Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à Gênes/22



VINGT-DEUXIÈME JOURNÉE.


Vers l’aurore, le froid devient si âpre dans nos dortoirs ouverts, que, secouant nos peaux de lapin, nous courons nous réfugier autour de l’âtre où cuit la soupe. Alors la vieille : « Soyez tranquille, mon ami ; » puis, après nous avoir distribué des ustensiles, et sans même déplacer la chaudière, elle se met à servir à chacun sa portion, avec toute la bonne grâce d’une vivandière qui se plaît à bien réconforter des petits tambours transis. De l’énorme bouillie, il n’est laissé goutte, et nous quittons le logis du Pin, sinon repus, du moins convenablement ballonnés.

Le pays redevient pétré. Mais près de Castellane la vallée s’élargit, et quelques semblants de fertilité se font apercevoir ci et là. Castellane est un groupe de masures avec un fumier devant chaque porte : le tout s’appelle une sous-préfecture. Pour la vie, le mouvement et la magnificence, notre Thonon est auprès une Babylone. Avec cela, une population de bonnes gens, industrieux, aisés, et qui ont l’air contents d’être au monde. Pourquoi pas ? Ils ont leurs pierres, leur beau soleil, des moutons à revendre, et, relégués dans ce coin de royaume loin des spectacles et des exemples qui excitent l’envie et qui attisent l’ambition, ils y vivent de leur petite vie de canton, tranquilles, occupés et bien chez eux. On serait heureux à moins.

Nous allons descendre chez M. Lyons, qui tient le premier hôtel de l’endroit, avec enseigne à la muraille et fumier devant le seuil. M. Lyons est absent ; on va le chercher parmi les pierrailles des environs.

Retrouvé enfin, M. Lyons accourt pour déclarer qu’il n’a pas une côtelette à nous offrir, mais qu’il va faire un tour de pays pour ramasser des vivres. Sur ce, M. Lyons repart, et madame Lyons et les demoiselles Lyons, deux fort jolies personnes, coiffées en cheveux, sveltes, propres et basanées. Pendant leur absence, un ami de l’hôtel nous entretient qui se trouve être l’inspecteur des eaux et forêts ! Ohé ! embrouillaz-miz ! Inspecteur des pierres, passe encore, mais des eaux, mais des forêts, dans le pays le plus chauve et le plus desséché de la création !

Au bout d’une demi-heure environ, la famille Lyons reparaît chargée de lièvres, de pigeons, de gibier de toute sorte, et au même instant un homme vient à passer qui offre à vendre du poisson de mer. « Pour le coup, messieurs, s’écrie le père Lyons, vous aurez une soupe au poisson ; un peu de patience, et vous verrez ! » Qu’on juge de l’épanouissement d’espoir, d’attente, de félicité avec lequel nous voyons ces victuailles et nous écoutons ces paroles… Bientôt tout est prêt ; et, servis par les deux jeunes demoiselles, nous absorbons avec un inénarrable plaisir tout ce qui se présente. La soupe au poisson, traitée par le père Lyons, est de toutes les soupes la plus savoureuse et la plus appétissante.

C’est cruel, lecteur, n’est-ce pas, d’insister ainsi devant vous sur le vif agrément de ces banquets sans pareils, où tout s’est rencontré de ce qui rend un régal exquis, brillant, parfait ? C’est de goût médiocre aussi, n’est-ce pas, de vous entretenir si souvent et avec un si visible contentement de ces détails de cuisine et de gastronomie ?… Mais qu’y puis-je faire ? Passer outre sans chanter mon hymne à ces souvenirs si fleuris, et qui comptent, sinon parmi les plus pratiques, du moins parmi les plus joyeux du temps passé, m’est impossible, et j’aime mieux encore faire quelque brèche au bon goût que d’aller manquer de gratitude envers cette bicoque ignorée, envers ces bonnes gens de la famille Lyons, envers cette table proprette et chargée de mets, autour de laquelle, préparés par l’abstinence, secondés par la fortune et comblés par la cordialité, nous fîmes une chère si merveilleuse. Mais il y a plus, je voudrais vous inspirer l’envie de connaître par vous-même la charmante allégresse de ces festins de hasard dont la faim est l’assaisonnement, et que transforment si promptement en une véritable fête, le contraste, la nouveauté, l’imprévu des ressources et aussi la bonne grâce des hôtes. Toutefois n’allez pas, prenant mes tableaux pour des indications, et notre plaisir pour les arrhes du vôtre, chercher à Castellane ce qu’il nous est arrivé d’y rencontrer, car, en ces choses d’accident, on ne peut rien faire renaître ; et qui sait d’ailleurs si, à cette heure, le père Lyons vit encore, ou si, toujours demoiselles et gracieusement accortes, ses deux filles seraient les pourvoyeuses de votre chère et les servantes de votre banquet ? Mais lancez-vous dans le genre de vie qui comporte presque inévitablement ces aubaines fortunées ; allez, marchez devant vous au travers des contrées, au-devant des bonnes gens ; et le contraste, et la nouveauté, et l’imprévu, et la faim surtout changeront, pour vous comme pour nous, en incomparable trésor la trouvaille inespérée de quelques modiques provisions. Puis, quand viendra l’âge de garder le logis, visité alors par ces souvenirs, comme nous encore, vous redirez, non pas sans mélancolie, mais avec un reconnaissant essor du cœur : Que de joies pourtant j’ai goûtées ! et en fait de bons gros plaisirs, à la fois vifs et sains, qui donc pourrait m’en signaler que je n’aie pas cueillis et savourés !

