Nouveau Printemps
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 1296-1306).


NOUVEAU PRINTEMPS




Neuer Frühling (Nouveau Printemps), c’est le titre d’un ensemble de Lieder qui doit tenir une place à part dans les poésies de l’auteur d’Atta-Troll. Les traducteurs, les amis de M. Henri Heine craignaient de toucher à ces fleurs délicates. Comment transformer, sans les flétrir, ces tissus d’une trame si légère ? Comment faire passer dans notre prose ces bizarres poèmes qui doivent surtout leur charme à un merveilleux mélange de la simplicité la plus naïve et de la science consommée du rhythme ? C’est la tradition du Lied des Minnesinger et du Lied populaire qui revit dans ces vers de M. Heine, unie à des pensées toutes modernes. Ce charme d’une simplicité exquise, ces inspirations empruntées à des âges différens et ramenées sans effort à l’unité, en un mot toutes ces élégances de la pensée et du style laisseront-elles quelque trace dans le travail de l’interprète ? Nous n’aurions osé confier à une traduction ces fragiles trésors de rhythme et de langage, si M. Heine, avec un sentiment très vif des finesses de notre idiome, n’avait composé lui-même une version qu’il a bien voulu combiner avec la nôtre. Ce n’est pas seulement une traduction : en reproduisant son œuvre sous une forme nouvelle, l’auteur l’a souvent refaite et corrigée, et l’Allemagne y trouvera des traits inattendus.

Quel est le sujet de ce petit poème, légèrement esquissé dans une série de Lieder ? Un sujet bien simple, mais bien riche : le réveil de l’amour dans une âme qui se croyait vouée à la négation et à une perpétuelle ironie. Voyez-y, si vous le voulez, un symbole de M. Henri Heine lui-même et comme la poétique image des transformations que peut encore traverser son esprit. À les prendre au sens propre, ces gracieux vers nous peignent surtout le cœur régénéré de l’amant. Le poète allait partir pour la grande bataille de la liberté, mais soudain un amour jeune et frais le ramène aux printanières forêts du romantisme, comme ce chevalier de l’ancien temps que des génies lutins enchaînent avec des fleurs. Oui, ce ne sont que fleurs sous ses pas ; il aime encore, lui qui se croyait guéri de l’illusion par tant de douleurs amères, il aime, et l’amour qui remplit son cœur semble donner la vie à toutes les merveilles du printemps. Nouveau printemps du cœur, nouveau printemps de l’année, ces harmonies se combinent ensemble avec une singulière poésie. La prairie est verte et parfumée, le tilleul exhale ses suaves odeurs, le rossignol amoureux de la rose entonne sa longue chanson, où l’oreille du poète a surpris maints sanglots ; tout l’orchestre de la forêt exécute la partition des matinées printanières, et l’on aperçoit derrière les châtaigniers sombres la blanche villa où repose la bien-aimée. Si le frais tableau se décolore vers la fin, si les brûlantes ardeurs de l’été et les brouillards de l’automne effacent les nuances délicates du pastel, l’ironie du moins n’apparaît que sous une forme discrète ; c’est une plainte surtout, une plainte amère et douce. Mais à quoi bon tant de commentaires ? Si notre traduction, aidée du travail de M. Henri Heine, rend fidèlement le modèle, ce groupe de Lieder doit prendre l’essor comme une volée d’oiseaux et produire un accord musical qui se prolonge de lui-même dans l’esprit du lecteur.




Dans les galeries de tableaux du temps de la Pompadour, on voit souvent l’image d’un chevalier qui se dispose à partir pour le combat, armé de pied en cap, la lance à la main, le bouclier au bras.

Or de petits amours lutins le provoquent, lui dérobent son bouclier et sa lance, et l’enlacent avec des chaînes de fleurs, malgré sa résistance et ses murmures.

Ainsi en de charmantes entraves je me débats, avec un mélange de joie et de peine, tandis que d’autres sont obligés de se battre dans la grande bataille de la liberté.


I.

Assis sous un arbre blanc de givre, tu entends au loin le vent siffler ; tu vois là-haut les nuages muets s’envelopper d’un voile de brouillards.

Tu vois comme la forêt et la prairie sont mortes, comme elles sont rasées et chauves. L’hiver est autour de toi, en toi aussi est l’hiver, et ton cœur est glacé.

Tout à coup tombent sur toi de blancs flocons, et déjà tu te figures avec dépit que l’arbre a secoué sur ton front sa poussière de neige.

Mais ce n’est point de la poussière de neige, tu t’en aperçois bientôt avec un joyeux saisissement : ce sont les fleurs embaumées du printemps qui t’enveloppent et te lutinent.

Enchantement aux doux frissons ! l’hiver se transforme en mois de mai, la neige se change en fleurs printanières, et ton cœur aime de nouveau.

II.

