Nouvel Organum/Livre deuxième — Chapitre unique

Traduction par F. Riaux.
Charpentier (2p. 82-92).

nature, et quoique nous puissions peut-être nous flatter d’avoir fait entrer dans cet exposé des préceptes très-vrais et très-utiles, cependant nous ne le croyons pas d’une nécessité si absolue qu’on ne puisse rien faire sans ce secours. Nous ne prétendons pas non plus avoir porté l’art à sa perfection. Car notre sentiment sur ce point est que, si les hommes, ayant sous leur main une histoire naturelle et expérimentale assez complète, étaient tout à leur objet, et pouvaient gagner sur eux-mêmes deux grands points, l’un de se défaire de toutes les opinions reçues, l’autre de contenir leur esprit dans les commencements, afin de l’empêcher de s’élancer de prime-saut aux principes les plus généraux, ou à ceux qui les avoisinent, il arriverait, par la force propre et naturelle de l’esprit, et sans autre art, qu’ils retomberaient dans notre méthode même d’interprétation, vu que, les obstacles une fois levés, cette méthode est la marche véritable et spontanée de l’entendement humain. Cependant nos préceptes ne seront pas inutiles, et la marche de l’esprit en sera plus facile et plus ferme.

Nous n’avons garde non plus de prétendre qu’on n’y puisse rien ajouter. Mais au contraire, nous qui considérons l’esprit humain, non-seulement quant aux facultés qui lui sont propres, mais aussi en tant qu’il s’applique et s’unit aux choses, nous devons dire hardiment qu’avec les inventions croîtra proportionnellement l’art même d’inventer.


LIVRE DEUXIÈME.

I. Créer une nature nouvelle dans un corps donné, ou bien produire des natures nouvelles et les y introduire, tel est le résultat et le but de la puissance humaine. Quant à la découverte de la forme de la nature donnée, de sa vraie différence, de sa nature naturante, ou enfin de sa source d’émanation (car nous ne trouvons sous notre main que ces termes-la qui indiquent à peu près ce que nous avons en vue), celle découverte, dis-je, est l’œuvre propre et le but de la science humaine. Or, à ces deux buts primaires sont subordonnés deux buts secondaires et de moindre importance, savoir au premier, la transformation des corps concrets d’une espèce en une autre espèce, dans les limites du possible, au second, la découverte à faire dans toute génération et tout mouvement au progrès cache qui s’opère par une cause évidente, dans une matière connue jusqu’à ce que sa forme s’y trouve, depuis l’instant ou ces causes commencent à agir jusqu’à a celui ou la forme est introduite et aussi la découverte de la texture cachée des corps considérés dans l’état de repos et abstraction faite de leurs mouvements.


II S’il pouvait rester quelque doute sur le triste état des sciences aujourd’hui en vogue, certaines maximes fort connues en feraient foi, car c’est une maxime recue et très-fondée que la véritable science est celle qui a pour base la connaissance des causes. On distingue aussi avec raison quatre sortes de causes, savoir la matiere, la forme, l’efficient, et la fin. Mais quant à la cause finale, tant s’en faut qu’il soit utile de la considérer fréquemment dans les sciences, que c’est cette considération même qui les a le plus sophistiquées, si on excepte celle qui a pour objet les actions humaines. En second lieu, la découverte des formes est regardée comme impossible. Quant aux causes matérielles et efficientes, je veux parler des causes éloignées de l’une et de l’autre espèce, les seules que l’on cherche aujourd’hui et dont on se contente trop aisément, sans envisager le progrès cache vers la forme, ce sont toutes notions peu approfondies, tout à fait superficielles et insuffisantes pour parvenir à une science réelle, à une science.

