Nouvelles (Andreïev)/Préface

Traduction par Serge Persky.
Monde illustré (p. 5-26).
PRÉFACE

Léonide Andréief et Maxime Gorky sont les représentants les plus illustres de la littérature russe contemporaine. Presque du même âge, liés d’une étroite amitié, ils ont exprimé, avec une intensité qui n’a pas été dépassée, l’âpre tristesse de l’âme russe. Par eux nous avons entendu l’ardent appel de ce peuple immense, qui ne s’est éveillé à la vie de la pensée que pour sentir plus cruellement le poids de ses chaînes ; nous avons entendu ses cris de haine, de douleur et d’espoir.

Eux seuls pouvaient nous les faire entendre. Élevés à la rude école de la misère, ils ont été préparés mieux que personne à traduire dans des œuvres palpitantes de vie et d’émotion, les souffrances et les angoisses de leurs frères.

Tandis que Gorky menait à travers la Russie l’existence désolée du vagabond, Andréief connaissait dans toute son horreur la détresse de l’étudiant pauvre.

Né en 1871, à Orel, de petits bourgeois, il perdit son père alors qu’il était encore au collège. Sa famille demeura sans ressources. Andréief tenta le problème difficile de pousuivre ses études et de gagner sa vie en donnant des leçons à un prix dérisoire.

« Je connus la misère noire, raconte-t-il. Pendant mes premières années à l’Université de Pétersbourg, j’eus bien souvent faim, et il m’arriva de ne pas manger pendant deux jours.

Ses premières productions littéraires datent de cette sombre époque. Il ne put parvenir à les placer, et cette déception ajouta encore à l’amertume de son existence. La vie à Moscou passant pour plus facile, il se fit admettre à l’Université de cette ville. Mais, là aussi, il connut des privations de toute sorte, si bien que, las de tout, il tenta de se suicider.

« En janvier 1904, raconte-t-il, je me tirai un coup de revolver, mais sans résultat appréciable. J’en fus puni par une pénitence ecclésiastique que m’infligea l’autorité, et par une maladie de cœur bénigne plus ennuyeuse que grave à la vérité. Pendant cette période, je fis encore des essais infructueux en littérature. J’eus plus de succès avec la peinture que j’aimais depuis mon enfance ; je faisais des portraits sur commande au prix de 5 à 10 roubles pièces… »

En 1897, son diplôme d’avocat en poche, Andréief s’inscrivit au barreau de Moscou. Mais, ne réussissant pas à se créer une clientèle, il passa quelque temps à écrire des chroniques judiciaires pour un grand journal.

Enfin deux nouvelles étrangement impressionnantes : le Silence et C’était…, publiées par une grande revue de Saint-Pétersbourg imposèrent son nom à l’attention clu monde lettré. La critique en parla longuement. Dès lors, son parti était pris : il se voua entièrement à la littérature.


Il convient d’examiner d’un peu près ces œuvres de début.

Le héros du Silence est un prêtre, entêté dans ses préjugés, sorte d’Hercule autoritaire et rude, le père Ignaty. Devant son air rébarbatif tout tremble. Seule sa fille, Véra, son enfant unique, ne se plie pas à sa volonté. Elle poursuit ses études à Saint-Pétersbourg contre le gré de son père. Revenue à la maison paternelle, elle reste triste et silencieuse. Des journées entières, elle erre pâle et mélancolique, parlant peu, cherchant à s’isoler. Malgré les prières de ses parents elle refuse de dire ce qui l’oppresse. Un soir elle se jette sous un train, emportant son secret avec elle.