D’ailleurs, lecteur, ces plaisirs, quand même ils ont pour occasion des choses de bouche et de régal, ce serait ne les comprendre pas du tout que d’aller les confondre avec les joies purement matérielles de la gourmandise satisfaite, et, pour ce qui est de nous, s’ils étaient d’estomac, plus ou autant que d’esprit ou de cœur, nous serions porté à en médire bien plutôt qu’à en faire l’éloge ou à en retracer le tableau. Il n’y a, en effet, que de brutaux gourmets qui puissent se plaire à des ressouvenirs de truffes ou de coulis ; et ces hommes-là, quand l’âge vient à leur interdire leur chère d’autrefois, c’est non pas de mélancolie ni de reconnaissants pensers qu’ils sont visités, mais d’ignobles regrets et d’impuissantes envies. Certes, la faim conquise, l’appétit acheté, sont d’autre sorte déjà que le palais chatouillé, que la gourmandise séduite ; mais en outre, l’esprit d’observation, la gaieté, la bienveillance, mis en jeu tous à la fois par l’aspect des incidents, par le bien-être de l’arrivée, par le besoin et le bonheur de se complaire mutuellement, sont les naturels accessoires de ces banquets de taverne. Et c’est bien pourquoi, au rebours de ce que nous disions tout à l’heure, le souvenir en est non pas joyeux seulement, mais poétique aussi, comme l’est tout souvenir de ce qui fut charmant de vivacité, brillant de joie, vivant de belle humeur et d’expansive cordialité.

Au surplus, si les plaisirs de la table, réduits ainsi à n’être vifs que par l’assaisonnement des privations et de la fatigue, et à ne devenir sans pareils qu’à cause de l’allègre disposition des convives, s’ennoblissent réellement et viennent prendre rang parmi les bonnes joies de ce monde, il n’en est pas moins vrai qu’ils ont aussi leur élément gastronomique, leur physiologie, bien humble sans doute, mais riche en règles pratiques et en bienfaisants aphorismes. Cette physiologie, il nous appartiendrait, ce semble, de la faire, à nous qui avons pendant un grand nombre d’années hanté périodiquement les hôtelleries et les tavernes de tant de contrées diverses ; mais pour tenter d’écrire un pareil livre, il faut plus de loisir que nous n’en avons, plus surtout de cette fleur d’esprit et de goût sans laquelle un sujet pareil devient bien vite rassasiant comme un mets sans sel, et plat comme un vin sans bouquet. Bornons-nous donc à formuler ici ce simple aphorisme dont nous avons mille fois éprouvé la justesse. C’est que, pour le voyageur affamé qui sait prendre les gens, deviner les ressources, seconder les apprêts et pourvoir à la propreté, il n’y a pas de taverne écartée, pas de trou perdu, qui ne contienne tous les éléments d’un bon repas et quelque friandise en sus, figue ou raisin, fromage ou amandes, miel ou tartines.

Nous quittons à regret Castellane pour rentrer dans les solitudes pétrées. Les rocs ci et là sont appointis en pains de sucre ou dressés en pans de muraille : on dirait parfois les ruines d’une ville écroulée de la veille. Du reste, le seul passant à qui nous ayons affaire, c’est un vendeur de moutons, sensé, poli, henriquinquiste, et qui cause admirablement bien laines et procès.

Sur le soir, on atteint Barême, gros village, où l’hôte est un ladre sans entrailles qui nous affame en règle. Par avarice, et pour n’avoir point de gages à payer, cet homme est maître et valet, hôte et cuisinier, sommelier et femme de chambre ; en sorte que ce n’est qu’après qu’il a lavé nos assiettes et soupé de nos débris qu’il peut s’occuper de faire nos lits. Enfin vers minuit tout est prêt, et c’est alors à qui se réveillera pour s’en aller dormir.