1 Voici comment M.Bouillet dans son édition latine de Bacon (II p 483) explique les quatre termes techniques qui sont employés dans cet aphorisme « ces quatre termes nature forme progrès caché (latens processus) texture cachée (latens schematismus) qui se rencontrent très souvent dans les ouvrages de Bacon, sont comme la clef de toute sa doctrine physique. Une nature c’est une propriété, une qualité quelconque d’une substance comme par exemple la chaleur, la couleur, la blancheur, etc… La forme d’une nature ou d’une propriété c est la condition essentielle de l’existence de cette propriété. Le principe d’on elle découle principe que l’on détermine en assignant la propriété plus générale dont celle-ci n’est qu’une modification ou une limitation. Une telle condition est la loi de la production de cette propriété. Le progrès caché c’est la série des opérations internes par le quelles une substance passe d un état à un autre sous l’action d’une


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? dont on a pu voir la première application mais dont l’opération ultérieure échappe à l’observation. La texture cachée c’est l’arrangement caché des dernières molécules, la constitution intime d’un corps, constitution en vertu de laquelle un corps est par exemple plus ou moins dense, solide ou liquide, etc… Aux mots latens schematismus, Bacon ajoute quiescenlium, et non un motu pour faire comprendre que le schematismus ne désigne que la manière d’être des substances considérées dans la simple disposition de leurs molécules et soustraire son corps de de tout mouvement. Voyez pour la forme l’aphorisme 5 du ler livre et les apli 2, 3 et 7 du 2ème livre pour le progrès caché les apli 5 et 6 et pour la texture cachée apli 7 —M.Bouillet dit encore (d’abord p483) et Bacon n’entend pas exactement par loi ce qu on entend aujourd’hui l’expression générale d’un phénomène constant dans la nature il emploie ce mol dans son sens propre pour une prescription, prescription qui ordonne soit à la nature soit à l’air de remplir telle condi— tion pour produire tel effet prescription qui peut être formulée comme une loi sous la forme impérative et qui peut avoir ses paragraphes si pour l’exprimer il ne suffit pas d’indiquer une seule condition essentielle mais qu’il en faille énumérer plusieurs. LD vraiment active. Mais en parlant ainsi nous sommes loin d’oublier que nous avons eu soin plus haut de relever et de corriger l’erreur ou tombe souvent l’esprit humain en déférant aux formes le principal rôle dans l’essence[1], car, quoiqu’à proprement parler il n’existe dans la nature que des corps individuels, opérant par des actes purs et individuels aussi, en vertu d’une certaine loi, néanmoins dans les sciences la recherche, l’invention et l’explication de cette loi est une vraie base tant pour la théorie que pour la pratique. C’est à cette loi-la, et à ses paragraphes, que nous attachons le nom de forme, que nous employons d’autant plus volontiers qu’il est usité et familier.

III Ne connaître la cause de telle ou telle nature (par exemple, de la blancheur ou de la chaleur) que dans certains sujets, c’est n’avoir qu’une science imparfaite, et n’être en état de produire tel effet que dans certaines matières choisies parmi celles qui en sont le plus susceptibles, c’est également n’avoir qu’une puissance imparfaite. Disons plus si l’on ne connaît que les causes matérielles et efficientes, sortes de causes variables et passagères qui ne sont, à proprement parler, que de simples véhicules, des causes qui amènent la forme dans certains sujets seulement, on pourra tout au plus obtenir quelques résultats nouveaux dans une matière analogue, jusqu’à un certain point, à celles sur lesquelles on a déjà opéré et d’ailleurs suffisamment préparée, mais les bornes que la nature a plantées plus profondément, on n’aura pas le pouvoir de les reculer. Mais s’il existe un mortel qui connaisse les formes, c’est cet homme seul qui peut se flatter d’embrasser les lois générales de la nature et de la voir parfaitement une, même dans les matières les plus dissemblables. Aussi, à la faveur de cette connaissance, ce qui na jamais été exécuté, ce que ni les vicissitudes de la nature, ni les expériences les plus ingénieuses, ni le hasard même n’eussent jamais réalisé, et ce dont on n’eût jamais soupçonné la possibilité, il pourra et le découvrir et l’effectuer. Ainsi de la découverte des formes découle la science vraie, et la pratique éclairée.

IV Quoique la route qui mène l’homme à la puissance et celle qui le conduit à la science soient très-voisines et presque la même, cependant, vu l’habitude aussi invétérée que pernicieuse il est de demeurer attaché a de puériles abstractions, il nous paraît infiniment plus sûr de commencer la restauration et de reprendre les

LIVRE DEUXIÈME

sciences par les fondements qui touchent de plus près à l'éxécution, afin que la pratique détermine, sanctionne, pour ainsi dire, la théorie, en lui imprimant son propre caractère. Voyons donc, en supposant qu’on voulût introduire une nouvelle nature dans un corps donné, quel genre de précepte, de direction, de conséquence pratique on préférerait. Et, ce précepte, tâchons de l’énoncer avec toute la clarté possible.


