface unie d’un lac y cause moins de trouble que ces paroles de Timothée n’en produisirent dans son âme :

— Mon cher seigneur Zacomo, je viens vous présenter les salutations de mon maître Abul-Amet, et vous prier de sa part de vouloir bien acquitter une petite note de deux mille sequins qui vous sera présentée à la fin du mois, c’est-à-dire dans dix jours.

Cette somme était à peu près celle dont M. Spada avait besoin pour acheter sa chère cargaison de Smyrne, et il s’était promis d’en disposer à cet effet, se flattant d’un plus long crédit de la part d’Abul.

— Ne vous étonnez point de cette demande, lui dit Timothée d’un ton léger et feignant de ne point voir sa pâleur ; Abul vous aurait donné, s’il eût été possible, l’année tout entière pour vous acquitter, comme il l’a fait jusqu’ici ; et c’est avec grand regret, je vous jure, qu’un homme aussi obligeant et aussi généreux s’expose à vous causer peut-être une petite contrariété ; mais il se présente pour lui une magnifique affaire à conclure. Un petit bâtiment smyrniote que nous connaissons vient d’apporter une cargaison de soie vierge.

— Oui, j’ai entendu parler de cela, balbutia Spada de plus en plus effrayé.

— L’armateur du smyrniote a appris en entrant dans le port un échec épouvantable arrivé à sa fortune ; il faut qu’il réalise à tout prix quelques fonds et qu’il coure à Corfou, où sont ses entrepôts. Abul, voulant profiter de l’occasion sans abuser de la position du Smyrniote, lui offre deux mille cinq cents sequins de sa cargaison ; c’est une belle affaire pour tous les deux, et qui fait honneur à la loyauté d’Abul, car on dit que le maximum des propositions faites ici au Smyrniote est de deux mille sequins. Abul, ayant la somme excédante à sa disposition, compte sur le billet à ordre que vous lui avez signé ; vous n’apporterez pas de retard à l’exécution de nos traités, nous le savons, et vous prions, cher seigneur Zacomo, d’être assuré que, sans une occasion extraordinaire…

— Oh ! faquin ! délivre-moi au moins de tes phrases, s’écriait dans le secret de son âme le triste Spada ; bourreau, qui me faites manquer la plus belle affaire de ma vie, et qui venez encore me dire en face de payer pour vous !

Mais ces exclamations intérieures se changeaient en sourires forcés et en regards effarés sur le visage de M. Spada.

— Eh quoi ! dit-il enfin en étouffant un profond soupir, Abul doute-t-il de moi, et d’où vient qu’il veut être soldé avant l’échéance ordinaire ?

— Abul ne doutera jamais de vous, vous le savez depuis longtemps, et la raison qui l’oblige à vous réclamer sa somme, Votre Seigneurie vient de l’entendre.

Il ne l’avait que trop entendue ; aussi joignait-il les mains d’un air consterné. Enfin, reprenant courage :

— Mais savez-vous, dit-il que je ne suis nullement forcé de payer avant l’époque convenue ?

— Si je me rappelle bien l’état de nos affaires, cher monsieur Spada, répondit Timothée avec une tranquillité et une douceur inaltérables, vous devez payer à vue sur présentation de vos propres billets.

— Hélas ! hélas ! Timothée, votre maître est-il un homme capable de me persécuter et d’exiger à la lettre l’exécution d’un traité avec moi ?

— Non, sans doute ; aussi, depuis cinq ans, vous a-t-il donné, pour vous acquitter, le temps de rentrer dans les fonds que vous aviez absorbés ; mais aujourd’hui…

— Mais, Timothée, la parole d’un musulman vaut un titre, à ce que dit tout le monde, et ton maître s’est engagé maintes fois verbalement à me laisser toujours la même latitude ; je pourrais fournir des témoins au besoin et…

— Et qu’obtiendriez-vous ? dit Timothée, qui devinait fort bien.

— Je sais, répondit Zacomo, que de pareils engagements n’obligent personne, mais on peut discréditer ceux qui les prennent en faisant connaître leur conduite désobligeante.

— C’est-à-dire, reprit tranquillement Timothée, que vous diffameriez un homme qui, ayant des billets à ordre signés de vous dans sa poche, vous a laissé un crédit illimité pendant cinq ans ! Le jour où cet homme serait forcé de vous faire tenir vos engagements à la lettre, vous lui allégueriez un engagement chimérique ; mais on ne déshonore pas Abul-Amet, et tous vos témoins attesteraient qu’Amet vous a fait verbalement cette concession avec une restriction dont voici la lettre exacte : M. Spada ne serait point requis de payer avant un an, à moins d*un cas extraordinaire.

— À moins d’une perte totale des marchandises d’Abul dans le port, interrompit M. Spada, et ce n’est pas ici le cas.

— À moins d’un cas extraordinaire, répéta Timothée avec un sang-froid imperturbable. Je ne saurais m’y tromper. Ces paroles ont été traduites du grec moderne en vénitien, et c’est par ma bouche que cette traduction est arrivée à vos oreilles, mon cher seigneur ; ainsi donc…

— Il faut que j’en parle avec Abul, s’écria M. Spada, D faut que je le voie.

— Quand vous voudrez, répondit le jeune Grec.

— Ce soir, dit Spada.

— Ce soir, il sera chez vous, reprit Timothée.

Et il s’éloigna en accablant de révérences le malheureux Zacomo, qui, malgré sa politesse ordinaire, ne songea pas à lui rendre seulement un salut, et rentra dans sa boutique, dévoré d’anxiété.

Son premier soin fut de confier à sa femme le sujet de son désespoir. Loredana n’avait pas les mœurs douces et paisibles de son mari, mais elle avait l’âme plus désintéressée et le caractère plus fier. Elle le blâma sévèrement d’hésiter à remplir ses engagements, surtout lorsque la passion funeste de leur fille pour ce Turc devait leur faire une loi de l’éloigner de leur maison.

Mais elle ne put amener son mari à cet avis. Il était dans leurs querelles d’une souplesse de formes qui rachetait l’inflexibilité de ses opinions et de ses desseins. Il finit par la décider à envoyer sa fille pour quelques jours à la campagne chez la signera Veneranda, qui le lui avait offert, promettant, durant son absence, de terminer avantageusement l’affaire d’Abul. Le Turc, d’ailleurs, partirait après cette opération ; il ne s’agissait que de mettre la petite en sûreté jusque-là.

— Vous vous trompez, dit Loredana ; il restera jusqu’à ce que sa soie puisse être emportée, et, s’il la met en couleur ici, ce ne sera pas fait de si tôt.

Néanmoins, elle consentit à envoyer sa fille chez sa protectrice. M. Spada, cachant bien à sa femme qu’il avait donné rendez-vous à Abul pour le soir même, et se promettant de le recevoir sur la place ou au café, loin de l’œil de son Honesta, monta, en attendant, à la chambre de sa fille, se vantant tout haut de la gronder et se promettant bien tout bas de la consoler.

— Voyons, lui dit-il en se jetant tout haletant de fatigue et d’émotion sur une chaise, qu’as-tu dan la tête ? cette folie est-elle passée ?

— Non, mon père, dit Mattea d’un ton respectueux, mais ferme.

— Oh ! par le corps de la Madone, s’écria Zacomo, est-il possible que tu penses vraiment à ce Turc ? Espères-tu l’épouser ? Et le salut de ton âme ! crois-tu qu’un prêtre t’admettrait à la communion catholique après un mariage turc ? Et ta liberté ! ne sais-tu pas que tu seras enfermée dans un harem ? Et ta fierté ! tu auras quinze ou vingt rivales. Et ta dot ! tu n’en profiteras pas, tu seras esclave. Et tes pauvres parents ! les quitteras-tu pour aller demeurer au fond de l’Archipel ? Et ton pays, et tes amis, et Dieu, et ton vieux père !

Ici, M. Spada s’attendrit, sa fille s’approcha et lui baisa la main ; mais, faisant un grand effort pour ne pas s’attendrir elle-même :

— Mon père, dit-elle, je suis ici captive, opprimée, esclave, autant qu’on peut l’être dans le pays le plus barbare. Je ne me plains pas de vous, vous avez toujours été doux pour moi ; mais vous ne pouvez pas me défendre. J’irai en Turquie, je ne serai la femme ni la maîtresse d’un homme qui aura vingt femmes ; je serai sa servante ou son amie, comme il voudra. Si je suis son amie, il m’épousera et renverra ses vingt femmes ; si je suis sa servante, il me nourrira et ne me battra pas.

— Te battre, te battre ? Par le Christ ! on ne te bat pas ici.

Mattea ne répondit rien ; mais son silence eut une éloquence qui paralysa son père. Ils furent tous deux muets pendant quelques instants, l’un plaidant sans vouloir parler, l’autre lui donnant gain de cause sans oser l’avouer.

— Je conviens que tu as eu quelques chagrins, dit-il enfin ; mais écoute ; ta marraine va t’emmener à la campagne, cela te distraira ; personne ne te tourmentera plus, et tu oublieras ce Turc. Voyons, promets-le-moi.

— Mon père, dit Mattea, il ne dépend pas de moi de l’oublier ; car croyez bien que mon amour pour lui n’est pas volontaire, et que je n’y céderai jamais si le sien n’y répond pas.

— Ce qui me rassure, dit M. Zacomo en riant, c’est que le sien n’y répond pas du tout…

— Qu’en savez-vous, mon père ? dit Mattea poussée par un mouvement d’orgueil blessé.

Cette parole fit frémir Spada de crainte et de surprise.

— Peut-être se sont-ils entendus, pensa-t-il ; peut-être l’aime-t-il et l’a-t-il séduite par l’entremise du Grec, si bien que rien ne pourra l’empêcher de courir à sa perte.

Mais, en même temps qu’il s’effrayait de cette supposition, je ne sais comment les deux mille sequins, le bâtiment smyrniote et la soie blanche lui revinrent en mémoire, et son cœur bondit d’espérance et de désir. Je ne veux pas savoir non plus par quel fil mystérieux l’amour du gain unit ces deux sentiments opposés, et fit que Zacomo se promit d’éprouver les sentiments d’Abul pour sa fille, et de les exploiter en lui donnant une trompeuse espérance. Il y a tant d’honnêtes moyens de vendre la dignité d’une fille ! cela peut se faire au moyen d’un regard qu’on lui permet d’échanger en détournant soi-même la tête et en fredonnant d’un air distrait. Spada entendit l’horloge de la place sonner l’heure de son rendez-vous avec Abul. Le temps pressait ; tant de chalands pouvaient être déjà dans le port autour du bâtiment smyrniote !

— Allons, prends ton voile, dit-il à sa fille, et viens faire un tour de promenade. La fraîcheur du soir te fera du bien, et nous causerons plus tranquillement.

Mattea obéit.

— Où donc menez-vous cette fille égarée ? s’écria Loredana en se mettant devant eux, au moment où ils sortaient de la boutique.

— Nous allons voir la princesse, répondit Zacomo.

La mère les laissa passer. Ils n’eurent pas fait dix pas, qu’ils rencontrèrent Abul et son interprète, qui venaient à leur rencontre.

— Allons faire un tour sur la Zueca, leur dit Zacomo ; ma femme est malade à la maison, et nous causerons mieux d’affaires dehors.

Timothée sourit et comprit très-bien qu’il avait greffé dans le cœur de l’arbre. Mattea, très-surprise et saisie de défiance, sans savoir pourquoi, s’assit toute seule au bord de la gondole et s’enveloppa dans sa mantille de dentelle noire. Abul, ne sachant absolument rien de ce qui se passait autour de lui et à cause de lui, se mit à fumer à l’autre extrémité avec l’air de majesté qu’aurait un homme supérieur en faisant une grande chose. C’était un vrai Turc, solennel, emphatique et beau, soit qu’il se prosternât dans une mosquée, soit qu’il ôtât ses babouches pour se mettre au lit. M. Zacomo, se croyant plus fin qu’eux tous, se mit à lui témoigner beaucoup de prévenances ; mais, chaque fois qu’il jetait les yeux sur sa fille, un sentiment de remords s’emparait de lui.

— Regarde-le encore aujourd’hui, lui disait-il dans le secret de sa pensée en voyant les grands yeux humides de Mattea briller au travers de son voile et se fixer sur Abul ; va, sois belle et fais-lui soupçonner que tu l’aimes. Quand j’aurai la soie blanche, tu rentreras dans ta cage, et j’aurai la clef dans ma poche.


V

La belle Mattea s’étonnait avec raison de se voir amenée en cette compagnie par son propre père, et, dans le premier moment, elle avait craint de sa part quelque sortie maladroite ou quelque ridicule proposition de mariage ; mais, en l’entendant parler de ses affaires à Timothée avec beaucoup de chaleur et d’intérêt, elle crut comprendre qu’elle servait de leurre ou d’enjeu, et que son père mettait en quelque sorte sa main à prix. Elle en était humiliée et blessée, et l’involontaire mépris qu’elle ressentait pour cette conduite augmentait en elle l’envie de se soustraire à l’autorité d’une famille qui l’opprimait ou la dégradait.

Elle eût été moins sévère pour M. Spada si elle se fût rendu bien compte de l’indifférence d’Abul et de l’impossibilité d’un mariage légal entre elle et lui. Mais, depuis qu’elle avait résolu à l’improviste de concevoir une grande passion pour lui, elle était en train de divaguer, et déjà elle se persuadait que l’amour d’Abul avait prévenu le sien, qu’il l’avait déclaré à ses parents, et que, pour cette raison, sa mère avait voulu la forcer d’épouser au plus vite son cousin Checo. Le redoublement de politesse et de prévenances de M. Spada envers ces deux étrangers, que, le matin même, elle lui avait entendu maudire et traiter de chiens et d’idolâtres, semblait, au reste, une confirmation assez évidente de cette opinion. Mais, si cette opinion flattait sa fantaisie, sa fierté naturelle et sa délicatesse se révoltaient contre l’espèce de marché dont elle se croyait l’objet ; et, craignant d’être complice d’une embûche dressée au musulman, elle s’enveloppait dans sa mante, et restait morne, silencieuse et froide, comme une statue, le plus loin de lui qu’il lui était possible.

Cependant Timothée, résolu à s’amuser le plus longtemps possible de cette comédie, inventée et mise en jeu par son génie facétieux, car Abul n’avait pas plus songé à réclamer ses deux mille sequins pour acheter de la soie blanche qu’il n’avait songé à trouver Mattea jolie ; Timothée, dis-je, semblable à un petit gnome ironique, prolongeait les émotions de M. Zacomo en le jetant dans une perpétuelle alternative de crainte et d’espoir. Celui-ci le pressait de communiquer à Abul la proposition d’acheter la soie smyrniote de moitié avec lui, offrant de payer le tout comptant, et de ne rembourser à Abul les deux mille sequins qu’avec le bénéfice de l’affaire. Mais il n’osait pressentir le rôle que jouait Mattea dans cette négociation ; car rien dans la contenance d’Abul ne trahissait une passion dont elle fût l’objet. Timothée retardait toujours cette proposition formelle d’association, en disant qu’Abul était sombre et intraitable si on le dérangeait quand il était en train de fumer un certain tabac. Voulant voir jusqu’où irait la cupidité misérable du Vénitien, il le fit consentir à descendre sur la rive droite de la Zueca, et à s’asseoir avec sa fille et le musulman sous la tente d’un café. Là, il commença un dialogue fort divertissant pour tout spectateur qui eût compris les deux langues qu’il parla tour à tour ; car, tandis qu’il s’adressait à Zacomo pour établir avec lui les conditions du traité, il se tournait vers son maître et lui disait :

— M. Spada me parle de la bonté que vous avez eue jusqu’ici de ne jamais user de vos billets à ordre, et d’avoir bien voulu attendre sa commodité ; il dit qu’on ne peut avoir affaire à un plus digne négociant que vous.

— Dis-lui, répondait Abul, que je lui souhaite toutes sortes de prospérités, qu’il ne trouve jamais sur sa route une maison sans hospitalité, et que le mauvais œil ne s’arrête point sur lui dans son sommeil.

— Que dit-il ? demandait Spada avec empressement.

— Il dit que cela présente d’énormes difficultés, répondait Timothée. Nos mûriers ont tant souffert des insectes l’année dernière, que nous avons un tiers de perte sur nos taffetas pour nous être associés à des négociants de Corfou qui ont eu part égale à nos bénéfices sans avoir part égale aux frais.

Cette bizarre conversation se prolongeait ; Abul n’accordait aucune attention à Mattea, et Spada commençait à désespérer de l’effet des charmes de sa fille. Timothée, pour compliquer l’imbroglio dont il était le poëte et l’acteur, proposa de s’éloigner un instant avec Spada pour lui faire en secret une observation importante. Spada, se flattant à la fin d’être arrivé au fait, le suivit sur la rive hors de la portée de la voix, mais sans perdre de vue Mattea. Celle-ci resta donc avec son Turc dans une sorte de tête-à-tête.

Cette dernière démarche parut à Mattea une triste confirmation de tout ce qu’elle soupçonnait. Elle crut que son père flattait son penchant d’une manière perfide, et l’engageait à entrer dans ses vues de séduction pour arriver plus sûrement à duper le musulman. Extrême dans ses jugements comme le sont les jeunes têtes, elle pensa non-seulement que son père voulait retarder ses payements, mais encore qu’il voulait manquer de parole et donner les œillades et la réputation de sa fille en échange des marchandises turques qu’il avait reçues. Cette manière d’agir des Vénitiens envers les Turcs était si peu rare, et ser Zacomo lui-même avait en sa présence usé de tant de mesquins subterfuges pour tirer d’eux quelques sequins de plus, que Mattea pouvait bien craindre, avec quelque apparence de raison, d’être engagée dans une intrigue semblable.

Ne consultant donc que sa fierté, et cédant à un irrésistible mouvement d’indignation généreuse, elle se flatta de faire comprendre la vérité au marchand turc. S’armant de toute la résolution de son caractère dans un moment où elle était seule avec lui, elle entr’ouvrit son voile, se pencha sur la table qui les séparait, et lui dit, en articulant nettement chaque syllabe et en simplifiant sa phrase autant que possible pour être entendue de lui :

— Mon père vous trompe, je ne veux pas vous épouser.

Abul, surpris, un peu ébloui peut-être de l’éclat de ses yeux et de ses joues, ne sachant que penser, crut d’abord à une déclaration d’amour, et répondit en turc :

— Moi aussi, je vous aime, si vous le désirez. Mattea, ne sachant ce qu’il répondait, répéta sa première phrase plus lentement, en ajoutant :

— Me comprenez-vous ?

Abul, remarquant alors sur son visage une expression plus calme et une fierté plus assurée, changea d’avis et répondit à tout hasard :

— Comme il vous plaira, madamigella.

Enfin, Mattea ayant répété une troisième fois son avertissement en essayant de changer et d’ajouter quelques mots, il crut comprendre, à la sévérité de son visage, qu’elle était en colère contre lui. Alors, cherchant en lui-même en quoi il avait pu l’offenser, il se souvint qu’il ne lui avait fait aucun présent ; et, s’imaginant qu’à Venise, comme dans plusieurs des contrées qu’il avait parcourues, c’était un devoir de politesse indispensable envers la fille de son associé, il réfléchit un instant au don qu’il pouvait lui faire sur-le-champ pour réparer son oubli. Il ne trouva rien de mieux qu’une boîte de cristal pleine de gomme de lentisque qu’il portait habituellement sur lui, et dont il mâchait une pastille de temps en temps, suivant l’usage de son pays. Il tira ce don de sa poche et le mit dans la main de Mattea. Mais, comme elle le repoussait, il craignit d’avoir manqué de grâce, et se souvenant d’avoir vu les Vénitiens baiser la main aux femmes qu’ils abordaient, il baisa celle de Mattea ; et, voulant ajouter quelque parole agréable, il mit sa propre main sur sa poitrine en disant en italien d’un air grave et solennel :

— Votre ami.

Cette parole simple, ce geste franc et affectueux, la figure noble et belle d’Abul, firent tant d’impression sur Mattea, qu’elle ne se fit aucun scrupule de garder un présent si honnêtement offert. Elle crut s’être fait comprendre, et interpréta l’action de son nouvel ami comme un témoignage d’estime et de confiance.

— Il ignore nos usages, se dit-elle, et je l’offenserais sans doute en refusant son présent. Mais ce mot d’ami qu’il a prononcé exprime tout ce qui se passe entre lui et moi : loyauté sainte, affection fraternelle ; nos cœurs se sont entendus.

Elle mit la boîte dans son sein en disant :

— Oui, amis, amis pour la vie.

Et, tout émue, joyeuse, attendrie, rassurée, elle referma son voile et reprit sa sérénité. Abul, satisfait d’avoir rempli son devoir, se rendit le témoignage d’avoir fait un présent de valeur convenable, la boîte étant de cristal du Caucase, et la gomme de lentisque étant une denrée fort chère et fort rare que produit la seule île de Scio, et dont le Grand Seigneur avait alors le monopole. Dans cette confiance, il reprit sa cuiller de vermeil et acheva tranquillement son sorbet à la rose.

Pendant ce temps, Timothée, jaloux de tourmenter M. Spada, lui communiquait d’un air important les observations les plus futiles, et, chaque fois qu’il le voyait tourner la tête avec inquiétude pour regarder sa fille, il lui disait :

— Qui peut vous tourmenter ainsi, mon cher seigneur ? La signora Mattea n’est pas seule au café. N’est-elle pas sous la protection de mon maître, qui est l’homme le plus galant de l’Asie Mineure ? Soyez sûr que le temps ne semble pas trop long au noble Abul-Amet.

Ces réflexions malignes enfonçaient mille serpents dans l’âme bourrelée de Zacomo ; mais, en même temps, elles réveillaient la seule chance sur laquelle pût être fondé l’espoir d’acheter la soie blanche, et Zacomo se disait ;

— Allons, puisque la faute est faite, tâchons d’en profiter. Pourvu que ma femme ne le sache pas, tout sera facile à arranger et à réparer.

Il revenait alors à la supputation de ses intérêts.

— Mon cher Timothée, disait-il, sois sûr que ton maître a offert beaucoup trop de cette marchandise. Je connais bien celui qui en a offert deux mille sequins (c’était lui-même), et je te jure que c’était un prix honnête.

— Eh quoi ! répondait le jeune Grec, n’auriez-vous pas pris en considération la situation malheureuse d’un confrère, si c’était vous, je suppose, qui eussiez fait cette offre ?

— Ce n’est pas moi, Timothée ; je connais trop les bons procédés que je dois à l’estimable Amet pour aller jamais sur ses brisées dans un genre d’affaire qui le concerne exclusivement.

— Oh ! je le sais, reprit Timothée d’un air grave, vous ne vous écartez jamais en secret de la branche d’industrie que vous exercez en public ; vous n’êtes pas de ces débitants qui enlèvent aux fabricants qui les fournissent un gain légitime ; non, certes !

En parlant ainsi, il le regarda fixement sans que son visage trahît la moindre ironie ; et ser Zacomo, qui, à l’égard de ses affaires, possédait une assez bonne dose de ruse, affronta ce regard sans que son visage trahît la moindre perfidie.

— Allons donc décider Amet, reprit Timothée ; car, entre gens de bonne foi comme nous le sommes, on doit s’entendre à demi-mot. — M. Spada vient de m’offrir pour vous, dit-il en turc à son maître, le remboursement de votre créance de cette année ; le jour où vous aurez besoin d’argent, il le tiendra à votre disposition.

— C’est bien, répondit Abul ; dis à cet honnête homme que je n’en ai pas besoin pour le moment, et que mon argent est plus en sûreté dans ses mains que sur mes navires. La foi d’un homme vertueux est un roc en terre ferme, les flots de la mer sont comme la parole d’un larron.

— Mon maître m’accorde la permission de conclure cette affaire avec vous de la manière la plus loyale et la plus avantageuse aux deux parties, dit Timothée à M. Spada ; nous en parlerons donc dans le plus grand détail demain, et, si vous voulez que nous allions ensemble examiner la marchandise dans le port, j’irai vous prendre de bonne heure.

— Dieu soit loué ! s’écria M. Spada, et que, dans sa justice, il daigne convertir à la vraie foi l’âme de ce noble musulman !

Après cette exclamation ils se séparèrent, et M. Spada reconduisit sa fille jusque dans sa chambre, où il l’embrassa avec tendresse, lui demandant pardon dans son cœur de s’être servi de sa passion comme d’un enjeu ; puis il se mit en devoir d’examiner ses comptes de la journée. Mais il ne fut pas longtemps tranquille, car madame Loredana vint le trouver avec un coffre à la main. C’étaient quelques hardes qu’elle venait de préparer pour sa fille, et elle exigeait que son mari la conduisît chez la princesse le lendemain dès le point du jour. M. Spada n’était plus aussi pressé d’éloigner Mattea ; il tâcha d’éluder ces sommations ; mais, voyant qu’elle était décidée à la conduire elle-même dans un couvent s’il hésitait à l’emmener, il fut forcé de lui avouer que la réussite de son affaire dépendait seulement de quelques jours de plus de la présence de Mattea dans la boutique. Cette nouvelle irrita beaucoup la Loredana ; mais ce fut bien pis lorsque, ayant fait subir un interrogatoire implacable à son époux, elle lui fit confesser qu’au lieu d’aller chez la princesse dans la soirée, il avait parlé au musulman dans un café en présence de Mattea. Elle devina les circonstances aggravantes que celait encore M. Spada, et, les lui ayant arrachées par la ruse, elle entra dans une juste colère contre lui et l’accabla d’injures violentes, mais trop méritées.

Au milieu de cette querelle, Mattea, à demi déshabillée, entra, et, se mettant à genoux entre eux deux :

— Ma mère, dit-elle, je vois que je suis un sujet de trouble et de scandale dans cette maison ; accordez-moi la permission d’en sortir pour jamais. Je viens d’entendre le sujet de votre dispute. Mon père suppose qu’Abul-Amet a le désir de m’épouser, et vous, ma mère, vous supposez qu’il a celui de me séduire et de m’enfermer dans son harem avec ses concubines. Sachez que vous vous trompez tous deux. Abul est un honnête homme à qui sa religion défend sans doute de m’épouser, car il n’y songe pas, mais qui, ne m’ayant point achetée, ne songera jamais à me traiter comme une concubine. Je lui ai demandé sa protection et une existence modeste en travaillant dans ses ateliers ; il me l’accorde ; donnez-moi votre bénédiction, et permettez-moi d’aller vivre à l’île de Scio. J’ai lu, chez ma marraine, un livre dans lequel j’ai vu que c’était un beau pays, paisible, industrieux, et celui de toute la Grèce où les Turcs exercent la domination la plus douce. J’y serai pauvre mais libre, et vous serez plus tranquilles quand vous n’aurez plus, vous, ma mère, un objet de haine ; vous, mon père, un sujet d’alarmes. J’ai vu aujourd’hui combien le soin de vos richesses a d’empire sur votre âme ; mon exil vous tiendra quitte de la dot sans laquelle Checo ne m’eût point épousée, et cette dot dépassera de beaucoup les deux mille sequins auxquels vous eussiez sacrifié le repos et l’honneur de votre fille, si Abul n’eût été un honnête homme, digne de respect encore plus que d’amour. En achevant ce discours, que ses parents écoutèrent jusqu’au bout, paralysés qu’ils étaient par la surprise, la romanesque enfant, levant ses beaux yeux au ciel, invoqua l’image d’Abul pour se donner de la force ; mais en un instant elle fut renversée sur une chaise et rudement frappée par sa mère, qui était réellement folle dans la colère. M. Spada, épouvanté, voulut se jeter entre elles deux, mais la Loredana le repoussa si rudement, qu’il alla tomber sur la table.

— Ne vous mêlez pas d’elle, criait la mégère, ou je la tue !

En même temps, elle poussa sa fille dans sa chambre ; et, comme celle-ci lui demanda avec un sang-froid forcé, inspiré par la haine, de lui laisser de la lumière, elle lui jeta le flambeau à la tête. Mattea reçut une blessure au front, et, voyant son sang couler :

— Voilà, dit-elle à sa mère, de quoi m’envoyer en Grèce sans regret et sans remords.

Loredana, exaspérée, eut envie de la tuer ; mais, saisie d’épouvante au milieu de sa frénésie, cette femme, plus malheureuse que sa victime, s’enfuit en fermant la porte à double tour, arracha violemment la clef, qu’elle alla jeter à son mari ; puis elle courut s’enfermer dans sa chambre, où elle tomba sur le carreau en proie à d’affreuses convulsions.

Mattea essuya le sang qui coulait sur son visage et regarda une minute cette porte par laquelle sa mère venait de sortir ; puis elle fit un grand signe de croix en disant :

— Pour jamais !

En un instant les draps de son lit furent attachés à sa fenêtre, qui, étant située immédiatement au-dessus de la boutique, n’était éloignée du sol que de dix à douze pieds. Quelques passants attardés virent glisser une ombre qui disparut sous les couloirs sombres des Procuraties ; puis, bientôt après, une gondole de place, dont le fanal était caché, passa sous le pont de San-Mose, et s’enfuit rapidement avec la marée descendante le long du grand canal.

Je prie le lecteur de ne point trop s’irriter contre Mattea ; elle était un peu folle, elle venait d’être battue et menacée de la mort ; elle était couverte de sang, et, de plus, elle avait quatorze ans. Ce n’était pas sa faute si la nature lui avait donné trop tôt la beauté et les malheurs d’une femme, quand sa raison et sa prudence étaient encore dignes d’un enfant.

Pâle, tremblante et retenant sa respiration comme si elle eût craint de s’apercevoir elle-même au fond de la gondole, elle se laissa emporter pendant environ un quart d’heure. Lorsqu’elle aperçut les dentelures triangulaires de la mosquée se dessiner en noir sur le ciel éclairé par la lune, elle commanda au gondolier de s’arrêter à l’entrée du petit canal des Turcs.

La mosquée de Venise est un bâtiment sans beauté, mais non sans caractère, flanqué et comme surchargé de petites constructions qui, par leur entassement et leur irrégularité au milieu de la plus belle ville du monde, présentent le spectacle de la barbarie ottomane, inerte au milieu de l’art européen. Ce pâté de temples et de fabriques grossières est appelé à Venise il Fondaco dei Turchi. Les maisonnettes étaient toutes habitées par des Turcs ; le comptoir de leur compagnie de commerce y était établi, et lorsque Phingari, la lune, brillait dans le ciel, ils passaient les longues heures de la nuit prosternés dans la mosquée silencieuse.

À l’angle formé par le grand et le petit canal qui baignent ces constructions, une d’elles, qui n’est pour ainsi dire que la coque d’une chambre isolée, s’avance sur les eaux à la hauteur de quelques toises. Un petit prolongement y forme une jolie terrasse ; je dis jolie à cause d’une tente de toile bleue et de quelques beaux lauriers-roses qui la décorent. Dans une pareille situation, au sein même de Venise, et par le clair de lune, il n’en faut pas davantage pour former une retraite délicieuse. C’est là qu’Abul-Amet demeurait. Mattea le savait pour l’avoir vu souvent fumer au déclin du jour, accroupi sur un tapis au milieu de ses lauriers-roses ; d’ailleurs, chaque fois que son père passait avec elle en gondole devant le Fondaco, il lui avait montré cette baraque, dont la position était assez remarquable, en lui disant :

— Voici la maison de notre ami Abul, le plus honnête de tous les négociants.

On abordait à cette prétendue maison par une marche au-dessus de laquelle une niche pratiquée dans la muraille protégeait une lampe, et, derrière cette lampe, il y avait et il y a encore une madone de pierre qui est bien littéralement flanquée dans le ventre de la mosquée turque, puisque toutes les constructions adjacentes sont superposées sur la base massive du temple. Ces deux cultes vivaient là en bonne intelligence, et le lien de fraternité entre les mécréants et les giaours, ce n’était pas la tolérance, encore moins la charité ; c’était l’amour du gain, le dieu d’or de toutes les nations.