La mère, atteinte au plus profond de son être par la perte inattendue de sa fille adorée, est frappée d’une paralysie qui la transforme en une sorte de cadavre vivant. Ébranlé par ces deux catastrophes simultanées, qui lui ont enlevé tout ce qui faisait la joie de sa vie, le père Ignaty souffre de la révolte de sa conscience, qui s’insurge enfin contre les maximes sévères et les préjugés impitoyables qu’il a toujours défendus. L’amour tendre, qu’il avait jusqu’alors dissimulé par orgueil, s’empare maintenant de lui ; il sent qu’il est lui-même la cause de ses malheurs. Sa vie passée, sa fille, sa femme elle-même lui apparaissent comme autant d’énigmes qui soulèvent dans son âme des questions angoissantes. Il appelle, mais personne ne lui répond. Un silence de mort a envahi le presbytère, silence plus épouvantable encore autour de la femme qui agonise et dont les yeux mêmes ne trahissent aucune pensée. Alors, un désir féroce de savoir la cause du suicide de sa fille s’empare de lui et ne le quitte plus. Quand il pénètre dans la chambre de sa femme et qu’il y rencontre son regard fixe, si lourd que « l’air paraissait transformé en plomb et pesait sur la tête et les épaules », ou quand il feuillette les cahiers de musique « de sa musique », dans lesquels s’était gravée sa voix, quand il passe en revue ses livres ou regarde son grand portrait… toujours, partout, l’envie folle d’apprendre la vérité le tourmente… À la tombée de la nuit, il monte doucement, pieds nus, dans la chambre de sa fille défunte et lui parle. Il la supplie de lui dire la vérité, de lui confier pourquoi elle a toujours été si triste, pourquoi elle s’est tuée. Mais le silence l’environne. Il court au cimetière, où l’attire irrésistiblement la tombe de son enfant.

— « Véra, Véra, mon enfant, supplie-t-il. Pourquoi, pourquoi nous as-tu abandonnés ? »

« Mais le silence devient de plus en plus sinistre et inquiétant, et lorsque le père Ignaty se relève avec effort, son visage est livide comme celui d’un mort ; il lui semble que toute l’atmosphère vit et palpite dans ce silence retentissant comme si une tempête sauvage s’élevait sur une mer terrible. Le silence le suffoque, passe pardessus sa tête en ondes glacées, agite ses cheveux, se brise contre sa poitrine qui gémit sous les coups… »

On se représente aisément l’impression produite par ces pages signées d’un nom encore inconnu. Andréief obtenait des effets tragiques, sans effort apparent, par l’analyse psychologique.


L’émouvante nouvelle C’était se passe dans un hôpital où agonisent un pauvre diacre de campagne et un marchand aigri par l’existence.

Le diacre est très malade, les médecins l’ont condamné. Mais, ne se rendant pas compte de son état, il fait des projets d’avenir, parle avec enthousiasme du pèlerinage qu’il fera après sa guérison, ou d’un pommier de son jardin dont il attend beaucoup de fruits pour l’été prochain. Dans les belles journées, quand les murs et le parquet de la chambre reflètent les rayons du soleil, il entonne des hymnes. Sa petite voix de ténor tremble d’émotion, il s’essuie les yeux en souriant.

Le quatrième vendredi du carême, on conduisit le diacre à l’amphithéâtre : il en revint très ému, faisant des signes de croix.

— « Ah ! mes frères, dit-il à ses voisins, comme c’était touchant ! Le docteur me fait asseoir dans un fauteuil, se tient debout près de moi et dit aux étudiants : « Tenez, vous voyez ici un malade… C’était un diacre… »

Il s’arrêta, la voix étranglée et reprit :

« Mes débuts comme chantre, ma misère d’autrefois, mes jours sans pain, il a raconté toute ma vie. Après il parla de ma femme, toujours au passé, il disait : ce diacre était ceci, ce diacre était cela, à croire, en vérité que j’étais mort et qu’on parlait sur mon cercueil. « C’était, disait-il, c’était un diacre… »

Tandis que le diacre contait cela, tous voyaient qu’il allait mourir ; on le voyait aussi clairement que si la Mort elle-même se fût tenue debout, là, au pied du lit.