Par exemple, supposons qu’un homme voulût donner à l’argent la couleur jaune de l’or, ou augmenter considérablement sa pesanteur spécifique ( sans déroger toutefois aux lois de la matière ), ou encore rendre transparente une pierre opaque, ou rendre le verre malléable, ou enfin faire végéter un corps non végétant ; voyons, dis-je, quel précepte, quelle règle cet homme souhaiterait qu’on lui donnât. Il souhaiterait certainement qu’on lui indiquât un procédé dont le succès fût infaillible et qui ne trompât jamais son attente. En second lieu, il voudrait que la marche qui lui serait prescrite ne le mît point trop a l’étroit en l’astreignant a certains moyens ou procédés particuliers ; car il se pourrait qu’il n’eût pas actuellement ces moyens en sa disposition, ni la facilité de se les procurer, et si par hasard, outre les moyens particuliers qu’on lui aurait prescrits, il en existait d’autres suffisant pour produire une telle nature et qui fussent en sa disposition ou à sa portée, ces moyens-la, étant exclus par ce précepte trop limité, lui deviendraient inutiles. En troisième lieu, il souhaiterait que le procédé qu’on lui indiquerait fût moins difficile que l’opération même qui serait le sujet de sa recherche ; en un mot, qu’on lui indiquât quelque chose qui touchât de plus près à la pratique. Si donc nous résumons en peu de mots toutes les conditions que doit réunir le précepte exact et complet, nous trouverons qu’elles se réduisent aux trois suivantes certitude, liberté et facilité, relativement à la pratique.


