Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/19

Voyage autour du mont Blanc



DIX-NEUVIÈME JOURNÉE.


Le temps est incertain ce matin, et si, à la vérité, nous regrettons moins de n’avoir pas à visiter le glacier de l’Aar, d’autre part nous commençons à trembler pour le sort d’un autre projet qui est dans notre programme, celui d’ascender le Faulhorn, et de couronner dignement par cette expédition une tournée exclusivement alpestre. Tout en tremblant pourtant nous déjeunons dans une aile de bâtiment en construction, tout à côté d’un bonhomme qui graisse des chaussures et d’un autre qui nettoie des chandeliers. Au départ le papa Zippach se trouve là qui voudrait nous serrer tous dans ses bras, mais nous sommes trop nombreux, et en outre, gros et rebondi qu’il est, le papa Zippach ne peut guère embrasser du pourtour de ses bras plus que l’orbite de sa panse.

Même remarque ici qu’à propos de la vallée de Zermatt : pour les aspects, descendre ne vaut pas monter ; et néanmoins, même alors que l’on descend, combien dans cette contrée tout est richement pittoresque, surtout à mesure qu’on approche du plateau boisé de la Hændeck ! À côté des masses imposantes et des ensembles majestueux, ce sont toutes les richesses du paysage de détail expressives, nuancées, renouvelées sans cesse par les accidents infinis de la contrée, et par le rapide changement du climat, qui là ne laisse vivre que des rhododendrons, quelques plantes fortes, des gazons robustes ; qui, une heure plus loin, permet aux grands arbres d’envahir les rampes, de border le torrent, de cacher l’abîme derrière un rideau de branchages, jusqu’à ce que, plus bas encore, se déploie de toutes parts le luxe magnifique d’une végétation variée, libre et vigoureuse. Car cette vallée de la Hændeck a ceci de particulièrement heureux, qu’arrosée et fertile partout où s’y rencontre du terreau, nulle part, à Guttanen excepté, elle n’offre des espaces cultivables, ou seulement des terrains assez peu accidentés pour que des forêts continues puissent s’y établir sans partage et recouvrir la contrée d’un uniforme manteau d’arbres de même sorte.

À la Hændeck nous faisons une halte pour nous rafraîchir et pour visiter la cascade. Il y a là un Zippach encore qui tient l’hôtel, sculpte, vend et gagne de toutes mains. Pendant que nous sommes occupés à faire auprès de lui nos petites emplettes, entrent divers touristes : un Sand manqué, un pekoe jeûneur, deux Français aussi qui demandent des côtelettes, de la moutarde et presque une julienne ou un vol-au-vent, tant c’est le propre des Finançais, des Français de Paris surtout, de transporter avec eux les habitudes de boulevard et le style de restaurant. Paraissent ensuite le héron et le passereau qui viennent s’abattre sur le seuil, pour s’envoler tout à l’heure vers la cascade, où nous les suivons. Par malheur la pluie commence à tomber dans cet instant, et il n’est rien comme la pluie pour vous débouter des cascades. Dans l’espoir que nous pouvons encore devancer un effroyable escadron de nuées qui accourt des gorges du Grimsel, vite nous allons reprendre nos sacs au chalet et nous fuyons à tire d’aile vers Guttanen.

Mais quand on a pris un parti il faut y être conséquent. Ceux d’entre nous qui, sans s’embarrasser de quelques averses partielles, continuent de fuir, arrivent en effet à Meyringen avant le déluge et secs de leurs personnes. Pour les autres, en voulant parer aux averses partielles, ils donneront aux escadrons de nuées le temps de les atteindre et de les noyer. Tel est, en effet, le sort que se ménage l’arrière-garde en s’arrêtant ici sous la saillie des rochers, là sous l’auvent d’un chalet, plus loin sous le porche d’une école sans écoliers. « Hélas ! nous dit la bonne femme qui est sur le seuil, c’est mon mari qui est le régent, mais voici un an qu’il est pris de la fièvre jaune (la jaunisse). — Et l’école alors ? — Que voulez-vous ? l’école, elle a congé pour c’t’année. » Voilà qui est primitif ! Néanmoins on frémit en songeant que c’est tout au plus si ces petits pâtres d’alentour font des vœux bien sincères pour le déjaunissement si désirable de leur vertueux instituteur.