Mattea suivit le degré humide qui entourait la maison jusqu’à ce qu’elle eût trouvé un escalier étroit et sombre qu’elle monta au hasard. Une porte, fermée seulement au loquet, s’ouvrit à elle, et ensuite une pièce carrée, blanche et unie, sans aucun ornement, sans autre meuble qu’un lit très-bas et d’un bois grossier, couvert d’un tapis de pourpre rayé d’or, une pile de carreaux de cachemire, une lampe de terre égyptienne, un coffre de bois de cèdre incrusté de nacre de perle, des sabres, des pistolets, des poignards et des pipes du plus grand prix, une veste chamarrée de riches broderies, qui valait bien quatre ou cinq cents thalers, et à laquelle une corde tendue en travers de la chambre servait d’armoire. Une écuelle d’airain de Corinthe pleine de pièces d’or était posée à côté d’un yatagan ; c’étaient la bourse et la serrure d’Amet. Sa carabine, couverte de rubis et d’émeraudes, était sur son lit, et une devise en gros caractères arabes était écrite sur la muraille au-dessus de son chevet.

Mattea souleva la portière de la tapisserie qui servait de fenêtre, et vit sur la terrasse Abul déchaussé et prosterné devant la lune.

Cette profonde immobilité de sa prière, que la présence d’une femme seule avec lui, la nuit, dans sa chambre, ne troublait pas plus que le vol d’un moucheron, frappa la jeune fille de respect.

— Ce sont là, pensa-t-elle, les hommes que les mères qui battent leurs filles vouent à la damnation ! Comment donc seront damnés les cruels et les injustes ?

Elle s’agenouilla sur le seuil de la chambre et attendit, en se recommandant à Dieu, qu’il eût fini sa prière. Quand il eut fini en effet, il vint à elle, la regarda, essaya d’échanger avec elle quelques paroles inintelligibles de part et d’autre ; puis, comprenant tout bonnement que c’était une fille amoureuse de lui, il résolut de ne pas faire le cruel, et, souriant sans rien dire, il appela son esclave, qui dormait en plein air sur une terrasse supérieure, et lui ordonna d’apporter des sirops, des confitures sèches et des glaces. Puis il se mit à charger sa plus longue pipe de cerisier, afin de l’offrir à la belle compagne de sa nuit fortunée.

Heureusement pour Mattea, qui ne se doutait guère des pensées de son hôte, mais qui commençait à trouver fort embarrassant qu’il ne comprît pas un mot de sa langue, une autre gondole avait descendu le grand canal en même temps que la sienne. Cette gondole avait aussi éteint son fanal, preuve qu’elle allait en aventures. Mais c’était une gondole élégante, bien noire, bien fluette, bien propre, avec une grande scie bien brillante, et montée par les deux meilleurs rameurs de la place. Le signore que l’on menait en quête était couché tout seul au fond de sa boîte de satin noir, et, tandis que ses jambes nonchalantes reposaient allongées sur les coussins, ses doigts agiles voltigeaient avec une négligente rapidité sur une guitare. La guitare est un instrument qui n’a son existence véritable qu’à Venise, la ville silencieuse et sonore. Quand une gondole rase ce fleuve d’encre phosphorescente, où chaque coup de rame enfonce un éclair, tandis qu’une grêle de petites notes légères, nettes et folâtres, bondit et rebondit sur les cordes que parcourt une main invisible, on voudrait arrêter et saisir cette mélodie faible, mais distincte, qui agace l’oreille des passants et qui fuit le long des grandes, ombres des palais, comme pour appeler les belles aux : fenêtres, et passer en leur disant :

— Ce n’est pas pour vous la sérénade, et vous ne saurez ni d’où elle vient ni où elle va.

Or, la gondole était celle que louait Abu ! durant les mois de son séjour à Venise, et le joueur de guitare était Timothée. Il allait souper chez une actrice, et, sur son passage, il s’amusait à lutiner par sa musique les jaloux ou les amantes qui veillaient sur les balcons. De temps en temps, il s’arrêtait sous une fenêtre, et attendait que la dame eût prononcé bien bas en se penchant sous sa tendina le nom de son galant pour lui répondre : Ce n’est pas moi, et reprendre sa course et son chant moqueur. C’est à cause de ces courtes mais fréquentes stations, qu’il avait tantôt dépassé, tantôt laissé courir devant lui la gondole qui renfermait Mattea. La fugitive s’était effrayée chaque fois à son approche, et, dans sa crainte d’être poursuivie, elle avait presque cru reconnaître une voix dans le son de sa guitare.

Il y avait environ cinq minutes que Mattea était entrée dans la chambre d’Abul, lorsque Timothée, passant devant le Fondaco, remarqua cette gondole sans fanal qu’il avait déjà rencontrée dans sa course, amarrée maintenant sous la niche de la madone des Turcs. Abul n’était guère dans l’usage de recevoir des visites à cette heure, et, d’ailleurs, l’idée de Mattea devait se présenter d’emblée à un homme aussi perspicace que Timothée. Il fit amarrer sa gondole à côté de celle-là, monta précipitamment, et trouva Mattea qui recevait une pipe de la main d’Abul, et qui allait recevoir un baiser auquel elle ne s’attendait guère, mais que le Turc se reprochait de lui avoir déjà trop fait désirer. L’arrivée de Timothée changea la face des choses ; Abul en fut un peu contrarié.

— Retire-toi, mon ami, dit-il à Timothée, tu vois que je suis en bonne fortune.

— Mon maître, j’obéis, répliqua Timothée ; cette femme est-elle donc votre esclave ?

— Non pas mon esclave, mais ma maîtresse, comme on dit à la mode d’Italie ; du moins, elle va l’être, puisqu’elle vient me trouver. Elle m’avait parlé tantôt, mais je n’avais pas compris. Elle n’est pas mal.

— Vous la trouvez belle ? dit Timothée.

— Pas beaucoup, répondit Abul, elle est trop jeune et trop mince ; j’aimerais mieux sa mère, c’est une belle femme bien grasse. Mais il faut bien se contenter de ce qu’on trouve en pays étranger, et, d’ailleurs, ce serait manquer à l’hospitalité que de refuser à cette fille ce qu’elle désire.

— Et, si mon maître se trompait, reprit Timothée ; si cette fille était venue ici dans d’autres intentions ?

— En vérité, le crois-tu ?

— Ne vous a-t-elle rien dit ?

— Je ne comprends rien à ce qu’elle dit.

— Ses manières vous ont-elles prouvé son amour ?

— Non, mais elle était à genoux pendant que j’achevais ma prière.

— Est-elle restée à genoux quand vous vous êtes levé ?

— Non, elle s’est levée aussi.

— Eh bien, dit Timothée en lui-même en regardant la belle Mattea qui écoutait, toute pâle et tout interdite, cet entretien auquel elle n’entendait rien, pauvre insensée ! il est encore temps de te sauver de toi-même. — Mademoiselle, lui dit-il d’un ton un peu froid, que désirez-vous que je demande de votre part à mon maître ?

— Hélas ! je n’en sais rien, répondit Mattea fondant en larmes ; je demande asile et protection à qui voudra me l’accorder ; ne lui avez-vous pas traduit ma lettre de ce matin ? Vous voyez que je suis blessée et ensanglantée ; je suis opprimée et maltraitée au point que je n’ose pas rester une heure de plus dans la maison de mes parents ; je vais me réfugier de ce pas chez ma marraine, la princesse Gica ; mais elle ne voudra me soustraire que bien peu de temps aux maux qui m’accablent et que je veux fuir à jamais, car elle est faible et dévote. Si Abul veut me faire avertir le jour de son départ, s’il consent à me faire passer en Grèce par son brigantin, je fuirai, et j’irai travailler toute ma vie dans ses ateliers pour lui prouver ma reconnaissance…

— Dois-je dire aussi votre amour ? dit Timothée d’un ton respectueux mais insinuant.

— Je ne pense pas qu’il soit question de cela, ni dans ma lettre, ni dans ce que je viens de vous dire, répondit Mattea en passant d’une pâleur livide à une vive rougeur de colère ; je trouve votre question étrange et cruelle dans la position où je suis ; j’avais cru jusqu’ici à de l’amitié de votre part, je vois bien que la démarche que je fais m’ôte votre estime ; mais en quoi prouve-t-elle, je vous prie, que j’aie de l’amour pour Abul-Amet ?

— C’est bon, pensa Timothée, c’est une fille sans cervelle, et non pas sans cœur.

Il lui fit d’humbles excuses, l’assura qu’elle avait droit au secours et au respect de son maître, ainsi qu’aux siens, et, s’adressant à Abul :

— Seigneur mon maître, qui avez été toujours si doux et si généreux envers moi, lui dit-il, voulez-vous accorder à cette fille la grâce qu’elle demande, et à votre serviteur fidèle celle qu’il va vous demander ?

— Parle, répondit Abul ; je n’ai rien à refuser à un serviteur et à un ami tel que toi.

— Eh bien, dit Timothée, cette fille, qui est ma fiancée et qui s’est engagée à moi par des promesses sacrées, vous demande la grâce de partir avec nous sur votre brigantin, et d’aller s’établir dans votre atelier à Scio ; et moi, je vous demande la permission de l’emmener et d’en faire ma femme. C’est une fille qui s’entend au commerce et qui m’aidera dans la gestion de nos affaires.

— Il n’est pas besoin qu’elle soit utile à mes affaires, répondit gravement Abul ; il suffit qu’elle soit fiancée à mon serviteur fidèle pour que je devienne son hôte sincère et loyal. Tu peux emmener ta femme, Timothée ; je ne soulèverai jamais le coin de son voile ; et, quand je la trouverais dans mon hamac, je ne la toucherais pas.

— Je le sais, ô mon maître ! répondit le jeune Grec, et tu sais aussi que, le jour où tu me demanderas ma tête, je me mettrai à genoux pour te l’offrir ; car je te dois plus qu’à mon père, et ma vie t’appartient plus qu’à celui qui me l’a donnée. — Mademoiselle, dit-il à Mattea, vous avez bien fait de compter sur l’honneur de mon maître ; tous vos désirs seront remplis, et, si vous voulez me permettre de vous conduire chez votre marraine, je connaîtrai désormais en quel lieu je dois aller vous avertir et vous chercher au moment du départ de notre voile.

Mattea eût peut-être bien désiré une réponse un peu moins strictement obligeante de la part d’Abul, mais elle n’en fut pas moins touchée de sa loyauté. Elle en exprima sa reconnaissance à Timothée, bien qu’en regrettant tout bas qu’une parole tant soit peu affectueuse n’eût pas accompagné ses promesses de respect. Timothée la fit monter dans sa gondole, et la conduisit au palais de la princesse Veneranda. Elle était si confuse de cette démarche hardie, aveugle inspiration d’un premier mouvement d’effervescence, qu’elle n’osa dire un mot à son compagnon durant la route.

— Si l’on vous emmène à la campagne, lui dit Timothée en la quittant à quelque distance du palais, faites-moi savoir où vous allez, et comptez que j’irai vous y trouver.

— On m’enfermera peut-être, dit Mattea tristement.

— On sera bien malin si on m’empêche de me moquer des gardiens, reprit Timothée. Je ne suis pas connu de cette princesse Gica ; si je me présente à vous devant elle, n’ayez pas l’air de m’avoir jamais vu. Adieu, bon courage ! Gardez-vous de dire à votre marraine que vous n’êtes pas venue directement de votre demeure à la sienne. Nous nous reverrons bientôt.


VI

Au lieu d’aller souper chez son actrice, Timothée rentra chez lui et se mit à rêver. Lorsqu’il s’étendit sur son lit, aux premiers rayons du jour, pour prendre le peu d’instants de repos nécessaire à son organisation active, le plan de toute sa vie était déjà conçu et arrêté. Timothée n’était pas, comme Abul, un homme simple et candide, un héros de sincérité et de désintéressement. C’était un homme bien supérieur à lui dans un sens, et peu inférieur dans l’autre, car ses mensonges n’étaient jamais des perfidies, ses méfiances n’étaient jamais des injustices. Il avait toute l’habileté qu’il faut pour être un scélérat, moins l’envie et la volonté de l’être. Dans les occasions où sa finesse et sa prudence étaient nécessaires pour opérer contre des fripons, il leur montrait qu’on peut les surpasser dans leur art sans embrasser leur profession. Ses actions portaient toutes un caractère de profondeur, de prévoyance, de calcul et de persévérance. Il avait trompé bien souvent, mais il n’avait jamais dupé ; ses artifices avaient toujours tourné au profit des bons contre les méchants. C’était là son principe, que tout ce qui est nécessaire est juste, et que ce qui produit le bien ne peut être le mal. C’est un principe de morale turque qui prouve le vide et la folie de toute formule humaine, car les despotes ottomans s’en servent pour faire couper la tête à leurs amis sur un simple soupçon, et Timothée n’en faisait pas moins une excellente application à tous ses actes. Quant à sa délicatesse personnelle, un mot suffisait pour la prouver : c’est qu’il avait été employé par dix maîtres cent fois moins habiles que lui, et qu’il n’avait pas amassé la plus petite pacotille à leur service. C’était un garçon jovial, aimant la vie, dépensant le peu qu’il gagnait, aussi incapable de prendre que de conserver, mais aimant la fortune et la caressant en rêve comme une maîtresse qu’il est très-difficile d’obtenir et très-glorieux de fixer.

Sa plus chère et sa plus légitime espérance dans la vie était de se trouver un jour assez riche pour s’établir en Italie ou en France, et pour être affranchi de toute domination. Il avait pourtant une vive et sincère affection pour Abul, son excellent maître. Quand il faisait des tours d’adresse à ce crédule patron (et c’était toujours pour le servir, car Abul se fût ruiné en un jour s’il eût été livré à ses propres idées dans la conduite des affaires) ; quand, dis-je, il le trompait pour l’enrichir, c’était sans jamais avoir l’idée de se moquer de lui, car il l’estimait profondément, et ce qui était à ses yeux de la stupidité chez ses autres maîtres devenait de la grandeur chez Abul.

Malgré cet attachement, il désirait se reposer de cette vie de travail, ou au moins en jouir par lui-même, et ne plus user ses facultés au service d’autrui. Une grande opération l’eût enrichi s’il eût eu beaucoup d’argent ; mais, n’en ayant pas assez, il n’en voulait pas faire de petites, et surtout il repoussait avec un froid et silencieux mépris les insinuations de ceux qui voulaient l’intéresser aux leurs aux dépens d’Abul-Amet. M. Spada n’y avait pas manqué ; mais, comme Timothée n’avait pas voulu comprendre, le digne marchand de soieries se flattait d’avoir été assez habile en échouant pour ne pas se trahir.

Un mariage avantageux était la principale utopie de Timothée. Il n’imaginait rien de plus beau que de conquérir son existence, non sur des sots et des lâches, mais sur le cœur d’une femme d’esprit. Mais, comme il ne voulait pas vendre son honneur à une vieille et laide créature, comme il avait l’ambition d’être heureux en même temps que riche, et qu’il voulait la rencontrer et la conquérir jeune, belle, aimable et spirituelle, on pense bien qu’il ne trouvait pas souvent l’occasion d’espérer. Cette fois enfin, il l’avait touchée du doigt, cette espérance. Depuis longtemps, il essayait d’attirer l’attention de Mattea, et il avait réussi à lui inspirer de l’estime et de l’amitié. La découverte de son amour pour Abul l’avait bouleversé un instant ; mais, en y réfléchissant, il avait compris combien peu de crainte devait lui inspirer cet amour fantasque, rêve d’un enfant en colère qui veut fuir ses pédagogues, et qui parle d’aller dans l’île des Fées. Un instant aussi il avait failli renoncer à son entreprise, non plus par découragement, mais par dégoût ; car il voulait aimer Mattea en la possédant, et il avait craint de trouver en elle une effrontée. Mais il avait reconnu que la conduite de cette jeune fille n’était que de l’extravagance, et il se sentait assez supérieur à elle pour l’en corriger en faisant le bonheur de tous deux. Elle avait le temps de grandir, et Timothée ne désirait ni n’espérait l’obtenir avant quelques années. Il fallait commencer par détruire un amour dans son cœur avant de pouvoir y établir le sien. Timothée sentit que le plus sûr moyen qu’un homme puisse employer pour se faire haïr, c’est de combattre un rival préféré et de s’offrir à la place. Il résolut, au contraire, de favoriser en apparence le sentiment de Mattea, tout en le détruisant par le fait sans qu’elle s’en aperçût. Pour cela, il n’était pas besoin de nier les vertus d’Abul, Timothée ne l’eût pas voulu ; mais il pouvait faire ressortir l’impuissance de ce cœur musulman pour un amour de femme, sans porter la moindre atteinte de regret à l’amateur éclairé qui trouvait la matrone Loredana plus belle que sa fille.

La princesse Veneranda fut dérangée au milieu de son précieux sommeil par l’arrivée de Mattea à une heure indue. Il n’est guère d’heures indues à Venise ; mais en tout pays il en est pour une femme qui subordonne toutes ses habitudes à l’importante affaire de se maintenir le teint frais. Comme, pour ajouter au bienfait de ses longues nuits de repos, elle se servait d’un enduit cosmétique dont elle avait acheté la recette à prix d’or à un sorcier arabe, elle fut assez troublée de cet événement, et s’essuya à la hâte pour ne point faire soupçonner qu’elle eût besoin de recourir à l’art. Quand elle eut écouté la plainte de Mattea, elle eut bien envie de la gronder, car elle ne comprenait rien aux idées exaltées ; mais elle n’osa le faire, dans la crainte d’agir comme une vieille et de paraître telle à sa filleule et à elle-même. Grâce à cette crainte, Mattea eut la consolation de lui entendre dire :

— Je te plains, ma chère amie ; je sais ce que c’est que la vivacité des jeunes têtes ; je suis encore bien peu sage moi-même, et, entre femmes, on se doit de l’indulgence. Puisque tu viens à moi, je me conduirai avec toi comme une véritable sœur et te garderai quelques jours, jusqu’à ce que la fureur de ta mère, qui est un peu trop dure, je le sais, soit passée. En attendant, couche-toi sur le lit de repos qui est dans mon cabinet, et je vais envoyer chez tes parents afin qu’en s’apercevant de ta fuite ils ne soient pas en peine.

Le lendemain, M. Spada vint remercier la princesse de l’hospitalité qu’elle voulait bien donner à une malheureuse folle. Il parla assez sévèrement à sa fille. Néanmoins il examina avec une anxiété qu’il s’efforçait vainement de cacher la blessure qu’elle avait au front. Quand il eut reconnu que c’était peu de chose, il pria la princesse de l’écouter un instant en particulier ; et, quand il fut seul avec elle, il tira de sa poche la boîte de cristal de roche qu’Abul avait donnée à Mattea.

— Voici, dit-il, un bijou et une drogue que cette pauvre infortunée a laissés tomber de son sein pendant que sa mère la frappait. Elle ne peut l’avoir reçue que du Turc ou de son serviteur. Votre Excellence m’a parlé d’amulettes et de philtres : ceci ne serait-il point quelque poison analogue, propre à séduire et à perdre les filles ?

— Par les clous de la sainte croix, s’écria Veneranda, cela doit être !

Mais, quand elle eut ouvert la boîte et examiné les pastilles ;

— Il me semble, dit-elle, que c’est de la gomme de lentisque, que nous appelons mastic dans notre pays. En effet, c’est même de la première qualité, du véritable skinos. Néanmoins il faut essayer d’en tremper un grain dans de l’eau bénite, et nous verrons s’il résistera à l’épreuve.

L’expérience ayant été faite, à la grande gloire des pastilles, qui ne produisirent pas la plus petite détonation et ne répandirent aucune odeur de soufre, Veneranda rendit la boîte à M. Spada, qui se retira en la remerciant et en la suppliant d’emmener au plus vite sa fille loin de Venise.

Cette résolution lui coûtait beaucoup à prendre ; car avec elle il perdait l’espoir de la soie blanche et il retrouvait la crainte d’avoir à payer ses deux mille doges. C’est ainsi que, suivant un vieille tradition, il appelait ses sequins, parce que leur effigie représente le doge de Venise à genoux devant saint Marc. Doze a Zinoccliion est encore pour le peuple synonyme de sequins de la République. Cette monnaie, qui mériterait par son ancienneté de trouver place dans les musées et dans les cabinets, a encore cours à Venise, et les Orientaux la reçoivent de préférence à toute autre, parce qu’elle est d’un or très-pur.

Néanmoins, Abul-Amet, à sa prière, se montra d’autant plus miséricordieux qu’il n’avait jamais songé à le rançonner ; mais, comme le vieux fourbe avait voulu couper l’herbe sous le pied à son généreux créancier en s’emparant de la soie blanche en secret, Timothée trouva que c’était justice de faire faire cette acquisition à son maître sans y associer M. Spada. Assem, l’armateur smyrniote, s’en trouva bien ; car Abul lui en donna mille sequins de plus qu’il n’en espérait, et M. Spada reprocha souvent à sa femme de lui avoir fait, par sa fureur, un tort irréparable ; mais il se taisait bien vite lorsque la virago, pour toute réponse, serrait le poing d’un air expressif, et il se consolait un peu de ses angoisses de tout genre avec l’espérance de ne payer ses chers et précieux doges, ses dattes succulentes, comme il les appelait, qu’à la fin de l’année.

Veneranda et Mattea quittèrent Venise ; mais cette prétendue retraite, où la captive devait être soustraite au voisinage de Tenn^mi, n’était autre que la jolie île de Torcello, où la princesse avait une charmante villa et où l’on pouvait venir dîner en partant de Venise en gondole après la sieste. Il ne fut pas difficile à Timothée de s’y rendre entre onze heures et minuit sur la barchetta d’un pêcheur d’huîtres.

Mattea était assise avec sa marraine sur une terrasse couverte de sycomores et d’aloès, d’où ses grands yeux rêveurs contemplaient tristement le lever de la lune, qui argentait les flots paisibles et semait d’écaillés d’argent le noir manteau de l’Adriatique. Rien ne peut donner l’idée de la beauté du ciel dans cette partie du monde ; et quiconque n’a pas rêvé seul le soir dans une barque au milieu de cette mer, lorsqu’elle est plus limpide et plus calme qu’un beau lac, ne connaît pas la volupté. Ce spectacle dédommageait un peu la sérieuse Mattea des niaiseries insipides dont l’entretenait une vieille fille coquette et bornée.

Tout à coup, il sembla que le vent apportait les notes grêles et coupées d’une mélodie lointaine. La musique n’était pas chose rare sur les eaux de Venise ; mais Mattea crut reconnaître des sons qu’elle avait déjà entendus. Une barque se montrait au loin, semblable à une imperceptible tache noire sur un immense voile d’argent. Elle s’approcha peu à peu, et les sons de la guitare de Timothée devinrent plus distincts. Enfin la barque s’arrêta à quelque distance de la villa, et une voix chanta une romance amoureuse où le nom de Veneranda revenait à chaque refrain au milieu des plus emphatiques métaphores. Il y avait si longtemps que la pauvre princesse n’avait plus d’aventures, qu’elle ne fut pas difficile sur la poésie de cette romance. Elle en parla toute la soirée et tout le lendemain avec des minauderies charmantes et en ajoutant tout haut, pour moralité à ses doux commentaires, de grandes exclamations sur le malheur des femmes qui ne pouvaient échapper aux inconvénients de leur beauté et qui n’étaient en sûreté nulle part. Le lendemain, Timothée vint chanter plus près encore une romance encore plus absurde, qui fut trouvée non moins belle que l’autre. Le jour suivant, il fit parvenir un billet, et, le quatrième jour, il s’introduisit en personne dans le jardin, bien certain que la princesse avait fait mettre les chiens à l’attache et qu’elle avait envoyé coucher tous ses gens. Ce n’est pas qu’aux temps les plus florissants de sa vie elle n’eût été galante. Elle n’avait jamais eu ni une vertu, ni un vice ; mais tout homme qui se présentait chez elle avec l’adulation sur les lèvres était sûr d’être accueilli avec reconnaissance. Timothée avait pris de bonnes informations, et il se précipita aux pieds de la douairière dans un moment où elle était seule, et, sans s’effrayer de l’évanouissement qu’elle ne manqua pas d’avoir, il lui débita une si belle tirade, qu’elle s’adoucit ; et, pour lui sauver la vie (car il ne fit pas les choses à demi, et, comme tout galant eût fait à sa place, il menaça de se tuer devant elle), elle consentit à le laisser venir de temps en temps baiser le bas de sa robe. Seulement, comme elle tenait à ne pas donner un mauvais exemple à sa filleule, elle recommanda bien à son humble esclave de ne pas s’avouer pour le chanteur de romances et de se présenter dans la maison comme un parent qui arrivait de Morée.

Mattea fut bien surprise le lendemain à table lorsque ce prétendu neveu, annoncé le matin par sa marraine, parut sous les traits de Timothée ; mais elle se garda bien de le reconnaître, et ce ne fut qu’au bout de quelques jours qu’elle se hasarda à lui parler. Elle apprit de lui, à la dérobée, qu’Abul, occupé de ses soieries et de sa teinture, ne retournerait guère dans son île qu’au bout d’un mois. Cette nouvelle affligea Mattea, non-seulement parce qu’elle lui inspirait la crainte d’être forcée de retourner chez sa mère, d’où il lui serait très-difficile désormais de s’échapper, mais parce qu’elle lui ôtait le peu d’espérance qu’elle conservait d’avoir fait quelque impression sur le cœur d’Abul. Cette indifférence de son sort, cette préférence donnée sur elle à des intérêts commerciaux, c’était un coup de poignard enfoncé peut-être dans son amour-propre encore plus que dans son cœur ; car nous avouons qu’il nous est très-difficile de croire que son cœur jouât un rôle réel dans ce roman de grande passion. Néanmoins, comme ce cœur était noble, la mortification de l’orgueil blessé y produisit de la douleur et de la honte sans aucun mélange d’ingratitude ou de dépit ; elle ne cessa pas de parler d’Abul avec vénération et de penser à lui avec une sorte d’enthousiasme.

Timothée devint, en moins d’une semaine, le sigisbé en titre de Veneranda. Rien n’était plus agréable pour elle que de trouver, à son âge, un tout jeune et assez joli garçon, plein d’esprit, et jouant merveilleusement de la guitare, qui voulût bien porter son éventail, ramasser son bouquet, lui dire des impertinences et lui écrire des bouts-rimés. Il avait soin de ne jamais venir à Torcello qu’après s’être bien assuré que M. et madame Spada étaient occupés en ville et ne viendraient pas le surprendre aux pieds de sa princesse, qui ne le connaissait que sous le nom du prince Zacharias Kalasi.

Durant les longues soirées, le sans-gêne de la campagne permettait à Timothée d’entretenir Mattea, d’autant plus qu’il venait souvent des visites, et que dame Gica, par soin de sa réputation, prescrivait à son cavalier servant de l’attendre au jardin tandis qu’elle serait au salon ; et pendant ce temps, comme elle ne craignait rien au monde plus que de le perdre, elle recommandait à sa filleule de lui tenir compagnie, sûre que ses charmes de quatorze ans ne pouvaient entrer en lutte avec les siens. Le jeune Grec en profita, non pour parler de ses prétentions, il s’en garda bien, mais pour l’éclairer sur le véritable caractère d’Abul, qui n’était rien moins qu’un galant paladin, et qui, malgré sa douceur et sa bonté naturelle, faisait jeter une femme adultère dans un puits, ni plus ni moins que si c’eût été un chat. Il lui peignit en même temps les mœurs des Turcs, l’intérieur des harems, l’impossibilité d’enfreindre leurs lois, qui faisaient de la femme une marchandise appartenant à l’homme, et jamais une compagne ou une amie. Il lui porta le dernier coup en lui apprenant qu’Abul, outre vingt femmes dans son harem, avait une femme légitime dont les enfants étaient élevés avec plus de soin que ceux des autres, et qu’il aimait autant qu’un Turc peut aimer une femme, c’est-à-dire un peu plus que sa pipe et un peu moins que son cheval. Il engagea beaucoup Mattea à ne pas se placer sous la domination de cette femme, qui, dans un accès de jalousie, pourrait bien la faire étrangler par ses eunuques. Comme il lui disait toutes ces choses par manière de conversation et sans paraître lui donner des avertissements dont elle se fût peut-être méfiée, elles faisaient une profonde impression sur son esprit et la réveillaient comme d’un rêve.

En même temps, il eut soin de lui dire tout ce qui pouvait lui donner l’envie d’aller à Scio, pour y jouir, dans les ateliers qu’il dirigeait, d’une liberté entière et d’un sort paisible. Il lui dit qu’elle trouverait à y exercer les talents qu’elle avait acquis dans la profession de son père, ce qui l’affranchirait de toute obligation qui pût faire rougir sa fierté auprès d’Abul. Enfin, il lui fit une si riante peinture du pays, de sa fertilité, de ses productions rares, des plaisirs du voyage, du charme qu’on éprouve à se sentir le maître et l’artisan de sa destinée, que sa tête ardente et son caractère fort et aventureux embrassèrent l’avenir sous cette nouvelle face. Timothée eut soin aussi de ne pas détruire tout à fait son amour romanesque, qui était le plus sûr garant de son départ, et dont il ne se flattait pas vainement de triompher. Il lui laissa un peu d’espoir, en lui disant qu’Abul venait souvent dans les ateliers et qu’il y était adoré. Elle pensa qu’elle aurait au moins la douceur de le voir ; et, quant à lui, il connaissait trop la parole de son maître pour s’inquiéter des suites de ces entrevues. Quand tout ce travail, que Timothée avait entrepris de faire dans l’esprit de Mattea, eut porté les fruits qu’il en attendait, il pressa son maître de mettre à la voile, et Abul, qui ne faisait rien que par lui, y consentit sans peine. Au milieu de la nuit, une barque vint prendre la fugitive à Torcello et la conduisit droit au canal des Marane, où elle s’amarra à un des pieux qui bordent ce chemin des navires au travers des bas-fonds. Lorsque le brigantin passa, Abul tendit lui-même une corde à Timothée, car il eût emmené trente femmes plutôt que de laisser ce serviteur fidèle, et la belle Mattea fut installée dans la plus belle chambre du navire.


VII

Trois ans environ après cette catastrophe, la princesse Veneranda était seule un matin dans la villa de Torcello, sans filleule, sans sigisbé, sans autre société pour le moment que son petit chien, sa soubrette et un vieil abbé qui lui faisait encore de temps en temps un madrigal ou un acrostiche. Elle était assise devant une superbe glace de Murano, et surveillait l’édifice savant que son coiffeur lui élevait sur la tête avec autant de soin et d’intérêt qu’aux plus beaux jours de sa jeunesse. C’était toujours la même femme, pas beaucoup plus laide, guère plus ridicule, aussi vide d’idées et de sentiments que par le passé. Elle avait conservé le goût fantasque qui présidait à sa parure et qui caractérise les femmes grecques lorsqu’elles sont dépaysées et qu’elles veulent entasser sur elles les ornements de leur costume avec ceux des autres pays. Veneranda avait en ce moment sur la tête un turban, des fleurs, des plumes, des rubans, une partie de ses cheveux poudrée et une autre teinte en noir. Elle essayait d’ajouter des crépines d’or à cet attirail qui ne la faisait pas mal ressembler à une des belettes empanachées dont parle La Fontaine, lorsque son petit nègre lui vint annoncer qu’un jeune Grec demandait à lui parler.

— Juste ciel ! serait-ce l’ingrat Zacharias ? s’écria-t-elle.

— Non, madame, répondit le nègre, c’est un très-beau jeune homme que je ne connais pas, et qui ne veut vous parler qu’en particulier.

— Dieu soit loué ! c’est un nouveau sigisbé qui me tombe du ciel, pensa Veneranda.

Et elle fit retirer les témoins en donnant l’ordre d’introduire l’inconnu par l’escalier dérobé. Avant qu’il parût, elle se hâta de donner un dernier coup d’œil à sa glace, marcha dans la chambre pour essayer la grâce de son panier, fonça un peu son rouge, et se posa ensuite gracieusement sur son ottomane.

Alors un jeune homme, beau comme le jour ou comme un prince de conte de fées, et vêtu d’un riche costume grec, vint se précipiter à ses pieds et s’empara d’une de ses mains qu’il baisa avec ardeur.

— Arrêtez, monsieur, arrêtez ! s’écria Veneranda éperdue ; on n’abuse pas ainsi de l’étonnement et de l’émotion d’une femme dans le tête-à-tête. Laissez ma main ; vous voyez que je suis si tremblante, que je n’ai pas la présence d’esprit de la retirer. Qui êtes-vous, au nom du ciel ? et que doivent me faire craindre ces transports imprudents ?

