Nouveaux Principes d’économie politique/Livre IV/Chapitre 7




Double but de la science du gouvernement



Livre IV, chapitre 6

Livre IV, chapitre 7

Livre IV, Chapitre 8




CHAPITRE VII.

De la division du travail et des machines.

L’accumulation des capitaux et la réduction du taux de l’intérêt, déterminent presque toujours le fabricant à employer deux expédiens, qui marchent ordinairement ensemble, la division du travail et les machines. Tous deux tendent à réduire son prix de fabrique, et par conséquent à étendre son débit. La division du travail suppose que l’entreprise est faite sur une beaucoup plus grande échelle ; puisque chaque ouvrier réduit à une seule opération trouve moyen de s’en occuper constamment ; elle exige donc plus de capital circulant : d’autre part la multiplication des machines qui remplacent ou abrégent le travail de l’homme, demande toujours un premier établissement coûteux, une première avance qui ne rentre qu’en détail : elle suppose donc aussi la possession de capitaux oisifs qu’on peut ôter au besoin présent, pour en fonder une sorte de rente perpétuelle.

La division croissante du travail, est, comme nous l`avons déjà vu, la plus grande cause de l’accroissement de ses pouvoirs productifs. Chacun fait mieux ce qu’il fait uniquement ; et lorsque enfin tout son travail est réduit à l’opération la plus simple, il arrive à la faire avec tant d’aisance et de rapidité, que les yeux ne peuvent le suivre, et que l’on comprend à peine comment la main de l’homme peut parvenir à ce degré d’adresse et de promptitude.

Souvent cette division fait reconnaitre que l’ouvrier n’équivalant plus qu’à une machine, une machine peut en effet le remplacer. Plusieurs grandes découvertes dans les mécaniques appliquées aux arts, ont été le résultat d`une semblable observation de l’ouvrier ou de celui qui l’emploie. Mais par cette division, l’homme a perdu en intelligence, en vigueur de corps, en santé, en gaîté, tout ce qu’il a gagné en pouvoir pour produire la richesse.

C’est par la variété de ses opérations que l’âme se développe ; c’est pour en faire des citoyens, qu’une nation veut avoir des hommes, non pour en faire des machines à peu près semblables à celles que le feu ou l’eau font mouvoir. La division du travail a donné du prix à des opérations si simples que des enfans dès le plus bas âge en sont capables ; et des enfans, avant d’avoir développé aucune de leurs facultés, avant d’avoir connu aucune des jouissances de la vie, sont condamnés en effet à faire mouvoir une roue, à tourner un robinet, à dévider une bobine. Plus de galons, plus d’épingles, plus de fils et de tissus de soie et de coton sont le fruit de cette grande division du travail ; mais à quel prix odieux ils ont été achetés, si c’est par le sacrifice moral de tant de milliers d’hommes !

À l’occasion de la division du travail, une partie du capital national a toujours été fixée, non pas dans une machine, mais dans l’ouvrier lui-même qui en fait les opérations. Il lui a fallu un certain apprentissage, un certain emploi de son temps, une certaine consommation de subsistance sans revenus, pour acquérir cette habileté, par laquelle il est supérieur au commun des hommes. L’épinglier, le tisserand, l’ouvrier dans une filature, savent faire quelque chose de plus que le manœuvre ordinaire ; ils ont acquis la connaissance de leur métier par plus de travail et de plus longues privations. On ne remarque point l’emploi et la déperdition du capital qui les a formés, parce qu’il est pris sur leurs petites avances ou sur les petites économies de leurs parens. Cependant ils ont réellement coûté une certaine somme, et leur travail devrait en rapporter la rente à fonds perdu, en sus du salaire commun. Il arrive presque toujours tout le contraire ; on voit le plus souvent le manufacturier travailler à plus bas prix que ne ferait l’ouvrier de terre, ou le manœuvre des maçons ; l’habileté qu’il a acquise n’a servi qu’à compléter la valeur insuffisante de son travail, de manière à la rendre égale au prix de sa subsistance.

C’est un malheur que d’avoir appelé à l’existence un homme qu’on a privé en même temps de toutes les jouissances qui donnent du prix à la vie, que d’avoir donné à la patrie un citoyen qui n’a aucune affection pour elle, et aucun attachement à l’ordre établi ; c’est en même temps une mauvaise spéculation économique, car cet homme ne fait pas naître par son travail un revenu égal à sa dépense, il ne remplace pas le capital qui avait été accumulé pour le former lui-même. Telles sont les funestes conséquences de l’ardeur avec laquelle chaque producteur, cherchant à étendre son débit, fait la guerre en même temps à ses rivaux et à ses ouvriers, et convoite un profit nouveau qui ne peut être pris que sur la vie des hommes.

L’emploi des machines pour remplacer le travail de l’homme, est une opération analogue à l’appel et à la formation de nouveaux ouvriers. De la même manière, la baisse du taux de l’intérêt engage à chercher quel emploi productif on pourra faire d’un capital surabondant. De la même manière, l’augmentation de production qui en résulte est un avantage si elle est excitée par la demande, et si elle ne fait que correspondre à une augmentation de consommation ; mais elle est une cause de souffrance générale, si elle n’est déterminée que par l’accroissement des capitaux et non par celui des revenus, si elle donne seulement à l’inventeur un moyen de faire la guerre à ses confrères, et de leur enlever leurs pratiques.