Tout autre était le marchand : il ne croyait pas en Dieu ; il était las de la vie, et n’avait pas peur de la délivrance suprême. Tout ce qu’il y avait en lui de force, il l’avait dépensé sans nécessité, sans résultat appréciable, sans joie. Lorsqu’il était jeune, il volait de la viande ou des fruits chez son patron. Pris sur le fait, il avait été battu sans pitié et il haïssait ceux qui l’avaient battu. Plus tard, devenu homme, il avait écrasé les petites gens du poids de son or, méprisant ceux qui tombaient entre ses mains, et qui lui rendaient son mépris en effroi et en haine farouche. Puis la vieillesse, la maladie étaient venues ; on avait commencé à le voler lui-même, et, à son tour, il avait battu les voleurs. Sa vie n’était qu’une succession d’offenses, de cruautés et de haines. »

Et maintenant dégoûté de tout, il ne pouvait comprendre qu’on aimât la vie, comme l’aimait ce diacre, « ce sot » étendu dans le Ut voisin. Il considérait attentivement son petit visage blême, qui se confondait avec le linge blanc de l’oreiller et des draps et il murmurait avec pitié : « Imbécile ! ».

Mais la mort approche ; cet homme qui se croit supérieur et qui qualifie le diacre d’imbécile, parce qu’il rêve de la lumière du soleil, de son pommier et d’autres « futilités », se sent troublé d son tour. En faisant le bilan de cette existence qu’il s’imaginait haïr, il se souvient de la bonne lumière qui, pendant la journée, pénétrait par la fenêtre et dorait le plancher ; il se rappelle comment le soleil brillait sur les bords de la Volga, dans son pays natal. Avec un sanglot, il se laisse tomber en arrière sur le lit, tout contre le diacre qu’il entend pleurer silencieusement.

« Et ainsi ils pleurent ensemble. Ils pleurent le soleil qu’ils ne reverront jamais, les pommiers qui désormais produiront des fruits sans eux, l’ombre qui va les envahir, la chère vie et la mort cruelle ! »

« Le silence emportait leurs sanglots et les mêlait aux ronflements des gardes-malades, fatigués par le labeur du jour, au gémissement et à la toux des malades, à la respiration épaisse des convalescents… »

On retrouve dans ces deux nouvelles les qualités essentielles du talent d’Andréief. Contrairement à ce qui se passe souvent au début des carrières littéraires les plus brillantes, il n’y eut chez lui aucun tâtonnement, aucune hésitation sur la voie à suivre.


Une année plus tard, Andréief publia la Pensée, émouvante monographie d’un cas curieux : le développement graduel de la folie chez un médecin, dans la phase encore indécise du mal, alors que le germe de la démence s’est affirmé au point que la volonté est presque annihilée et que l’homme éprouve le besoin impérieux de faire ce que son idée fixe lui ordonne (dans le cas particulier c’est l’assassinat d’un ami), bien que sa conscience ne soit pas tout à fait abolie. Ce crime, il l’accomplit dans une sorte de demi-conscience, tantôt condamnant ses actes, tantôt irrésistiblement poussé à les consommer. Puis, ainsi que cela arrive chez les déments son esprit lui suggère l’hypothèse qu’il est, peut-être réellement fou. Cette idée s’empare de lui, juste après l’accomplissement du crime, et remplit son âme d’une terreur atroce dont l’exposé forme la partie la plus pathétique du récit. Tout ce drame compliqué qui se joue dans le crépuscule d’une intelligence prête à s’éteindre est reconstitué par l’auteur avec une rare puissance. Cette étrange œuvre eut l’honneur de provoquer une séance spéciale des psychiatres de Saint-Pétersbourg. Les érudits discutèrent durant de longues heures la mentalité du héros de l’œuvre d’Andréief. Les opinions des célébrités du monde médical russe se partagèrent ; on ne put se mettre d’accord. Les journaux, les revues en parlèrent longuement.

Ce fut pour Andréief la fin des journées de famine et le commencement de la notoriété.