— Hélas ! ma chère marraine, répondit le beau garçon, ne reconnaissez-vous point votre filleule, la coupable Mattea, qui vient vous demander pardon de ses torts et les épier par son repentir ?

La princesse jeta un cri en reconnaissant en effet Mattea, mais si grande, si forte, si brune et si belle sous ce déguisement, qu’elle lui causait la douce illusion d’un jeune homme charmant à ses pieds.

— Je te pardonnerai, à toi, lui dit-elle en l’embrassant ; mais que ce misérable Zacharias, Timothée, ou comme on voudra l’appeler, ne se présente jamais devant moi.

— Hélas ! chère marraine, il n’oserait, dit Mattea ; il est resté dans le port sur un vaisseau qui nous appartient et qui apporte à Venise une belle cargaison de soie blanche. Il m’a chargée de plaider sa cause, de vous peindre son repentir, et d’implorer sa grâce.

— Jamais ! jamais ! s’écria la princesse.

Cependant elle s’adoucit en recevant de la part de son infidèle sigisbé un cachemire si magnifique, qu’elle oublia tout ce qu’il y avait d’étrange et d’intéressant dans le retour de Mattea pour examiner ce beau présent, l’essayer et le draper sur ses épaules. Quand elle en eut admiré l’effet, elle parla de Timothée avec moins d’aigreur, et demanda depuis quand il était armateur et négociant pour son compte.

— Depuis qu’il est mon époux, répondit Mattea, et qu’Abul lui a fait un prêt de cinq mille sequins pour commencer sa fortune.

— Eh quoi ! vous avez épousé Zacharias ? s’écria Veneranda, qui voyait dès lors en Mattea une rivale. C’était donc de vous qu’il était amoureux lorsqu’il me faisait ici de si beaux serments et de si beaux quatrains ? perfidie d’un petit serpent réchauffé dans mon sein ! Ce n’est pas que j’aie jamais aimé ce freluquet ; Dieu merci ! mon cœur superbe a toujours résisté aux traits de l’amour ; mais c’est un affront que vous m’avez fait l’un et l’autre…

— Hélas ! non, ma bonne marraine, répondit Mattea, qui avait pris un peu de la fourberie moqueuse de son mari ; Timothée était réellement fou d’amour pour vous. Rassemblez bien vos souvenirs, vous ne pourrez en douter. Il songeait à se tuer par désespoir de vos dédains. Vous savez que, de mon côté, j’avais mis dans ma petite cervelle une passion imaginaire pour notre respectable patron Abul-Amet. Nous partîmes ensemble, moi pour suivre l’objet de mon fol amour, Timothée pour fuir vos rigueurs, qui le rendaient le plus malheureux des hommes. Peu à peu, le temps et l’absence calmèrent sa douleur ; mais la plaie n’a jamais été bien fermée, soyez-en sûre, madame ; et, s’il faut vous l’avouer, tout en demandant sa grâce, je tremble de l’obtenir ; car je ne songe pas sans effroi à l’impression que lui fera votre vue.

— Rassure-toi, ma chère fille, répondit la Gica tout à fait consolée, en embrassant sa filleule, tout en lui tendant une main miséricordieuse et amicale ; je me souviendrai qu’il est maintenant ton époux, et je te ménagerai son cœur, en lui montrant la sévérité que je dois avoir pour un amour insensé. La vertu que, grâce à la sainte Madone, j’ai toujours pratiquée, et la tendresse que j’ai pour toi, me font un devoir d’être austère et prudente avec lui. Mais explique-moi, je te prie, comment ton amour pour Abul s’est passé, et comment tu t’es décidée à épouser ce Zacharias que tu n’aimais point.

— J’ai sacrifié, répondit Mattea, un amour inutile et vain à une amitié sage et vraie. La conduite de Timothée envers moi fut si belle, si délicate, si sainte, il eut pour moi des soins si désintéressés et des consolations si éloquentes, que je me rendis avec reconnaissance à son affection. Lorsque nous avons appris la mort de ma mère, j’ai espéré que j’obtiendrais le pardon et la bénédiction de mon père, et nous sommes venus l’implorer, comptant sur votre intercession, ô ma bonne marraine !

— J’y travaillerai de mon mieux ; cependant je doute qu’il pardonne jamais à ce Zacharias, à ce Timothée, veux-je dire, les tours perfides qu’il a joués.

— J’espère que si, reprit Mattea ; la position de mon mari est assez belle maintenant, et ses talents sont assez connus dans le commerce, pour que son alliance ne semble point désavantageuse à mon père.

La princesse fit aussitôt amener sa gondole, et conduisit Mattea chez M. Spada. Celui-ci eut quelque peine à la reconnaître sous son habit sciote ; mais, dès qu’il se fut assuré que c’était elle, il lui tendit les bras et lui pardonna de tout son cœur. Après le premier mouvement de tendresse, il en vint aux reproches et aux lamentations ; mais, dès qu’il fut au courant de la face qu’avait prise la destinée de Mattea, il se consola, et voulut aller sur-le-champ dans le port voir son gendre et la soie blanche qu’il apportait. Pour acheter ses bonnes grâces, Timothée la lui vendit à un très-bas prix, et n’eut point lieu de s’en repentir ; car M. Spada, touché de ses égards et frappé de son habileté dans le négoce, ne le laissa point repartir pour Scio sans avoir reconnu son mariage et sans l’avoir mis au courant de toutes ses affaires. En peu d’années, la fortune de Timothée suivit une marche si heureuse et si droite, qu’il put rembourser la somme que son cher Abul lui avait prêtée ; mais il ne put jamais lui en faire accepter les intérêts. M. Spada, qui avait un peu de peine à abandonner la direction de sa maison, parla pendant quelque temps de s’associer à son gendre ; mais enfin, Mattea étant devenue mère de deux beaux enfants, Zacomo, qui se sentait vieillir, céda son comptoir, ses livres et ses fonds à Timothée, en se réservant une large pension, pour le payement régulier de laquelle il prit scrupuleusement toutes ses sûretés, en disant toujours qu’il ne se méfiait pas de son gendre, mais en répétant ce vieux proverbe des négociants : Les affaires sont les affaires.

Timothée se voyant maître de la belle fortune qu’il avait attendue et espérée, et de la belle femme qu’il aimait, se garda bien de laisser jamais soupçonner à celle-ci combien ses vues dataient de loin. En cela il eut raison. Mattea crut toujours de sa part à une affection parfaitement désintéressée, née à l’île de Scio, et inspirée par son isolement et ses malheurs. Elle n’en fut pas moins heureuse pour être un peu dans l’erreur. Son mari lui prouva toute sa vie qu’il l’aimait encore plus que son argent, et l’amour-propre de la belle Vénitienne trouva son compte à se persuader que jamais une pensée d’intérêt n’avait trouvé place dans l’âme de Timothée à côté de son image. Avis à ceux qui veulent savoir le fond de la vie, et qui tuent la poule aux œufs d’or pour voir ce qu’elle a dans le ventre ! Il est certain que si Mattea, après son mariage, eût été déshéritée, Timothée ne l’aurait pas moins bien traitée, et probablement il n’en eût pas ressenti la moindre humeur ; les hommes comme lui ne font pas souffrir les autres de leurs revers, car il n’est guère de véritables revers pour eux. Abul-Amet et Timothée restèrent associés d’affaires et amis de cœur toute leur vie. Mattea vécut toujours à Venise, dans son magasin, entre son père, dont elle ferma les yeux, et ses enfants, pour lesquels elle fut une tendre mère, disant sans cesse qu’elle voulait réparer envers eux les torts qu’elle avait eus envers la sienne. Timothée alla tous les ans à Scio, et Abul revint quelquefois à Venise. Chaque fois que Mattea le revit après une absence, elle éprouva une émotion dont son mari eut très-grand soin de ne jamais s’apercevoir. Abul ne s’en apercevait réellement pas, et, lui baisant la main à l’italienne, il lui disait la seule parole qu’il eût pu jamais apprendre : Votre ami.

Quant à Mattea, elle parlait à merveille les langues modernes de l’Orient, et dans la conduite de ses affaires elle était presque aussi entendue que son mari. Plusieurs personnes, à Venise, se souviennent de l’avoir vue. Elle était devenue un peu forte de complexion pour une femme, et le soleil d’Orient l’avait bronzée, de sorte que sa beauté avait pris un caractère un peu viril. Soit à cause de cela, soit à cause de l’habitude qu’elle en avait contractée dans la vie de commis qu’elle avait menée à Scio, et qu’elle menait encore à Venise, elle garda toujours son élégant costume sciote, qui lui allait à merveille, et qui la faisait prendre pour un jeune homme par tous les étrangers. Dans ces occasions, Veneranda, quoique décrépite, se redressait encore, et triomphait d’avoir un si beau sigisbé au bras. La princesse laissa une partie de ses biens à cet heureux couple, à la charge de la faire ensevelir dans une robe de drap d’or et de prendre soin de son petit chien.



METELLA


I


Le comte de Buondelmonte, revenant d’un voyage de quelques journées aux environs de Florence, fut versé par la maladresse de son postillon et tomba, sans se faire aucun mal, dans un fossé de plusieurs pieds de profondeur, La chaise de poste fut brisée, et le comte allait être forcé de gagner à pied le plus prochain relais, lorsqu’une calèche de voyage, qui avait changé de chevaux peu après lui à la poste précédente vint à passer. Les postillons des deux voitures entamèrent un dialogue d’exclamations qui aurait pu durer longtemps encore sans remédier à rien, si le voyageur de la calèche, ayant jeté un regard sur le comte, n’eût proposé le dénoûment naturel à ces sortes d’accidents : il pria poliment Buondelmonte de monter dans sa voiture et de continuer avec lui son voyage. Le comte accepta sans répugnance, car les manières distinguées du voyageur rendaient au moins tolérable la perspective de passer plusieurs heures en tête-à-tête avec un inconnu.

Le voyageur se nommait Olivier ; il était Genevois, fils unique, héritier d’une grande fortune. Il avait vingt ans et voyageait pour son instruction ou son plaisir. C’était un jeune homme blanc, frais et mince. Sa figure était charmante, et sa conversation, sans avoir un grand éclat, était fort au-dessus des banalités que le comte, encore un peu aigri intérieurement de sa mésaventure, s’attendait à échanger avec lui. La politesse, néanmoins, empêcha les deux voyageurs de se demander mutuellement leur nom.

Le comte, forcé de s’arrêter au premier relais pour y attendre ses gens, leur donner ses ordres et faire raccommoder sa chaise brisée, voulut prendre congé d’Olivier ; mais celui-ci n’y consentit point. Il déclara qu’il attendrait à l’auberge que son compagnon improvisé eût réglé ses affaires, et qu’il ne repartirait qu’avec lui pour Florence.

— Il m’est absolument indifférent, lui dit-il, d’arriver dans cette ville quelques heures plus tard ; aucune obligation ne m’appelle impérieusement dans un lieu ou dans un autre. Je vais, si vous me le permettez, faire préparer le dîner pour nous deux. Vos gens viendront vous parler ici, et nous pourrons repartir dans deux ou trois heures, afin d’être à Florence demain matin. Olivier insista si bien, que le Florentin fut contraint de se rendre à sa politesse. La table fut servie aussitôt par les ordres du jeune Suisse ; et le vin de l’auberge n’étant pas fort bon, le valet de chambre d’Olivier alla chercher dans la calèche quelques bouteilles d’un excellent vin du Rhin que le vieux serviteur réservait à son maître pour les mauvais gîtes.

Le comte, qui, même sur les meilleures apparences, se livrait rarement avec des étrangers, but très-modérément et s’en tint à une politesse franche et de bonne humeur. Le Genevois, plus expressif, plus jeune et sachant bien, sans doute, qu’il n’était forcé de veiller à la garde d’aucun secret, se livra au plaisir de boire plusieurs larges verres d’un vin généreux, après une journée de soleil et de poussière. Peut-être aussi commençait-il à s’ennuyer de son voyage solitaire, et la société d’un homme d’esprit l’avait-elle disposé à la joie : il devint communicatif.

Il est fort rare qu’un homme parle de lui-même sans dire bientôt quelque impertinence : aussi le comte, qu’une certaine malice contractée dans le commerce du monde abandonnait rarement, s’attendait-il à chaque instant à découvrir dans son compagnon ce levain d’égoïsme et de fatuité que nous avons tous au-dessous de l’épiderme. Il fut surpris d’avoir longtemps attendu inutilement ; il essaya de flatter toutes les idées du jeune homme pour trouver enfin un ridicule, et il n’y parvint pas, ce qui le ^piqua un peu, car il n’était pas habitué à déployer en vain les finesses gracieuses de sa pénétration.

— Monsieur, dit le Genevois dans le cours de la conversation, pouvez-vous me dire si lady Mowbray est en ce moment à Florence ?

— Lady Mowbray ? dit Buondelmonte avec un léger tressaillement. Oui, monsieur, elle doit être de retour de Naples.

— Elle passe tous les hivers à Florence ?

— Oui, monsieur, depuis bien des années. Vous connaissez lady Mowbray ?

— Non, mais j’ai un vif désir de la connaître.

— Ah !

— Est-ce que cela vous surprend, monsieur ? On dit que c’est la femme la plus aimable de l’Europe.

— Oui, monsieur, et la meilleure. Vous en avez beaucoup entendu parler, à ce que je vois ?

— J’ai passé une partie de la saison dernière aux eaux d’Aix ; lady Mowbray venait d’en partir, et il n’était question que d’elle. Combien j’ai regretté d’être arrivé si tard ! J’aurais adoré cette femme-là.

— Vous en parlez vivement ! dit le comte.

— Je ne risque pas d’être impertinent envers elle, reprit le jeune homme ; je ne l’ai jamais vue et ne la verrai peut-être jamais.

— Pourquoi non ?

— Sans doute, pourquoi non ? mais l’on peut aussi demander pourquoi oui ? Je sais qu’elle est affable et bonne, que sa maison est ouverte aux étrangers, et que sa bienveillance leur est une protection précieuse ; je sais aussi que je pourrais me recommander de quelques personnes qu’elle honore de son amitié ; mais vous devez comprendre et connaître, monsieur, cette espèce de répugnance craintive que nous éprouvons tous à nous approcher des personnes qui ont le plus excité de loin nos sympathies et notre admiration.

— Parce que nous craignons de les trouver au-dessous de ce que nous en avons attendu, dit le comte.

— Oh ! mon Dieu ! non, reprit vivement Olivier, ce n’est pas cela. Quant à moi, c’est parce que je me sens peu digne d’inspirer tout ce que j’éprouve, et, en outre, malhabile à l’exprimer.

— Vous avez tort, dit le comte en le regardant en face avec une expression singulière ; je suis sûr que vous plairiez beaucoup à lady Mowbray.

— Comment ! vous croyez ? et pourquoi ? d’où me viendrait ce bonheur ?

— Elle aime la franchise, la bonté. Je crois que vous êtes franc et bon.

— Je le crois aussi, dit Olivier ; mais cela peut-il suffire pour être remarqué d’elle au milieu de tant de gens distingués qui lui forment, dit-on, une petite cour ?

— Mais…, dit le comte reprenant son sourire ironique, remarqué… remarqué… comment l’entendez-vous ?

— Oh ! monsieur, ne me faites pas plus d’honneur que je ne mérite, répondit Olivier en riant ; je l’entends comme un écolier modeste qui désire une mention honorable au concours, mais qui n’ambitionne pas le grand prix. D’ailleurs… mais je vais peut-être dire une sottise. Si vous ne buvez plus, permettez-moi de faire emporter cette dernière bouteille. Depuis un quart d’heure, je bois par distraction…

— Buvez, dit le comte en remplissant le verre d’Olivier, et ne me laissez pas croire que vous craignez de vous faire connaître à moi.

— Soit, dit le Genevois en avalant gaiement son sixième verre de vin du Rhin. Ah ! vous voulez savoir mes secrets, monsieur l’Italien ? Eh bien, de tout mon cœur. Je suis amoureux de lady Mowbray.

— Bien ! dit le comte en lui tendant la main dans un accès de gaieté sympathique ; très-bien !

— Est-ce la première fois qu’un homme serait devenu amoureux d’une femme sans l’avoir vue ?

— Non, parbleu ! dit Buondelmonte. J’ai lu plus de trente romans, j’ai vu plus de vingt pièces de théâtre qui commençaient ainsi ; et croyez-moi, la vie ressemble plus souvent à un roman qu’un roman ne ressemble à la vie. Mais, dites-moi, je vous en prie, de tous les éloges que vous avez entendu faire de lady Mowbray, quel est celui qui vous a le plus enthousiasmé ?

— Attendez…, dit Olivier, dont les idées commençaient à s’embrouiller un peu. On raconte d’elle beaucoup de traits presque merveilleux : on dit pourtant que, dans sa première jeunesse, elle avait montré le caractère d’une personne assez frivole.

— Comment dites-vous ? demanda Buondelmonte avec sécheresse.

Mais Olivier n’y fit pas attention.

— Oui, continua-t-il ; je dis un peu coquette.

— C’est beaucoup plus flatteur ! dit le comte. De sorte que…

— De sorte que, soit imprudence de sa part, soit jalousie de la part des autres femmes, sa réputation avait reçu en Angleterre quelques atteintes assez sérieuses pour lui faire désirer de quitter ce pays d’hommes flegmatiques et de femmes collet monté. Elle vint donc en Italie chercher une vie plus libre, des mœurs plus élégantes. Même on dit…

— Que dit-on, monsieur ? dit le comte d’un air sévère.

— On dit, continua Olivier, dont la vue était un peu troublée, bah ! elle l’a dit elle-même en confidence à Aix, à une de ses amies intimes, qui l’a répété à tous les buveurs d’eau…

— Mais qu’est-ce donc qu’elle a dit ? s’écria le comte en coupant avec impatience un fruit et un peu de son doigt.

— Elle a dit qu’à son arrivée en Italie, elle était aigrie contre l’injustice des hommes, et si offensée d’avoir été victime de leurs calomnies, qu’elle se sentait disposée à fouler aux pieds les lois du préjugé, et à mener une aussi joyeuse vie que la plupart des grands personnages de ce pays-ci.

Le comte ôta son bonnet de voyage et le remit gravement sur sa tête sans dire une seule parole. Olivier continua.

— Mais ce fut en vain. La noble lady fit ce vœu sans connaître son propre cœur. N’ayant point encore aimé, et s’en croyant incapable, elle allait y renoncer lorsqu’un jeune homme tomba éperdument amoureux d’elle et lui écrivit sans façon pour lui demander un rendez-vous.

— Vous a-t-on dit le nom de ce jeune homme ? demanda Buondelmonte.

— Ma foi ! je ne m’en souviens plus. C’était un Florentin ; et vous devez le connaître, car il est encore…

Le comte l’interrompit afin d’éluder la question :

— Et que répondit lady Mowbray ?

— Elle accorda le rendez-vous, résolue à punir le jeune homme de sa fatuité et à le couvrir de ridicule. Elle avait préparé, à cet effet, je ne sais quel guet-apens de bonne compagnie, dont je ne sais pas bien les détails.

— N’importe, dit le comte.

— Le Florentin arriva donc ; mais il était si beau, si aimable, si spirituel, que lady Mowbray chancela dans sa résolution. Elle l’écouta parler, hésita et l’écouta encore. Elle s’attendait à voir un impertinent qu’il faudrait châtier ; elle trouva un jeune homme sincère, ardent et romanesque… Que vous dirai-je ? Elle se sentit émue, et essaya pourtant de lui faire peur en lui parlant de prétendus dangers qui l’environnaient. Le Florentin était brave ; il se mit à rire. Elle tenta alors de l’effrayer en le menaçant de sa froideur et de sa coquetterie ; il se mit à pleurer, et elle l’aima… Si bien que le comte de… ma foi ! je crois que son nom va me revenir… Buonacorsi… Belmonte… Buondelmonte, ah ! m’y voici ! le comte de Buondelmonte eut le pouvoir d’attendrir ce cœur rebelle. Lady Mowbray fixa à Florence ses affections et sa vie. Le comte de Buondelmonte fut son premier et son seul amant sur la joyeuse terre d’Italie. Maintenant que je vous ai raconté cette histoire telle qu’on me l’a donnée, dites-moi, vous qui êtes de Florence, si elle est vraie de tout point… Et cependant, si elle ne l’est pas, ne me dites pas que c’est un conte fait à plaisir ; il est trop beau pour que je sois désabusé sans regret !

— Monsieur, dit le comte, dont la figure avait pris une expression grave et pensive, cette histoire est belle et vraie. Le comte de Buondelmonte a vécu dix ans le plus heureux et le plus envié des hommes aux pieds de lady Mowbray.

— Dix ans ! s’écria Olivier.

— Dix ans, monsieur, reprit Buondelmonte. Il y a dix ans que ces choses se sont passées.

— Dix ans ! répéta le jeune homme ; lady Mowbray ne doit plus être très-jeune.

Le comte ne répondit rien.

— On m’a pourtant assuré à Aix, poursuivit Olivier, qu’elle était toujours belle comme un ange, qu’elle était grande, légère, agile, qu’elle galopait au bord des précipices sur un vigoureux cheval, qu’elle dansait à merveille. Elle doit avoir trente ans environ, n’est-ce pas, monsieur ?

— Qu’importe son âge ? dit le comte avec impatience. Une femme n’a jamais que l’âge qu’elle paraît avoir, et tout le monde vous l’a dit : lady Mowbray est toujours belle. On vous l’a dit, n’est-ce pas ?

— On me l’a dit partout, à Aix, à Berne, à Gênes ; dans tous les lieux où elle a passé.

— Elle est admirée et respectée, dit le comte.

— Oh ! monsieur, vous la connaissez, vous êtes son ami peut-être ? Je vous en félicite ; quelle réputation plus glorieuse que celle de savoir aimer ? Que ce Buondelmonte a dû être fier de retremper cette belle âme et de voir refleurir cette plante courbée par l’orage !

Le comte fit une légère grimace de dédain. Il n’aimait pas les phrases de roman, peut-être parce qu’il les avait aimées jadis. Il regarda fixement le Genevois ; mais, voyant que celui-ci se grisait décidément, il voulut en profiter pour échanger avec un homme sincère et confiant des idées qui le gênaient depuis longtemps.

Sans se donner la peine de feindre beaucoup de désintéressement, car Olivier n’était plus en état de faire de très-clairvoyantes observations, le comte posa sa main sur la sienne, afin d’appeler son attention sur le sens de ses paroles.

— Pensez-vous, lui demanda-t-il, qu’il ne soit pas plus glorieux pour un homme d’ébranler la réputation d’une femme que de la rétablir quand elle a reçu à tort ou à raison de notables échecs ?

— Ma foi ! ce n’est pas mon opinion, dit Olivier. J’aimerais mieux relever un temple que de l’abattre.

— Vous êtes un peu romanesque, dit le comte.

— Je ne m’en défends pas, cela est de mon âge ; et ce qui prouve que les exaltés n’ont pas toujours tort, c’est que Buondelmonte fut récompensé d’une heure d’enthousiasme par dix ans d’amour.

— Lui seul pourrait être juge dans cette question, reprit le comte.

Et il se promena dans la chambre, les mains derrière le dos et le sourcil froncé. Puis, craignant de se laisser deviner, il jeta un regard de côté sur son compagnon. Olivier avait la tête penchée en avant, le coude dans son assiette, et l’ombre de ses cils, abaissés par un doux assoupissement, se dessinait sur ses joues, que la chaleur généreuse du vin colorait d’un rose plus vif qu’à l’ordinaire. Le comte continua de marcher silencieusement dans la chambre jusqu’à ce que le claquement des fouets et les pieds des chevaux eussent annoncé que la calèche était prête. Le vieux domestique d’Olivier vint lui offrir une pelisse fourrée que le jeune homme passa en bâillant et en se frottant les yeux. Il ne s’éveilla tout à fait que pour prendre le bras de Buondelmonte et le forcer de monter le premier dans sa voiture, qui prit aussitôt la route de Florence.

— Parbleu ! dit-il en regardant la nuit qui était sombre, ce temps de voleurs me rappelle une histoire que j’ai entendu raconter sur lady Mowbray.

— Encore ! dit le comte ; lady Mowbray vous occupe beaucoup.

— Ne me demandiez-vous pas quel trait de son caractère m’avait le plus enthousiasmé ? Je ne saurais dire lequel ; mais voici une aventure qui m’a rendu plus envieux de voir lady Mowbray que Rome, Venise et Naples. Vous allez me dire si celle-là est aussi vraie que la première. Un jour qu’elle traversait les Apennins avec son heureux amant Buondelmonte, ils furent attaqués par des voleurs ; le comte se défendit bravement contre trois hommes ; il en tua un, et luttait contre les deux autres lorsque lady Mowbray, qui s’était presque évanouie dans le premier accès de surprise, s’élança hors de la calèche et tomba sur le cadavre du brigand que Buondelmonte avait tué. Dans ce moment d’horreur, ranimée par une présence d’esprit au-dessus de son sexe, elle vit à la ceinture du brigand un grand pistolet dont il n’avait pas eu le temps de faire usage, et que sa main semblait encore presser. Elle écarta cette main encore chaude, arracha le pistolet de la ceinture, et, se jetant au milieu des combattants, qui ne s’attendaient à rien de semblable, elle déchargea le pistolet à bout portant dans la figure d’un bandit qui tenait Buondelmonte à la gorge. Il tomba roide mort, et Buondelmonte eut bientôt fait justice du dernier. N’est-ce pas là encore une belle histoire, monsieur ?

— Aussi belle que vraie, répéta Buondelmonte. Le cœur de lady Mowbray la soutint encore quelque temps après cette terrible scène. Le postillon, à demi-mort de peur, s’était tapi dans un fossé, les chevaux effrayés avaient rompu leurs traits ; le seul domestique qui accompagnât les voyageurs était blessé et évanoui. Buondelmonte et sa compagne furent obligés de réparer ce désordre en toute hâte, car à tout instant d’autres bandits, attirés par le bruit du combat, pouvaient fondre sur eux, comme cela arrive souvent. Il fallut battre le postillon pour le ranimer, bander la plaie du domestique, qui perdait tout son sang, le porter dans la voiture, et ratteler les chevaux. Lady Mowbray s’employa à toutes ces choses avec une force de corps et d’esprit vraiment extraordinaire. Elle avisait à tous les expédients et trouvait toujours le plus sûr et le plus prompt moyen de sortir d’embarras. Ses belles mains, souillées de sang, rattachaient des courroies, déchiraient des vêtements, soulevaient des pierres. Enfin tout fut réparé, et la voiture se mit en route. Lady Mowbray s’assit auprès de son amant, le regarda fixement, fit un grand cri et s’évanouit. À quoi pensez-vous ? ajouta le comte en voyant Olivier tomber dans le silence et la méditation.

— Je suis amoureux, dit Olivier.

— De lady Mowbray ?

— Oui, de lady Mowbray.

— Et vous allez sans doute à Florence pour le lui déclarer ? dit le comte.

— Je vous répéterai le mot que vous me disiez tantôt : Pourquoi non ?

— En effet, dit le comte d’un ton sec, pourquoi non ?

Puis il ajouta d’un autre ton, et comme s’il se parlait à lui-même :

— Pourquoi non ?

— Monsieur, reprit Olivier après un instant de silence, soyez assez bon pour confirmer ou démentir une troisième histoire qui m’a été racontée à propos de lady Mowbray, et qui me semble moins belle que les deux premières.

— Voyons, monsieur.

— On dit que le comte de Buondelmonte quitte lady Mowbray.

— Pour cela, monsieur, répondit le comte très-brusquement, je n’en sais rien, et n’ai rien à vous dire.

— Mais, moi, on me l’a assuré, reprit Olivier ; et, quelque triste que soit ce dernier dénoûment, il ne me paraît pas impossible.

— Mais que vous importe ? dit le comte.

— Vous êtes le comte de Buondelmonte, dit Olivier, vivement frappé de l’accent de son compagnon.

Et, lui saisissant le bras, il ajouta :

— Et vous ne quittez pas lady Mowbray ?

— Je suis le comte de Buondelmonte, répondit celui-ci ; le saviez-vous, monsieur ?

— Sur mon honneur, non.

— En ce cas, vous n’avez pu m’offenser. Mais parlons d’autre chose.

Ils essayèrent ; mais la conversation languit bientôt. Tous deux étaient contraints. Ils prirent d’un commun accord le parti de feindre le sommeil. Aux premiers rayons du jour, Olivier, qui avait fini par s’endormir tout de bon, s’éveilla au milieu de Florence. Le comte prit congé de lui avec une cordialité à laquelle il avait eu le temps de se préparer.

— Voici ma demeure, lui dit-il en lui montrant un des plus beaux palais de la ville, devant lequel le postillon s’était arrêté ; et, au cas où vous oublieriez le chemin, vous me permettrez d’aller vous chercher pour vous servir de guide moi-même. Puis-je savoir où vous descendrez, et à quelle heure je pourrai, sans vous déranger, aller vous offrir mes remercîments et mes services ?

— Je n’en sais rien encore, répondit Olivier un peu embarrassé ; il est inutile que vous preniez cette peine. Aussitôt que je serai reposé, j’irai vous demander vos bons offices dans cette ville, où je ne connais personne.

— J’y compte, répondit Buondelmonte en lui tendant la main.

— Je m’en garderai bien, pensa le Genevois en lui rendant sa politesse.

Ils se séparèrent.

— J’ai fait une belle école ! se disait Olivier le lendemain matin en s’éveillant dans la meilleure hôtellerie de Florence ; je commence bien ! Aussi cet homme est fou d’avoir pris au sérieux les divagations d’un étourdi à moitié ivre. J’ai réussi toutefois à me fermer la porte de lady Mowbray, moi qui désirais tant la connaître ! c’est horriblement désagréable, après tout…

Il appela son valet de chambre pour qu’il lui fît la barbe, et s’impatientait sérieusement de ne pouvoir retrouver dans son nécessaire une certaine savonnette au garafoli qu’il avait achetée à Parme, lorsque le comte de Buondelmonte entra dans sa chambre.

— Pardonnez-moi si j’entre en ami sans me faire annoncer, lui dit-il d’un air riant et ouvert ; j’ai su en bas que vous étiez éveillé, et je viens vous chercher pour déjeuner avec moi chez lady Mowbray.

Olivier s’aperçut que le comte cherchait dans ses yeux à deviner l’effet de cette nouvelle. Malgré sa candeur, il ne manquait pas d’une certaine défiance des autres ; il avait en même temps une honnête confiance en son propre jugement. On pouvait l’affliger, mais non le jouer ou l’intimider.

— De tout mon cœur, répondit-il avec assurance, et je vous remercie, mon cher compagnon de voyage, de m’avoir procuré cette faveur. Maintenant, nous sommes quittes.

Les manières cordiales et franches de Buondelmonte ne se démentirent point. Seulement, comme le jeune étranger, tout en se hâtant, donnait des soins minutieux à sa toilette, le comte ne put réprimer un sourire qu’Olivier saisit au fond de la glace devant laquelle il nouait sa cravate.

— Si nous faisons une guerre d’embûches, pensa-t-il, c’est fort bien ; avançons.

Il ôta sa cravate, et gronda son domestique de lui en avoir donné une si mal pliée. Le vieux Hantz en apporta une autre.

— J’en aimerais mieux une bleu de ciel, dit Olivier.

Et, quand Hantz eut apporté la cravate bleu de ciel, Olivier les examina l’une après l’autre d’un air d’incertitude et de perplexité.

— S’il m’était permis de donner mon avis, dit le valet de chambre timidement.

— Vous n’y entendez rien, dit gravement Olivier ; monsieur le comte, je m’en rapporte à vous, qui êtes un homme de goût : laquelle de ces deux couleurs convient le mieux au ton de ma figure ?

— Lady Mowbray, répondit le comte en souriant, ne peut souffrir ni le bleu ni le rose.

— Donnez-moi une cravate noire, dit Olivier à son domestique.

La voiture du comte les attendait à la porte. Olivier y monta avec lui. Ils étaient contraints tous deux, et cependant il n’y parut point. Buondelmonte avait trop d’habitude du monde pour ne pas sembler ce qu’il voulait être. Olivier avait trop de résolution pour laisser voir son inquiétude. Il pensait que, si lady Mowbray était d’accord avec Buondelmonte pour se moquer de lui, sa situation pouvait devenir difficile ; mais, si Buondelmonte était seul de son parti, il pouvait être agréable de le tourmenter un peu. En secret, leur première sympathie avait fait place à une sorte d’aversion. Olivier ne pouvait pardonner au comte de l’avoir laissé parler à tort et à travers sans se nommer ; le comte avait sur le cœur, non les étourderies qu’Olivier avait débitées la veille, mais le peu de repentir ou de confusion qu’il en montrait.