Or l’invention d’un tel précepte et la découverte de la véritable forme ne sont qu’une seule et même chose En effet, la forme d’une nature quelconque est telle que, cette forme étant supposée, la nature donnée s’ensuit infailliblement. .Ainsi, partout ou la nature donnée est présente, cette forme est présente aussi, elle l’affirme universellement, et elle se trouve dans tous les sujets ou se trouve cette nature. Par la même raison, cette forme est telle que, des qu’elle est ôtée d’un sujet, la nature donnée disparaît infailliblement. Ainsi, partout ou la nature donnée est absente, cette forme est absente aussi, elle la nie universellement, et elle ne se trouve que dans les sujets doués de cette nature. Enfin, la table forme doit être telle qu’elle déduise la nature donnée de quelque source de l’essence qui se trouve dans un plus grand nombre de sujets, et qui soit (comme on le dit ordinairement) plus connue de la nature, que la forme elle-même Ainsi, pour exprimer nettement et correctement l’axiome vrai et complet qui se rapporte à la science, on doit l’énoncer ainsi ; « Il faut trouver une autre nature qui soit conversible avec la nature donnée, et qui cependant soit la limitation d’une nature plus connue qui doit être son véritable genre. » Or ces deux préceptes, l’un théorique, l’autre pratique, ne sont au fond qu’une seule et même chose ; car ce qu’il y a de plus utile dans la pratique est aussi ce qu’il y a de plus vrai dans la théorie. V. Le précepte ou axiome qui a pour objet la transformation des corps se subdivise en deux autres, dont le premier envisage chaque corps comme un assemblage, une combinaison de natures simples. C’est ainsi qu’en observant en détail toutes les qualités concourantes dans l’or, on trouve qu’il est de couleur jaune, fort pesant, et de telle pesanteur spécifique, malléable ou ductile à tel degré ; qu’il n’est pas volatil ; qu’au feu il souffre peu de déchet ; qu’étant dissous il devient fluide à tel degré ; qu’il est dissoluble par tels menstrues et par tels procédés ; et il en faut dire autant de toutes les autres natures réunies dans l’or. Ainsi, tout axiome de ce genre se déduit de la considération des formes des natures simples. En effet, qui connait les formes et les procédés nécessaires et suffisants pour produire à volonté la couleur jaune, la grande pesanteur spécifique, la ductilité, la fixité, la fluidité, la dissolubilité, etc., et connait de plus la manière de produire ces qualités à différents degrés, verra les moyens et prendra les mesures nécessaires pour réunir toutes ces qualités dans tel ou tel corps, d’où s’ensuivra sa transformation en or. Cette manière d’opérer est la première, la grande méthode ; car produire telle nature simple, ou en produire plusieurs, c’est au fond la même chose, si ce n’est que, lorsqu’il s’agit d’en produire plusieurs à la fois, on est, quant à l’exécution, plus gêné, plus à l’étroit, vu la difficulté de réunir dans un même sujet tant de natures différentes 1. Lassalle explique ainsi cette phrase en note : « La forme doit être telle qu’elle déduise la manière d’être en question de quelque autre manière d’être réelle, plus commune dans la nature et plus générale que cette forme elle-même. » M. Bouillet [Oeuvre de Bacon., II, p. 486} pense que, dans ce passage et les suivants, Bacon veut dire que « l’explication d’un fait se trouve, non dans une vaine abstraction, dans une qualité occulte inventée tout exprès pour se tirer d’affaire, et qui n’est qu’une ridicule pétition de principe, mais dans l’indication d’un autre fait réel en lui-même, et déjà connu d’ailleurs, dont celle-ci n’est qu’une conséquence.» ED. qui ne se marient pas toujours aisément ensemble, sinon par les voies ordinaires et fréquentées de la nature. Quoi qu’il en soit, nous devons dire que la manière d’opérer qui envisage les natures simples, même dans un corps concret, procédé d’après la considération de ce qu’il y a d’éternel, d’immuable et d’universel dans la nature, qu’elle agrandit prodigieusement les voies de la puissante lumière, et son avantage à cet égard est si grand, que, dans l’état actuel des sciences, les hommes auraient peine à s’en faire une idée. Le deuxième genre d’axiomes (qui dépend de la découverte du progrès caché, ne procède plus par la considération des natures simples, mais par l’observation des corps concrets et tels qu’ils se trouvent dans la nature abandonnée à son cours ordinaire. Supposons, par exemple, que l’objet de la recherche soit de savoir par quels principes ou premières causes, de quelle manière, par quelle espèce d’action progressive s’opère la génération de l’or, de tout autre métal ou de la pierre, à prendre l’une ou l’autre de ces substances depuis ses premières menstrues ou rudiments jusqu’à l’état de mine parfaite, ou encore par quelle sorte d’action graduelle et continue se forme l’herbe, à partir des premières concrétions des sucs dans le sein de la terre ou de son état de semence jusqu’au moment où la plante est entièrement formée, sans oublier toutes les suites de mouvements, tous les efforts graduels et continus par lesquels la nature conduit son œuvre jusqu’a la fin, il en est de même de la génération des animaux observée et décrite dans la totalité de son cours, depuis l’instant où ils s’accouplent jusqu’à celui où ils mettent bas, et, en un mot, de tous les autres corps. En effet, la recherche dont nous parlons n’a pas simplement pour objet la génération des corps, mais aussi les autres mouvements et les autres opérations de la nature. Par exemple, pour connaître toute cette suite non interrompue d’actions, tout ce progrès caché et continu d’où résulte I'alimentation, à partir du moment ou l’animal reçoit l’aliment jusqu’à celui de la parfaite assimilation, et, de même, s’il s’agit du mouvement volontaire dans les animaux, il faut prendre depuis les impressions reçues par l’imagination et les efforts continus de l’esprit, jusqu’aux mouvements des muscles fléchisseurs ou extenseurs il en faut dire autant du mouvement développé de la langue, des lèvres, et des autres instruments de la parole, jusqu’à l’émission des sons articulés , car ces sortes de recherches se rapportent aussi aux natures concrètes ou combinées ensemble et considérées dans cet état d'agrégation mais alors on les envisage comme des habitudes. particulières, spéciales de la nature, non comme des lois générales et fondamentales qui constituent les formes. Cependant, il faut l’avouer, cette seconde méthode étant plus expéditive, plus à notre portée, nous laisse plus d’espérance de succès que la première. Or la partie active, qui répond à cette partie spéculative, peut bien étendre les opérations de l’homme de celles qu’on observe ordinairement dans la nature à celles qui les avoisinent, ou tout au plus à d’autres qui ne s’éloignent pas beaucoup de ces dernières ; mais toute opération profonde et radicale sur les corps naturels dépend des axiomes du premier ordre. Je dirai plus lorsque, l’exécution n’étant pas au pouvoir de l’homme, il est forcé de se contenter de la simple connaissance, comme dans toute recherche sur les corps célestes (car il n’est pas donné à l’homme de pouvoir agir sur les corps célestes, les changer ou les transformer), alors la recherche