Ainsi, il se révéla d’emblée comme un merveilleux psychologue de la souffrance. Une sensibilité morbide, une ironie froide et désenchantée, une vision hallucinante des anomalies et des horreurs de l’existence, tels sont les caractères dominants de son œuvre. Ses personnages sont des êtres meurtris dans la lutte pour la vie, atteints d’une paralysie complète ou partielle de la volonté. Trop faibles pour réagir contre les exigences de la réalité, ils se replient sur eux-mêmes et arrivent fatalement aux conclusions les plus désolantes, aux actes les plus insensés. Andréief dépeint aussi l’isolement moral de l’être humain pour qui le monde est devenu un désert et la vie un jeu d’ombres ; il montre combien l’abîme qui sépare ce malheureux des autres hommes le rend faible, inconscient, misérable. Et, de fait, y a-t-il infortune plus profonde que celle de se sentir seul au milieu de ses semblables ?

Ce qui constitue donc l’essence du talent d’Andréief, c’est une impressionnabilité extrême, une audace dans la description des côtés négatifs de la réalité, des mélancolies, des douleurs de l’existence. Sous ce rapport, il a continué l’œuvre d’Edgar Poe, dont l’influence sur lui est incontestable. Une même passion pousse ces deux écrivains à l’étude de la solitude, du silence, de la mort. Mais, tandis que la fantaisie de l’auteur américain erre librement à travers le monde et les siècles, tandis que les personnages qu’il met en scène habitent des châteaux croulants, des rochers escarpés, et rêvent d’exploits glorieux, Andréief s’attache à la réalité immédiate. Ses héros sont les gens qu’il voit autour de lui ; ils habitent les sous-sols humides, les maisons sordides ; leur vie banale se termine par une mort banale. Et c’est ce réalisme qui fait la force et la beauté de ses œuvres.

À les lire, on se convainc que le drame naît précisément de la vitalité indestructible des sentiments humains et des aspirations vers une existence meilleure, vitalité qu’on rencontre souvent chez les êtres les plus misérables et les plus dégradés. Dans la sombre destinée de ces gens, il y a des moments de clarté. Il suffit d’un léger incident, de quelque circonstance futile, pour les transformer : soudain leur cœur se met à battre, des larmes d’attendrissement montent à leurs yeux, ils pressentent vaguement l’existence lointaine de quelque chose de lumineux et de bienfaisant. Une sensibilité profonde, un ardent amour de la vie éclatent alors au fond de ces âmes obscures, fleurs éphémères sans doute, mais fleurs merveilleuses qui confèrent à ces déchus l’imprescriptible dignité de l’être humain.

Cette sensibilité, cet attachement à l’existence forment le thème d’une série de nouvelles dont Petka à la campagne est l’une des plus touchantes par sa simplicité.

Petka, apprenti dans une malpropre boutique de barbier située au fond d’un sordide quartier de Moscou, a dix ans. Il ne fume pas encore comme son camarade Nicolka, de trois ans plus âgé que lui, qu’il voudrait égaler en toutes choses. Nicolka est initié déjà aux mystères de la coupe française, des cheveux coiffés en brosse et de la, raie. L’intelligence précoce de Nicolka, qui raconte toutes espèces de choses à Petka, stupéfie l’enfant qui rêve de pouvoir lui ressembler un jour. En attendant, comme il est le plus jeune dans la boutique, comme il est le bouc émissaire des clients et que le patron le gifle souvent, il voudrait bien aller ailleurs, où ?… il ne sait… dans un endroit dont il ne peut rien dire, ni la nature, ni l’emplacement.

Mais personne ne l’emmène. Du matin au soir Petka entend toujours le même cri saccadé : a Garçon, de l’eau ! » Et il en apporte, sans cesse, car il n’y a pas de jours fériés. Il maigrit, il est sale et il a toujours l’air endormi. Enfin il ne sait plus s’il veille ou s’il rêve…

Mais voici qu’un matin sa mère, la cuisinière Nadéjda, annonce au coiffeur que ses maîtres l’autorisent à emmener Petka à la campagne, pour quelques jours. Le patron consent à le laisser partir. Étourdi de surprise, Petka se laisse conduire ; il n’a jamais vu la campagne et brûle de la connaître.