Lady Mowbray habitait un palais magnifique ; le comte mit quelque affectation à y entrer comme chez lui et à parler aux domestiques comme s’ils eussent été les siens. Olivier se tenait sur ses gardes et observait les moindres mouvements de son guide. La pièce où ils attendirent était décorée avec un art et une richesse dont le comte semblait orgueilleux, bien qu’il n’y eût coopéré ni par son argent ni par son goût. Cependant il fit les honneurs des tableaux de lady Mowbray comme s’il avait été son maître de peinture, et semblait jouir de l’émotion insurmontable avec laquelle Olivier attendait l’apparition de lady Mowbray.

Metella Mowbray était fille d’une Italienne et d’un Anglais ; elle avait les yeux noirs d’une Romaine et la blancheur rosée d’une Anglaise. Ce que les lignes de sa beauté avaient d’antique et de sévère était adouci par une expression sereine et tendre qui est particulière aux visages britanniques. C’était l’assemblage des deux plus beaux types. Sa figure avait été reproduite par tous les peintres et sculpteurs de l’Italie ; mais, malgré cette perfection, malgré ces triomphes, malgré la parure exquise qui faisait ressortir tous ses avantages, le premier regard qu’Olivier jeta sur elle lui dévoila le secret tourment du comte de Buondelmonte : Metella n’était plus jeune…

Aucun des prestiges du luxe qui l’entourait, aucune des gloires dont l’admiration universelle l’avait couronnée, aucune des séductions qu’elle pouvait encore exercer, ne la défendirent de ce premier arrêt de condamnation que le regard d’un homme jeune lance à une femme qui ne l’est plus. En un clin d’œil, en une pensée, Olivier rapprocha de cette beauté si parfaite et si rare le souvenir d’une fraîche et brutale beauté de Suissesse. Les sculpteurs et les peintres en eussent pensé ce qu’ils auraient voulu ; Olivier se dit qu’il valait toujours mieux avoir seize ans que cet âge problématique dont les femmes cachent le chiffre comme un affreux secret.

Ce regard fut prompt ; mais il n’échappa point au comte et lui fit involontairement mordre sa lèvre inférieure.

Quant à Olivier, ce fut l’affaire d’un instant ; il se remit et veilla mieux sur lui-même : il se dit qu’il ne serait point amoureux, mais qu’il pouvait fort bien, sans se compromettre, agir comme s’il l’était ; car, si lady Mowbray n’avait plus le pouvoir de lui faire faire des folies, elle valait encore la peine qu’il en fît pour elle. Il se trompait peut-être ; peut-être une femme en a-t-elle le pouvoir tant qu’elle en a le droit.

Le comte, dissimulant aussi sa mortification, présenta Olivier à lady Mowbray avec toutes sortes de cajoleries hypocrites pour l’un et pour l’autre ; et, au moment où Metella tendait sa main au Genevois en le remerciant du service qu’il avait rendu à son ami, le comte ajouta :

— Et vous devez aussi le remercier de l’enthousiasme passionné qu’il professe pour vous, madame. Celui-ci mérite plus que les autres : il vous a adorée avant de vous voir.

Olivier rougit jusqu’aux yeux, mais lady Mowbray lui adressa un sourire plein de douceur et de bonté ; et, lui tendant la main :

— Soyons donc amis, lui dit-elle, car je vous dois un dédommagement pour cette mauvaise plaisanterie de monsieur.

— Soyez ou non sa complice, répondit Olivier, il vous a dit ce que je n’aurais jamais osé vous dire. Je suis trop payé de ce que j’ai fait pour lui.

Et il baisa résolument la main de lady Mowbray

— L’insolent ! pensa le comte.

Pendant le déjeuner, le comte accabla sa maîtresse de petits soins et d’attentions. Sa politesse envers Olivier ne put dissimuler entièrement son dépit ; Olivier cessa bientôt de s’en apercevoir. Lady Mowbray, de pâle, nonchalante et un peu triste qu’elle était d’abord, devint vermeille, enjouée et brillante. On n’avait exagéré ni son esprit ni sa grâce. Lorsqu’elle eut parlé, Olivier la trouva rajeunie de dix ans ; cependant son bon sens naturel l’empêcha de se tromper sur un point important. Il vit que Metella, sincère dans sa bienveillance envers lui, ne tirait sa gaieté, son plaisir et son rajeunissement, que des attentions affectueuses du comte.

— Elle l’aime encore, pensa-t-il, et lui l’aimera tant qu’elle sera aimée des autres.

Dès ce moment, il fut tout à fait à son aise, car il comprit ce qui se passait entre eux, et il s’inquiéta peu de ce qui pouvait se passer en lui-même ; il était encore trop tôt.

Le comte vit que Metella avait charmé son adversaire ; il crut tenir la victoire. Il redoubla d’affection pour elle, afin qu’Olivier se convainquît bien de sa défaite.

À trois heures, il offrit à Olivier, qui se retirait, de le reconduire chez lui, et, au moment de quitter Metella, il lui baisa deux fois la main si tendrement, qu’une rougeur de plaisir et de reconnaissance se répandit sur le visage de lady Mowbray. L’expression du bonheur dans l’amour semble être exclusivement accordée à la jeunesse, et, quand on la rencontre sur un front flétri par les années, elle y jette de magiques éclairs. Metella parut si belle en cet instant, que Buondelmonte en eut de l’orgueil, et, passant son bras sous celui d’Olivier, il lui dit en descendant l’escalier :

— Eh bien, mon cher ami, êtes-vous toujours amoureux de ma maîtresse ?

— Toujours, répondit hardiment Olivier, quoiqu’il n’en pensât pas un mot.

— Vous y mettez de l’obstination.

— Ce n’est pas ma faute, mais bien la vôtre. Pourquoi vous êtes-vous emparé de mon secret et pourquoi l’avez-vous révélé ? À présent, nous jouons jeu sur table.

— Vous avez la conscience de votre habileté !

— Pas du tout, l’amour est un jeu de hasard.

— Vous êtes très-facétieux !

— Et vous donc, monsieur le comte !

Olivier consacra plusieurs jours à parcourir Florence. Il pensa peu à lady Mowbray ; il aurait fort bien pu l’oublier s’il ne l’eût pas revue. Mais, un soir, il la vit au spectacle, et il crut devoir aller la saluer dans sa loge. Elle était magnifique aux lumières et en grande toilette ; il en devint amoureux et résolut de ne plus la voir.

Lady Mowbray s’était maintenue miraculeusement belle au delà de l’âge marqué pour le déclin du règne des femmes ; mais, depuis un an, le temps inexorable semblait vouloir reprendre ses droits sur elle et lui faire sentir le réveil de sa main endormie. Souvent, le matin, Metella, en se regardant sans parure devant sa glace, jetait un cri d’effroi à l’aspect d’une ride légère, creusée durant la nuit sur les plans lisses et nobles de son visage et de son cou. Elle se défendait encore avec orgueil de la tentation de se mettre du rouge, comme faisaient autour d’elle les femmes de son âge. Jusque-là, elle avait pu braver le regard d’un homme en plein midi ; mais des nuances ternes s’étendaient au contour de ses joues, et un reflet bleuâtre encadrait ses grands yeux noirs. Elle voyait déjà ses rivales se réjouir autour d’elle et lui faire un meilleur accueil à mesure qu’elles la trouvaient moins redoutable.

Dans le monde, on disait qu’elle était si affectée de vieillir, qu’elle en était malade. Les femmes assuraient déjà qu’elle se teignait les cheveux et qu’elle avait plusieurs fausses dents. Le comte de Buondelmonte savait bien que c’étaient autant de calomnies ; mais il s’en affectait peut-être plus sincèrement que d’une vérité qui fût restée secrète. Il avait été trop heureux, trop envié depuis dix ans, pour que les jouissances de la vanité, qui sont les plus durables de toutes, n’eussent pas fait pâlir celles de l’amour. L’attachement et la fidélité de la plus belle et de la plus aimable des femmes avaient-ils développé en lui un immense orgueil, ou l’avaient-ils seulement nourri ?

Je n’en sais rien. Toutes les personnes que je connais ont eu vingt ans, et mes études psychologiques me portent à croire que presque tout le monde est capable d’avoir vingt ans, ne fût-ce qu’une fois en sa vie. Mais le comte en eut trente et demi le jour où lady Mowbray en eut… (je suis trop bien élevé pour tracer un chiffre qui désignerait au juste ce que j’appellerai, sans offenser ni compromettre personne, l’âge indéfinissable d’une femme), et le comte, qui avait tiré une grande gloire de la préférence de lady Mowbray, commença à jouer dans le monde un rôle moitié honorable, moitié ridicule, qui fit beaucoup souffrir sa vanité. Dix ans apportent dans toutes les passions possibles beaucoup de calme et de raisonnement. L’amitié, lorsqu’elle n’est qu’une survivance de l’amour, est plus susceptible de calcul et plus froide dans ses jugements. Une telle amitié (que deux ou trois exceptions qui sont dans le monde me le pardonnent !) n’est point héroïque de sa nature. L’amitié de Buondelmonte pour Metella vit d’un œil très-clairvoyant les chances d’ennui et de dépendance qui allaient augmentant d’un côté, de l’autre les chances d’avenir et de triomphe qui étaient encore vertes et séduisantes. Une certaine princesse allemande, grande liseuse de romans, et renommée pour le luxe de ses équipages, débitait des œillades sentimentales qui, au spectacle, attiraient dans leur direction magnétique tous les yeux vers la loge du comte. Une prima donna, pour laquelle quantité de colonels s’étaient battus en duel, invitait souvent le comte à ses soupers et le raillait de sa vie bourgeoise et retirée. Des jeunes gens, dont il faisait, du reste, l’admiration par ses gilets et les pierres gravées de ses bagues, lui reprochaient sérieusement la perte de sa liberté. Enfin il ne voyait plus personne se lever et se dresser sur la pointe des pieds quand lady Mowbray, appuyée sur son bras, paraissait en public. Elle était encore belle, mais tout le monde le savait ; on l’avait tant vue, tant admirée ! il y avait si longtemps qu’on l’avait proclamée la reine de Florence, qu’il n’était plus question d’elle et que la moindre pensionnaire excitait plus d’intérêt. Les femmes osaient aborder les modes que la seule lady Mowbray avait eu le droit de porter ; on ne disait plus le moindre mal d’elle, et le comte entendait avec un plaisir diabolique répéter autour de lui que sa conduite était exemplaire, et que c’était une bien belle chose que de s’abuser aussi longtemps sur les attraits de sa maîtresse.

La douleur de Metella, en se voyant négligée de celui qu’elle aimait exclusivement, fut si grande, que sa santé s’altéra, et que les ravages du temps firent d’effrayants progrès. Le refroidissement de Buondel monte en fit à proportions égales, et, lorsque le jeune Olivier les vit ensemble, lady Mowbray n’en était plus à compter son bonheur par années, mais par heures.

— Savez-vous, ma chère Metella, lui dit le comte le lendemain du jour où elle avait rencontré Olivier au spectacle, que ce jeune Suisse est éperdument amoureux de vous ?

— Est-ce que vous auriez envie de me le faire croire ? dit lady Mowbray en s’efforçant de prendre un ton enjoué : voilà au moins la dixième fois depuis quinze jours que vous me le répétez !

— Et quand vous le croiriez, dit assez sèchement le comte, qu’est-ce que cela me ferait ?

Metella eut envie de lui dire qu’il n’avait pas toujours été aussi insouciant ; mais elle craignit de tomber dans les phrases du vocabulaire des femmes abandonnées, elle garda le silence.

Le comte se promena quelque temps dans l’appartement d’un air sombre.

— Vous vous ennuyez, mon ami, lui dit-elle avec douceur.

— Moi ? Pas du tout ! Je suis un peu souffrant.

Lady Mowbray se tut de nouveau, et le comte continua à se promener en long et en large. Quand il la regarda, il s’aperçut qu’elle pleurait.

— Eh bien, qu’est-ce que vous avez ? lui dit-il en feignant la plus grande surprise. Vous pleurez parce que j’ai un peu mal à la gorge ?

— Si j’étais sûre que vous souffrez, je ne pleurerais pas.

— Grand merci, milady !

— J’essayerais de vous soulager ; mais je crois que votre mal est sans remède.

— Quel est donc mon mal, s’il vous plaît ?

— Regardez-moi, monsieur, répondit-elle en se levant et en lui montrant son visage flétri ; votre mal est écrit sur mon front…

— Vous êtes folle, répondit-il en levant les épaules, ou plutôt vous êtes furieuse de vieillir ! Est-ce ma faute, à moi ? puis-je l’empêcher ?

— Oh ! certainement, Luigi, répondit Metella, vous auriez pu l’empêcher encore !

Elle retomba sur son fauteuil, pâle, tremblante, et fondit en larmes.

Le comte fut attendri, puis contrarié ; et, cédant au dernier mouvement, il lui dit brutalement :

— Parbleu ! madame, vous ne devriez pas pleurer ; cela ne vous embellira pas.

Et il sortit avec colère.

— Il faut absolument que cela finisse, pensa-t-il quand il fut dans la rue. Il n’est pas en mon pouvoir de feindre plus longtemps un amour que je ne ressens plus. Tous ces ménagements ressemblent à l’hypocrisie. Ma faiblesse, d’ailleurs, prolonge l’incertitude et les souffrances de cette malheureuse femme. C’est une sorte d’agonie que nous endurons tous deux. Il faut couper ce lien, puisqu’elle ne veut pas le dénouer.

Il retourna sur ses pas et la trouva évanouie dans les bras de ses femmes : il en fut touché et lui demanda pardon. Quand il la vit plus calme, il se retira plus mécontent de lui-même que s’il l’eût laissée furieuse.

— Il est donc décidé, se dit-il en serrant les poings sous son manteau, que je n’aurai pas l’énergie de me débarrasser d’une femme !

Il s’excita tant qu’il put à prendre un parti décisif, et toujours, au moment d’en adopter un, il sentit qu’il n’aurait pas le courage de braver le désespoir de Metella. Après tout, que ce fût par vanité ou par tendresse, il l’avait aimée, il avait vécu dix ans heureux auprès d’elle, il lui devait en partie l’éclat de sa position dans le monde, et il y a des jours où elle était encore si belle, qu’on le proclamait heureux ; il était heureux ces jours-là.

— Cependant il le faut, pensa-t-il ; car, dans peu de temps, elle sera décidément laide : je ne pourrai plus la souffrir, et je ne serai pas assez fort pour lui cacher mon dégoût. Alors notre rupture sera éclatante et rude. Il vaudrait mieux qu’elle se fît à l’amiable dès à présent…

Il se promena seul pendant une heure au clair de la lune. Il était tellement malheureux, que lady Mowbray serait venue au-devant de ses desseins si elle avait su combien il était rongé d’ennui. Enfin il s’arrêta au milieu de la rue, et, regardant autour de lui dans une sorte de détresse, il vit qu’il était devant l’hôtel où logeait Olivier. Il y entra précipitamment, je ne sais pas bien pourquoi, et peut-être ne le savait-il pas non plus lui-même. Quoiqu’il en soit, il demanda le Genevois, et apprit avec plaisir qu’il était chez lui. Il le trouva se disposant à aller au bal chez un banquier auquel il était recommandé. Olivier fut surpris de l’agitation du comte. Il ne l’avait pas encore vu ainsi, et ne savait que penser de son air inquiet et de ses fréquentes contradictions. Rien de ce qu’il disait ne semblait être dans ses habitudes ni dans son caractère. Enfin, après un quart d’heure de cette étrange manière d’être, Buondelmonte lui pressa la main avec effusion, le conjura de venir souvent chez lady Mowbray. Après lui avoir fait mille politesses exagérées, il se retira précipitamment, comme un homme qui vient de commettre un crime.

Il retourna chez lady Mowbray : il la trouva souffrante et prête à se mettre au lit. Il l’engagea à se distraire et à venir avec lui au bal chez le banquier A… Metella n’en avait pas la moindre envie ; mais, voyant que le comte le désirait vivement, elle céda pour lui faire plaisir, et ordonna à ses femmes de préparer sa toilette.

— Vraiment, Luigi, lui dit-elle en s’habillant, je ne vous comprends plus. Vous avez mille caprices : avant-hier, je désirais aller au bal de la princesse Wilhelmine, et vous m’en avez empêchée ; aujourd’hui…

— Ah ! c’était bien différent : j’avais un rhume effroyable ce jour-là… Je tousse encore un peu…

— On m’a dit cependant…

— Qu’est-ce qu’on vous a dit ? et qui est-ce qui vous l’a dit ?

— Oh ! c’est le jeune Suisse avec lequel vous avez voyagé, et que j’ai vu au spectacle hier au soir ; il m’a dit qu’il vous avait rencontré la veille au bal chez la princesse Wilhelmine.

— Ah ! madame, dit le comte, je comprends très-bien les raisons de M. Olivier de Genève pour me calomnier auprès de vous !

— Vous calomnier ? dit Metella en levant les épaules. Est-ce qu’il sait que vous m’avez fait un mensonge ?

— Est-ce que vous allez mettre cette robe-là, milady ? interrompit le comte. Oh ! mais vous négligez votre toilette déplorablement !

— Cette robe arrive de France, mon ami ; elle est de Victorine, et vous ne l’avez pas encore vue.

— Mais une robe de velours violet ! c’est d’une sévérité effrayante.

— Attendez donc : il y a des nœuds et des torsades d’argent qui lui donnent beaucoup d’éclat.

— Ah ! c’est vrai ! voilà une toilette très-riche et très-noble. On a beau dire, Metella, c’est encore vous qui avez la mise la plus élégante, et il n’y a pas une femme de vingt ans qui puisse se vanter d’avoir une taille aussi belle…

— Hélas ! dit Metella, je ne sens plus la souplesse que j’avais autrefois ; ma démarche n’est plus aussi légère ; il me semble que je m’affaisse et que je suis moins grande d’une ligne chaque jour.

— Vous êtes trop sincère et trop bonne, ma chère lady, dit le comte en baissant la voix. Il ne faut pas dire cela, surtout devant vos soubrettes ; ce sont des babillardes qui iront le répéter dans toute la ville.

— J’ai un délateur qui parlera plus haut qu’elles, répondit Metella : c’est votre indifférence.

— Ah ! toujours des reproches ! Mon Dieu ! qu’une femme qui se croit offensée est cruelle dans sa plainte et persévérante dans sa vengeance !

— Vengeance ? moi, vengeance ? dit Metella.

— Non, je me sers d’un mot inconvenant, ma chère lady ; vous êtes douce et généreuse, en ai-je jamais douté ? Allons, ne nous querellons pas, au nom du ciel ! Ne prenez pas votre air abattu et fatigué. Votre coiffure est bien plate, ne trouvez-vous pas ?

— Vous aimez ces bandeaux lisses avec un diamant sur le front…

— Je trouve qu’à présent les tresses descendant le long des joues, à la manière des reines du moyen âge, vous vont encore mieux.

— Il est vrai que mes joues ne sont plus très-rondes, et qu’on les voit moins avec des tresses. Francesca, faites-moi des tresses.

— Metella, dit le comte lorsqu’elle fut coiffée, pourquoi ne mettez-vous pas de rouge ?

— Hélas ! il est donc temps que j’en mette ? répondit-elle tristement. Je me flattais de n’en jamais avoir besoin.

— C’est une folie, ma chère ; est-ce que tout le monde n’en met pas ? Les plus jeunes femmes en ont.

— Vous haïssez le fard, et vous me disiez souvent que vous préfériez ma pâleur à une fraîcheur factice.

— Mais, la dernière fois que vous êtes sortie, on vous a trouvée bien pâle… On ne va pas au bal uniquement pour son amant.

— J’y vais uniquement pour vous aujourd’hui, je vous jure.

— Ah ! milady, c’est à mon tour de dire qu’il n’en fut pas toujours ainsi ! Autrefois, vous étiez un peu fière de vos triomphes.

— J’en étais fière à cause de vous, Luigi ; à présent qu’ils m’échappent et que je vous vois souffrir, je voudrais me cacher. Je voudrais éteindre le soleil et vivre avec vous dans les ténèbres.

— Ah ! vous êtes en veine de poésie, milady. J’ai trouvé tout à l’heure votre Byron ouvert à cette belle page des ténèbres ; je ne m’étonne pas de vous voir des idées sombres. Eh bien, le rouge vous sied à merveille. Regardez-vous, vous êtes superbe. Allons, Francesca, apportez les gants et l’éventail de milady. Voici votre bouquet, Metella ; c’est moi qui l’ai apporté ; c’est un droit que je ne veux pas perdre.

Metella prit le bouquet, regarda tendrement le comte avec un sourire sur les lèvres et une larme dans les yeux.

— Allons, venez, mon amie, lui-dit-il. Vous allez être encore une fois la reine du bal.

Le bal était somptueux ; mais, par un de ces hasards facétieux qui se rencontrent souvent dans le monde, il y avait une quantité exorbitante de femmes laides et vieilles. Parmi les jeunes et les agréables, il y en avait peu de vraiment jolies. Lady Mowbray eut donc un très-grand succès, et Olivier, qui ne s’attendait pas à la rencontrer, s’abandonna à sa naïve admiration. Dès que le comte le vit auprès de lady Mowbray, il s’éloigna, et, dès qu’il les vit s’éloigner l’un de l’autre, il prit le bras d’Olivier, et, sous le premier prétexte venu, il le ramena auprès de Metella.

— Vous m’avez dit en route que vous aviez vu Gœthe, dit-il au voyageur ; parlez donc de lui à milady. Elle est si avide d’entendre parler du vieux Faust, qu’elle voulait m’envoyer à Weimar tout exprès pour lui rapporter les dimensions exactes de son front. Heureusement pour moi, le grand homme est mort au moment où j’allais me mettre en route.

Buondelmonte tourna sur ses talons fort habilement en achevant sa phrase, et laissa Olivier parler de Gœthe à lady Mowbray.

Metella, qui l’avait d’abord accueilli avec une politesse bienveillante, l’écouta peu à peu avec intérêt. Olivier n’avait pas infiniment d’esprit, mais il avait beaucoup de bonnes lectures ; il avait de la vivacité, de l’enthousiasme, et, ce qui est extrêmement rare chez les jeunes gens, pas la moindre affectation. Avec lui, on n’était pas forcé de pressentir le grand homme en herbe, la puissance intellectuelle méconnue et comprimée ; c’était un vrai Suisse pour la franchise et le bon sens, une sorte d’Allemand pour la sensibilité et la confiance ; il o*avait rien de français, ce qui plut infiniment à Metella.

Vers la fin du bal, le comte revint auprès d’eux, et, les retrouvant ensemble, il se sentit joyeux et triompha intérieurement de son habileté. Il laissa Olivier donner le bras à lady Mowbray pour la reconduire à sa voiture, et les suivit par derrière avec une discrétion vraiment maritale.

Le lendemain, il fit à Metella le plus pompeux éloge du jeune Suisse, et l’engagea à lui écrire un mot pour l’inviter à dîner. Après le dîner, il se fit appeler dehors pour une prétendue affaire imprévue, et les laissa ensemble toute la soirée. Comme il revenait seul et à pied, il vit deux jeunes bourgeois de la ville arrêtés devant le balcon de lady Mowbray, et il s’arrêta pour entendre leur conversation.

— Vois-tu la taille de lady Mowbray au clair de la lune ? On dirait une belle statue sur une terrasse.

— Le comte est aussi un beau cavalier. Comme il est grand et mince !

— Ce n’est pas le comte de Buondelmonte ; celui-ci est plus grand de toute la tête. Qui diable est-ce donc ? Je ne le connais pas.

— C’est le jeune duc d’Asti.

— Non, je viens de le voir passer en sédiole.

— Bah ! ces grandes dames ont tant d’adorateurs, celle-là qui est si belle surtout ! Le comte de Buondelmonte doit être fier !…

— C’est un niais. Il s’amuse à faire la cour à cette grosse princesse allemande qui a des yeux de faïence et des mains de macaroni, tandis qu’il y a dans la ville un petit étranger nouvellement débarqué qui donne le bras à madame Metella, et qui change d’habit sept fois par jour pour lui plaire.

— Ah ! parbleu ! c’est lui que nous voyons là-haut sur le balcon. Il a l’air de ne pas s’ennuyer.

— Je ne m’ennuierais pas à sa place.

— Il faut que Buondelmonte soit bien fou !

Le comte entra dans le palais et traversa les appartements avec agitation. Il arriva à l’entrée de la terrasse, et s’arrêta pour regarder Metella et Olivier, dont les silhouettes se dessinaient distinctement sur le ciel pur et transparent d’une belle soirée. Il trouva le Genevois bien près de sa maîtresse ; il est vrai que celle-ci regardait d’un autre côté et semblait rêver à autre chose, mais un sentiment de jalousie et d’orgueil blessé s’alluma dans l’âme italienne du comte. Il s’approcha d’eux et leur parla de choses indifférentes. Lorsqu’ils rentrèrent tous trois dans le salon, Buondelmonte remarqua tout haut que Metella avait été bien préoccupée, car elle n’avait pas fait allumer les bougies, et il se heurta à plusieurs meubles pour atteindre à une sonnette, ce qui acheva de le mettre de très-mauvaise humeur.

Le jeune Olivier n’avait pas assez de fatuité pour s’imaginer qu’il pouvait consoler Metella de l’abandon de son amant. Quoiqu’elle ne lui eût fait aucune confidence, il avait pénétré facilement son chagrin, et il en voyait la cause. Il la plaignait sincèrement et l’en aimait davantage. Cette compassion, jointe à une sorte de ressentiment des persiflages du comte, lui inspirait l’envie de le contrarier. Il vit avec joie que le dépit avait pris la place de cette singulière affectation de courtoisie, et il reprit la conversation sur un ton de sentimentalité que le comte était peu disposé à goûter. Metella, surprise de voir son amant capable encore d’un sentiment de jalousie, s’en réjouit, et, femme qu’elle était, se plut à l’augmenter en accordant beaucoup d’attention au Genevois. Si ce fut une scélératesse, elle fut excusable, et le comte l’avait bien méritée. Il devint acre et querelleur, au point que lady Mowbray, qui vit Olivier très-disposé à lui tenir tête, craignit une scène ridicule et fit entendre au jeune homme qu’il eût à se retirer. Olivier comprit fort bien ; mais il affecta la gaucherie d’un campagnard, et parut ne se douter de rien jusqu’à ce que Metella lui eût dit tout bas :

— Allez-vous-en, mon cher monsieur, je vous en prie.

Olivier feignit de la regarder avec surprise.

— Allez, ajouta-elle profitant d’un moment où le comte allait prendre le chapeau d’Olivier pour le lui présenter ; vous m’obligerez, je vous reverrai…

— Madame, le comte s’apprête à me faire une impertinence ; il tient mon chapeau ; je vais être obligé de le traiter de fat ; que faut-il que je fasse ?

— Rien ; allez vous-en et revenez demain au soir. Olivier se leva :

— Je vous demande pardon, monsieur le comte, dit-il ; vous vous trompez, c’est mon chapeau que vous prenez pour le vôtre ; veuillez me le rendre, je vais avoir l’honneur de vous saluer.

Le comte toujours prudent, non par absence de courage (il était brave), mais par habitude de circonspection et par crainte du ridicule, fut enchanté d’en être quitte ainsi. Il lui remit son chapeau et le quitta poliment ; mais, dès qu’il fut parti, il le déclara souverainement insipide, mal-appris et ridicule.

— Je ne sais comment vous avez fait pour supporter ce personnage, dit-il à Metella ; il faut que vous ayez une patience angélique.

— Mais il me semble, mon ami, que c’est vous qui m’avez priée de l’inviter, et vous me l’avez laissé sur les bras ensuite.

— Depuis quand êtes-vous si Agnès que vous ne sachiez pas vous débarrasser d’un fat importun ? Vous n’êtes plus dans l’âge de la gaucherie et de la timidité. Metella se sentit vivement offensée de cette insolence ; elle répondit avec aigreur ; le comte s’emporta et lui dit tout ce que depuis longtemps il n’osait pas lui dire. Metella comprit sa position, et, en s’éclairant sur son malheur, elle retrouva l’orgueil que son affection irréprochable envers le comte devait lui inspirer.

— Il suffit, monsieur, dit-elle ; il ne fallait pas me faire attendre si longtemps la vérité. Vous m’avez trop fait jouer auprès de vous un rôle odieux et ridicule. Il est temps que je comprenne celui que mon âge et le vôtre m’imposent : je vous rends votre liberté.

Il y avait longtemps que le comte aspirait à ce jour de délivrance ; il lui avait semblé que le mot échappé aux lèvres de Metella le ferait bondir de joie. Il avait trop compté sur la force que nous donne l’égoïsme. Quand il entendit ce mot si étrange entre eux, quant il vit en face ce dénoûment triste et honteux à une vie d’amour et de dévouement mutuels, il eut horreur de Metella et de lui-même ; il demeura pâle et consterné. Puis un violent sentiment de colère et de jalousie s’empara de lui.

— Sans doute, s’écria-t-il, cet aveu vous tardait, madame ! En vérité, vous êtes très-jeune de cœur, et je vous faisais injure en voulant compter vos années. Vous avez promptement rencontré le réparateur de mes torts et le consolateur de vos peines. Vous comptez recourir à lui pour oublier les maux que je vous ai causés, n’est-ce pas ? Mais il n’en sera pas ainsi ; demain, un de nous deux, madame, sera près de vous. L’autre ne vous disputera plus jamais à personne. Dieu ou le sort décidera de votre joie ou de votre désespoir.

Metella ne s’attendait point à cette bizarre fureur. La malheureuse femme se flatta d’être encore aimée ; elle attribua tout ce que le comte lui avait dit d’abord à la colère. Elle se jeta dans ses bras, lui fit mille serments, lui jura qu’elle ne reverrait jamais Olivier s’il le désirait, et le supplia de lui pardonner un instant de vanité blessée.

Le comte s’apaisa sans joie, comme il s’était emporté sans raison. Ce qu’il craignait le plus au monde, c’était de prendre une résolution dans l’état de contradiction continuelle où il était vis-à-vis de lui-même. Il fit des excuses à Lady Mowbray, s’accusa de tous les torts, la conjura de ne pas lui retirer son affection, et l’engagea à recevoir Olivier, dans la crainte qu’il ne soupçonnât ce qui s’était passé à cause de lui.

Le jour vint et termina enfin les orages d’une nuit d’insomnie, de douleur et de colère. Ils se quittèrent réconciliés en apparence, mais tristes, découragés, incertains, et tellement accablés de fatigue l’un et l’autre, qu’ils comprenaient à peine leur situation.

Le comte dormit douze heures à la suite de cette rude émotion. Lady Mowbray s’éveilla assez tôt dans la journée ; elle attendait Olivier avec inquiétude ; elle ne savait comment lui expliquer ses paroles de la veille et la conduite de M. de Buondelmonte.

Il vint et se conduisit avec assez d’adresse pour rendre Metella plus expansive qu’elle ne l’avait résolu. Son secret lui échappa, et des larmes couvrirent son visage en avouant tout ce qu’elle avait souffert et tout ce qu’elle craignait d’avoir à souffrir encore.

Olivier s’attendrit à son tour, et, comme un excellent enfant qu’il était, il pleura avec lady Mowbray. Il est impossible, quand on est malheureux par suite de l’injustice d’autrui, de n’être pas reconnaissant de l’intérêt et de l’affection qu’on rencontre ailleurs. Il faudrait, pour s’en défendre, un stoïcisme ou une défiance qu’on n’a point dans ces moments-là. Metella fut touchée de la réserve délicate et des larmes silencieuses du jeune Olivier. Elle avait compris vaguement la veille qu’elle était aimée de lui, et maintenant elle en était sûre. Mais elle ne pouvait trouver dans cet amour qu’un faible allégement aux douleurs du sien.