du fait même, de la simple vérité ou réalité de la chose, ne se rapporte pas moins que la connaissance des causes et des correspondances d’actions à ces axiomes primaires et universels qui ont pour objet les natures simples, telles que la nature de rotation spontanée, celle de l’attraction ou vertu magnétique, et autres semblables, qui sont bien plus communes que les corps célestes eux-mêmes, car, tant qu’on ne connaîtra pas bien la nature de la rotation spontanée, en vain espérerait-on se mettre en état, de décider quelle est la cause du mouvement diurne ; si c’est la révolution de la terre sur elle-même, ou le mouvement des cieux. VI Ce que nous entendons par le progrès caché est tout autre chose que ce qu’imagineront d’abord les hommes, abusés comme ils le sont par certaines préventions, car ce que nous désignons par ces mots, ce ne sont rien moins que certaines mesures, certains signes, certaines graduations ou échelles d’action visibles dans les corps, mais une action tout à fait continue et considérée dans toute sa continuité, qui échappe presque entièrement aux sens. Par exemple, dans toute génération et transformation de corps, il faut tâcher de démêler ce qui s’exhale et se perd d’avec ce qui reste ou vient du dehors, ce qui se dilate d’avec ce qui se contracte, ce qui s’unit d’avec ce qui se sépare, ce qui est continu d’avec ce qui est entrecoupé, ce qui donne l’impulsion d’avec ce qui gêne ou empêche le mouvement, ce qui domine d’avec ce qui est dominé, et une infinité d’autres différences de cette nature. Et ces différences, ces circonstances, ce n’est pas seulement dans la génération ou la transformation des corps qu’il faut lâcher de les déterminer, mais, de plus, dans toutes les autres espèces d’allitération et de mouvements, il faut tâcher de distinguer ce qui précède et ce qui suit, ce qui a plus de vitesse ou de lenteur, d’activité ou d’inertie, ce qui imprime le mouvement et ce qui le règle, etc. Toutes différences mal déterminées et même tout à fait négligées dans les sciences reçues, qui sont comme une étoffe grossière tissu par l'inexpérience, car toute action naturelle s’exécutant par parties infiniment petites, ou du moins si petites qu’elles échappent aux sens, en vain se flatterait-on de pouvoir gouverner la nature et transformer le produit de ces opérations avant d’avoir bien saisi et bien marqué toutes ces différences. VII. La recherche et la découverte de la texture cachée des différents corps est un objet tout aussi neuf que la découverte du progrès caché et de la forme. Nous ne sommes encore qu’à l’entrée du sanctuaire de la nature, et nous ne savons pas nous ouvrir un passage pour pénétrer dans l'intérieur ; cependant en vain se flatterait-on de pouvoir, avec succès et à propos, douer d’une nouvelle nature un corps donné ou le transformer en un corps d’une autre espèce, si au préalable on n’a une parfaite connaissance de la manière de transformer ou d’altérer les corps. Autrement on tombera dans des procédés insuffisants, inexacts, ou tout au moins difficiles et nullement appropriés à la nature du corps sur lequel on veut opérer, ainsi il faut encore frayer la route vers ce dernier but. Ce n’est pas sans raison qu’on s’est attaché avec tant d’ardeur et de constance a l’anatomie des corps organiques, tels que ceux de l’homme et des animaux, genre d’observations aussi utiles que délicates, et judicieuse méthode pour approfondir la nature. Cependant, ce genre d’anatomie n’envisage que des objets visibles, sensibles, et n’est applicable qu’aux corps organiques. Enfin, de tels objets sont comme sous la main, une telle étude est bien facile en comparaison de cet autre genre d’anatomie qui a pour objet la texture cachée dans les différents corps qu’on regarde comme similaires, surtout dans les corps d’une espèce déterminée et dans leurs parties, comme dans le fer, la pierre, etc. ; ainsi que dans les parties similaires de la plante ou de l’animal, telles que la racine, la feuille, la fleur, la chair, le sang, les os, etc. On peut dire même que, sur ce dernier point, les hommes n’ont manqué ni d’intelligence ni d’activité, car c’est à ce but même que tend le soin avec lequel les chimistes analysent les corps similaires, par le moyen des distillations et des différents procédés de décomposition, afin que, par la réunion des parties homogènes, l’hétérogénéité du composé devienne plus sensible. Rien de plus nécessaire que de telles analyses, et elles remplissent en partie notre objet. Cependant, trop souvent cette méthode même est trompeuse, car il est une infinité de natures qu’on s’imagine n’avoir fait que séparer des autres, supposant qu’elles existaient dans le corps mixte avant sa décomposition, mais qui, dans le fait, ont été produites par le feu même ou les autres agents de décomposition. Mais ce ne serait encore là que la moindre partie du travail nécessaire pour découvrir la texture cachée dans un composé quelconque ; texture qui est trop subtile et trop profonde, et que le feu ne peut que changer ou détruire, loin de la rendre plus sensible. Ainsi, cette analyse et cette décomposition des corps, ce n’est point à l’aide du feu qu’il faut la faire, mais à l’aide de la raison et de la véritable induction, par le moyen de certaines expériences auxiliaires, par la comparaison de ces corps avec d’autres, en ramenant enfin leurs propriétés composées aux natures simples et à leurs formes qui sont combinées et entrelacées dans les composés. En un mot, il faut, en quelque manière, quitter Vulcain pour Minerve, pour peu qu’on ait à cœur de rendre sensible, de placer dans une vive lumière la vraie structure ou texture des corps ; texture d’où dépend toute qualité secrète, ou, pour nous servir d’une expression fort usitée, toute propriété spécifique. C’est de cette même source que découle la véritable règle de toute puissante altération ou transformation. Par exemple, il faut, dans chaque corps, déterminer tout, ce qu’il y a, soit d’esprit, soit d’essence tangible ; puis, quant à cet esprit même, s’assurer s’il est en grande ou en petite quantité, dans l’état de dilatation ou de contraction, délié ou épais, s’il tient plus de la nature de l’air ou de celle du feu, s’il est actif ou inerte, faible ou vigoureux, dans l’état progressif ou rétrograde, continu ou entrecoupé, en harmonie ou en conflit avec tout ce qui l’environne, etc. Il faut analyser de même l’essence du corps tangible, qui n’est pas susceptible d’un moindre nombre de différences que l’esprit ; il faut, dis-je, analyser sa texture et l’éplucher, pour ainsi dire, fibre à fibre. Ce n’est pas tout ; la manière dont cet esprit est logé et répandu dans la masse du corps proposé, ses pores, ses conduits, ses cellules, ses ébauches et ses tentatives de corps organique, voilà aussi ce qui doit être le sujet de la même recherche ; mais dans cette recherche même et dans celle de toute texture cachée, la lumière la plus vive, la vraie lumière, c’est celle qui jaillit des axiomes du premier ordre ; c’est celle-là seule qui, dans une analyse aussi fine et aussi difficile, peut dissiper tous les nuages et éclairer toutes les parties du sujet. l. Esprit ici veut dire la partie volatile des corps, que Bacon distingue de leur partie tangible. ED.