Plus loin nous croisons des caravanes qui s’efforcent d’atteindre avant l’ouverture du quatrième seau les chalets de la Hændeck, et parmi eux nous avons la surprise de découvrir la variété de touriste la plus rare, la plus extraordinaire, la plus inconcevable, c’est le Français nono ! oui, aussi nono, aussi muet que peut l’être le plus muet, le plus poisson de ces grands cétacés qu’envoie Albion dans nos montagnes. Du reste il y en a là une famille tout entière ; et si nous ne sommes pas sautés sur cette trouvaille pour en prendre possession et la faire empailler, c’est uniquement par un reste de respect pour les convenances sociales, qui n’autorisent guère ces sortes de captures. Nous nous bornons donc à regarder de tous nos yeux ce phénomène inouï d’une dizaine de Français, non pas barbus, touffus, hagards, olympiens (toutes ces espèces-là, même parisiennes, sont muettes), mais Français véritables, comme il faut, chez lesquels rien ne trahit ni prétention, ni hauteur, ni défaut de bienveillance ouverte et d’affabilité courtoise, et qui néanmoins, salués au coin d’un bois par une troupe joyeuse d’écoliers en tournée, passent outre sans saluer, sans accueillir, sans sourire !… L’hypothèse de M. Töpffer, c’est qu’ils ont les yeux derrière la tête, ou encore que ce sont des Français qui ont été changés en nourrice.

Au delà de Guttanen nous sommes rattrapés par les mariés d’Alsace qui fuient une kyrielle allemande de fumeurs de l’université qu’on aperçoit à l’arrière. Le monsieur, plus rouge du tout, est bien mieux qu’hier ; la descente lui va, et la pluie aussi. En revanche, sa jeune épouse, qui ne s’est tirée des étudiants à pipe que pour venir tomber parmi d’autres étudiants sans pipe, est bien moins pâle qu’hier, et à chaque anneau de notre longue chaîne qui se tire de côté pour qu’elle puisse plus vite devancer, les roses de l’émotion colorent son visage. Tout à l’heure les fumeurs nous atteignent à leur tour, et c’est alors un entortillement laborieux, des bouffées ad hominem et silence des deux parts, jusqu’à ce que les deux kyrielles enfin détortillées l’une de l’autre aient repris chacune son indépendance d’entretien et sa liberté d’allure. Voici devant nous le roc perché, derrière la tempête et la nuit, et sur nos têtes le quatrième seau qui s’ouvre.

En pareil cas on s’impermée si l’on peut, on s’arrête si l’on veut, ou encore, et c’est le meilleur parti à prendre, on renonce à toute espèce de lutte et l’on se laisse rincer. En deux minutes tout, hors l’intérieur du havre-sac, est criblé, percé, jusqu’à votre mouchoir de poche, jusqu’au passe-port et aux billets de banque, si vous n’avez pris soin de les imperméer avec soin dans les profondeurs du portefeuille de confiance. Mais aussi, une fois dans cet état, l’agrément, c’est que, n’ayant plus rien à perdre, vous défiez les cataractes du ciel, vous bravez les fouettées de la pluie, et, semblable à ces rocs qui, solidement établis dans le lit d’un torrent, laissent l’onde mugir et les bouillons faire leur vacarme, vous marchez libre et insoucieux au milieu des folles criailleries de la tempête et de l’assaut impuissant des éléments conjurés. Bien plus, n’ayant ni à regarder, ni à vous arrêter, le moment est bon pour songer, pour récapituler, pour projeter, et vous en profitez. Et que deviendrait-on après tout dans la vie, s’il ne s’y rencontrait de ces moments où, n’ayant rien de mieux à faire, l’on arrange son avenir et l’on met à jour son arriéré ?