Plusieurs semaines se passèrent dans cette incertitude. Le comte ne pouvait rallumer son amour, sans cesse prêt à s’éteindre, qu’au feu de la jalousie. Dès qu’il se trouvait seul avec sa maîtresse, il regrettait de ne l’avoir pas quittée lorsqu’elle le lui avait offert. Alors il ramenait son rival auprès d’elle, espérant qu’une autre affection consolerait Metella et la rendrait complice de son parjure. Mais, dès qu’il lui semblait voir Olivier gagner du terrain sur lui, sa vanité blessée, et sans doute un reste d’amour pour lady Mowbray, le rejetaient dans de violents accès de fureur. Il ne sentait le prix de sa maîtresse qu’autant qu’elle lui était disputée. Olivier comprit le caractère du comte et sa situation d’esprit. Il vit qu’il disputerait le cœur de Metella tant qu’il aurait un rival ; il s’éloigna et alla passer quelque temps à Rome. Quand il revint, il trouva Metella au désespoir et presque entièrement délaissée. Son malheur était enfin livré au public, toujours avide de se repaître d’infortunes et de se réjouir la vue avec les chagrins qu’il ne sent pas ; la désertion du comte et ses motifs rendirent le rôle de lady Mowbray fâcheux et triste. Les femmes s’en réjouissaient, et, quoique les hommes la tinssent encore pour charmante et désirable, nul n’osait se présenter, dans la crainte d’être accepté comme un pis aller. Olivier vint, et, comme il aimait sincèrement, il ne craignit pas d’être ridicule ; il s’offrit, non pas encore comme un amant, mais comme un ami sincère, comme un fils dévoué. Un matin, lady Mowbray quitta Florence sans qu’on sût où elle était allée ; on vit encore le jeune Olivier pendant quelques jours dans les endroits publics, se montrant comme pour prouver qu’il n’avait pas enlevé lady Mowbray. Le comte lui en sut bon gré et ne lui chercha pas querelle. Au bout de la semaine, le Genevois disparut à son tour, sans avoir prononcé devant personne le nom de lady Mowbray.

Il la rejoignit à Milan, où, selon sa promesse, elle l’attendait ; il la trouva bien pâle et bien près de la vieillesse. Je ne sais si son amour diminua, mais son amitié s’en accrut. Il se mit à ses genoux, baisa ses mains, l’appela sa mère, et la supplia de prendre courage.

— Oui, appelez-moi toujours votre mère, lui dit-elle ; je dois en avoir pour vous la tendresse et l’autorité. Écoutez donc ce que ma conscience m’ordonne de vous dire dès aujourd’hui. Vous m’avez parlé souvent de votre affection, non pas seulement de celle qu’un généreux enfant peut avoir pour un vieille amie, mais vous m’avez parlé comme un jeune homme pourrait le faire à une femme dont il désire l’amour. Je crois, mon cher Olivier, que vous vous êtes trompé alors, et qu’en me voyant vieillir chaque jour vous serez bientôt désabusé. Quant à moi, je vous dirai la vérité. J’ai essayé de partager tous vos sentiments ; je l’ai résolu, je vous l’ai presque promis. Je ne devais plus rien à Buondelmonte, et je me devais à moi-même de le laisser disposer de son avenir. J’ai quitté Florence dans l’espoir de me guérir de ce cruel amour et d’en ressentir un plus jeune et plus enivrant avec vous. Eh bien, je ne vous dirai pas aujourd’hui que ma raison repousse cette imprudente alliance entre deux âges aussi différents que le vôtre et le mien. Je ne vous dirai pas non plus que ma conscience me défend d’accepter un dévouement dont vous vous repentiriez bientôt. Je ne sais pas à quel point j’écouterais ma conscience et ma raison, si l’amour était une fois rentré dans mon cœur. Je sais que je suis encore malheureusement bien jeune au moral ; mais voici ma véritable raison. Olivier, n’en soyez pas offensé, et songez que vous me remercierez un jour de vous l’avoir dite, et que vous m’estimerez de n’avoir pas agi comme une femme de mon âge, blessée dans ses plus chères vanités, eût agi envers un jeune homme tel que vous. Je suis femme, et j’avoue qu’au milieu de mon désespoir j’ai ressenti vivement l’affront fait à mon sexe et à ma beauté passée. J’ai versé des larmes de sang en voyant le triomphe de mes rivales, en essuyant les railleries de celles qui sont jeunes aujourd’hui, et qui semblent ignorer qu’elles passeront, que demain elles seront comme moi. Eh bien, Olivier, je me suis débattue contre ce dépit poignant ; j’ai résisté aux conseils de mon orgueil, qui m’engageait à recevoir vos soins publiquement et à me parer de votre jeune amour comme d’un dernier trophée : je ne l’ai pas fait, et j’en remercie Dieu et ma conscience. Je vous dois aujourd’hui une dernière preuve de loyauté…

— Arrêtez, madame, dit Olivier, et ne m’ôtez pas tout espoir ! Je sais ce que vous avez à me dire : vous aimez encore le comte de Buondelmonte, et vous voulez rester fidèle à la mémoire d’un bonheur qu’il a détruit. Je vous en vénère et vous en aime davantage ; je respecterai ce noble sentiment, et j’attendrai que le temps et Dieu vous parlent en ma faveur. Si j’attends en vain, je ne regretterai pas de vous avoir consacré mes soins et mon respect.

Lady Mowbray serra la main d’Olivier et l’appela son fils. Ils se rendirent à Genève, et Olivier tint ses promesses. Peut-être ne furent-elles pas très-héroïques d’abord ; mais, au bout de six mois, Metella, apaisée par sa résignation et rétablie par l’air vif des montagnes, retrouva la fraîcheur et la santé qu’elle avait perdues. Ainsi qu’on voit, après les premières pluies de l’automne, recommencer une saison chaude et brillante, lady Mowbray entra dans son été de la Saint-Martin ; c’est ainsi que les villageois appellent les beaux jours de novembre. Elle redevint si belle, qu’elle espéra avec raison jouir encore de quelques années de bonheur et de gloire. Le monde ne lui donna pas de démenti, et l’heureux Olivier moins que personne.

Ils avaient fait ensemble le voyage de Venise, et, à la suite des fêtes du carnaval, ils s’apprêtaient à revenir à Genève, lorsque le comte de Buondelmonte, tiré à la remorque par sa princesse allemande, vint passer une semaine dans la ville des doges. La princesse Wilhelmine était jeune et vermeille ; mais, lorsqu’elle lui eut récité une assez grande quantité de phrases apprises par cœur dans ses livres favoris, elle rentra dans un pacifique silence dont elle ne sortit plus que pour redire ses apologues et ses sentences accoutumés. Le pauvre comte se repentait cruellement de son choix et commençait à craindre une luxation de la mâchoire s’il continuait à jouir de son bonheur, lorsqu’il vit passer dans une gondole Metella avec son jeune Olivier. Elle avait l’air d’une belle reine suivie de son page. La jalousie du comte se réveilla, et il rentra chez lui déterminé à passer son épée au travers de son rival. Heureusement pour lui ou pour Olivier, il fut saisi d’un accès de fièvre qui le retint au lit huit jours. Durant ce temps, la princesse Wilhelmine, scandalisée de l’entendre invoquer sans cesse dans son délire lady Mowbray, prit la route de Wurtemberg avec un chevalier d’industrie qui se donnait à Venise pour un prince grec, et qui, grâce à de fort belles moustaches noires et à un costume théâtral, passait pour un homme très-vaillant. Pendant le même temps, lady Mowbray et Olivier quittèrent Venise sans avoir appris qu’ils avaient heurte la gondole du comte de Buondelmonte, et qu’ils le laissaient entre deux médecins, dont l’un le traitait pour une gastrite, et l’autre pour une affection cérébrale. À force de glace appliquée, par l’un sur l’estomac, et par l’autre sur la tête, le comte se trouva bientôt guéri des deux maladies qu’il n’avait pas eues, et, revenant à Florence, il oublia les deux femmes qu’il n’avait plus.


II

Un matin, lady Mowbray, qui s’était fixée en Suisse, reçut une lettre datée de Paris ; elle était de la supérieure d’un couvent de religieuses où Metella avait mis, deux ou trois ans auparavant, sa nièce, miss Sarah Mowbray, jeune orpheline très-intéressante, comme le sont toutes les orphelines en général, et particulièrement celles qui ont de la fortune. La supérieure avertissait lady Mowbray que la maladie de langueur dont miss Sarah était atteinte depuis un an faisait des progrès assez sérieux pour que les médecins eussent prescrit le changement d’air et de lieu dans le plus court délai possible. Aussitôt après la réception de cette lettre, lady Mowbray demanda des chevaux de poste, fit faire à la hâte quelques paquets, et partit pour Paris dans la journée.

Olivier resta seul dans le grand château que lady Mowbray avait acheté sur le Léman, et dans lequel, depuis cinq ans, il passait auprès d’elle tous les étés. C’était depuis ces cinq années la première fois qu’il se trouvait seul à la campagne, forcé, pour ainsi dire, de réfléchir et de contempler sa situation. Bien que le voyage de lady Mowbray dût être d’une quinzaine de jours tout au plus, elle avait semblé très-affectée de cette séparation, et lui-même n’avait point accepté sans répugnance l’idée qu’un tiers allait venir se placer dans une intimité jusqu’alors si paisible et si douce. Le caractère romanesque d’Olivier n’avait pas changé ; son cœur avait le même besoin d’affection, son esprit la même candeur qu’autrefois. Avait-il obéi à la loi du temps, et son amour pour lady Mowbray avait-il fait place à l’amitié ? Il n’en savait rien lui-même, et Metella n’avait jamais eu l’imprudence de l’interroger à cet égard. Elle jouissait de son affection sans l’analyser. Trop sage et trop juste pour n’en pas sentir le prix, elle s’appliquait à rendre douce et légère cette chaîne qu’Olivier portait avec reconnaissance et avec joie.

Metella était si supérieure à toutes les autres femmes, sa société était si aimable, son humeur si égaie, elle était si habile à écarter de son jeune ami tous les ennuis ordinaires de la vie, qu’Olivier s’était habitué à une existence facile, calme, délicieuse tous les jours, quoique tous les jours semblable. Quand il fut seul, il s’ennuya horriblement, engendra malgré lui des idées sombres, et s’effraya de penser que lady Mowbray pouvait et devait mourir longtemps avant lui.

Metella retira sa nièce du couvent et reprit avec elle la route de Genève. Elle avait fait toutes choses si précipitamment dans ce voyage, qu’elle avait à peine vu Sarah ; elle était partie de Paris le même soir de son arrivée. Ce ne fut qu’après douze heures de route que, s’éveillant au grand jour, elle jeta un regard attentif sur cette jeune fille étendue auprès d’elle dans le coin de sa berline.

Lady Mowbray écarta doucement la pelisse dont Sarah était enveloppée, et la regarda dormir. Sarah avait quinze ans ; elle était pâle et délicate, mais belle comme un ange. Ses longs cheveux blonds s’échappaient de son bonnet de dentelle, et tombaient sur son cou blanc et lisse, orné çà et là de signes bruns semblables à de petites mouches de velours. Dans son sommeil, elle avait cette expression raphaélique qu’on avait si longtemps admirée dans Metella, et dont elle avait conservé la noble sérénité en dépit des années et des chagrins. En retrouvant sa beauté dans cette jeune fille, Metella éprouva comme un sentiment d’orgueil maternel. Elle se rappela son frère, qu’elle avait tendrement aimé, et qu’elle avait promis de remplacer auprès du dernier rejeton de leur famille ; lady Mowbray était le seul appui de Sarah, elle retrouvait dans ses traits le beau type de ses nobles ancêtres. Eu la lui rendant au couvent avec des larmes de regret, on lui avait dit que son caractère était angélique comme sa figure. Metella se sentit pénétrée d’intérêt et d’affection pour cette enfant ; elle prit doucement sa petite main pour la réchauffer dans les siennes, et, se penchant vers elle, elle la baisa au front.

Sarah s’éveilla, et à son tour regarda Metella ; elle la connaissait fort peu et l’avait vue préoccupée la veille. Naturellement timide, elle avait osé à peine la regarder. Maintenant, la voyant si belle, avec un sourire si doux et les yeux humides d’attendrissement, elle retrouva la confiance caressante de son âge et se jeta à son cou avec joie.

Lady Mowbray la pressa sur son cœur, lui parla de son père, le pleura avec elle ; puis la consola, lui promit sa tendresse et ses soins, l’interrogea sur sa santé, sur ses goûts, sur ses études, jusqu’à ce que Sarah, un peu fatiguée du mouvement de la voiture, se rendormit à son côté.

Metella pensa à Olivier et l’associa intérieurement à la joie qu’elle éprouvait d’avoir auprès d’elle une si aimable enfant. Mais peu à peu ses idées prirent une teinte plus sombre ; des conséquences qu’elle n’avait pas encore abordées se présentèrent à son esprit ; elle regarda de nouveau Sarah, mais cette fois avec une inconcevable souffrance d’esprit et de cœur. La beauté de cette jeune fille lui fit amèrement sentir ce que la femme doit perdre de sa puissance et de son orgueil en perdant sa jeunesse. Involontairement elle mit sa main auprès de celle de Sarah : sa main était toujours belle ; mais elle pensa à son visage, et, regardant celui de sa nièce :

— Quelle différence ! pensa-t-elle ; comment Olivier fera-t-il pour ne pas s’en apercevoir ? Olivier est aussi beau qu’elle ; ils vont s’admirer mutuellement ; ils sont bons tous deux, ils s’aimeront… Et pourquoi ne s’aimeraient-ils pas ? Ils seront frère et sœur ; moi, je serai leur mère… La mère d’Olivier ! Ne le faut-il pas ? n’ai-je pas pensé cent fois qu’il en devait être ainsi ! Mais déjà ! Je ne m’attendais pas à trouver une jeune fille, une femme presque dans cette enfant ! Je n’avais pas prévu que ce serait une rivale… Une rivale, ma nièce ! mon enfant ! Quelle horreur ! Oh ! jamais !

Lady Mowbray cessa de regarder Sarah ; car, malgré elle, sa beauté, qu’elle avait admirée tout à l’heure avec joie, lui causait maintenant un effroi insurmontable ; le cœur lui battait ; elle fatiguait son cerveau à trouver une pensée de force et de calme à opposer à ces craintes qui s’élevaient de toutes parts, et que, dans sa première consternation, elle s’exagérait sans doute. De temps en temps, elle jetait sur Sarah un regard effaré, comme ferait un homme qui s’éveillerait avec un serpent dans la main. Elle s’effrayait surtout de ce qui se passait en elle ; elle croyait sentir des mouvements de haine contre cette orpheline qu’elle devait, qu’elle voulait aimer et protéger.

— Mon Dieu, mon Dieu ! s’écriait-elle, vais-je devenir jalouse ? Est-ce qu’il va falloir que je ressemble à ces femmes que la vieillesse rend cruelles, et qui se font une joie infâme de tourmenter leurs rivales ? Est-ce une horrible conséquence de mes années que de haïr ce qui me porte ombrage ? Haïr Sarah ! la fille de mon frère ! cette orpheline qui tout à l’heure pleurait dans mon sein !… Oh ! cela est affreux, et je suis un monstre !… Mais non, ajoutait-elle, je ne suis pas ainsi ; je ne peux pas haïr cette pauvre enfant ; je ne peux pas lui faire un crime d’être belle ! Je ne suis pas née méchante, je sens que ma conscience est toujours jeune, mon cœur toujours bon, je l’aimerai ; je souffrirai quelquefois peut-être, mais je surmonterai cette folie…

Mais l’idée d’Olivier amoureux de Sarah revenait toujours l’épouvanter, et ses efforts pour affronter une pareille crainte étaient infructueux. Elle en était glacée, atterrée, et Sarah, en s’éveillant, trouvait souvent une expression si sombre et si sévère sur le visage de sa tante, qu’elle n’osait la regarder, et feignait de se rendormir pour cacher le malaise qu’elle en éprouvait.

Le voyage se passa ainsi, sans que lady Mowbray pût sortir de cette anxiété cruelle. Olivier ne lui avait jamais donné le moindre sujet d’inquiétude ; il ne se plaisait nulle part loin d’elle, et elle savait bien qu’aucune femme n’avait jamais eu le pouvoir de le lui enlever ; mais Sarah allait vivre près d’eux, entre eux deux, pour ainsi dire ; il la verrait tous les jours ; et, lors même qu’il ne lui parlerait jamais, il aurait toujours devant les yeux cette beauté angélique à côté de la beauté flétrie de lady Mowbray ; lors même que cette intimité n’aurait aucune des conséquences que Metella craignait, il y en avait une affreuse, inévitable : ce serait la continuelle angoisse de cette âme jalouse, épiant les moindres chances de sa défaite, s’aigrissant dans sa souffrance, et devenant injuste et haïssable à force de soins pour se faire aimer !

— Pourquoi m’exposerais-je gratuitement à ce tourment continuel ? pensait Metella. J’étais si calme et si heureuse il y a huit jours ! Je savais bien que mon bonheur ne pouvait pas être éternel ; mais, du moins, il aurait pu durer quelque temps encore. Pourquoi faut-il que j’aille chercher une ennemie domestique, une pomme de discorde, et que je l’apporte précieusement au sein de ma joie et de mon repos, qu’elle va troubler et détruire peut-être à jamais ? Je n’aurais qu’un mot à dire pour faire tourner bride aux postillons et pour reconduire cette petite fille à son couvent… Je retournerais plus tard à Paris pour la marier ; Olivier ne la verrait jamais, et, si je dois perdre Olivier, du moins ce ne serait pas à cause d’elle !

Mais l’état de langueur de Sarah, l’espèce de consomption qui menaçait sa vie, imposait à lady Mowbray le devoir de la soigner et de la guérir. Son noble caractère prit le dessus, et elle arriva chez elle sans avoir adressé une seule parole dure et désobligeante à la jeune Sarah.

Olivier vint à leur rencontre sur un beau cheval anglais, qu’il fit caracoler autour de la voiture pendant deux lieues. En les abordant, il avait mis pied à terre, et il avait baisé la main de lady Mowbray en l’appelant, comme à l’ordinaire, sa chère maman. Lorsqu’il se fut éloigné de la portière, Sarah dit ingénument à lady Mowbray :

— Ah ! mon Dieu ! chère tante, je ne savais pas que vous aviez un fils ; on m’avait toujours dit que vous n’aviez pas d’enfants.

— C’est mon fils adoptif, Sarah, répondit lady Mowbray ; regardez-le comme votre frère.

Sarah n’en demanda pas davantage, et ne s’étonna même pas ; elle regarda de côté Olivier, lui trouva l’air noble et doux ; mais, réservée comme une véritable Anglaise, elle ne le regarda plus, et, durant huit jours, ne lui parla plus que par monosyllabes et en rougissant.

Ce que lady Mowbray voulait éviter par-dessus tout, c’était de laisser voir ses craintes à Olivier ; elle en rougissait à ses propres yeux et ne concevait pas la jalousie qui se manifeste. Elle était Anglaise aussi, et fière au point de mourir de douleur plutôt que d’avouer une faiblesse. Elle affecta, au contraire, d’encourager l’amitié d’Olivier pour Sarah ; mais Olivier s’en tint avec la jeune miss à une prévenance respectueuse, et la timide Sarah eût pu vivre dix ans près de lui sans faire un pas de plus.

Lady Mowbray se rassura donc, et commença à goûter un bonheur plus parfait encore que celui dont elle avait joui jusqu’alors. La fidélité d’Olivier paraissait inébranlable ; il semblait ne pas voir Sarah lorsqu’il était auprès de Metella, et s’il la rencontrait seule dans la maison, il l’évitait sans affectation.

Une année s’écoula pendant laquelle Sarah, fortifiée par l’exercice et l’air des montagnes, devint tellement belle, que les jeunes gens de Genève ne cessaient d’errer autour du parc de lady Mowbray pour tâcher d’apercevoir sa nièce.

Un jour que lady Mowbray et sa nièce assistaient à une fête villageoise aux environs de la ville, un de ces jeunes gens s’approcha très-près de Sarah et la regarda presque insolemment. La jeune fille, effrayée, saisit vivement le bras d’Olivier et le pressa sans savoir ce qu’elle faisait. Olivier se retourna et comprit en un instant le motif de sa frayeur. Il échangea d’abord des regards menaçants et bientôt des paroles sérieuses avec le jeune homme. Le lendemain, Olivier quitta le château de bonne heure et revint à l’heure du déjeuner ; mais, malgré son air calme, lady Mowbray s’aperçut bientôt qu’il souffrait, et le força de s’expliquer. Il avoua qu’il venait de se battre avec l’homme qui avait regardé insolemment miss Mowbray, et qu’il l’avait grièvement blessé ; mais il l’était lui-même, et Metella, l’ayant forcé de retirer sa main, qu’il tenait dans sa redingote, vit qu’il l’était assez sérieusement. Elle s’occupait avec anxiété des soins qu’il fallait donner à cette blessure, lorsqu’on se retournant vers Sarah, elle vit qu’elle s’était évanouie auprès de la fenêtre. Cette excessive sensibilité parut naturelle à Olivier dans une personne d’une complexion aussi délicate ; mais lady Mowbray y fit une attention plus marquée.

Lorsque Metella eut secouru sa nièce, et qu’elle se trouva seul avec Olivier, elle lui demanda le motif et les détails de son affaire. Elle n’avait rien vu de ce qui s’était passé la veille ; elle était en ce moment à plusieurs pas en avant de sa nièce et d’Olivier, et donnait le bras à une autre personne. Olivier tâcha d’éluder ses questions ; mais, comme lady Mowbray le pressait de plus en plus, il raconta avec beaucoup de répugnance que miss Mowbray ayant été regardée insolemment par un jeune homme d’assez mauvais ton, il s’était placé entre elle et ce jeune homme ; celui-ci avait affecté de se rapprocher encore pour le braver, et Olivier avait été forcé de le pousser rudement pour l’empêcher de froisser le bras de Sarah, qui se pressait tout effrayée contre son défenseur. Les deux adversaires s’étaient donc donné rendez-vous dans des termes que Sarah n’avait pas compris, et, au bout d’une heure, après que les dames étaient montées en voiture, Olivier avait été retrouver le jeune homme et lui demander compte de sa conduite. Celui-ci avait soutenu son arrogance, et, malgré les efforts des témoins de la scène pour l’engager à reconnaître son tort, il s’était obstiné à braver Olivier ; il lui avait même fait entendre assez grossièrement qu’on le regardait comme l’amant de miss Sarah, en même temps que celui de sa tante, et que, quand on promenait en public le scandale de pareilles relations, on devait être prêt à en subir les conséquences.

Olivier n’avait donc pas hésité à se constituer le défenseur de Sarah, et, tout en repoussant avec mépris ces imputations ignobles, il avait versé son sang pour elle.

— Je suis prêt à recommencer demain s’il le faut, dit-il à lady Mowbray, que ces calomnies avaient jetée dans la consternation. Vous ne devez ni vous affliger ni vous effrayer : votre nièce est sous ma protection, et je me conduirai comme si j’étais son père. Quant à vous, votre nom suffira auprès des gens de bien pour garder le sien à l’abri de toute atteinte.

Lady Mowbray feignit de se calmer ; mais elle ressentit une profonde douleur de l’affront fait à sa nièce. Ce fut dans ce moment qu’elle comprit toute l’affection que cette aimable enfant lui inspirait. Elle s’accusa de l’avoir amenée auprès d’elle pour la rendre victime de la méchanceté de ces provinciaux, et s’effraya de sa situation, car elle n’y voyait d’autre remède que d’éloigner Olivier de chez elle tant que Sarah y demeurerait.

L’idée d’un sacrifice au-dessus de ses forces, mais qu’elle croyait devoir à la réputation de sa nièce, la tourmenta secrètement sans qu’elle pût se décider à prendre un parti.

Elle remarqua, quelques jours après, que Sarah paraissait moins timide avec Olivier, et qu’Olivier, de son côté, lui montrait moins de froideur. Lady Mowbray en souffrait ; mais elle pensa qu’elle devait encourager cette amitié au lieu de la contrarier, et elle la vit croître de jour en jour sans paraître s’en alarmer.

Peu cà peu Olivier et Sarah en vinrent à une sorte de familiarité. Sarah, il est vrai, rougissait toujours en lui parlant ; mais elle osait lui parler, et Olivier était surpris de lui trouver autant d’esprit et de naturel. Il avait eu contre elle une sorte de prévention qui s’effaçait de plus en plus. Il aimait à l’entendre chanter ; il la regardait souvent peindre des fleurs, et lui donnait dos conseils. Il en vint même à lui montrer la botanique et à se promener avec elle dans le jardin. Un jour, Sarah témoignait le regret de ne plus monter à cheval. Lady Mowbray, indisposée depuis quelque temps, ne pouvait plus supporter cette fatigue ; ne voulant pas priver sa nièce d’un exercice salutaire, elle pria Olivier de monter à cheval avec elle dans l’intérieur du parc, qui était fort grand, et où miss Mowbray pût se livrer à l’innocent plaisir de galoper pendant une heure ou deux tous les jours.

Ces heures étaient mortelles pour Metella. Après avoir embrassé sa nièce au front et lui avoir fait un signe d’amitié, en la voyant s’éloigner avec Olivier, elle restait sur le perron du château, pâle et consternée comme si elle les eût vus partir pour toujours ; puis elle allait s’enfermer dans sa chambre et fondait en larmes. Elle s’enfonçait quelquefois furtivement dans les endroits les plus sombres du parc, et les apercevait au loin, lorsqu’ils franchissaient tous les deux les arcades de lumière qui terminaient le berceau des allées. Mais elle se cachait aussitôt dans la profondeur du taillis, car elle craignait d’avoir l’air de les observer, et rien au monde ne l’effrayait tant que de paraître ridicule et jalouse.

Un jour qu’elle était dans sa chambre et qu’elle pleurait, le front appuyé sur le balcon de sa fenêtre, Sarah et Olivier passèrent au galop ; ils rentraient de leur promenade ; les pieds de leurs chevaux soulevaient des tourbillons de sable ; Sarah était rouge, animée, aussi souple, aussi légère que son cheval, avec lequel elle ne semblait faire qu’un. Olivier galopait à son côté ; ils riaient tous les deux de ce bon rire franc et heureux de la jeunesse qui n’a pas d’autre motif qu’un besoin d’expansion, de bruit et de mouvement. Ils étaient comme deux enfants contents de crier et de se voir courir. Metella tressaillit et se cacha derrière son rideau pour les regarder. Tant de beauté, d’innocence et de douceur, brillait sur leurs fronts, qu’elle en fut attendrie.

— Ils sont faits l’un pour l’autre ; la vie s’ouvre devant eux, pensa-t-elle, l’avenir leur sourit, et, moi, je ne suis plus qu’une ombre que le tombeau semble réclamer…

Elle entendit bientôt les pas d’Olivier qui approchait de sa chambre ; s’asseyant précipitamment devant sa toilette, elle feignit de se coiffer pour le dîner.

Olivier avait l’air content et ouvert ; il lui baisa tendrement les mains, et lui remit de la part de Sarah, qui était allée se débarrasser de son amazone, un gros bouquet d’hépatiques qu’elle avait cueillies dans le parc.

— Vous êtes donc descendus de cheval ? dit lady Mowbray.

— Oui, répondit-il ; Sarah, en apercevant toutes ces fleurs dans la clairière, a voulu absolument vous en apporter, et, avant que j’eusse pris la bride de son cheval, elle avait sauté sur le gazon. Je lui ai servi de page, et j’ai tenu sa monture pendant qu’elle courait comme un petit chevreau après les fleurs et les papillons. Ma bonne Metella, votre nièce n’est pas ce que vous croyez. Ce n’est pas une petite fille, c’est une espèce d’oiseau déguisé. Je le lui ai dit, et je crois qu’elle rit encore.

— Je vois avec plaisir, dit lady Mowbray avec un sourire mélancolique, que ma Sarah est devenue gaie. Chère enfant ! elle est si aimable et si belle !

— Oui, elle est jolie, dit Olivier, elle a une physionomie que j’aime beaucoup. Elle a l’air intelligent et bon ; elle vous ressemble, Melella ; je ne l’ai jamais tant trouvé qu’aujourd’hui. Elle a votre son de voix par instants.

— Je suis heureuse de voir que vous l’aimez enfin, cette pauvre petite ! dit lady Mowbray. Dans les commencements, elle vous déplaisait, convenez-en ?

— Non, elle me gênait, et voilà tout.

— Et, à présent, dit Metella en faisant un violent effort sur elle-même pour conserver un air calme et doux, vous voyez bien qu’elle ne vous gêne plus.

— Je craignais, dit Olivier, qu’elle ne fût pas avec vous ce qu’elle devait être ; à présent, je vois qu’elle vous comprend, qu’elle vous apprécie, et cela me fait plaisir. Je ne suis pas seul à vous aimer ici. Je puis parler de vous à quelqu’un qui m’entend, et qui vous aime autant qu’un autre que moi peut vous aimer. Sarah entra en cet instant en s’écriant :

— Eh bien, chère tante, vous a-t-il remis le bouquet de ma part ? C’est un méchant homme que monsieur votre fils. Il me l’a presque ôté de force pour vous l’apporter lui-même. Il est aussi jaloux que votre petit chien, qui pleure quand vous caressez ma chevrette.

Lady Mowbray embrassa la jeune fille, et se dit qu’elle devait se trouver heureuse d’être aimée comme une mère.

Quelques jours après, tandis que les deux enfants de lady Mowbray (c’est ainsi qu’elle les appelait) faisaient leur promenade accoutumée, elle entra dans la chambre de Sarah pour prendre un livre et ramassa un petit coin de papier déchiré qui était sur le bord d’une tablette. Au milieu de mots interrompus qui ne pouvaient offrir aucun sens, elle lut distinctement le nom d’Olivier, suivi d’un grand point d’exclamation. C’était l’écriture de Sarah. Lady Mowbray jeta un regard sur les meubles. Le secrétaire et les tiroirs étaient fermés avec soin ; toutes les clefs en étaient retirées. Il ne convenait pas au caractère de lady Mowbray de faire d’autre enquête. Elle sortit cependant pour résister aux suggestions d’une curiosité inquiète.

Lorsque Sarah rentra de la promenade, lady Mowbray remarqua qu’elle était fort pâle et que sa voix tremblait. Un sentiment d’effroi mortel passa dans l’âme de Metella. Elle remarqua pendant le dîner que Sarah avait pleuré, et, le soir, elle était si abattue et si triste, qu’elle ne put s’empêcher de la questionner. Sarah répondit qu’elle était souffrante, et demanda à se retirer.

Lady Mowbray interrogea Olivier sur sa promenade. Il lui répondit, avec le calme d’une parfaite innocence, que Sarah avait été fort gaie toute la première heure, qu’ensuite ils avaient été au pas et en causant ; qu’elle ne se plaignait d’aucune douleur, et que c’était lady Mowbray qui, en rentrant, l’avait fait apercevoir de sa pâleur.

En quittant Olivier, lady Mowbray, inquiète de sa nièce, se rendit dans sa chambre, et, avant d’entrer, elle y jeta un coup d’œil par la porte entr’ouverte. Sarah écrivait. Au léger bruit que fit Metella, elle tressaillit et cacha précipitamment son papier, jeta sa plume et saisit un livre ; mais elle n’avait pas en le temps de l’ouvrir, que lady Mowbray était auprès d’elle.

— Vous écriviez, Sarah ? lui dit-elle d’un ton grave et doux cependant.

— Non, ma tante, répondit Sarah dans un trouble inexprimable.

— Ma chère fille, est-il possible que vous me fassiez un mensonge ?

Sarah baissa la tête et resta toute tremblante.

— Qu’est-ce que vous écriviez, Sarah ? continua lady Mowbray avec un calme désespérant.

— J’écrivais… une lettre, répondit Sarah au comble de l’angoisse.

— À qui, ma chère ? continua Metella.

— À Fanny Hurst, mon amie de couvent.

— Cela n’a rien de répréhensible, ma chère ; pourquoi donc vous cachiez-vous ?

— Je ne me cachais pas, ma tante, répondit Sarah en essayant de reprendre courage.

Mais sa confusion n’échappa point au regard sévère de lady Mowbray.