Dès que le train part, il colle son visage à la portière et sa tête rasée se meut sur son cou mince comme sur un pivot. Il court d’un bout à l’autre du compartiment, posant avec confiance sa petite main sale sur l’épaule ou les genoux des voyageurs inconnus, qui grognent ou lui répondent par un sourire.

À la fin de la semaine, on apporta une lettre pour la cuisinière. Petka était derrière la maison en train de jouer. Il avait déjà engraissé, bien qu’il ne mangeât fresque pas, faute de temps. C’est qu’il avait des affaires par-dessus la tête ! Il se baignait quatre fois par jour, se taillait des lignes pour la pêche, faisait de longues promenades, chevauchait, les palissades, grimpait aux arbres, se roulait dans l’herbe. Et combien d’autres occupations encore !… La cuisinière ayant ouvert la lettre pleura longuement, puis elle alla expliquer à son maître de quoi il s’agissait : le coiffeur réclamait son apprenti, il fallait partir. On appelle Petka et on lui annonce la nouvelle ; l’enfant sourit tout confus et garde le silence. Il ne comprend pas, il a oublié complètement la ville, car maintenant il a trouvé l’endroit où il désirait si souvent aller. « Il faut retourner chez ton patron », répète le maître avec douceur. Petka se tait toujours ; enfin il demande, la bouche sèche, mouvant la langue avec difficulté : « Et la pêche demain ? ma ligne est prête »

Mais peu à peu ses pensées deviennent plus nettes, et un trouble étrange se produit dans ses idées. Le coiffeur, c’est la réalité, et la pêche du lendemain n’est plus qu’un vain rêve.

Alors Petka stupéfia sa mère, il bouleversa le maître et la maîtresse de maison, et il se fût étonné lui-même, s’il avait été capable de s’analyser : a il ne pleura pas simplement, comme pleurent les enfants de la ville, maigres et épuisés — il se mit à crier plus fort qu’un paysan doué d’une voix de stentor, il commença à se rouler par terre, comme les hommes ivres sur le boulevard. Sa petite main décharnée frappait la main de sa mère, le sol et tout ce qu’elle rencontrait. »

Le lendemain matin Petka s’en est retourné à Moscou. Il a repris sa place dans la boutique empestée du barbier. De nouveau retentit le cri saccadé du patron ou des garçons : « Apprenti, de l’eau ! » suivi d’un murmure menaçant : « Attends, tu verras ! » si l’enfant somnolent répand de l’eau ou comprend mal les ordres.

« Et pendant la nuit, à l’endroit où couchent côte à côte Nicolka et Petka, une petite voix faible et agitée murmure : elle parle de la campagne, de choses qui n’existent pas, que personne n’a jamais vues ni entendues !… »


Il y a quelques années, Andrêief publia une courte nouvelle : la Marseillaise, véritable petit ; chef-d’œuvre dont voici l’analyse succincte.

Dans un bagne russe sont entassés plusieurs condamnés politiques, jeunes étudiants pour la plupart. Parmi eux, se trouve un garçon maladif, faible, larmoyant, rêvant toujours de sa maman, de ses petits frères dont il ne sait s’ils vivent encore ou s’ils sont morts d’angoisse. Les camarades, tout en ayant pitié de lui, le méprisent, lui répétant qu’on ne doit pas lutter pour la liberté quand on n’a pas la force de volonté ou la santé nécessaires. Les prisonniers sont mal nourris et en butte à toutes sortes de vexations de la part de leurs géôliers. Poxir mettre fin à cet état de choses, ils décident la Golodowka, c’est-à-dire qu’ils ont refusé de manger[1]. Le jeune homme, tout en suivant l’exemple de ses camarades, rôde parmi eux, perplexe et malheureux. Et lorsqu’à la fin de la résistance, après plusieurs jours de jeûne, les autorités se sont faites plus douces et que la Golodowka est terminée, le jeune homme est atteint de fièvre typhoïde. Ses camarades sont auprès de lui. Il délire et ses rêves incohérents sont aussi pitoyables que le fut sa vie entière. Il parle comme toujours de ses livres préférés, de sa maman, de ses chers petits frères. Il jure qu’il est innocent et supplie qu’on lui fasse grâce. Il invoque sa patrie, la malheureuse Russie, il invoque la « chère France a dont les fils ont payé de leur sang la révolution et la liberté et où il a passé une des meilleures années de sa courte vie.