Au beau milieu de ce déluge, et à moins d’une heure de Meyringen, nous croisons une bande de Hasliens gais, endimanchés, chancelants la plupart. L’un de ces avinés nous agace de propos joyeux, M. Töpffer y répond, et voilà l’entretien commencé. « D’où venez-vous ? — D’enterrer notre cousin. » À cette réponse, nous tombons des nues. C’est que nous autres citadins, accoutumés que nous sommes à ces cérémonies de deuil où s’épandent au milieu d’un grand appareil les douloureuses plaintes d’une sensibilité raffinée et d’un désespoir qui, sans cesser d’être sincère, est pourtant causé en grande partie par la rupture de toute sorte de liens factices, nous nous doutons peu de la tranquillité avec laquelle, dans des conditions plus simples, et dans les campagnes en particulier, l’on voit naître et mourir ses semblables. Après que la cérémonie funèbre y a été accomplie avec décence plus encore qu’avec tristesse, si l’usage veut qu’une collation soit servie, que des bouteilles circulent, hélas ! la gaieté est là bien vite, et ceux qui s’oublient à une noce s’oublient aux mêmes conditions à un enterrement. Voici qu’en se levant de table Pierre chancelle, Jacques festonne, et c’est en devisant gaillardement que l’on regagne le hameau pour y reprendre demain la bêche, ce qui paraît toujours au laboureur bien plus triste encore que de boire un coup. Passez donc, braves gens, et que je n’aille pas me scandaliser de cette philosophique tranquillité avec laquelle vous enterrez vos morts, puisqu’elle est un des allégements bien légitimes de votre condition plus dure que la nôtre. Seulement, à la prochaine, buvez moins, Jacques, et vous, Pierre, si vous ne pleurez pas votre parent, du moins évitez de l’outrager en vous enivrant sur sa tombe.

Des torrents de pluie nous accompagnent jusqu’à Meyringen, où, à peine descendus à l’hôtel du Sauvage, chacun change de vêtements des pieds à la tête, un grand feu s’allume, une sécherie s’organise, et il ne reste plus, outre l’attente d’un bon souper, qu’à jouir d’un bien-être délicieux. Ah ! là où le gîte est bon, et, oui, là encore où le gîte est mauvais, à la condition seulement qu’il s’y trouve un grand foyer clair, vivent les averses de temps en temps, vivent les rincées bien complètes, sans espoir ! vivent le quatrième, le cinquième seau ! Après avoir été éparpillés par la tempête, on se retrouve autour du foyer, on jase, on se réchauffe, on se repose tout à la fois ; et certainement plus d’animation qu’à l’ordinaire, plus de commune et expansive joie circule parmi la troupe. Aussi quand, remontant la pente des années, nous cherchons dans un moment de tristesse à y cueillir un joli souvenir, il se trouve bien souvent que c’est à une horrible rincée que nous nous arrêtons.

Après souper, quelques-uns, selon leur habitude, demeurent dans la salle à manger. Entre d’abord un grand nono qui crie avec colère au sommelier : « Gaaçon, du beurre, du suker, des ufs, tute ! » Après quoi il se tait pour vingt-quatre heures. Entre ensuite cette famille anglaise que nous avons déjà rencontrée à l’hospice du grand Saint-Bernard. Dames et monsieur nous saluent avec affabilité, puis, se mettant à table, le jeune officier se fait déboucher une bouteille de vin de la Côte, porte à ses lèvres la liqueur, et tout aussitôt :

— Il y avè du sel dans cette vine.

— Du sel ! s’écrie le sommelier.

— Ni, il y avè du sel beaucoup.

— Impossible, monsieur.

— Je dise à vos qu’il y avè du sel, entendez-vos !… Et appootez iune auter, tute suite ! tute !

Et un moment après : « Gaaçon ! quel temps il faisé démain ? »

Le sommelier comprend apparemment que cette fois il est placé de manière à prendre sa revanche : « Si le soleil donne, il fera beau, » répond-il ; et l’entretien en reste là.