— Sarah, lui dit-elle, je n’ai jamais surveillé votre correspondance. J’avais une telle confiance en vous, que j’aurais cru vous outrager en vous demandant à voir vos lettres. Mais, si j’avais pensé qu’il put exister un secret entre vous et moi, j’aurais regardé comme un devoir de vous en demander l’aveu. Aujourd’hui, je vois que vous en avez un, et je vous le demande.

— Ô ma tante ! s’écria Sarah éperdue.

— Sarah, si vous me refusiez, dit Metella avec beaucoup de douceur et en même temps de fermeté, je croirais que vous avez dans le cœur quelque sentiment coupable, et je n’insisterais pas, car rien n’est plus opposé à mon caractère que la violence. Mais je sortirais de votre chambre le cœur navré, car je me dirais que vous ne méritez plus mon estime et mon affection.

— Ô ma chère tante, ma mère ! ne dites pas cela ! s’écria miss Mowbray en se jetant tout en larmes aux pieds de Metella.

Metella craignit de se laisser attendrir ; et, lui retirant sa main, elle rassembla toutes ses forces pour lui dire froidement :

— Eh bien, miss Mowbray, refusez-vous de me remettre le papier que vous écriviez ?

Sarah obéit, voulut parler, et tomba demi-évanouie sur son fauteuil. Lady Mowbray résista au sentiment d’intérêt qui luttait chez elle contre un sentiment tout contraire. Elle appela la femme de chambre de Sarah, lui ordonna de la soigner, et courut s’enfermer chez elle pour lire la lettre. Elle était ainsi conçue :


« Je vous ai promis depuis longtemps, dearest Fanny, l’aveu de mon secret. Il est temps enfin que je tienne ma promesse. Je ne pouvais pas confier au papier une chose si importante sans trouver un moyen de vous faire parvenir directement ma lettre. Maintenant je saisis l’occasion d’une personne que nous voyons souvent ici, et qui part pour Paris. Elle veut bien se charger de vous porter de ma part des minéraux et un petit herbier. Elle vous demandera au parloir et vous remettra le paquet et la lettre, qui de cette manière ne passera pas par les mains de madame la supérieure. Ne me grondez donc pas, ma chère amie, et ne dites pas que je manque de confiance en vous. Vous verrez, en lisant ma lettre, qu’il ne s’agit plus de bagatelles comme celles qui nous occupaient au couvent. Ceci est une affaire sérieuse, et que je ne vous confie pas sans un grand trouble d’esprit. Je crois que mon cœur n’est pas coupable, et cependant je rougis comme si j’allais paraître devant un confesseur. Il y a plusieurs jours que je veux vous écrire. J’ai fait plus de dix lettres que j’ai toutes déchirées ; enfin je me décide ; soyez indulgente pour moi, et, si vous me trouvez imprudente et blâmable, reprenez-moi doucement.

» Je vous ai parlé d’un jeune homme qui demeure ici avec nous, et qui est le fils adoptif de ma tante. La première fois que je le vis, c’était le jour de mon arrivée, je fus tellement troublée, que je n’osai pas le regarder. Je ne sais pas ce qui se passa en moi lorsqu’il entra à demi dans la calèche pour baiser les mains de ma tante ; il le fit avec tant de tendresse, que je me sentis tout émue, et que je compris tout de suite la bonté de son cœur ; mais il se passa plus de six mois avant que je connusse sa figure, car je n’osai jamais le regarder autrement que de profil. Ma tante m’avait dit : « Sarah, regardez Olivier comme votre frère. » Je me livrai donc à une joie intérieure que je croyais très-légitime. Il me semblait doux d’avoir un frère ; et, s’il m’eût traitée tout de suite comme sa sœur, peut-être n’aurais-je jamais songé à l’aimer autrement !… Hélas ! vous voyez quel est mon malheur, Fanny ; j’aime, et je crois que je ne serai jamais unie à celui que j’aime. Pour vous dire comment j’ai eu l’imprudence d’aimer ce jeune homme, je ne le puis pas ; en vérité, je n’en sais rien moi-même, et c’est une bien affreuse fatalité. Imaginez-vous qu’au lieu de me parler avec la confiance et l’abandon d’un frère, il a passé plus d’un an sans m’adresser plus de trois paroles par jour ; si bien que je crois que tous nos entretiens, durant tout ce temps-là, tiendraient à l’aise dans une page d’écriture. J’attribuais cette froideur à sa timidité ; mais, le croiriez-vous ? il m’a avoué depuis qu’il avait pour moi une espèce d’antipathie avant de me connaître. Comment peut-on haïr une personne qu’on n’a jamais vue et qui ne vous a fait aucun mal ? Cette injustice aurait dû m’empêcher de prendre de l’attachement pour lui. Eh bien, c’est tout le contraire, et je commence à croire que l’amour est un chose tout à fait involontaire, une maladie de l’âme à laquelle tous nos raisonnements ne peuvent rien.

» J’ai été bien longtemps sans comprendre ce qui se passait en moi. J’avais tellement peur de M. Olivier, que je croyais parfois avoir aussi de l’éloignement pour lui. Je le trouvais froid et orgueilleux ; et cependant, lorsqu’il parlait à ma tante, il changeait tellement d’air et de langage, il lui rendait des soins si délicats, que je ne pouvais pas m’empêcher de le croire sensible et généreux.

» Une fois, je passais au bout de la galerie, je le vis à genoux auprès de ma tante ; elle l’embrassait, et tous deux semblaient pleurer. Je passai bien vite et sans qu’on m’aperçut ; mais je ne saurais me rendre l’émotion que cette scène touchante me causa. J’en fus agitée toute la nuit, et je me surpris plusieurs fois à désirer d’avoir l’âge de ma tante, afin d’être aimée comme une mère par celui qui ne voulait pas m’aimer comme une sœur.

» Je compris mes véritables sentiments à l’occasion du duel dont je vous ai parlé. Je ne vous ai pas nommé la personne qui me donnait le bras et qui se battit pour moi ; je vous ai dit que c’était un ami de la maison : c’était M. Olivier. Lorsqu’il revint, il était fort pâle, et tenait sa main sous sa redingote ; ma tante se douta de la vérité et le força de nous la montrer. Je ne sais si cette main était ensanglantée. Il me sembla voir du sang sur le linge qui l’enveloppait, et je sentis le mien se retirer vers mon cœur. Je m’évanouis, ce qui fut bien imprudent et bien malheureux, mais je crois qu’on ne se douta de rien. Quand je revis M. Olivier, je ne pus m’empêcher de le remercier de ce qu’il avait fait pour moi ; et, tout en voulant parler, je me mis à pleurer comme une sotte. Je ne sais pourquoi je n’avais jamais pu me décidera le remercier devant ma tante. Peut-être que ce fut un mauvais sentiment qui me fit attendre un moment où j’étais seule avec lui. Je ne sais pas ce qu’il y avait de coupable à le faire, et cependant je me le suis toujours reproché comme une dissimulation envers lady Mowbray. J’avais espéré, je crois, être moins timide devant une seule personne que devant deux. Mais ce fut encore pis ; je sentis que j’étouffais, et j’eus comme un vertige, car je ne m’aperçus pas que M. Olivier me pressait les mains. Quand je revins à moi, mes mains étaient dans les siennes, et il me dit plusieurs choses que je n’entendis pas. Je sais seulement qu’il me dit en s’en allant : « Ma chère miss Mowbray, je suis touché de votre amitié ; mais, en vérité, il ne faut pas que vous pleuriez pour cette égratignure. » Depuis ce temps, sa conduite envers moi a été toute différente, et il a été d’une bonté et d’une obligeance qui ont achevé de me gagner le cœur. Il me donne des leçons, il corrige mes dessins, il fait de la musique avec moi ; ma tante semble prendre un grand plaisir à nous voir si unis. Elle nous fait monter à cheval ensemble, elle nous force à nous donner la main pour nous raccommoder ; car il arrive souvent que, tout en riant, nous finissons par nous disputer et nous bouder un peu. Moi, j’étais tout à fait à l’aise avec lui, j’étais heureuse, et j’avais la vanité de croire qu’il m’aimait. Il me le disait du moins, et je m’imaginais que, quand on s’aime seulement d’amitié, et qu’on se convient sous les rapports de la fortune et de l’éducation, il est tout simple qu’on se marie ensemble. La conduite de ma tante semblait autoriser en moi cette espérance, et je pensais qu’on me trouvait encore trop jeune pour m’en parler. Dans ces idées, j’étais aussi heureuse qu’il est permis de l’être ; je ne désirais rien sur la terre que la continuation d’une semblable existence. Mais, hélas ! ce rêve s’est effacé, et le désespoir depuis ce matin… »


Ici, la lettre avait été interrompue par l’arrivée de lady Mowbray.

Metella laissa tomber la lettre, et, cachant son visage dans ses mains, elle resta plongée dans une morne consternation. Elle demeura ainsi jusqu’à une heure du matin, s’accusant de tout le mal et cherchant en vain comment elle pourrait le réparer. Enfin elle céda à un besoin instinctif et se rendit à la chambre de sa nièce. Tout le monde dormait dans la maison ; le temps était superbe, la lune éclairait en plein la façade du château, et répandait de vives clartés dans les galeries, dont toutes les fenêtres étaient ouvertes. Metella les traversa lentement et sans bruit, comme une ombre qui glisse le long des murs. Tout à coup elle se trouva face à face avec Sarah, qui, les pieds nus et vêtue d’un peignoir de mousseline blanche, allait à sa rencontre ; elles ne se virent que quand elles traversèrent l’une et l’autre un angle lumineux des murs. Lady Mowbray, surprise, continua de s’avancer pour s’assurer que c’était Sarah ; mais la jeune fille, voyant venir à elle cette grande femme pâle traînant sur le pavé de la galerie sa longue robe de chambre en velours noir, fut saisie d’effroi. Cette figure morne et sombre ressemblait si peu à celle qu’elle avait habitude de voir à sa tante, qu’elle crut rencontrer un spectre et faillit tomber évanouie ; mais elle fut aussitôt rassurée par la voix de lady Mowbray, qui était pourtant froide et sévère.

— Que faites-vous ici à cette heure, Sarah, et où allez-vous ?

— Chez vous, ma tante, répondit Sarah sans hésiter.

— Venez, mon enfant, lui dit lady Mowbray en prenant son bras sous le sien.

Elles regagnèrent en silence l’appartement de Metella. Le calme, la nuit et le chant joyeux des rossignols contrastaient avec la tristesse profonde dont ces deux femmes étaient accablées.

Lady Mowbray ferma les portes et attira sa nièce sur le balcon de sa chambre. Là, elle s’assit sur une chaise et la fit asseoir à ses pieds sur un tabouret ; elle attira sa tête sur ses genoux et prit ses mains dans les siennes, que Sarah couvrit de larmes et de baisers.

— Oh ! ma tante, ma chère tante, pardonnez-moi, je suis coupable…

— Non, Sarah, vous n’êtes pas coupable ; je n’ai qu’un reproche à vous faire, c’est d’avoir manqué de confiance en moi. Votre réserve a fait tout le mal, mon enfant ; maintenant, il faut être franche, il faut tout me dire… tout ce que vous savez…

Lady Mowbray prononça ces paroles dans une angoisse mortelle ; et, en attendant la réponse de sa nièce, elle sentit son front se couvrit de sueur. Sarah avait-elle découvert à quel titre Olivier vivait, ou du moins avait vécu auprès d’elle durant plusieurs années ? Lady Mowbray ne savait pas quelle raison Sarah pouvait avoir pour renoncer tout à coup à une espérance si longtemps nourrie en secret et frémissait d’entendre sortir de sa bouche des reproches qu’elle croyait mériter. Un poids énorme fut ôté de son cœur lorsque Sarah lui répondit avec assurance :

— Oui, ma tante, je vous dirai tout ; que ne vous ai-je dit plus tôt mes folles pensées ! Vous m’auriez empêchée de m’y livrer ; car vous saviez bien que votre fils ne pouvait pas m’épouser…

— Mais, Sarah, quelles sont vos raisons pour le croire ?… Qui vous l’a donc dit ?…

— Olivier, répondit Sarah. Ce matin, nous causions de choses indifférentes dans le parc ; nous étions près de la grille qui donne sur la route. Une noce vint à passer, nous nous arrêtâmes pour voir la figure des mariés ; je remarquai qu’ils avaient l’air timide.

» — Ils ont l’air triste, répondit Olivier. Comment ne l’auraient-ils pas ? Quelle chose stupide et misérable qu’un jour de noce !

» — Eh quoi ! lui dis-je, vous voudriez qu’on se mariât en secret ? Ce serait encore bien plus triste.

» — Je voudrais qu’on ne se mariât pas du tout, répondit-il ; pour moi, j’ai le mariage en horreur et je ne me marierai jamais.

» Oh ! ma chère tante, cette parole m’enfonça un poignard dans le cœur ; en même temps, elle me sembla si extraordinaire, que j’eus la hardiesse d’insister et de lui dire en affectant de le plaisanter ;:

» — Vous ne savez guère ce que vous ferez à cet égard-là.

» Il me répondit avec beaucoup d’empressement, et, comme s’il eût eu l’intention de m’ôter toute présomption :

» — Soyez sûre de ce que je vous dis, miss ; j’ai fait un serment devant Dieu, et je le tiendrai.

» La honte et la douleur me rendirent silencieuse, et j’ai fait de vains efforts toute la journée pour cacher mon désespoir…

Sarah fondit en larmes. Metella, soulagée d’une affreuse inquiétude, fut pendant quelques instants insensible à la douleur de sa nièce. Olivier n’aimait pas Sarah ! En vain elle l’aimait, en vain elle était jeune, riche et belle, il ne voulait pas d’autre affection intime, pas d’autre bonheur domestique que celui qu’il avait goûté auprès de lady Mowbray. Un instant livrée à une reconnaissance égoïste, à une secrète gloire de son cœur enivré, elle laissa pleurer la pauvre Sarah, et oublia que son triomphe avait fait une victime. Mais sa cruauté ne fut pas de longue durée ; la passion de lady Mowbray pour Olivier prenait sa source dans une âme chaleureuse ouverte à toutes les tendresses qui embellissent les femmes. Elle aimait Sarah presque autant qu’Olivier, car elle l’aimait comme une mère aime sa fille. La vue de sa douleur brisa le cœur de Metella ; elle avait bien des torts à se reprocher ! Elle aurait dû prévoir les conséquences d’un rapprochement continuel entre ces deux jeunes gens. Déjà la malignité des voisins lui avait signalé un grave inconvénient de cette situation. Elle avait résisté à cet avertissement, et maintenant le bonheur de Sarah était compromis plus encore que sa réputation.

Elle la pressa dans ses bras en pleurant, et, dans le premier instant de sa compassion et de sa tendresse, elle pensa à lui sacrifier son amour.

— Non, lui dit-elle, égarée par un sentiment de générosité exaltée, Olivier n’a pas fait de serment ; il est libre, il peut vous épouser ; qu’il vous aime, qu’il vous rende heureuse, et je vous bénirai tous deux. Ce ne sera pas moi qui m’opposerai à l’union de deux êtres qui sont ce que j’ai de plus cher au monde…

— Oh ! je le crois bien, ma bonne tante ! s’écria Sarah en se jetant de nouveau à son cou ; mais c’est lui qui ne m’aime pas ! Que faire à cela ?

— Il ne vous a pas dit qu’il ne vous aimait pas ? Est-ce qu’il vous l’a dit, Sarah ?

— Non ; mais pourquoi se dit-il engagé ? Oh ! peut-être qu’il l’est en effet. Il a quelque raison que vous ne connaissez pas ! Il aime une femme, il est marié en secret peut-être.

— Je l’interrogcrai, je saurai ce qu’il pense, répondit Metella ; je ferai pour vous, ma fille, tout ce qui dépendra de moi. Si je ne puis rien, ma tendresse vous restera.

— Oh ! oui, ma mère ! toujours, toujours ! s’écria Sarah en se jetant à ses pieds.

Apaisée par les promesses hasardées de sa tante, Sarah se retira plus tranquille. Metella la mit au lit elle-même, lui fit prendre une potion calmante, et ne la quitta que quand elle eut cessé de soupirer dans son sommeil, comme font les enfants qui s’endorment en pleurant et qui sanglotent encore à demi en rêvant.

Lady Mowbray ne dormit pas ; elle était rassurée sur certains points ; mais, à l’égard des autres, elle était en proie à mille agitations, et ne voyait pas d’issue à la position délicate où elle avait placé la pauvre Sarah. La pensée d’engager Olivier à l’épouser n’avait pu prendre de consistance dans son esprit ; vainement eût-elle sacrifié cette jalousie de femme qu’elle combattait si généreusement depuis plus d’une année. Il y a dans la vie des rapports qui deviennent aussi sacrés que si les lois les eussent sanctionnés, et Olivier lui-même n’eût pas pu oublier qu’il avait regardé Sarah comme sa fille. Incapable de se retirer elle-même de cette perplexité, lady Mowbray résolut d’attendre quelques jours pour prendre un parti ; elle chercha à se persuader que la passion de Sarah n’était peut-être pas aussi sérieuse que dans ses romanesques confidences la jeune fille se l’imaginait ; ensuite, Olivier pouvait, par sa froideur, l’en guérir mieux que tous les raisonnements. Elle alla retrouver Sarah le lendemain, lui dit qu’elle avait réfléchi, et que le résultat de ses réflexions était celui-ci ; il était impossible d’interroger Olivier sur ses intentions, et de lui demander l’explication de ses paroles de la veille sans lui laisser deviner l’impression qu’elles avaient produite sur miss Mowbray, et sans lui faire soupçonner l’importance qu’elle y attachait.

— Dans la situation où vous êtes vis-à-vis de lui, dit-elle, le premier point, le plus important de tous, c’est de ne pas avouer que vous aimez sans savoir si l’on vous aime.

— Oh ! certainement, ma tante, dit Sarah en rougissant.

— Il n’est pas besoin sans doute, mon enfant, que je fasse appel à votre pudeur et à votre fierté ; l’une et l’autre doivent vous suggérer une grande prudence et beaucoup d’empire sur vous-même…

— Oh ! certes, ma tante, reprit la jeune Anglaise avec un mélange d’orgueil et de douleur qui lui donna l’expression d’une vierge martyre de Titien.

— Si mon fils, poursuivit Metella, est réellement lié au célibat par quelque engagement qu’il ne puisse pas confier, même à moi, il faudra bien, Sarah, que vous vous sépariez l’un de l’autre…

— Oh ! s’écria Sarah effrayée, est-ce que vous me chasseriez de chez vous ? est-ce qu’il faudrait retourner au couvent ou en Angleterre, loin de lui, loin de vous, toute seule ?… Oh ! j’en mourrais ! Après avoir été tant aimée !

— Non, dit Metella d’une voix grave, je ne t’abandonnerai jamais ; je te suis nécessaire : nous sommes liées l’une à l’autre pour la vie.

En parlant ainsi, elle posa ses deux mains sur la tête blonde de Sarah, et leva les yeux au ciel d’un air solennel et sombre. En se consacrant à cette enfant de son adoption, elle sentait combien étaient terribles les devoirs qu’elle s’était imposés envers elle, puisqu’il faudrait peut-être lui sacrifier le bonheur de toute sa vie, la société d’Olivier.

— Me promettez-vous du moins, continua-t-elle, que, si, après avoir fait tout ce qui dépendra de moi pour votre bonheur, je ne réussis pas à fermer cette plaie de votre âme, vous ferez tous vos efforts pour vous guérir ? Ai-je affaire à une enfant romanesque et entêtée, ou bien à une jeune fille forte et courageuse ?

— Doutez-vous de moi ? dit Sarah.

— Non, je ne doute pas de toi ; tu es une Mowbray, tu dois savoir souffrir en silence… Allez vous coiffer, Sarah, et tâchez d’être aussi soignée dans votre toilette, aussi calme dans votre maintien que de coutume. Nous allons attendre quelques jours encore avant de décider de notre avenir. Jurez-moi que vous n’écrirez à aucune de vos amies ; que je serai votre seule confidente, votre seul conseil, et que vous travaillerez à être digne de ma tendresse.

Sarah jura en pleurant de faire tout ce que désirait sa tante ; mais, malgré tous ses efforts, son chagrin fut si visible, qu’Olivier s’en aperçut dès le premier instant. Il regarda lady Mowbray et trouva la même altération sur ses traits. Les vérités qu’il avait confusément entrevues brillèrent à son esprit ; les pensées qui, par bouffées brûlantes, avaient traversé son cerveau à de rares intervalles, revinrent l’embraser. Il fut effrayé de ce qui se passait en lui et autour lui ; il prit son fusil et sortit. Après avoir tué quelques innocentes volatiles, il rentra plus fort, trouva les deux femmes plus calmes, et la soirée s’écoula assez doucement. Quand on a l’habitude de vivre ensemble, quand on s’est compris si bien, que, durant longtemps, toutes les idées, tous les intérêts de la vie privée ont été en commun, il est presque impossible que le charme des relations se rompe tout à coup sur une première atteinte. Les jours suivants virent donc se prolonger cette intimité, dont aucun des trois n’avait altéré la douceur par sa faute. Néanmoins la plaie allait s’élargissant dans le cœur de ces trois personnes. Olivier ne pouvait plus douter de l’amour de Sarah pour lui ; il en avait toujours repoussé l’idée ; mais maintenant tout le lui disait, et chaque regard de Metella, quelle qu’en fût l’expression, lui en donnait une confirmation irrécusable. Olivier chérissait si réellement, si tendrement sa mère adoptive, il avait connu auprès d’elle une manière d’aimer si paisible et si bienfaisante, qu’il s’était cru incapable d’une passion plus vive ; il s’était donc livré en toute sécurité au danger d’avoir pour sœur une créature vraiment angélique. À mesure que ses sentiments pour Sarah devenaient plus vifs, il réussissait à se tranquilliser en se disant que Metella lui était toujours aussi chère ; et en cela il ne se trompait pas ; seulement, pour l’une l’amour prenait la place de l’amitié, et pour l’autre l’amitié avait remplacé l’amour. L’âme de ce jeune homme était si bonne et si ardente, qu’il ne savait pas se rendre compte de ce qu’il éprouvait.

Mais, quand il crut s’en être assuré, il ne transigea point avec sa conscience : il résolut de partir. La tristesse de Sarah, sa douceur modeste, sa tendresse réservée et pleine d’une noble fierté, achevèrent de l’enthousiasmer ; expansif et impressionnable comme il l’était, il sentit qu’il ne serait pas longtemps maître de son secret, et ce qui acheva de le déterminer, ce fut de voir que Metella l’avait deviné.

En effet, lady Mowbray connaissait trop bien toutes les nuances de son caractère, tous les plis de son visage, pour n’avoir pas pénétré, avant lui-même peut-être, ce qu’il éprouvait auprès de Sarah. Ce fut pour elle le dernier coup ; car, en dépit de sa bonté, de son dévouement et de sa raison, elle aimait toujours Olivier comme au premier jour. Ses manières avec lui avaient pris cette dignité que le temps, qui sanctifie les affections, devait nécessairement apporter ; mais le cœur de cette femme infortunée était aussi jeune que celui de Sarah. Elle devint presque folle de douleur et d’incertitude : devait-elle laisser sa nièce courir les dangers d’une passion partagée ? devait-elle favoriser un mariage qui lui semblait contraire à toute délicatesse d’esprit et de mœurs ? Mais pouvait-elle s’y opposer, si Olivier et Sarah le désiraient tous deux ? Cependant il fallait s’expliquer, sortir de ces perplexités, interroger Olivier sur ses intentions : mais à quel titre ? Était-ce l’amante désespérée d’Olivier, ou la mère prudente de Sarah, qui devait provoquer un aveu aussi difficile à faire pour lui ?

Un soir, Olivier parla d’un voyage de quelques jours qu’il allait faire à Lyon ; lady Mowbray, dans la position désespérée où elle était réduite, accepta cette nouvelle avec joie, comme un répit accordé à ses souffrances. Le lendemain, Olivier fit seller son cheval pour aller à Genève, où il devait prendre la poste, il vint à l’entrée du salon prendre congé des dames : Sarah, dont il baisa la main pour la première fois de sa vie, fut si troublée, qu’elle n’osa pas même lever les yeux sur lui ; Metella, au contraire, l’observait attentivement ; il était fort pâle, et calme comme un homme qui accomplit courageusement un devoir rigoureux. Il embrassa lady Mowbray, et alors sa force parut l’abandonner ; des larmes roulèrent dans ses yeux ; sa main trembla convulsivement en lui glissant une lettre humide…

Il se précipita dehors, monta à cheval et partit au galop. Metella resta sur le perron jusqu’à ce qu’elle n’entendît plus les pas de son cheval. Alors elle mit une main sur son cœur, pressa le billet de l’autre, et comprit que tout était fini pour elle.

Elle rentra dans le salon. Sarah, penchée sur sa broderie, feignait de travailler pour prouver à sa tante qu’elle avait du courage et savait tenir sa promesse ; mais elle était aussi pâle que Metella, et, comme elle, elle ne sentait plus battre son cœur.

Lady Mowbray traversa le salon sans lui adresser une parole ; elle monta dans sa chambre et lut le billet d’Olivier.


« Je pars ; vous ne me reverrez plus, à moins que dans plusieurs années… et lorsque miss Mowbray sera mariée !… Ne me demandez pas pourquoi il faut que je vous quitte ; si vous le savez, ne m’en parlez jamais ! »


Metella crut qu’elle allait mourir ; mais elle éprouva ce que la nature a de force contre le chagrin. Elle ne put pleurer, elle étouffait ; elle eut envie de se briser la tête contre les murs de sa chambre ; et puis elle pensa à Sarah, et elle eut un instant de haine et de fureur.

— Maudit soit le jour où tu es entrée ici ! s’écria-t-elle. La protection que je t’ai accordée me coûte cher, et mon frère m’a légué la robe de Déjanire !

Elle entendit Sarah qui approchait, et se calma aussitôt ; la vue de cette aimable créature réveilla sa tendresse, elle lui tendit ses bras.

— Oh ! mon Dieu ! qu’est-ce qui nous arrive ? s’écria Sarah épouvantée. Ma tante, où est allé Olivier ?

— Il va voyager pour sa santé, répondit lady Metella avec un sourire mélancolique, mais il reviendra ; ayons courage, restons ensemble, aimons-nous bien.

Sarah sut renfermer ses larmes ; Metella reporta sur elle toute son affection. Olivier ne revint pas : Sarah ne sut jamais pourquoi.

Mais le temps est plus maître de nous que nous-mêmes ; la femme ne veut pas se flétrir sans avoir fleuri, et il n’est point de courageux dévouement que Dieu ne récompense dans ceux qui l’accomplissent, ou dans ceux qui en sont l’objet. Celui d’Olivier porta ses fruits. Sarah s’habitua peu à peu à son absence, et un jour vint où elle aima un époux digne d’elle. Metella, fortifiée contre le souvenir des passions par une conscience raffermie et par le sentiment maternel que la douce Sarah sut développer dans son cœur, descendit tranquillement la pente des années. Quand elle eut accepté franchement la vieillesse, quand elle ne cacha plus ses beaux cheveux blancs, quand les pleurs et l’insomnie ne creusèrent plus à son front de rides anticipées, quand l’effacement du marbre antique se fit calme, lent, et rationnel, on y vit d’autant plus reparaître les lignes de l’impérissable beauté du type. On l’admira encore dans l’âge où l’amour n’est plus de saison, et, dans le respect avec lequel on la saluait, entourée et embrassée par les charmants enfants de Sarah, on sentait encore l’émotion qui se fait dans l’âme à la vue d’un ciel pur, harmonieux et placide que le soleil vient d’abandonner.

MELCHIOR


I


Vers la fin de l’année 1789, un pauvre pilote côtier nommé Lockrist disparut, un jour de tempête, sous les récifs de la Bretagne. Il laissa deux fils : Henri, qui se maria et vécut comme il put de la pêche aux harengs ; et James, qui s’embarqua en qualité de marmiton sous-cambusier.

Vingt ans après, James Lockrist, après avoir été successivement maître coq d’un grand vaisseau de guerre, cuisinier du gouverneur des Indes, maître d’hôtel de la Chine, et officier de la maison civile du roi de Camboge, s’établit à la côte de Malabar, et se mit à vivre dans l’opulence. Grâce aux richesses amassées au service de tant d’illustres maîtres, il se construisit une belle habitation dans le goût européen ; après quoi, il épousa une riche Anglaise qui lui donna sept enfants.

En devenant mère du dernier, madame Jenny Lockrist mourut. Mais le climat brûlant de l’Inde eut bientôt dévoré sans pitié cette nombreuse postérité.

Il n’en resta qu’une fille, la plus jeune, la plus fluette, la plus impressionnable, et, par cela même, la plus capable de résister à cette atmosphère de feu : faible roseau qui grandit souple et frêle là où ses frères plus robustes s’étaient desséchés.

En perdant un à un les héritiers prédestinés à son opulence, l’ex-cuisinier du Fils du Ciel (c’est ainsi qu’on appelle l’empereur de la Chine) se détacha presque de ces biens auxquels il semblait condamné à ne pouvoir associer personne.

Il expérimenta combien le luxe a peu de prix pour un homme forcé d’en jouir seul. Sa maison lui sembla moins belle, ses bambous moins élégants, son titre de nabab moins glorieux ; en un mot, cette nouvelle patrie, la patrie de son argent, qu’il avait aimée au point d’oublier la France pendant quarante ans, lui devint peu à peu odieuse en lui enlevant tout l’espoir de sa vieillesse.

Une vive fantaisie d’exilé, et plus encore une fervente sollicitude de père, lui firent souhaiter de revoir les grèves qui l’avaient vu naître, et de soustraire son dernier enfant aux mortelles influences qui le menaçaient.

En conséquence, James Lockrist résolut d’enlever sa chère Jenny au soleil de l’équateur avant l’âge de quinze ans, vers lequel tous ses frères avaient péri. Il commença à convertir sa fortune en argent ; et, comme une aussi vaste entreprise demandait encore au moins une année, il se décida à s’enquérir de la famille qu’il avait laissée en Bretagne, afin de renouer quelque relation avec une contrée où il craignait de se trouver isolé.

À huit mois de là, James reçut de France une réponse à ses informations. On lui apprenait que son frère Henri était mort depuis environ vingt ans, laissant dans la misère une veuve et quatorze enfants.

Mais le froid et la faim avaient anéanti la postérité de Henri comme le soleil et le luxe avaient éteint celle de James.

Les survivants étaient réduits, en Bretagne comme dans l’Inde, au nombre de deux : la veuve septuagénaire qui vivait indigente aux environs de Brest, et son fils Melchior Lockrist, qui venait d’obtenir une lieutenance dans la marine marchande.

Ce fut le curé de l’humble village de chaume où le puissant nabab avait vu le jour qui se chargea de lui faire parvenir ces renseignements.

Ce fut une lettre aux formes antiques et paternes, où perçaient, comme dit Goldsmith, l’orgueil du sacerdoce et l’humilité de l’homme ; une lettre toute pleine de timides reproches sur le long oubli où James avait laissé sa famille, d’exhortations communes et maladroites sur la vanité et le mauvais emploi des richesses, d’efforts délicats et chaleureux pour intéresser le nabab à ses pauvres parents.

Il y eut une période de cette lettre où M. Lockrist faillit la jeter avec colère et dédain, et une autre qui émut ses entrailles au point d’amener une larme dans le sillon formé par une ride sur sa joue sèche et safranée.

Et véritablement il était impossible de ne pas se prendre de compassion pour cette pauvre veuve que le curé montrait si pieuse et si pauvre ; de bienveillance pour ce jeune homme qui avait en pleurant quitté sa mère afin de lui être plus utile.

— Melchior, disait le bon curé, est le plus bel homme de la Bretagne, le plus brave marin de l’Océan, le meilleur fils que je connaisse.

Il ajoutait que ce hardi compagnon était en mer sur le navire Inkle-et-Yariko, frété pour l’archipel Indien, et il terminait en faisant des vœux pour que, dans les hasards de la navigation, l’oncle et le neveu vinssent à se rencontrer.

Une circonstance puissante vint donner une nouvelle ardeur à l’intérêt que la lettre du curé inspira au nabab pour son jeune parent.

Jenny, sa chère Jenny, son fragile et précaire enfant, ressentit les premières atteintes du mal qui n’avait épargné qu’elle, et qui semblait réclamer sa dernière victime. La médecine glissa dans l’oreille paternelle une parole qui eût fait rougir le chaste front de Jenny. Il fallait la marier sans trop de délais.