Soudain, dans un moment de lucidité, il s’adresse à ses amis :

— « Une prière, camarades… la dernière… quand je serai mort, chantez la Marseillaise sur ma tombe… peut-être l’entendrai-je !… Et je serai heureux… »

Il insiste : a Quand je serai mort, chantez la Marseillaise sur ma tombe… » Pour la première fois, ses yeux sont secs, mais les camarades pleurent comme des enfants.

Il mourut. Envers et contre tous, les prisonniers chantèrent la Marseillaise. « Nos voix jeunes et puissantes, dit Andréief, entonnèrent le chant majestueux de liberté. Nous chantâmes. Les fusils des soldats nous guettaient, leurs crosses heurtaient le sol, les pointes acérées des baïonnettes s’avançaient vers nos cœurs. Le chant terrible résonna de plus en plus fort et joyeux. Porté par les mains amies des compagnons de lutte, le cercueil noir s’abaissa lentement.

« Nous chantâmes la Marseillaise… »


Parmi les dernières œuvres d’Andréief et aussi les meilleures, il faut citer le Rire rouge, tableau saisissant des horreurs de la guerre russo-japonaise qui eut un immense retentissement dans le monde entier, et le Gouverneur, principale nouvelle de ce volume, épisode véridique et passionnant des récents événements qui ont ensanglanté la Russie. Avec sa maîtrise habituelle, Andréief y analyse l’état d’âme d’un haut fonctionnaire russe qui s’entend condamner à mort par un tribunal révolutionnaire secret pour avoir réprimé avec cruauté une émeute de paysans et d’ouvriers.


On a souvent constaté, et il peut sembler banal d’y revenir, que dans son ensemble l’œuvre des romanciers russes découle d’une principale source d’inspiration : la souffrance. En effet, elle n’en a guère connu d’autre, depuis les pages poignantes de Dostoiewsky jusqu’aux « ci-devant hommes » de Gorky et aux âmes angoissées dont nous parlent les nouvelles d’Andréief.

Cela s’explique facilement. Le peuple russe tout entier gémit sous le joug de l’autocratie ; la liberté, les droits de l’homme, sont encore pour lui un idéal lointain dont la conquête — l’expérience de tous les jours est là pour l’en convaincre — lui coûtera encore beaucoup de sang et de larmes. Il est naturel que les hommes qui se sont donné la tâche de traduire en beauté les aspirations ardentes de ce peuple souffrent tout particulièrement de ce cruel état de choses. Sans parler de leurs angoisses morales, dont on peut se faire une idée par leurs écrits, la situation matérielle qui leur ait faite par les pouvoirs publics est peu enviable.

Il n’est pas aisé, en Russie, d’écrire ce qu’on pense. Tout écrivain se heurte à deux ennemis implacables : la censure et la police. La censure supprime tout ce qui ne lui plaît pas ; la police confisque les livres et emprisonne les auteurs. La littérature russe, à commencer par son grand représentant du siècle passé, le génial Pouchkine, jusqu’à notre époque, n’a pu dire qu’une petite partie de ce qu’elle avait à dire. Le fameux poète Niékrassof met en scène dans une de ses poésies un vieux soldat, ouvrier typographe, qui parle de Pouchkine :

« C’était un bon seigneur, dit-il, généreux sur le chapitre du pourboire. Seulement, il ne faisait que tempêter contre la censure et lorsqu’il voyait les croix rouges sur le manuscrit, il nous envoyait les épreuves à la tête. Je lui dis une fois pour le consoler ; « Cela n’ira pas plus mal ainsi ». Mais il s’écria : « Cela, c’est du sang qui coule, du sang, mon sang ! »

