Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/20

Voyage autour du mont Blanc



VINGTIÈME JOURNÉE.


Ce matin, grande musique dans une chambre voisine : des chants, des vaudevilles, des opéras tout entiers… C’est le petit bonhomme qui, du fond de son lit, dégoise tout son répertoire. L’hôte se hasarde à le faire prier de vouloir bien chanter plus doucement, ou même ne pas chanter du tout, à cause de ceux qui seraient bien aises de dormir. « Qu’ils dorment tant qu’ils voudront, répond-il, et fermez ma porte. — Mais, monsieur !… — Fermez ma porte, un peu vite. » Là-dessus, le petit bonhomme entonne de nouveau, et de fioriture en fioriture il poursuit le cours de ses triomphes. Ce petit bonhomme, du reste, nous venons de l’apprendre, se trouve être un vicomte.

Il pleut toujours. Parmi ce déluge, voici coulé notre projet du Faulhorn, et, en attendant des temps meilleurs, nous allons déjeuner. Comme nous sommes à l’œuvre, entre un grand pekoe, accompagné de sa colossale épouse et de ses deux fortes jumelles. Celui-ci, pur sang, porte sous un bras la boîte à thé, sous l’autre la théière, et après qu’ils se sont placés, l’infusion commence au milieu d’un silence du plus haut John Bull. C’est à cette minute précisément que le petit bonhomme se montre sur le seuil. Il s’en vient en négligé du matin faire son tour de salle, puis, tout en fredonnant entre l’ut et le mi, il crache par terre… Un pourpre sublime monte alors au visage des Anglais, et durant que le grand pekoe pur sang, déjà apoplectique de fureur intime, fait mine de vouloir « boxer tute suite cette petite malpropeer, » bien vite la colossale épouse a jeté une serviette sur l’immonde salive. Et c’est vrai que pour se permettre avec une sorte d’aimable aisance la dégoûtante incongruité de cracher par terre dans une salle à manger, il faut être ou commis voyageur ou peut-être, comme notre héros, vicomte.

Malgré la pluie, vers dix heures la plupart des touristes qui se trouvent à Meyringen s’apprêtent à partir, et nous-mêmes, chargeant nos havresacs sur nos épaules, nous voici tout à l’heure sur la route de Brienz. Audaces fortuna juvat. À peine sommes-nous en route que le beau temps s’avance à notre rencontre, et aussi un fou qui, hagard, indigné, furieux, passe outre, sans d’ailleurs jeter sur nous un regard. Plus loin, c’est un cheval mouillé, autour duquel discourent sans fin des manants attroupés. Le cas en vaut la peine. Ce cheval, en effet, vient de passer sur un pont qui s’est brisé sous lui, et il s’agit d’expliquer comment il a pu tomber dans la rivière sans se faire aucun mal. Enfin le vicomte encore, qui nous dépasse blotti dans le fond d’une calèche amarante, pendant que son héron, placé en face, fixe d’un œil mélancoliquement poissonneux les flots tout voisins de l’Aar. Ces messieurs s’arrêtent à Brienz pour y attendre, ainsi que nous, le bateau à vapeur, et tout en échangeant avec eux quelques propos, nous venons à découvrir que la géographie du petit bonhomme est de nature à lui valoir chaque jour les agréments de la surprise et le charme de l’inattendu. En gros, il tient pour certain qu’il fait sa tournée de Suisse. « Chien de pays, dit-il, les puces y abondent, et pas un cigare passable ! » Mais ceci posé, il place d’ailleurs Genève plus haut que Lausanne, le Saint-Bernard au milieu et Berne tout à côté ; puis, si quelqu’un y trouve à redire, net il l’envoie promener : c’est sa manière. Ah ! le drôle de particulier, ignorant avec aplomb, fat sans vanité, aisé et naturel jusqu’à l’impertinence, content quand même, et vicomte en sus !

L’Écho arrive enfin. C’est le bateau à vapeur du lac de Brienz : quatre bûches, deux hommes d’équipage et deux lieues en trois heures.


Assis à la proue, où il fume avec gravité un énorme brûlot, le vicomte poursuit l’entretien. « Vous êtes un collège, déjà hier je l’ai deviné. Le collège, j’y ai passé huit ans : on n’y apprend rien, mais c’est bon pour occuper les enfants. Votre supérieur ? Oui, je le connais. Il a écrit des livres, n’est-ce pas ? Moi, les livres m’assomment… et les puces me mangent, » ajoute-t-il en se relevant brusquement pour visiter son coude. Pendant ce temps, le héron erre, et du Giesbach nous arrive un petit moutard en sous-pieds, suivi d’une cargaison de ladys pâles, lasses, saturées de beautiful. Pour faire de la place sur le pont, le capitaine ordonne qu’on abaisse la trappe de l’escalier unique qui conduit au salon et ailleurs, et c’est justement à ce moment-là que se présente pour aller ailleurs qu’au salon un particulier blafard, ému, instant, urgent… Vite on l’empoigne, on lui fait franchir le bordage, et, sans contester le moins du monde, lui-même s’aide de son mieux à pénétrer par un sabord dans les appartements intérieurs. Personne n’ose éclater de rire, et les ladys ont passé du pâle à l’écarlate.

Débarqués d’assez bonne heure, nous allons descendre au grand hôtel d’Interlaken. C’est l’heure brillante de l’avenue. De toutes les pensions sortent pour s’y promener des groupes de dandys et de ladys en parure de salon, en coiffure de keepsake, et l’on dirait un raout splendide. À cette vue, le vicomte et son ami, qui apparemment s’étaient attendus à ne rencontrer dans cet endroit que quelques huttes de pêcheurs éparses sur une grève solitaire, à peine sortis de l’hôtel, y rentrent incontinent, pour reparaître tout à l’heure éclatants de toilette. Le vicomte est fleuri, bouffant, avec une énorme épingle sur le thorax. Le héron est poissonneux, flasque, avec une belle chaîne sur le sternum. Il faut que l’art de Grandville repose sur des analogies bien réelles, puisque, même sous ces dehors fashionables, cet Anglais-là paraît certainement moins à sa place au milieu de cette avenue remplie d’Anglais qu’il ne le paraîtrait, marchant à pas comptés, le long de cette grève solitaire qu’il avait rêvée. Après quelques tours d’avenue, tous les deux s’en reviennent souper, puis, se levant de table, ils allument leurs cigares, et c’est ce moment que M. Töpffer choisit pour les faire passer dans son livret.