Cette ordonnance jeta d’abord M. Lockrist dans de grandes perplexités. Outre que sa fille avait encore à atteindre six mois l’âge nubile exigé par les lois françaises, il était difficile de lui trouver un mari qui consentît à partir aussitôt pour l’Europe, et à s’y fixer avec elle.

Il savait que de telles conditions sont toujours faciles à éluder après le mariage ; et il ne voyait autour de lui aucun homme dont la loyauté ou le désintéressement lui offrissent de suffisantes garanties.

Enfin, pour dernier obstacle, Jenny, élevée dans une solitude assez romanesque, montrait un invincible dégoût pour tous ces hommes si avides de s’enrichir. Elle prétendait n’accorder son cœur et sa main qu’à un amant digne d’elle, personnage utopique qu’elle avait rencontré dans les livres, et qui ne se trouvait nulle part sous un ciel où l’or semble être plus précieux aux Européens que la vie.

Alors M. Lockrist pensa naturellement à son neveu, ou plutôt Jenny l’y fit penser. Elle écouta avec émotion la lettre du curé breton, et, quand elle vit son père touché du portrait de Melchior, elle se jeta dans ses bras en lui disant :

— Je suis bien heureuse à présent ; car, si je meurs, tu ne seras pas seul sur la terre : mon cousin te restera.

De ce moment, le nabab n’eut pas un instant de repos qu’il n’eût trouvé son cher, son précieux neveu.

Il écrivit dans toutes les îles, à Ceylan, à Java, à Céram et à Timor. Il s’enquit dans tous les ports de la presqu’île : à Barcelor, à Tucurin, à Paliacate, à Sicacola ; et enfin, un jour, un beau jour qu’on attendait sans l’espérer, le gouverneur, qui était fort lié avec M. Lockrist et qui lui avait promis de guetter tous les débarquements, lui écrivit que le lieutenant Melchior Lockrist venait d’aborder avec l’Inkle-et-Yariko dans le port de Calcutta.

Aussitôt le nabab monte dans sa litière, et, après avoir confié Jenny à sa nourrice, court à la rencontre de son neveu.

Melchior était un grand et robuste garçon, taillé sur un beau type armoricain, un vrai fils de la mer et des tempêtes, hardi de cœur, gauche de manières, superbe au vent de l’artimon, maladroit au rôle d’héritier présomptif, et ne sachant pas plus parler à une jeune miss qu’à un cheval de guerre.

Quand le gouverneur lui ouvrit les portes de son palais, le traita mieux qu’un capitaine de bâtiment, et lui parla d’un oncle riche et généreux qui l’attendait pour l’adopter, Melchior crut faire un rêve ; mais l’expression de sa surprise fut modérée par une forte habitude d’insouciance ; et le Ma foi, tant mieux ! dont il accueillit ces nouvelles merveilleuses, résuma toute la philosophie pratique d’une existence de marin.

Fidèle aux instructions que M. James lui avait données, le gouverneur laissa complètement ignorer à Melchior l’existence de Jenny. Il lui dit seulement que son oncle l’accueillait en qualité de célibataire, et sous la condition expresse qu’il n’essayerait jamais de se marier sans son consentement.

Cette exigence particulière sembla choquer Melchior, et sa figure, jusqu’alors insoucieuse et calme, prit un air de défiance et de trouble que le gouverneur ne s’expliqua pas bien.

— Diable ! dit-il en laissant tomber le bec de sa chibouque, quelle étrange idée est-ce là ? Mon oncle voudrait-il se débarrasser en ma faveur d’une fille laide et bossue dont personne n’aurait voulu dans la contrée ?

Cette conjecture fit sourire le gouverneur.

— Votre oncle n’a pas de fille bossue, lui dit-il gaiement ; tout au contraire, le célibat est sa manie pour lui et pour les autres. Vous ferez bien de vous y conformer.

— Soit ! répondit Melchior en ramassant sa chibouque.

Deux jours après, comme le jeune lieutenant dormait dans son hamac à bord de l’Inkle, il fut réveillé en sursaut par les embrassements d’un petit homme jaune et maigre, habillé des plus riches étoffes de l’Inde taillées sur les modes françaises de 1780.

La toilette de M. Dupleix, gouverneur de l’Inde, dont à cette époque le nabab avait eu l’honneur d’être cuisinier, avait servi de type, durant tout le reste de sa vie, à ses idées sur l’élégance parisienne. Aux marges de son habit de damas nacarat étincelaient une garniture de boutons en diamants d’une largeur exorbitante, et son gilet, dont les poches tombaient jusqu’aux genoux, était brodé de perles fines.

Ce digne représentant d’une génération qui s’efface, ce vivant débris de la France de madame Du Barry, portait encore des bas de soie brochés en rose, des souliers à boucles, et une épée dont la garde était montée en pierres précieuses. Melchior eut bien de la peine à s’empêcher de rire en contemplant son oncle dans toute la splendeur de ce costume.

Ils partirent immédiatement ensemble pour l’habitation du nabab, située à une trentaine de lieues au nord de Calcutta.

L’éléphant qui les portait franchit cette distance en une seule journée.

Durant la route, M. Lockrist fit à son neveu un si prolixe éloge de ses propriétés, il entra dans des détails d’affaires si fastidieuses et si monotones, que le jeune marin eut bien de la peine à se tenir éveillé à ses côtés. Mais un trésor dont James était encore plus vain, c’était sa fille Jenny, et ce ne fut pas sans peine qu’il parvint à se taire sur son compte. Ainsi l’avait exigé la jeune Indienne.

Informée des projets de son père, elle voulait que Melchior les ignorât jusqu’au jour où elle le connaîtrait assez pour le juger digne de sa main. Malgré l’impatiente curiosité qui lui faisait désirer l’arrivée de son fiancé inconnu, malgré les rêves dont sa fraîche imagination poétisait l’avenir, une instinctive dignité de jeune femme lui prescrivait d’attendre, pour se promettre, qu’elle fût bien sûre de vouloir se donner.

Jenny s’ennuyait de la solitude ; mais la médecine, qui n’a que des remèdes systématiques, lui administrait le mariage comme elle conseille l’opium, sans tenir compte du discernement qu’exige une organisation délicate par rapport à l’un, une âme fière par rapport à l’autre.

La romanesque fille, remettant donc en pratique une feinte dans le goût de Marivaux (ignorante qu’elle était du commun et de l’invraisemblance de la chose), ne parut d’abord aux yeux de son cousin qu’à l’abri d’un petit rôle de gouvernante qu’elle se créa quatre jours d’avance, et dont tout homme tant soit peu littéraire n’eût pas été dupe pendant quatre heures.

Mais il se trouva que Melchior ne connaissait pas mieux la société que le théâtre ; qu’il n’était pas plus au courant du langage d’une jeune miss abonnée au Court Magazine et à la Revue du monde fashionable de Londres qu’à celui d’une soubrette de comédie. Il ne se douta de rien, s’installa sans façon chez son oncle, examina ses riz, ses mûriers, ses foulards et ses cachemires, avec plus de complaisance que d’intérêt, mangea énormément, but en proportion, fuma les trois quarts de la journée, et, dans ses moments perdus, fit sans façon la cour à la prétendue gouvernante.

Alors Jenny, révoltée de tant d’audace, jeta le masque et foudroya le téméraire en lui déclarant qu’elle était la fille unique et légitime du nabab James Lockrist.

Mais le marin se remit bientôt de sa surprise, et, prenant sa main avec plus de cordialité que de galanterie :

— En ce cas, ma belle cousine, je vous demande pardon, lui dit-il ; mais avouez que vous êtes encore plus imprudente que je ne suis coupable. Est-ce pour éprouver mes mœurs que vous m’avez fait subir cette mystification ? L’épreuve était dangereuse, vive Dieu !…

— Arrêtez, monsieur, dit Jenny profondément blessée du ton et des manières de celui qu’elle avait rêvé si parfait. Je comprends tout ce que vous imaginez ; mais je dois me hâter de vous détromper.

— Dieu me punisse si j’imagine quelque chose, interrompit Melchior.

— Écoutez-moi, monsieur, reprit Jenny. La volonté, ou, si vous voulez, la fantaisie de mon père, est de condamner au célibat tout ce qui l’entoure ; moi particulièrement. C’est dans la crainte que vous ne vinssiez à ébranler mon obéissance qu’il m’a fait passer à vos yeux pour une étrangère ; mais je pense qu’il est un meilleur moyen de détourner les prétendus dangers de notre situation respective : c’est de nous déclarer l’un à l’autre que nous ne nous convenons point, et que jamais nous ne serons tentés d’enfreindre la loi qui nous prescrit l’indifférence.

Une vive expression de joie brilla sur le visage de Melchior.

Jenny sentit à cet aspect que le sien avait pâli.

— S’il en est ainsi, petite cousine, reprit le marin en cherchant encore à s’emparer de la main froide et tremblante de Jenny, faisons mieux : soyons frère et sœur. Je jure que je ne veux rien de plus, et que cet arrangement m’ôte une grande crainte de l’esprit. Voyez-vous, le mariage ne me convient pas plus que la terre à une bonite ; et je m’étais mis dans la tête, depuis quelques jours, que mon oncle…

— C’est bon ! interrompit encore Jenny en retirant sa main, je vous servirai auprès de mon père, je tâcherai qu’il vous fasse part de ses biens pendant ma vie, et qu’il vous adopte après sa mort.

— Oh ! s’il vous plaît, cousine, entendons-nous, dit Melchior en changeant de ton, comme s’il eût compris tout ce que cette générosité renfermait de douleur et de mépris.

» Je n’ai besoin de rien, moi ; je suis jeune, robuste ; un peu plus d’or ne me rendrait pas beaucoup plus content de mon sort que je ne le suis.

» Vous vous trompez diablement… (pardon, ma cousine), vous vous trompez beaucoup si vous croyez que je viens demander l’aumône à mon digne oncle, que j’aime de tout mon cœur, malgré sa culotte de satin et ses manchettes de dentelles. Je ne l’ai pas cherché, moi ; il y a huit jours, je ne savais pas seulement qu’il existât.

» J’arrive, il me saute au cou, il m’amène ici, me montre ses richesses, me demande si je serais bien aise de posséder tout cela ; à quoi je répondis toujours affirmativement par forme de politesse. Aujourd’hui, vous m’apprenez que vous êtes sa fille : cela change bien les choses. Il ne me reste qu’à me féliciter d’avoir une si jolie parente, et à remercier mon oncle de ses bontés pour moi, à rejoindre mon poste sur le navire Inkle-et-Yariko, avant que ma personne devienne insupportable.

— Vous semblez douter de notre affection, mon cousin, dit Jenny toute confuse et tout abattue ; c’est une injustice que vous nous faites.

Et, comme elle sentait que c’était là un dénoûment bien triste à des projets si riants, elle ne put cacher une larme qui tremblait au bord de sa paupière.

Melchior reprit courage.

— Cousine, dit-il avec sa manière brusque et franche, je veux vous prouver que je crois à votre amitié et que j’estime votre cœur. Je vais vous confier un désir qui me pèse, mais dont je ne rougis pas. Vous m’aiderez auprès de mon oncle, ou plutôt vous vous chargerez de ma demande.

» Voici : ma mère est une bonne femme ; je n’ai qu’elle à aimer dans le monde ; aussi je l’aime. Elle a élevé, tant qu’elle l’a pu, quatorze enfants, qui tous sont morts sans l’aider. Pour en venir là, il lui a fallu contracter des dettes que dix ans de ma paye ne sauraient éteindre. En attendant, ma mère mourra de faim et de froid.

» Vous ne savez pas ce que c’est que le froid, Jenny ; chez nous, c’est un mal qui revient tous les ans, et dont les vieillards souffrent particulièrement. Que mon oncle lui assure six cents livres de rente ; ce sera fort peu de chose pour lui, et, pour moi, ce sera un immense service…

Jenny tendit cette fois sa main au marin.

— Allons trouver mon père ensemble, lui dit-elle ; je me charge de tout.

En les voyant arriver d’un air de bonne intelligence, le visage du nabab s’épanouit.

En trois mots et d’un air d’autorité enfantine, Jenny demanda le capital de six mille livres de rente pour la mère de Melchior.

— J’ai dit six cents, objecta le jeune homme.

— Et moi je dis six mille, reprit Jenny en riant. Pour nous, c’est une bagatelle, et croyez bien que mon père n’en restera pas là. Bientôt nous serons auprès de ma tante ; mais, auparavant, il faut que le premier navire qui mettra à la voile lui porte cette somme.

— Certainement, certainement, dit M. James, qui, en signant un bon sur une des premières maisons de commerce de Nantes, croyait dresser le contrat de mariage de sa fille avec Melchior ; bientôt nous serons tous réunis, et nous ne nous quitterons plus…

— Oh ! pour ma mère, dit Melchior en embrassant avec effusion son oncle, la bonne femme sera trop heureuse de passer le reste de ses jours avec vous… Quant à moi… je suis marin !…

— Hein ? hein ? dit le nabab en levant les yeux avec surprise.

Et, voyant l’air consterné de sa fille, il fronça le sourcil.

— Rappelez-vous, Melchior, dit-il d’un ton sévère, que je veux être obéi. Auriez-vous donc la fantaisie de former quelque établissement contre mon gré ?…

— Non pas que je sache, cher oncle, dit Melchior.

— Eh bien donc, reprit le nabab, rappelez-vous à quelle condition je signe cette donation en faveur de votre mère… vous ne vous marierez qu’avec ma permission.

— Oh ! pour cela, mon oncle, dit Melchior en souriant, il m’est facile de vous obéir. Recevez ma parole et soyez tranquille. Quant à vous, bonne Jenny, dit-il à demi-voix en se tournant vers elle, je vous jure de vous aimer comme ma mère, et jamais autrement.

— Il ne comprend pas, dit Jenny quand elle fut seule.

Et elle fondit en larmes.

Trois jours après, Melchior voulut prendre congé de son oncle, objectant que sa présence à bord de l’Inkle était indispensable.

Le départ de ce navire pour la France était fort prochain.

— Va, dit le nabab, et retiens pour ma fille et moi les deux meilleures chambres du bâtiment. Nous partirons tous ensemble.

— Allons, décidément, pensa Melchior, il ne me sera pas possible de me débarrasser de la tendresse de mon oncle.

Le 2 mars 1825, l’Inkle-et-Yariko mit à la voile, emportant Melchior et sa famille.


II

Deux mois de traversée s’écoulèrent sans apporter de notables changements à la position respective de ces trois personnes.

Le peu d’empressement de Melchior étonnait profondément le nabab. Il affligeait douloureusement Jenny, car elle avait beaucoup aimé Melchior avant de le voir ; et, depuis qu’elle connaissait sa bravoure et sa franchise, elle le regrettait. Elle eût voulu en être aimée. Mais en vain déploya-t-elle toutes les ressources de l’adresse féminine pour lui faire comprendre la vérité, Melchior sembla prendre à tâche de l’empêcher de se rétracter.

Franc et affectueux lorsqu’elle le traitait comme son frère, il devenait sceptique et moqueur dès qu’une pensée d’amour se glissait à l’insu de Jenny dans ses paroles. Cette sorte de résistance, qui intervertissait complètement l’ordre des rôles, enflamma l’intérêt et la curiosité de la jeune fille ; elle lui fit une vie de souffrance, de douleur et d’anxiété. Elle alluma dans son cœur une de ces passions romanesques si pleines d’énergie et de durée, quelque fragiles qu’en soient les éléments.

Elle avait compté d’abord sur les rapprochements forcés de la vie maritime ; elle ignorait que là, plus qu’ailleurs, Melchior pouvait échapper à ses innocentes séductions et se distraire aux chastes dangers du tête-à-tête.

Cependant le gros temps ayant confiné pendant quinze jours les passagers dans les dunettes, et cloué les officiers à la manœuvre, elle espéra encore, se disant que Melchior ne la fuyait pas, qu’il était seulement empêché de la voir, et que le beau temps le ramènerait peut-être auprès d’elle.

Les rayons matineux d’un beau soleil et le splendide aspect des montagnes d’Afrique attirèrent un jour la jeune Indienne sur le pont, avant que l’équipage fût éveillé, et lorsque Melchior achevait sa station de quart le long de la grande voile.

La rouge clarté du levant embrasait les flots, que le voisinage des bas-fonds avait fait passer du bleu de cobalt au vert émeraude.

La montagne de la Table avec sa blanche nappe de nuées, les pics du Tigre et les mornes de la côte Nathol se teignaient de reflets d’un rose argenté. Une délicieuse odeur d’herbages venait à plus de quatre lieues en mer parfumer les brises folâtres qui se jouaient dans la plissure des voiles.

Des troupes de pingouins et de damiers bondissaient dans l’écume que soulevait la proue du navire ; et le bel oiseau appelé manche de velours semblait à peine porter sur les flots, moins souples, moins élastiques que lui.

Jenny s’assit sur un banc sans paraître remarquer son cousin.

Il la vit bien passer, mais il ne l’aborda point, pour deux raisons : la première fut un sentiment de discrétion respectueuse ; la seconde fut l’envie d’achever son cigare, dont Jenny n’aimait point la fumée.

Cependant, lorsqu’il vit l’attitude brisée de cette triste jeune fille, un mouvement de bonhomie lui fit jeter le reste de son maryland, et il s’approcha d’elle avec autant de douceur qu’il en put mettre dans sa démarche et dans sa voix.

— À quoi donc pensez-vous, miss Jenny ? lui dit-il en s’asseyant sur le banc auprès d’elle.

— Je me demande où vont ces flots, répondit-elle en lui montrant les remous que fendait la coque du navire ; je me demande où va la vie. Peut-être faudrait-il, pour être heureux, courir comme ces vagues et ne s’attacher nulle part. C’est ainsi que vous faites, Melchior ; vous n’aimez que la mer, n’est-il pas vrai ? vous pensez que la terre n’est pas la patrie des âmes fortes.

— Ma foi, je ne sais pas quelle est la destination de l’homme, dit Melchior ; je ne m’en inquiète pas plus que de ce que devient la fumée de ma pipe quand je la jette au vent qui l’emporte ; j’aime la terre, j’aime la mer, j’aime tout ce qui passe à travers ma vie.

» Quand je suis ici, je ne sais rien de plus beau qu’un navire bien gréé, qui a le vent dans toutes ses voiles, et dont la banderole voltige au milieu d’un bataillon de pétrelles.

» Mais, quand je suis là-bas, j’aime à regarder une belle maison dont toutes les fenêtres, dont tous les balcons sont pavoisés de jolies femmes.

» Le ciel est beau sur l’Océan ; il est beau la nuit sur les savanes ; il est beau encore le matin derrière les nuages gris de ma patrie.

» Que sais-je, moi, si l’homme est fait pour voyager ou pour rester ? Dites-moi lequel est plus heureux de l’oiseau ou du poisson ? Je ne suis pas de ceux à qui il faut peser l’air et choisir le biscuit.

» Où je suis, je sais vivre ; où le vent me porte, je m’acclimate et me mets à fleurir, en attendant qu’un vent contraire me pousse à l’autre rive du monde, comme ces algues que vous voyez passer là dans notre sillage, et qui s’en vont achever sur les côtes d’Amérique leur floraison commencée aux grèves de l’Asie.

— Aucun lieu du monde ne vous a donc laissé de regrets ? dit lentement Jenny.

— Aucun, dit Melchior, si ce n’est celui où tous les ans je laisse ma mère. Après elle, et après vous, Jenny, je n’aime personne beaucoup plus qu’un bon cigare. Je n’ai connu aucun homme assez longtemps pour échanger du bonheur avec lui. Notre amitié n’était jamais qu’un jour volé en passant aux dangers de la mer et aux chances de la destinée. Le lendemain devait nous séparer, et c’eût été faiblesse que de nous apprêter des regrets.

— Vous avez raison, dit tristement Jenny, le bonheur est dans l’absence des affections.

— Pour moi, c’est ma règle, reprit Melchior. J’ai vu dans le Zuyderzée de braves bourgeois qui élevaient leurs enfants et qui travaillaient pour leurs petits-enfants. Moi, je suis marin. L’hirondelle niche où elle peut, et la mouette n’a pas de patrie.

— Vous n’avez donc jamais aimé ? dit Jenny avec naïveté.

Puis, rougissant de sa curiosité, elle reprit :

— Pardonnez, mon cousin ; mes questions sont indiscrètes, mais l’impossibilité où nous sommes de nous marier ne rend-elle pas notre confiance exempte de tout danger ?

Melchior trouva cette sécurité bien naïve ; mais elle ne lui ôta rien de son respect pour Jenny.

— À votre aise, dit-il. Je vous dirai la vérité. J’ai aimé très-souvent, mais à ma manière, et nullement à la vôtre. Une fois, l’on a voulu me faire croire que j’étais épris sérieusement… Mais, que Satan me chavire si je mens ! jamais je ne l’avais été moins.

— Contez-moi cela, dit la pâle jeune fille, qui écoutait avec anxiété toutes les paroles de Melchior.

— Pardon ! Jenny, répondit-il ; restons-en là. Il y a des souvenirs déplaisants pour moi dans cette histoire.

— C’est moi qui vous demande pardon, reprit Jenny avec douceur. J’ai peut-être réveillé quelque reproche assoupi dans votre conscience ?

— Non, sur mon honneur, Jenny. J’étais bien jeune alors, et sans expérience. Je fus trompé. C’est une histoire qui n’a que ces trois mots.

— Je voulais dire que c’était un regret, peut-être…

— Pas davantage. Comment aurais-je regretté une méchante et menteuse femme, moi qui ai quitté sans humeur les ananas de Saint-Domingue pour le poisson sec des Esquimaux ? Le monde est grand, la mer est libre, la vie est longue. Il y a de l’air pour tous les hommes, des femmes pour tous les goûts… J’ai sombré ce malheur-là dans ma mémoire, et, depuis, je me suis fait une morale à moi : c’est de ne jamais aimer une femme plus de quinze jours. Ensuite, je lève l’ancre, et le vent du départ souffle sur mon amour.

— Ainsi, dit Jenny, c’est par ressentiment contre les femmes que vous les vouez toutes au mépris et à l’indifférence ?

— Point, répondit le marin, je ne les juge pas. Je fais mieux, je les aime toutes, sauf pourtant les vieilles et les laides.

Jenny fut saisie d’un sentiment de dégoût, et elle se leva pour s’en aller.

Melchior reprit, sans paraître s’en apercevoir :

— Si j’ose vous dire cela, Jenny, c’est parce que vous n’êtes point une femme pour moi, et que jamais la pensée ne m’est venue…

— Je vais rejoindre mon père, qui doit être éveillé, répondit-elle.

Et Jenny alla s’enfermer dans sa cabine pour y pleurer encore.

Après quelques jours de découragement, elle revint à se dire que Melchior pouvait être capable d’aimer une femme digne de lui ; et elle se demanda humblement si elle était cette femme. Elle ignorait, l’innocente Jenny, quelle immense supériorité la distinguait de toutes celles que Melchior avait pu rencontrer.

Son cœur était si candide, si modeste, qu’il s’accusait sans cesse du peu de succès de ses tentatives. Elle se blasphémait elle-même en reprochant à la nature les formes sveltes et nobles, la beauté toute chaste, tout anglaise, que sa mère lui avait transmises.

Elle maudissait ce coloris septentrional que le soleil de l’Inde et le hâle des brises maritimes ne pouvaient ternir, cette ceinture délicate qu’une Géorgienne eût regardée avec dédain, et jusqu’à ces blanches mains qu’une Indoue eût peintes en rouge. Elle n’avait point habité la contrée où elle devait être belle, et s’imaginait ne pas l’être pour Melchior.

Elle craignait aussi de manquer d’esprit ; elle oubliait que l’habitude de lire et de méditer lui avait ouvert un cercle d’idées plus élevées que celles de cet homme nativement bon et brave, mais auquel il manquait de savoir la raison de ses qualités. Elle le voyait au travers de son ancien enthousiasme pour la chimère de l’avenir, et le plaçait bien haut pour s’épargner un mécompte.

Enfin elle se reprochait comme autant de défauts toutes les qualités que Melchior n’avait pas, ne devinant même pas que l’amour qu’elle éprouvait et celui qu’il n’éprouvait pas faisaient d’elle une femme complète et de lui un homme incomplet.

Tandis qu’elle souffrait de l’alternative d’espoir et de découragement où la jetait chacun de ces entretiens avec Melchior, tandis qu’incertaine et déchirée elle luttait tantôt contre l’indifférence de son amant, tantôt contre son propre amour, James Lockrist, dont l’intelligence de nabab se refusait à saisir toutes les subtilités de l’amour chez une jeune fille, lui faisait subir une sorte de persécution pour qu’elle eût à se prononcer.

Son rôle à lui devenait de plus en plus difficile dans tous ces mystères de cœur, auxquels il n’entendait rien. Il avait vu d’abord cette intimité avec plaisir ; mais, lorsqu’au bout de trois mois il voulut en savoir le résultat, il fut étrangement surpris du ton de négligence mélancolique avec lequel Jenny lui répondit :

— Je ne sais pas.

L’équipage était alors en vue des côtes de Guinée.

Après de longues et vaines discussions, le nabab crut comprendre que Melchior était complètement dupe du puéril artifice inventé pour l’éprouver. James Lockrist n’alla point jusqu’à soupçonner que le cœur de son neveu pût être entièrement vide d’amour et d’ambition.

Mais Jenny, voyant son père déterminé à instruire Melchior de ses véritables intentions, prit un parti extrême.

Sa fierté de femme se révolta de penser qu’on offrirait sa main à un homme si peu désireux d’obtenir son cœur. Elle eût mieux aimé la mort qu’un refus de sa part ; car à toute son humiliation venaient se joindre les douleurs d’un amour malheureux.

Préférant le désespoir à la honte d’espérer peut-être en vain, elle déclara formellement à son père qu’elle estimait beaucoup Melchior, mais qu’elle ne l’aimait point assez pour en faire son époux.

Cette étrange conclusion à trois mois d’incertitude chagrina d’abord vivement le nabab ; et puis il se consola en pensant que l’héritière de plusieurs millions ne serait pas longtemps au dépourvu ; il s’applaudit même de n’avoir pas compromis la dignité de son argent en faisant d’inutiles ouvertures à son neveu, et laissa Jenny complètement maîtresse de l’avenir et du présent.

Mais, malgré toutes ces volontés contradictoires, la fatalité faisait concourir toutes choses à la formation de son œuvre inévitable.

Melchior donnait aveuglément dans une ruse qu’on ne prenait presque plus la peine de lui voiler. Jamais il ne se fût avisé de deviner qu’à lui, pauvre marin sans éducation et sans fortune, on eût songé à offrir la plus riche et la plus jolie héritière des deux presqu’îles.

Ces sortes de perceptions audacieuses ne viennent qu’aux âmes douées d’assez d’amour ou de cupidité pour entreprendre de les réaliser.

Il alla même jusqu’à se persuader que Jenny était triste à cause d’un amour contrarié dans l’Inde par la volonté de son père. Il se défia tant d’elle, qu’il ne songea point à se défier de lui, et il crut que son cœur devait toujours dormir calme à l’abri de sa médiocre destinée.

Comment eût-il prévu l’avenir, lui qui ne se connaissait pas, et qui n’avait jamais été surpris par les passions ?

Alors il se fit une étrange et soudaine révolution dans ce jeune homme ; il continua de nier l’amour pour son propre compte, mais il se prit à croire ce sentiment possible chez les autres ; il se dit qu’une femme comme Jenny était digne de l’inspirer, et il s’estima beaucoup moins qu’il ne l’avait fait jusqu’alors ; car il se convainquit par la comparaison qu’il était beaucoup au-dessous d’elle.

Peut-être que la conscience de la nullité est le premier pas vers un noble essor. Les sots ne l’ont jamais.

L’ignorance peut se passer longtemps de modestie ; mais, si elle vient un jour à rougir d’elle-même, elle n’est déjà plus l’ignorance.

Melchior n’eut pas plus tôt placé Jenny à son véritable point de vue par rapport à lui, qu’il devint moins indigne d’elle ; mais les émotions toutes nouvelles qui s’éveillèrent en lui dès lors troublèrent sa conscience pour des motifs dont elle seule avait le secret.

Il résolut d’éviter la présence de sa cousine ; il se croyait très-fort parce qu’il n’avait jamais fait l’expérience de sa force en de semblables combats ; mais c’était une entreprise plus difficile qu’il ne se l’était imaginé. À son insu, le mal avait envahi bien du terrain.

Un jour, il fit un effort héroïque : ce fut de se vanter encore à Jenny de son mépris pour ce qu’elle appelait l’amour ; mais, au moment où il énonçait ce sentiment, un sentiment contraire se révélait si hautement à son âme, qu’il s’éloigna brusquement, et, se livrant à un ordre de réflexions qu’il n’avait jamais faites, il fut épouvanté de sentir en lui deux volontés opposées, deux besoins absolument contraires ; il s’éveilla comme d’un profond sommeil, et se demanda comment il avait vécu vingt-cinq ans sans savoir des choses si positives et si simples.

Bien rarement nous arrivons à la force de l’âge sans avoir abusé de notre première énergie, émoussé nos passions, gaspillé cette sensibilité virginale si précieuse et si fragile. L’éducation développe en nous, dès les jours de l’adolescence, une ardente curiosité et souvent même de faux besoins du cœur.

Dans une littérature dont le but semble être de poétiser le désir et d’aiguiser l’amour, nos imaginations précoces ont puisé, beaucoup trop peut-être, le rêve des grandes affections.

Il en est résulté qu’en demandant à la vie ses joies inconnues, nous n’avons joué sur la scène réelle qu’une parodie amère ; nous n’avons recueilli que honte et douleur là où nous arrivions pleins de séve, guidés en même temps qu’abusés par les traditions des temps poétiques, des amours perdus. Nous avons pitoyablement dépensé nos aveugles richesses ; nous avons donné de notre cœur à pleines mains et à tout le monde. Aussi nous sommes désabusés avant d’atteindre à nos plus belles années. La nature n’a pas encore donné le complément à nos facultés, que l’expérience nous les a éteintes.

Nos anciennes chimères vinssent-elles à se réaliser, notre âme ne pourrait plus les accueillir ; ces fleurs trop frêles se flétriraient en tombant sur un sol amaigri.

Le même jour qui nous fait hommes nous fait vieillards, ou plutôt il n’y a pas d’heure intermédiaire entre l’enfance et la caducité : tel est l’ouvrage de la civilisation.

Mais le jeune Lockrist, élevé loin du monde et des arts, pétri dès l’enfance pour une vie dure et frugale, n’avait jamais bu à ces sources empoisonnées. Il était dans la société comme une pièce de monnaie toute neuve dans la circulation, alors que le frottement n’a point encore usé son empreinte.

S’il n’avait eu que peu d’idées jusque-là, du moins n’en avait-il jamais eu de fausses ; il ne possédait ni le savoir, ni l’erreur, qui tient de si près au savoir. L’amour, réduit dans ses perceptions au plaisir d’un jour, n’avait pas brûlé son sang, fatigué son cerveau, amorti sa force intellectuelle.

Ce hardi marin, si rude d’écorce, si prosaïque de langage et de manières, ce brut métal coulé dans un moule vulgaire renfermait pourtant des trésors d’amour et de poésie qui n’attendaient qu’un rayon de lumière pour éclore.

Combien de semblables hommes n’avons-nous pas rencontrés ! Combien semblaient inféconds, qui ont produit de grandes choses ! Combien promettaient de hautes destinées, qui sont demeurés stériles ! Si celui-là ne fût né près d’un trône, il n’eût été propre qu’aux dernières fonctions de la société ; si cet autre eût appris à lire, il eût été Cromwell.

Aussi, quand le véritable amour envahit le cœur de Melchior, ce fut une irruption si large et si violente, qu’il emporta en un instant le passé comme un rêve. Il trouva des aliments intacts qu’il dévora comme un incendie, et, chez ce marin grossier, ignorant et libertin, il se développa certes plus intense et plus dramatique que dans le cerveau d’un poëte dandy de nos salons.

Le progrès fut si effrayant et si rapide, que Melchior n’eut pas le temps de se reconnaître. Tout ce qui avait rempli son existence passée s’effaça comme un nuage à l’horizon. Le vin, le jeu, le tabac, les seuls plaisirs du marin, lui inspirèrent du dégoût ; la flamme du punch ne l’égaya plus ; les propos grossiers choquèrent son oreille.