Beaucoup de sang précieux fut ainsi répandu. La malveillance des autorités supérieures prenait souvent une tournure tragique. Pour une seule poésie de jeune homme où il décrivait une fête d’étudiants, l’écrivain Poléjaief fut condamné par Nicolas Ier à être incorporé dans un régiment. Un jour même, il faillit être battu de verges, pour une faute légère. Sokolowsky, n’arrivant pas à se frayer une voie dans la littérature, abandonna la plume et chercha comme beaucoup d’autres l’oubli de sa déception dans l’alcool.

Pendant plusieurs années Herzen fut transféré d’un lieu d’exil à un autre jusqu’à ce qu’il parvînt à passer la frontière. Et combien terrible le sort d’un poète de grand talent, le petit russien Chevtchenko, qui fut pendant de longues années soldat dans un coin perdu de la Russie d’Europe, avec défense expresse d’écrire quoi que ce fût ou de s’occuper de peinture, art qu’il préférait entre tous. Enfin qui ne connaît la lugubre comédie qu’on joua à Dostoïewsky, en lui faisant subir tous les apprêts d’une exécution, avant son temps de bagne qu’il raconte dans ses célèbres souvenirs de la Maison des Morts.

i Nous sommes de malheureux parias, s’écriait Tourguénief. Nous n’osons exprimer ni nos pensées, ni les élans de notre âme — car ce serait pour nous la prison, la Sibérie… Selon moi, il serait plus naturel de briser les presses typographiques, de brûler les fabriques de papier et d’empaler tous ceux qu’on trouverait la plume à la main. »

Il est vrai qu’après le mouvement réformateur de 1860, la censure russe s’est modifiée, et la police ne dit plus aux auteurs russes ce qu’elle disait jadis à l’écrivain Boulgarine : « Ton affaire, c’est de décrire les divertissements publics, les fêtes populaires, les théâtres. Ne cherche pas autre chose ! » Le cercle des sujets permis à la presse s’est élargi. Mais aujourd’hui comme autrefois, la littérature russe ne produit qu’une minime fraction des œuvres quelle pourrait donner.

Néanmoins, les services que cette littérature a rendus à la cause de l’affranchissement de tout un peuple sont immenses. Elle peut à juste titre se montrer fière du rôle prépondérant qu’elle a tenu et tient encore dans la lutte pour la liberté. Elle a réveillé la société, elle lui a donné l’énergie et la vaillance aux moments les plus sombres de la réaction. Elle a sacrifié sa tranquillité, sa vie souvent, pour joindre aux principes la propagande. Et c’est pourquoi le pouvoir la considère comme son ennemie et la persécute.

La littérature russe a eu ses martyrs, qui ont payé de leur liberté et de leur sang le désir de voir la Russie libre.

Pour ne parler que des écrivains contemporains, mentionnons Korolenko, Gorky, Andréief, Véressaief, et combien d’autres moins connus, qui ont sanctifié par leurs souffrances, les bagnes et la prison. Il y a quelques mois à peine, les autorités russes ont saisi et interdit le dernier roman de Gorky : La Mère, une œuvre impressionnante entre toutes, et ont déféré l’auteur aux tribunaux.


Comme Gorky, Andréief a été l’objet, à plusieurs reprises, de la dangereuse sollicitude des autorités russes. Il y a trois ans, il fut emprisonné à la suite des troubles de Moscou. On peut être certain cependant que les vicissitudes de la vie n’entraveront pas l’essor de sa pensée originale et forte, de son talent en pleine floraison.

S. Persky.


Paris, février 1908.

  1. Les prisonniers politiques russes recourent à ce moyen suprême pour obtenir les concessions qu’ils désirent. Ce jeûne volontaire occasionne des cas de fièvre typhoïde et des décès. Généralement les autorités cèdent.