Au renouvellement des arts et de la civilisation, il se présenta tant d’ouvrage à faire et si peu de bras ; l’oppression avait tellement réduit la classe pauvre ; il restait tant de terres incultes dans les champs, tant de métiers abandonnés dans les villes, et les souverains réclamaient tant de soldats pour la guerre, qu’il semblait qu’on ne pouvait jamais assez épargner la main-d’œuvre, et que tout artisan renvoyé d’un métier, en trouverait toujours dix autres qui s’offriraient à lui. Les circonstances ne sont plus les mêmes aujourd’hui, et le travail ne suffit plus aux travailleurs. Nous en avons déjà indiqué quelques causes, et nous en verrons d’autres encore ; en attendant, personne ne contestera sans doute qu’il n’y a de l’avantage à substituer une machine à un homme, qu’autant que cet homme trouvera de l’ouvrage ailleurs, et qu’il vaut mieux que la population se compose de citoyens que de machines à vapeur, lors même que les étoffes fabriquées par les premiers seraient plus chères que celles des secondes.

Une plus grande division du travail, toujours liée à un plus grand capital circulant, et l’emploi d’un plus grand capital fixe, peuvent présenter un avantage à l’entrepreneur, et faire fleurir sa manufacture, sans qu’on doive encore conclure qu’il en résulte un avantage social. S’il a été déterminé à lui donner cette extension par une demande plus considérable, l’avantage est certain ; car il conservera le même salaire à ses ouvriers, quoiqu’un plus grand capital circulant soit employé à en maintenir un plus grand nombre ; il paiera le même intérêt aux capitalistes, quoique les machines qu’il aura fait construire emploient de nouveaux capitaux ; il réservera pour lui même le même profit proportionnel, quoiqu’il le prélève sur une plus grande somme.

Si le fabricant n’a point été déterminé par une nouvelle demande, mais par l’offre de capitaux surabondans, que les propriétaires consentent à faire travailler à plus bas prix, l’emploi de ces capitaux à construire des machines qui le mettent en état de vendre à meilleur marché, et par conséquent, d’aller chercher plus loin des consommateurs nouveaux pour lui, pourra encore être un avantage national acquis aux dépens de producteurs étrangers. Il fera naître un revenu par des capitaux qui sans lui seraient demeurés oisifs ; il ne diminuera rien sur les salaires de ses compatriotes, quoiqu’il fasse perdre leur salaire à ses compétiteurs étrangers ; et il fera naître pour lui-même un profit mercantile du même capital nouveau qui paiera un intérêt au prêteur.

Mais si le fabricant, sans augmentation de demande, et sans augmentation de capitaux, convertit seulement une partie de son capital circulant en machines, renvoie un nombre de ses ouvriers proportionné à l’ouvrage qu’il fait faire par des agens aveugles, et sans étendre son débit, n’augmente que son profit parce qu’il se procure à meilleur marché ce qu’il vend, la perte sociale est certaine, quelque avantage qu’il y trouve en son particulier.

Ces trois cas différens ne se présentent point au reste d`une manière isolée ; une légère augmentation de demande est souvent suivie d’une production qui la surpasse de beaucoup ; les capitaux consacrés à de nouvelles machines peuvent être en partie nouveaux, en partie retranchés du capital circulant qui payait les salaires ; et le résultat de ces combinaisons diverses se complique assez pour que le fabricant lui-même puisse rarement savoir s’il a provoqué la demande, ou si elle est venue le chercher.

Dans un pays où les denrées sont à vil prix, une manufacture qui emploie beaucoup de main-d’œuvre est convenable, parce qu’elle multiplie les consommateurs de ces denrées. De même, dans un pays où les capitaux sont à vil prix, une manufacture qui fixe beaucoup de capitaux, qui demande de très-grandes avances, peut être convenable, parce qu’elle fera fructifier des capitaux qui ne trouvaient pas d’emploi. Cependant il est plus facile encore de déplacer les capitaux que l’industrie. Les capitaux qui ne trouveront pas d’emploi dans une ville riche, pourront en aller chercher un dans une ville pauvre ; mais les ouvriers qui auront été congédiés pour que leur ouvrage fût fait par une machine, courront risque de mourir de faim.

L’abondance ou des denrées ou des capitaux, est une bonne indication de la direction qu’il convient de donner à la population industrieuse d’un pays. Ce ne sont point en général les mêmes régions qui présentent aux manufactures ces deux avantages. Dans les villes opulentes où les capitaux sont abondans, lors même que les denrées sont à bon marché, la vie est chère, parce que les loyers sont élevés. Si l’on y établit quelque manufacture, ce doit être de celles qui emploient beaucoup de capitaux, beaucoup de science, et peu de bras. En revanche, dans les pays pauvres où les transports sont difficiles, où les denrées ne se vendent pas, ou l’agriculture languit faute de consommateurs, si l’on établit quelque manufacture, ce doit être de celles qui emploient beaucoup de bras, et peu de capitaux, peu de pouvoirs scientifiques. Ainsi la manufacture d’horlogerie et de bijouterie convient éminemment à Genève ; plus elle se perfectionne, plus elle demande et de fonds et de talent, plus elle est propre à une ville opulente et où la vie est chère ; plus, d’autre part, cette même ville doit renoncer à la manufacture de dentelles, à celles de toilerie et de lainage, où la main-d’œuvre commune entre dans le prix pour une plus grande part que les profits des capitaux.