VIII Et nous n’irons pas pour cela nous perdre dans les atomes, dont l’existence suppose le vide et une matière immuable (deux hypothèses absolument fausses), mais notre marche ne nous conduira qu’aux particules véritables de la matière et telles que nous les trouvons dans la nature. Il ne faut pas non plus se laisser trop aisément rebuter par les difficultés d’une analyse si délicate et si détaillée, mais au contraire se bien persuader que plus, dans ce genre d’étude, on tourne son attention vers les natures simples, plus aussi tout s’éclaircit et s’aplanit, puisqu’alors on passe du composé au simple, de l’incommensurable au commensurable, des raisons sourdes aux raisons déterminables, des notions vagues et indéfinies aux notions définies et certaines, comme on fait lorsqu’en apprenant à lire on épelle, ou lorsqu’en étudiant un concerto on le décompose en ses tons élémentaires, car l’étude de la nature marche fort bien lorsque la partie physique, en finissant, vient tomber dans les mathématiques. Il ne faut pas non plus avoir peur des grands nombres ni des fractions, dans tout problème qu’on ne peut résoudre qu’à l’aide des nombres, il est aussi aisé de poser ou de concevoir un million qu’une unité, ou un millième qu’un entier.

IX Des deux genres d’axiomes ou de principes que nous avons posés ci-dessus se tire la vraie division des sciences et de la philosophie[2], en attachant à ceux d’entre les termes reçus qui rendent le moins mal notre pensée la signification précise que nous y attachons nous-mêmes en sorte que la recherche des formes qui sont, quant à leur marche et à leur loi, éternelles et immuables, constitue la métaphysique, et la recherche tant des causes matérielles et efficientes que du progrès caché et de la texture secrète (lesquelles choses ont trait au cours ordinaire de la nature, et non à ses lois fondamentales et éternelles) constitue la physique. À ces deux parties théoriques sont subordonnées deux parties pratiques, savoir à la physique la mécanique, et à la métaphysique la magie (en prenant ce nom dans le sens philosophique), parce qu’elle ouvre à l’homme des routes plus spacieuses et l’élève à un plus grand empire sur la nature.

