Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/22

Voyage autour du mont Blanc



XXIIe, XXIIIe ET XXIVe JOURNÉES.


De nos trois dernières journées nous n’en ferons qu’une pour arriver plus vite. D’ailleurs nous voici dans des pays connus que nous parcourons pour la vingtième fois. De Berne à Fribourg le pays est charmant, et l’on a devant soi, pour dessert d’une promenade facile, la jouissance d’entendre les fameuses orgues. Cette perspective suffit pour nous faire hâter le pas.

À Fribourg, comme dans quelques autres cantons, l’usage subsiste encore d’employer les malfaiteurs aux travaux publics, et l’on y rencontre dans les rues, sur les places, ces malheureux qui, sous la garde d’un carabinier, tantôt charrient des déblais, tantôt creusent des égouts. Cette vue est pénible, sinistre, et par cela même d’un salutaire effet. Mais, à ne considérer que ces malfaiteurs eux-mêmes, nous sommes portés à croire qu’en vertu même de ce qu’ils demeurent en contact avec le momie extérieur, et de ce qu’ils continuent à voir chaque jour tout près d’eux des hommes honnêtes, pour qui ils sont un objet d’effroi et plus souvent encore de compassion et d’aumône, ils sont plus préservés des atteintes d’une irrémédiable scélératesse et d’une haine vindicative contre la société, que ceux que nous nous efforçons de convertir et de régénérer en les isolant à cet effet du reste entier de leurs semblables, et en leur imposant avec une inhumaine philanthropie l’insupportable supplice d’un perpétuel silence. Des bons eux-mêmes soumis à ce régime risqueraient de s’y dépraver, que peut-il bien opérer sur des malheureux dépravés déjà ? et est-ce donc parce que la religion seule a droit de pénétrer dans leur cellule pour leur parler d’office, qu’on s’imaginerait qu’elle va les subjuguer d’office aussi ? Les faits commencent à prouver qu’il en va autrement tout comme le bon sens indique qu’une fois devenue visiteuse privilégiée et officielle la religion perd en force persuasive ce qu’elle gagne en factice autorité, et que ce n’est pas mieux sur des séquestrés de cellule que sur des citoyens de bagne qu’elle saurait agir avec efficace, loin de tout exemple vivant d’honnêteté, de bonne conduite ; loin de tout spectacle des hommes, des familles, des autorités ; loin de cette société enfin au nom de qui la loi frappe, et que représentent bien mesquinement un geôlier, un gendarme et un aumônier. Après tout, rien n’est plus imposant pour le criminel que de se revoir en face de cette société qu’il a outragée ; rien plus amer que de reconnaître qu’elle le protégeait et qu’elle le protégerait encore comme le dernier des passants s’il n’avait honteusement attenté à ses droits sacrés ; rien plus propre à retenir en lui quelques sentiments de justice et à y faire germer quelques sentiments bienfaisants, que de s’y voir un objet de pitié plus encore que de mépris, de tristesse plutôt que d’insulte, d’aumône plus que de dureté, si d’ailleurs la religion, demeurée sa fidèle amie, s’attache avec une compatissante charité à faire tourner ces libres impressions, ces regrets spontanés, ces sentiments naturels, à l’amélioration de son cœur et à la sanctification de son âme.

Le lendemain nous quittons Fribourg pour arriver fort tard à Lausanne, d’où le bateau nous transporte le jour suivant à Genève. C’est là, hormis l’appétit d’usage, toute notre histoire de ces deux dernières journées. Mais cette fois, en déposant son bâton de voyageur, celui qui écrit ces lignes se doute tristement qu’il ne sera pas appelé à le reprendre de sitôt, et c’est dans la prévision de cette éventualité qu’il s’est plu à rassembler dans cette relation diverses choses de souvenir ou d’expérience à l’adresse de ceux qui seraient tentés de s’engager sur ses traces dans la carrière des excursions alpestres. Pour voyager avec plaisir, il faut pouvoir tout au moins regarder autour de soi sans précautions gênantes, et affronter sans souffrance le joyeux éclat du soleil. Tel n’est pas son partage pour l’heure. Que si, par un bienfait de Dieu, cette infirmité de vue n’est que passagère, alors belles montagnes, fraîches vallées, bois ombreux, alors, rempli d’enchantement et de gratitude jusqu’aux confins de l’arrière-vieillesse, il ira vous redemander cet annuel tribut de vive et sûre jouissance que depuis tantôt vingt ans vous n’avez pas cessé une seule fois de lui payer !

FIN DU VOYAGE DE 1842.