Dans les chants de l’orgie, il apparaissait sombre et irrité, craignant toujours qu’on ne troublât le repos de Jenny, et, quand ses compagnons, devinant à demi son mal, osèrent le railler, ils rencontrèrent la menace sur ses lèvres et la vengeance dans son regard. Le premier qui eût prononcé alors le nom de Jenny fût tombé sous le couteau que Melchior pressait dans sa main tremblante.

Il n’y a pas à bord de secret longtemps gardé ; Jenny entendit bientôt faire la remarque du changement qui s’opérait dans le caractère de son cousin.

La femme du monde la plus simple ne manque jamais de perspicacité lorsqu’il s’agit du principal, du seul intérêt de sa vie. Melchior croyait encore son secret caché bien avant dans son cœur, que Jenny l’avait découvert.

Alors le bonheur embellit Jenny de tout l’éclat du triomphe ; la naïve enfant ne sentit pas plus tôt sa puissance, qu’elle en usa en reine de quinze ans ; elle devint folâtre, maligne, coquette avec candeur, cruelle avec tendresse. Ce fut le dernier coup.

Melchior ne chercha plus à lutter contre son propre cœur ; il accepta les maux et les biens de cette existence nouvelle, et ne voulut résister qu’autant qu’il le fallait pour n’être pas coupable.

Mais, si cette résistance eût été difficile dans une circonstance ordinaire de la vie, elle devenait pour ainsi dire surhumaine là où était Melchior.

Jeté au milieu de l’immense Océan, dans une petite société d’exception, où la nécessité est dieu, le navigation ne saurait plier sa conviction aux mêmes volontés qui régissent les continents.

La mer est une contrée de refuge ; elle a ses immuables franchises, ses droits d’asile, ses solennels pardons. Là meurt l’empire des lois, si le faible parvient à devenir fort ; là, l’esclavage peut se rire du joug brisé et demander aux éléments protection contre les hommes.

Pour celui qui, comme Melchior, ne peut plus établir son bonheur dans la société, c’est une redoutable tentation que six mois arrachés sur les flots à l’inflexibilité des lois humaines.


III

Hélas ! c’est quelquefois un rêve bien bizarre qu’une traversée maritime ! Là, tout se confond, tout s’oublie ; là deviennent possibles les intimités proscrites sur le sol habité.

Il ne faut pas croire qu’il n’y ait d’étrange dans cette vie que le nom barbare des planches et des cordes, les mœurs brutales ou les sonores jurements des matelots ; la littérature nautique a faussé sa vocation et méconnu sa richesse, quand elle s’est bornée à ces stériles détails statistiques ; elle ne nous a pas assez dit l’influence de la situation sur le cœur humain, lorsqu’il se trouve ainsi poussé en dehors de la vie commune, et que son existence sociale est, pour ainsi dire, suspendue.

Une semblable transition dans ses mœurs peut le bouleverser et lui ouvrir une carrière d’espérances chimériques. Songe heureux bercé par les flots hospitaliers, mais que la moindre secousse d’un atterrissement doit faire évanouir !

Melchior se laissa emporter plus d’une fois à ces décevantes pensées. Il se demanda, dans sa philosophie sauvage et naturelle, si l’homme n’était pas le plus déplorablement organisé des animaux, puisqu’il avait la prévoyance, et s’il ne répondrait pas mieux au vœu de la création en jouissant d’un beau jour qu’en le troublant par le remords de la veille ou l’appréhension du lendemain.

C’étaient là de bien hautes et téméraires pensées pour Melchior, mais elles viennent ainsi plus souvent qu’on ne pense aux esprits droits et simples.

Chaque nuit, il eut des heures de délire où il jura d’oublier toutes ces conventions intéressées, dont le sentiment s’appelle une conscience ; il tordit ses mains avec rage, et demanda au ciel, parmi les gémissements de la vague et les plaintes du vent dans les cordages, pourquoi, ainsi qu’aux autres hommes, il ne lui avait pas laissé sa part d’avenir.

Quelle était donc la cause des insomnies désespérées de ce jeune homme ? Pourquoi ne devinait-il pas que le bonheur était sous sa main ? Que ne l’acceptait-il avec transport au lieu de le fuir avec terreur ? C’est qu’un horrible secret dormait dans ses entrailles ; c’est que son amour ne pouvait plus apporter à Jenny que la honte et le déshonneur ; c’est que Melchior était marié.

À peine âgé de vingt ans, il revenait vers sa patrie muni d’une assez forte somme de butin faite sur un pirate d’Alger, lorsqu’il s’arrêta en Sicile, et se fit honneur d’une partie de sa richesse avec la Térésine. Il réservait le reste à sa mère.

La Térésine était une fille adroite, intrigante, et sachant jouer la vertu au désespoir avec assez d’intelligence.

Au moment où Melchior voulut s’éloigner, elle déploya tous ses talents dramatiques avec un tel succès (elle était précisément dans un jour d’inspiration), que le crédule et naïf jeune homme crut avoir abusé de son innocence. Il l’épousa.

Un frère de la Térésine, huissier avide et retors, veilla à ce que le mariage ne manquât d’aucune des formalités qui pouvait le rendre indissoluble. Il n’est besoin de dire que le contrat assurait à madame Melchior le reste de la part de pillage échue à Melchior sur le corsaire.

Le lendemain de la cérémonie, il surprit une irrécusable preuve de l’infidélité de sa femme ; il partit les mains vides et le cœur libre, mais il n’en resta pas moins irrévocablement lié à cette femme oubliée, dont il fallut bien se ressouvenir auprès de Jenny. C’était là le motif de sa facile soumission, de sa grossière froideur. Il avait cru pouvoir sans danger et sans crime transiger mentalement avec la fantaisie de son oncle. Pour assurer l’existence de sa mère, il était descendu sans remords à cette feinte, et, maintenant encore, il croyait n’avoir compromis que son propre bonheur, joué que son propre avenir.

Il y avait des jours cependant où il croyait sentir la main de Jenny brûler et trembler dans la sienne, des jours où son humide regard lui semblait trahir d’ineffables révélations. Et puis il rougissait de son orgueil ; il avait honte de se trouver fat, et il retombait plus avant dans l’inouïe souffrance qui le dévorait.

Dès qu’il revenait au sentiment du devoir, la douleur abreuvait son âme ; il demandait compte à Dieu avec d’amers sanglots de sa portion d’existence, si fatalement perdue. Avait-il réussi à engourdir ses remords, il s’éveillait en sursaut au bord d’un abîme, et priait le ciel de le préserver.

Six mois plus tôt peut-être, il eût consenti à tromper une femme qui se fût offerte à son grossier amour ; car, s’il avait été honnête homme jusque-là, c’était par instinct, peut-être par hasard.

En lui avait bien toujours résidé je ne sais quelle loyauté innée, germe de grandeur longtemps inculte ; mais, aujourd’hui, l’image de Jenny radieuse et pure venait, comme une révélation d’en haut, éclairer le néant de ses pensées.

Avant elle, il avait eu des sensations : elle lui apportait des idées ; elle trouvait des noms à toutes ses facultés, un sens à des noms qui n’étaient pour lui jusque-là que des mots ; elle était le livre où il apprenait la vie, le miroir où il découvrait son âme.

Un soir, Jenny lui parut plus dangereuse que de coutume ; elle avait parlé secrètement à son père ; elle lui avait avoué que Melchior commençait à lui sembler plus digne d’elle. Le nabab s’en était réjoui.

Jenny croyait tenir le bonheur dans sa main ; elle bénissait la destinée qui s’ouvrait si large et si facile devant elle. La seule chose qu’elle eût regardée comme incertaine, l’amour de Melchior lui était assuré. Le manque d’espoir le retenait encore, mais il n’y avait qu’un mot à dire pour le combler de joie.

Jenny s’amusait comme une enfant de l’impatience qu’elle lui supposait ; elle jouait encore avec ses tourments ; elle était si sûre de les faire cesser ! Elle tenait son aveu en suspens comme un trésor dont elle était orgueilleuse, et se plaisait à le faire briller aux yeux de l’infortuné qui ne devait jamais s’en réjouir.

Melchior, tout éperdu, tout palpitant sous le feu de ses regards, désireux de comprendre ce muet langage, épouvanté lorsqu’il croyait l’avoir compris, fut, pendant le souper, en proie à une violente irritation fébrile. Le repas se prolongea plus que de coutume. On fit du punch et du gloria. Jenny prit du thé.

Melchior restait enchaîné sur le divan auprès d’elle ; la lampe suspendue à la voûte n’éclairait plus que faiblement l’intérieur de la salle. Dans cette lueur vague, Jenny apparaissait comme une création si fine et si suave, que Melchior se figura être sous l’empire d’un de ces rêves qui le dévoraient dans l’ardeur des nuits, alors que Jenny surgissait devant lui, fugitive et décevante comme ses espérances ; il prit sa main avec un mouvement de fureur, et, protégé par l’ombre qui s’épaississait autour d’eux, il y imprima non pas ses lèvres, mais ses dents. Ce fut une caresse cruelle et terrible comme son amour.

Jenny étouffa un cri et se tourna vers lui d’un air de reproche ; une larme de souffrance coulait sur sa joue ; mais, dans l’incertitude de la lumière, Melchior crut voir dans son œil humide une expression de pardon et de tendresse si passionnée, qu’il faillit tomber à ses pieds.

Alors, faisant un effort sur lui-même, il s’élança dans l’escalier de l’écoutille sous le prétexte d’aller demander de la lumière ; il courut sur le pont, enjamba les bastingages et se jeta sur un porte-haubans.

Ces banquettes, adossées extérieurement à la coque du navire, sont des sièges fort agréables pour rêver ou pour dormir lorsqu’on est sous le vent, qu’un air vif et pur dilate vos poumons et que, dans une belle nuit d’été, l’écume vient mollement vous baiser les pieds.

La journée avait été sombre ; le ciel était encore parsemé de nuages longs, étroits, déchirés, lorsque la lune commença à sortir de la mer. Son disque était rouge comme le fer dans la fournaise ; un des bords plongeait encore dans les flots noirâtres, l’autre s’enfonçait sous un bandeau d’un bleu sombre qui ceignait l’horizon.

On eût dit un soleil à demi éteint se levant pour la dernière fois sur un monde prêt à rentrer dans le chaos. Cette lune mate et sanglante avait quelque chose d’effrayant pour une âme remplie d’amour et, par conséquent, de superstitions.

Melchior pensa à Dieu. Il ne se demanda plus s’il existait ; il en avait trop besoin pour en douter ; il le conjura de le proléger, de sauver Jenny…

Un léger bruit lui fit lever la tête ; en se retournant, il vit au-dessus de lui comme une ombre diaphane qui semblait voltiger sur la rampe du navire ; c’était Jenny qui se hasardait, imprudente et folâtre, à rejoindre son fugitif. Le vent faisait claqueter sa robe blanche et collait autour de ses jambes fines et rondes les larges plis de son pantalon.

— Allez-vous-en, Jenny, cria Melchior avec un ton d’autorité. Vous allez tomber à la mer, vous êtes une folle !…

— Si vous me croyez si maladroite, répondit-elle, donnez-moi la main.

— Je ne vous la donnerai point, reprit-il avec humeur ; les femmes ne viennent point ici ; c’est contre ma consigne.

— Vous mentez, Melchior !

— Un coup de vent peut vous jeter à la mer.

— Et si j’y tombais, ne sauriez-vous pas me sauver ?

Et, se laissant mollement bercer par toutes les ondulations que la houle imprimait au navire, Jenny, soit par coquetterie, soit pour se divertir de l’effroi de Melchior, restait là comme une jeune mouette perchée dans les cordages.

— Je ne vous sauverais peut-être pas, Jenny ; mais, à coup sûr, je périrais avec vous !

— Puisque c’est pour vous-même que vous tremblez, je vais faire cesser votre anxiété.

En parlant ainsi, elle s’élança comme une blanche levrette, et tomba sur ses pieds, à côté de Melchior ; mais il ouvrit ses bras, et le contre-coup y fit tomber la jeune fille.

En sentant ce beau corps frissonner sur sa poitrine, en respirant cette mousseline de l’Inde, tout imprégnée d’un chaste parfum de jeune fille, tandis que le vent lui jetait au visage les blonds cheveux de Jenny, Melchior sentit aussi s’évanouir sa force.

Un nuage passa devant ses yeux, et son sang bourdonna dans ses oreilles. Il étreignit Jenny contre son cœur ; mais ce fut une joie rapide comme l’éclair. Un froid mortel lui succéda. Il déposa tristement sa cousine auprès de lui, et resta silencieux et sombre, découragé de souffrir.

Mais Jenny, tout enfant qu’elle était, sembla deviner en ce moment les dangers de son imprudence ; elle demeura quelques instants confuse, éprouva je ne sais quel malaise, et regretta d’être descendue dans le porte-haubans ; mais elle était venue là pour réparer ses barbaries, et la conscience du bien qu’elle allait faire lui rendit le courage.

— Tout à l’heure, Melchior, dit-elle, vous n’étiez pas sûr de me sauver si je tombais à la mer. C’est là votre caractère, je crois. Vous doutez de la destinée ; vous avez le courage du malheur ; mais vous n’avez pas de confiance en votre avenir.

— Oh ! dit Melchior avec humeur, chacun son lot. Vous êtes contente du vôtre, je le crois bien ! Moi, je ne me plains pas du mien : ce n’est pas le fait d’un homme.

— Qui donc vous a rendu si différent de vous-même depuis peu ? dit-elle avec une douceur insinuante ; car elle eût bien voulu faire solliciter un peu ses bienfaits. Le malheur, disiez-vous naguère, n’a de prise que sur les cœurs faibles. Qu’avez-vous fait du vôtre, Melchior ?

— Et où prenez-vous que j’aie un cœur, Jenny ? qui vous l’a montré ? qui vous l’a vanté ? Ce n’est pas moi, sans doute. Et si, le cherchant, vous ne le trouvez pas, à qui devez-vous vous en prendre ?

— Vous êtes amer, mon bon Melchior ; vous avez quelque chagrin. Pourquoi ne me le pas confier ? Je radoucirais peut-être.

— Voulez-vous avoir pitié de moi, Jenny ?

Jenny prit la main de Melchior et promit.

— Eh bien, laissez-moi, dit-il en la repoussant : c’est tout ce que je vous demande ; car, en vérité, vous êtes bien cruelle envers moi sans le savoir.

— Sans le savoir ! pensa Jenny.

Elle trouva un reproche profondément mérité dans ces trois mots.

— Je ne veux plus l’être, dit-elle avec effusion. Écoutez, Melchior ; vous me croyez coquette ? Oh ! vous avez tort ! C’est vous qui avez été cruel, et bien longtemps ! Mais tout cela est oublié. Mes chagrins sont finis ; que les vôtres s’effacent de même.

Et elle sourit à travers ses larmes.

Mais, comme elle vit que Melchior restait immobile et muet, elle fit encore un effort sur cette délicate fierté de femme que Melchior ne savait pas épargner.

— Oui, mon cousin, lui dit-elle en mettant ses petites mains dans les larges mains de Melchior, ayez confiance en moi… Mon Dieu ! comment vous le dirai-je ? comment vous le ferai-je croire ? Vous ne voulez pas comprendre. C’est la faute de votre modestie, et je vous en estime davantage. Eh bien, je fais une chose contraire à la retenue qui convient à une jeune fille : je vous ouvre mon cœur ; pourquoi vous le tiendrais-je fermé plus longtemps ? n’êtes-vous pas digne de le posséder ?

Melchior ne répondait rien. Il tenait les mains de Jenny étroitement serrées dans les siennes. Il tremblait, et la regardait d’un œil égaré.

Pourtant il y avait de la fascination dans ses yeux, qui étincelaient dans l’ombre comme ceux d’une panthère ; puis il repoussa Jenny si brusquement, qu’il faillit la faire tomber. Il la ressaisit avec effroi et la serra de nouveau contre lui. Le banc était court pour deux personnes ; il attira Jenny à demi sur ses genoux, et meurtrit son cou délicat de baisers rapides et furieux. Jenny eut peur ; elle voulut fuir, puis elle pleura, et revint en sanglotant se jeter à son cou.

— Parle-moi, Jenny, parle-moi ! dit Melchior d’une voix étouffée. Il me semble, quand je t’écoute, que je suis mieux. Dis-moi que tu m’aimes ; dis-le-moi, afin que j’aie vécu au moins un jour.

— Oui, je t’aimais, dit la jeune fille, et je t’aime encore, méchant ! Pourquoi sembles-tu en douter ? Je t’aimais alors même que tu méprisais cet amour caché dans mon cœur. Je t’aime encore mieux aujourd’hui, que j’ai vu s’ouvrir à moi ton âme virile ; et puis encore pour ton humble estime de toi-même, pour ta résistance loyale, pour ta fidélité à la foi jurée à mon père, pour le mépris que tu as des richesses, pour l’amour que tu portes à ta mère, pour combien de vertus ignorées de toi ne t’aimé-je pas, Melchior !

— Ah ! laissez, laissez, Jenny, dit-il en cachant sa tête dans ses mains ; ne me vantez pas ainsi : vous me faites rougir jusqu’au fond de mes entrailles. Ah ! c’est que vous ne savez pas, Jenny ; je n’étais pas digne de vous ; vous ne pouvez pas, vous ne devez pas m’aimer. Ce ne sont pas toutes ces vertus qui me forçaient au silence. Je… je ne vous aimais pas ; j’étais une brute, un misérable ; je ne voulais pas vous comprendre ; je me croyais un cœur d’homme au-dessus de ces faiblesses-là. Je vous ai dédaignée, Jenny ; vous devriez vous le rappeler, et ne pas me le pardonner ainsi… Non, Jenny, il ne faut pas me le pardonner…

L’infortuné éludait le motif, le terrible motif de sa résistance. Jenny se plaisait toujours à l’espoir de la vaincre.

— Je sais tout, lui disait-elle ; vous étiez un grand enfant ; vous ne saviez rien de toutes ces choses que l’éducation m’avait apprises. Oh ! moi, je vous avais rêvé depuis longtemps. J’étais de beaucoup moins grande que je ne suis maintenant, et déjà je vous demandais à l’avenir. J’étais si seule, si mélancolique !

» Si vous saviez dans quels ennuis, dans quelles douleurs j’ai vécu ! et puis dans quel isolement affreux je me suis trouvée après que tous mes frères eurent disparu tour à tour ! Comme le désespoir de mon père me navrait, comme ses larmes retombaient sur mon cœur !

» Alors je sentis le besoin d’avoir un appui, un frère qui m’aidât à le consoler ; mais nul de ceux qui s’approchèrent ne répondit à mon attente. Ils ne voyaient en moi, ces hommes à l’âme étroite, que l’héritière du nabab. Aucun ne se mit en peine de comprendre Jenny. Alors, mon ami, je priais chaque soir mon ange gardien de t’amener vers moi. J’appelais un cœur noble, ingénu comme le tien, un cœur où n’eussent pas régné d’autres femmes, et qui m’apportât en dot les mêmes trésors d’amour que je lui gardais.

» Oh ! quand j’ai entendu prononcer ton nom pour la première fois, j’ai tressailli ! comme si cela me rappelait quelque chose.

» Vois-tu, Melchior, j’ai un peu des superstitions du pays où je suis née. Il me semble que nous vivons plus d’une vie sur cette terre, et peut-être que, sous une autre forme, nous nous sommes déjà connus, déjà aimés…

— Que Dieu t’entende, Jenny ! s’écria impétueusement Melchior, et qu’il me donne une autre vie que celle-ci pour te posséder !

Un coup de vent sec et brusque fit péter l’écoute du grand hunier.

Le capitaine s’élança sur le pont, son braillard à la main.

— À la manœuvre, à la manœuvre ! les passagers dans la dunette ! Melchior, veillez à l’artimon !

Melchior saisit Jenny dans ses bras, la porta sur le tillac, et se rendit à son poste par une habitude d’obéissance passive, si forte, qu’elle faisait encore taire la passion.

La nuit fut mauvaise, la mer dure et houleuse.

Cependant le vent tomba vers le matin ; le ciel était balayé de tous ses nuages, lorsque le soleil se leva clair et chaud derrière le rocher de Sainte-Hélène. La brise matinale apportait le parfum des géraniums.

Deux seules personnes, Melchior et Jenny, passèrent presque indifféremment en vue de cette île, qui renfermait encore le dernier prestige de la royauté.

Le ciel était d’un bleu si étincelant, que les yeux en étaient fatigués. Seulement, une légère vapeur troublait un peu la transparence de l’horizon.

Melchior prétendit que c’était là un temps de grain ; de vieux matelots nièrent le fait ; les passagers s’effrayèrent. Melchior, avec une joie cruelle, insista sur ce sinistre présage. Ne jamais revoir la terre, mourir en tenant Jenny embrassée, c’est le seul bonheur possible pour lui désormais, et il invoquait la colère des éléments.

Bientôt la fraîcheur du matin se convertit en brise soutenue ; l’air devint piquant, et les vagues commencèrent à moutonner. Des troupes de marsouins passaient en grondant sous la proue du navire, et des satanites au plumage funèbre s’arrêtaient par intervalles sur le sillage du gouvernail.

Peu à peu les flots se teignirent en noir ; le vent d’ouest augmenta, et cette partie de l’horizon se trouva comme subitement chargée de nuages légers et blanchâtres à leur naissance. On les voyait grandir avec rapidité, prendre du corps et passer à des teintes livides, mornes, cadavéreuses. D’abord ils traversaient les airs sans se dissoudre ; puis, tombant sous le vent, ils disparurent ; mais, à la fin, il s’en forma un plus fixe et plus épais que les autres. Il s’étendit insensiblement jusque sur le navire, sans que sa base eût changé de place.

Peu de temps après, il avait envahi tout le ciel, et la tempête qu’il renfermait éclata avec un bruit semblable au claquement d’un fouet.

Frappé de ses redoutables ailes, le navire touchait les flots du bout de ses grandes vergues. Il fallut descendre les huniers et serrer toutes les voiles.

De gros oiseaux noirs s’abattirent autour de l’équipage avec des cris sinistres. Quelquefois un rayon du soleil se glissait obliquement dans une déchirure du nuage immense ; mais sa lumière pâle et sans chaleur ajoutait encore à l’horreur du tableau.

Melchior avait retrouvé sa joviale insouciance, son énergique vivacité. Quand tout l’équipage était morne et consterné, lui seul touchait à l’accomplissement du seul de ses vœux qui pût être exaucé.

Pour Jenny, elle était profondément abattue. À quinze ans, on ne renonce pas sans regret à un amour qui commence, à un bonheur qui se lève.

La nuit arriva, et les vents ne se calmaient point ; la mer grossissait toujours.

Au milieu des ténèbres, les flots brillaient d’une infinité de phosphores, et le bâtiment semblait voguer sur une mer de feu. Les vagues, en se brisant, faisaient jaillir des gerbes de lumière.

Melchior quitta la manœuvre au plus fort du danger. Ses compagnons crurent qu’une des lames qui franchissaient par instants le tillac avec furie l’avait emporté.

Il était passé dans la dunette. Les passagers, rassemblés dans le salon, ne pouvant se tenir debout, s’étaient couchés pêle-mêle sur le parquet, adossés au divan stationnaire qui environnait le pourtour, les uns tourmentés du mal de mer, les autres terrassés par la frayeur. Ils avaient épuisé toutes les formules de la plainte et de l’exclamation, et gardaient un triste et morne silence.

Le nabab, brisé par la fatigue au point de ne plus sentir la peur, était tombé dans une sorte d’imbécillité. Il s’assoupissait chaque fois que le roulis avait cessé d’imprimer au navire un de ces bonds terribles dont chacun semblait devoir être le dernier. Jenny, agenouillée près de lui, pâle et toute couverte de ses longs cheveux épars, invoquait la Vierge. Jamais elle ne s’était montrée si belle aux yeux de Melchior.

Il posa sa main froide sur le bras de la jeune fille ; elle tressaillit, et, s’attachant à lui avec force :

— Vous venez mourir avec nous ? lui dit-elle.

Melchior ne répondit rien et l’attira vers lui.

Jenny se laissa machinalement entraîner dans une des cabines dont les portes donnaient sur le salon. C’était la chambre de Melchior, et il referma la porte.

— Pourquoi m’amenez-vous ici ? dit Jenny en s’éveillant comme d’un rêve. Ma place est auprès de mon père ; allons lui demander sa bénédiction, Melchior, et qu’il meure entre nous deux.

— Tout à l’heure, Jenny, répondit Melchior d’une voix calme. Avant que ce noble bâtiment soit brisé tout entier, il se passera encore une heure. Une heure ! entendez-vous, Jenny ? c’est tout ce qui nous reste.

— Mais je ne dois pas rester ici, dit Jenny, dont l’effroi changeait de nature ; que pensera-t-on ?…

— Personne n’est en état de s’occuper de vous en ce moment, Jenny, pas même votre père. Moi seul, je me rappelle que j’ai ici deux vies à perdre. Écoutez-moi, Jenny. Si nous étions à cette heure libres tous deux, devant un prêtre, me donneriez-vous votre main ?

— Ma main, mon cœur, tout ! répondit-elle.

— Eh bien, il n’y a point ici de prêtre ; mais nous sommes devant Dieu. Il m’est témoin que je vous aime de toutes les forces d’une âme humaine. N’est-ce point là un serment solennel et sacré ?

— Il me suffit pour mourir heureuse, dit Jenny en jetant ses bras autour du cou du marin.

— Eh bien, lui dit-il avec un transport qui ressemblait à de la rage, sois donc à moi sur la terre ; car qui sait si comme toi j’ai mérité le ciel ? Tu ne voudrais pas te séparer à jamais de moi sans être ma femme, Jenny ! Quand la Providence me refuse un jour de vie, tu ne voudrais pas te faire sa complice ? Viens ! dans cet instant suprême, tu es plus que le Dieu qui me frappe ; tu lui disputes sa proie, tu annules l’effet de sa colère. Viens et ne crains pas la mort, car je ne regretterai pas la vie.

Il était à ses genoux, il couvrait son sein de larmes brûlantes.

— Oh ! Melchior, dit Jenny éperdue, écoutez le craquement du navire : n’irritons pas le ciel dans ce moment.

— Le ciel ! c’est toi, dit Melchior ; est-ce qu’il y a un autre Dieu que toi, ma Jenny ? Ne me repousse donc plus, si tu ne veux que la mort me soit horrible… Oh ! hâtons-nous ! entends-tu cette vague qui vient de tomber au-dessus de nos têtes ? Et cette autre ! c’est comme le bruit du canon. Ô délices célestes ! Jenny, ma Jenny, il ne te reste qu’un instant pour me prouver que tu m’aimes, et tu ne peux me refuser !…


IV

Cependant le navire, battu par la houle, jeté tour à tour sur chacun de ses flancs fatigués, semblait attendre dans une pénible agonie le moment de sa destruction.

Mais, contre toute espérance, il résista ; le vent tomba un peu, la mer s’aplanit insensiblement.

Vers le matin, on put entendre la voix humaine au-dessus du rugissement des vagues ; celle de James Lockrist appelait sa fille avec anxiété ; celle du capitaine criait par l’écoutille de l’habitacle :

— Ohé ! d’en bas ! ferons-nous un vœu pour vous faire monter, Melchior ?

Les deux amants profitèrent de la confusion qui régnait encore pour se séparer sans être vus.

Jenny alla cacher son visage brûlant dans le sein de son père, et Melchior, en remontant sur le pont, vit avec terreur que le danger était passé, et que chacun remerciait Dieu, la Vierge ou Satan, selon sa prédilection particulière.

Ce jour-là, Melchior fut pâle, abattu, distrait ; ses yeux ne rencontraient plus ceux de Jenny, et, quand elle se fut décidée à l’interroger sur sa santé, il lui répondit d’un air effaré qu’il était accablé de sommeil.

Jusqu’au soir, l’équipage fut trop occupé de réparer les avaries du bâtiment pour s’apercevoir de la préoccupation de Melchior ; mais, le soir, à souper, on remarqua qu’il cherchait à s’enivrer sans y parvenir, et qu’après avoir bu beaucoup de rhum, il était plus triste qu’auparavant ; le capitaine, qui l’aimait, remit au lendemain à le réprimander de son absence à la manœuvre la nuit précédente.

La lune n’était pas encore levée lorsque Melchior descendit dans le porte-haubans.

Un instant après, Jenny fut à ses côtés ; Il lui avait fait un signe en quittant le réfectoire.

— Jenny, lui dit-il en la forçant de s’asseoir sur ses genoux, regrettes-tu de m’avoir rendu heureux ? Rougis-tu d’être ma femme ?

Jenny ne répondit que par des larmes et des caresses.

Melchior lui dit encore :

— Tu crois à une autre vie, n’est-ce pas, ma bien-aimée ?

— J’y crois, surtout depuis que je t’aime, lui répondit-elle.

— L’autre nuit, pendant la tourmente, répondit Melchior, j’ai vu deux flammes s’agiter à la cime des mâts : elles semblaient se chercher, se fuir, s’appeler tour à tour, puis elles se joignirent et disparurent. Penses-tu, Jenny, que ce fussent deux âmes ?

En parlant ainsi, Melchior se dressa sur la banquette en tenant toujours Jenny dans ses bras. Ce mouvement lui fit peur ; elle se cramponna à son vêtement.

— Sois tranquille, lui dit-il, rien ne nous séparera ; tu ne seras jamais à un autre que moi, et je ne perdrai jamais ton amour.

En disant ces mots, il s’élança avec elle dans la mer.

Le cri que poussa Jenny fut entendu du timonier : l’alarme fut donnée. On vit Melchior lutter contre la houle encore trop rude qui le rejetait contre la poupe.

Un matelot, habile nageur, dont il avait sauvé la vie, le retira de la mer ; mais le corps que Melchior tenait embrassé ne rouvrit pas les yeux, et retourna le lendemain à la mer avec les cérémonies d’usage pour les sépultures nautiques. Melchior ne comprit rien à ce qui se passait autour de lui ; il sourit d’un air stupide en voyant le nabab arracher ses cheveux blancs.

Sa santé se rétablit plus vite qu’on ne l’espérait, et il reprit son service, qu’il remplit avec une admirable ponctualité, jusqu’à son débarquement en France. Seulement, il fut impossible de lui arracher une parole relative à sa vie passée et au terrible événement qui lui avait fait perdre la mémoire.

En arrivant chez sa mère, Melchior trouva, parmi des lettres qui l’attendaient, un papier qui sembla fixer son attention ; il le regarda longtemps et parut faire d’incroyables efforts pour ressaisir le sens des choses qu’il contenait ; puis, tout d’un coup, il le froissa dans ses mains, poussa un cri terrible et courut à une fenêtre pour s’y précipiter.

On se jeta sur lui, on ramassa le papier : c’était l’extrait mortuaire de la Térésine.

On le tint garrotté pendant plusieurs jours ; il déchirait les cordes avec ses dents ; il les rompait avec la tension de ses muscles ; il couvrait d’imprécations les gardiens qui cherchaient à le préserver de sa propre fureur ; il leur demandait ensuite avec des sanglots une arme pour s’ôter la vie.

Cette crise cessa ; la mémoire disparut. Melchior reprit son service à bord d’un bâtiment frété pour Buénos-Ayres,

C’est encore aujourd’hui un excellent officier de marine, ponctuel, vigilant et brave. Seulement, une fois par an, sa mémoire revient ; il s’élance aux sabords, appelle Jenny et veut se noyer.

Les matelots qui l’ont connu à bord de l’Inkle-et-Yariko assurent qu’il a perdu la raison pour n’avoir jamais su boire, et ils en tirent comme principe d’hygiène la conséquence qui leur plaît le mieux. Ils regardent comme ses instants lucides ceux où il perd le sentiment de son infortune et de ses remords ; mais, au contraire, c’est la raison qui revient avec le désespoir et la fureur.

Alors on est obligé de le garder à fond de cale.

Le reste du temps, il est paisible et raisonne parfaitement sur toutes les choses présentes.

C’est alors qu’il est fou.

FIN

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PARIS. — IMPRIMERIE DE J. CLAYE, RUE SAINT-BENOIT, 7.