X Ainsi, le but de la véritable science étant désormais bien fixé, il faut passer aux préceptes, et cela sans troubler ni renverser l’ordre naturel.

Or les indications qui doivent nous diriger dans l’interprétation de la nature comprennent en tout deux parties. Le but de la première est de déduire ou extraire de l’expérience les axiomes, et celui de la seconde, de déduire et de faire dériver de ces axiomes de nouvelles expériences.

La première partie se subdivise en trois autres, qu’on peut regarder comme trois espèces de services ; savoir : service pour les sens, service pour la mémoire, enfin service pour l’esprit ou la raison.

En effet, la première chose dont il faut se pourvoir, c’est une histoire naturelle et expérimentale d’un bon choix et assez complète ; ce qui est la vraie base de tout l’édifice, car il ne s’agit nullement ici d’imaginer et de deviner, mais de découvrir, de voir ce que la nature fait ou laisse faire.

Or les matériaux de l’histoire naturelle et expérimentale sont si variés et si épars que l'entendement, excessivement partagé et comme tiraillé en tout sens par cette multitude confuse d’objets, finira par s’y perdre, si on ne l’arrête, pour ainsi dire, pour les faire comparaître devant lui dans l’ordre convenable. Ainsi, il faut dresser des tables ou coordinations d’exemples disposées de telle manière que l’entendement puisse travailler dessus avec facilité.

Mais, ces tables fussent-elles très-bien rédigées, l’entendement abandonné à lui-même et opérant par son seul mouvement naturel n’en est pas moins incompétent et inhabile à la confection des axiomes, si l’on n’a soin de lui donner des directions et de l’appui. Ainsi, en troisième lieu, il faut faire usage de la vraie induction, qui est la clef même de l'interprétation. Nous traiterons d’abord ce dernier sujet ; puis, en suivant l’ordre rétrograde, nous passerons aux autres parties.

XI. La recherche des formes procède ainsi : sur une nature donnée on commence par soumettre à l’intelligence la série de tous les exemples connus qui s’appliquent à cette même nature, quoiqu’elle existe dans des matières dissemblables. Cette collection de faits doit s’exécuter d’une manière historique; et pour cela il ne faut pas mettre trop de précipitation dans l’adoption des faits, et il est besoin de beaucoup de sagacité dans ce premier choix. Supposons qu’il s’agisse d’une recherche sur la forme de la chaleur.

EXEMPLES SE TROUVE LA NATURE DE LA CHALEUR.

1° Les rayons du soleil, surtout l’été et à midi.

2° Les rayons du soleil réfléchis et concentrés ou réunis, comme ils le sont entre les montagnes ou par des murs, mais plus encore par les miroirs brûlants.

3° Les météores ignés.


  1. « C’est-à-dire suivant M. Bouillet (Œuvres de Bacon, II 483) en supposant que les vaines abstractions que l’on décorait du nom de formes fussent la véritable essence des êtres » LD
  2. Voyez pour cette division le De augmentis, lib III, c 4, 5