Nouveaux contes à Ninon/Souvenirs/Chapitre XIV

Souvenirs
Nouveaux contes à Ninon
Chapitre XIV
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XIV


Pauvre Neuilly ! Je me souviendrai longtemps de la lamentable promenade que j’ai faite hier, 25 avril 1871. À neuf heures, dès que l’armistice conclu entre Paris et Versailles a été connu, une foule considérable s’est portée vers la porte Maillot. Cette porte n’existe plus ; les batteries du rond-point de Courbevoie et du mont Valérien en ont fait un tas de décombres. Lorsque j’ai franchi cette ruine, des gardes nationaux étaient occupés à réparer la porte ; peine perdue, car quelques coups de canon suffiront pour emporter les sacs de terre et les pavés qu’ils entassaient.

À partir de la porte Maillot, on marche en pleines ruines. Toutes les maisons avoisinantes sont effondrées. Par les fenêtres brisées, j’aperçois des coins de mobiliers luxueux ; un rideau pend déchiqueté à un balcon, un serin vit encore dans une cage accrochée à la corniche d’une mansarde. Plus on avance, plus les désastres s’amoncellent. L’avenue est semée de débris, labourée par les obus ; on dirait une voie de douleur, le calvaire maudit de la guerre civile.

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Je me suis engagé dans les rues de traverse, espérant échapper à cette horrible grand’route, le long de laquelle, à chaque pas, on rencontre des mares de sang. Hélas ! dans les petites rues qui aboutissent à l’avenue, les ravages sont peut-être plus horribles encore. Là, on s’est battu pied à pied, à l’arme blanche. Les maisons ont été prises et reprises dix fois ; les soldats des deux partis ont creusé les murs pour cheminer à l’intérieur, et ce que les obus ont épargné, ils l’ont renversé à coups de pioche. Ce sont surtout les jardins qui ont souffert. Les pauvres jardins printaniers ! Les murs de clôture ont des brèches béantes, les corbeilles de fleurs sont défoncées, les allées, piétinées, ravagées. Et, sur tout ce printemps souillé de sang, fleurit seule une mer de lilas. Jamais mois d’avril n’a vu une pareille floraison. Les curieux entrent dans les jardins par les brèches ouvertes. Ils emportent sur leurs épaules des brassées de lilas, des bouquets si lourds que des brins s’échappent à chaque pas, et que les rues de Neuilly sont bientôt toutes semées de fleurs, comme pour le passage d’une procession.

Les plaies des maisons, les trous des murs apitoient la foule. Mais il est une plus grande tristesse. C’est le déménagement du malheureux village. Il y a là trois ou quatre mille personnes qui fuient en emportant leurs objets précieux. Je vois des gens qui rentrent dans Paris avec un petit panier de linge et une énorme pendule de zinc doré entre les bras. Toutes les voitures de déménagement ont été réquisitionnées. On va jusqu’à emporter des armoires à glace sur des civières, comme des blessées que le moindre heurt pourrait tuer.

Les habitants ont souffert atrocement. J’ai causé avec un des fugitifs qui est resté quinze jours enfermé dans une cave avec une trentaine d’autres personnes. Ces malheureux mouraient de faim. Un d’entre eux s’étant dévoué pour aller chercher du pain, fut frappé sur le seuil de la cave, et son cadavre, pendant six jours, resta sur les premières marches. N’est-ce pas un véritable cauchemar ? la guerre qui laisse ainsi les cadavres pourrir au milieu des vivants, n’est-elle pas une guerre impie ? Tôt ou tard, la patrie portera la peine de ces crimes.

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Jusqu’à cinq heures, la foule s’est promenée sur le théâtre de la lutte. J’ai vu des petites filles, venues tout doucement des Champs-Élysées, qui jouaient au cerceau parmi les décombres. Et leurs mères, souriantes, causaient entre elles, s’arrêtaient parfois, prises d’une pointe d’horreur charmante. Étrange peuple que ce peuple de Paris qui s’oublie entre des canons chargés, qui pousse la badauderie jusqu’à vouloir regarder si les boulets sont bien dans les gueules de bronze. À la porte Maillot, des gardes nationaux ont dû se fâcher contre des dames qui voulaient absolument toucher à une mitrailleuse pour s’en expliquer le mécanisme.

Lorsque j’ai quitté Neuilly, vers sept heures, pas un coup de canon n’avait encore été tiré. La foule rentrait lentement dans Paris. Aux Champs-Élysées, on aurait pu se croire à quelque retour attardé des courses de Longchamps. Et longtemps encore, jusqu’à la nuit close, on a rencontré, dans les rues de Paris, des promeneurs, des familles entières qui pliaient sous des charges de lilas. Du village sinistre où des frères s’égorgent, de l’avenue maudite, aux maisons effondrées dans le sang, il n’y a, à cette heure, sur nos cheminées, que des grappes fleuries et odorantes.

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Nous venons d’avoir trois jours de soleil. Les boulevards étaient pleins de promeneurs. Ce qui fait mon continuel étonnement, c’est l’aspect animé des squares et des jardins publics. Aux Tuileries, des femmes brodent à l’ombre des marronniers, des enfants jouent, tandis que, là-haut, du côté de l’Arc de Triomphe, les obus éclatent. Ce bruit intolérable d’artillerie ne fait même plus tourner la tête à ce petit peuple joueur. On voit des mères tenant des bébés par chaque main, qui viennent examiner de près les formidables barricades construites sur la place de la Concorde.

Mais le trait le plus caractéristique est la partie de plaisir que, pendant huit jours, les Parisiens sont allés faire à la butte Montmartre. Là, sur la face ouest, dans un terrain vague, tout Paris s’est donné rendez-vous. C’est un magnifique amphithéâtre pour assister de loin à la bataille qui se livre de Neuilly à Asnières. On apportait des chaises, des pliants. Des industriels avaient même établi des bancs ; pour deux sous, on était placé tout comme au parterre d’un théâtre. Les femmes, surtout, venaient en grand nombre. Puis, c’étaient de grands éclats de rire dans cette foule. À chaque obus, dont on apercevait au loin l’explosion, on trépignait d’aise, on trouvait quelque bonne plaisanterie qui courait dans les groupes comme une fusée de gaieté. J’ai même vu des personnes apporter là leur déjeuner, un morceau de charcuterie sur du pain. Pour ne pas quitter la place, elles mangeaient debout, elles envoyaient chercher du vin chez un débitant du voisinage. Il faut des spectacles à ces foules ; quand les théâtres ferment et que la guerre civile ouvre, elles vont voir mourir pour tout de bon, avec la même curiosité goguenarde qu’elles mettent à attendre le cinquième acte d’un mélodrame.

— C’est si loin, disait une charmante jeune femme, blonde et pâle, que ça ne me fait rien du tout de leur voir faire la cabriole. Quand les hommes sont coupés en deux, on dirait qu’on les plie comme des écheveaux.