Dans la forêt, tout bourgeonne, tout verdit, comme oppressé d’une émotion de joie virginale. Le soleil dit en souriant du haut des cieux : Jeune printemps, sois le bien-venu !

rossignol ! toi aussi, déjà je t’entends filer de longs accens aux sanglots délicieusement tristes, et toute ta chanson n’est qu’amour.

III.

Les beaux yeux de la nuit printanière, comme ils laissent tomber des regards consolateurs ! Si l’amour t’a bien abattu, l’amour va te relever.

Sur le vert tilleul se pose et chante le doux rossignol. À mesure que son chant pénètre dans mon âme, je sens toute mon âme qui se dilate.

IV.

J’aime une fleur, mais je ne sais pas laquelle ; c’est de là que vient ma peine. Je regarde dans tous les calices, et j’y cherche un cœur.

Les fleurs exhalent leurs parfums dans le crépuscule du soir, le rossignol chante ; je cherche un cœur aussi beau que le mien, aussi tendrement ému.

Le rossignol fait éclater son chant, et je comprends la douce mélodie. Tous les deux, nous sommes si oppressés et si inquiets, ah ! si inquiets et si oppressés tous les deux !

V.

Mai est venu, les plantes et les arbres fleurissent, et dans les bleus espaces du ciel on voit passer les nuages roses.

Les rossignols chantent du haut de la feuillée, les blancs agneaux bondissent au milieu des vertes et tendres tiges de trèfle.

Moi, je ne puis ni chanter ni bondir ; je suis couché malade dans l’herbe. J’écoute une sonnerie de clochettes lointaines, et je rêve… je ne sais à quoi.

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Doucement, au fond de mon cœur, j’entends les tintemens d’une mélodie gracieuse. Résonne, petite chanson printanière, résonne et envole-toi dans l’espace.

Envole-toi dans l’espace, va jusqu’à la demeure où les plus belles fleurs s’épanouissent. Si tu aperçois une rose, dis-lui que je lui envoie mes plus empressés complimens.

VII.

Le papillon est amoureux de la rose, il voltige mille fois autour d’elle ; lui-même, un rayon de soleil le caresse amoureusement de sa lumière d’or.

Mais la rose, qui aime-t-elle ? Je voudrais bien le savoir. Est-ce le rossignol qui chante ? est-ce l’astre silencieux du soir ?

Je ne sais pas de qui la rose est amoureuse, mais moi je vous aime tous, rose, papillon, rayon de soleil, étoile du soir et rossignol !

VIII.

Tous les arbres retentissent, tous les nids chantent ; quel est le maître de chapelle du vert orchestre des bois ?

Est-ce le vanneau au gris plumage qui sur sa branche cligne les yeux d’un air important ? est-ce le pédant qui se balance avec satisfaction en glapissant son éternel coucou ?

Est-ce la cigogne, ce grave animal, qui fait cliqueter sa longue patte, comme si elle dirigeait toute la bande des musiciens ?

Non, c’est dans mon cœur qu’il siège, le maître de chapelle de la forêt ; je sens comme il y bat la mesure, et je crois qu’il s’appelle Amour.

IX.

« Au commencement était le rossignol, et il chanta le verbe : Tsukut ! tsukut ! Et pendant qu’il chantait, partout s’épanouissaient et le gazon, et la violette, et la marguerite.

« Il se donna un coup de bec dans la poitrine, le sang rouge coula, et du sang sortit un beau rosier : c’est à ce rosier qu’il chante son amour.

« Nous autres, oiseaux de cette forêt, le sang qui jaillit de la blessure du chantre de la rose nous a tous rachetés et réconciliés ; mais lorsqu’un jour le rossignol rédempteur cessera de chanter son amour à la rose, c’en sera fait de nous et de la forêt entière. »

Ainsi parle à son moinilleau le vieux moineau niché sur un chêne. La femelle du moineau jette çà et là ses pieu pieu à travers le récit ; elle est là, bien installée à la place d’honneur.

C’est une bonne femme, une parfaite ménagère ; elle couve bravement ses œufs et ne boude jamais. Le vieux, pour utiliser ses loisirs, distribue l’instruction religieuse aux enfans.

X.

La chaude nuit de printemps a fait épanouir toutes les fleurs, et si mon cœur n’y prend garde, il va redevenir amoureux.

Mais laquelle de toutes ces fleurs méprendra dans ses filets ? Les rossignols en leurs chansons me conseillent de me défier des violettes, si timides, si modestes.

XI.

Le mal presse, les cloches sonnent ; hélas ! j’ai perdu la tête. Le printemps et deux beaux yeux ont conspiré de nouveau contre mon cœur.

Le printemps et deux beaux yeux entraînent mon cœur dans une nouvelle folie. Je crois que les roses et les rossignols sont profondément impliqués dans cette conspiration.

XII.

Ah ! je voudrais pleurer, pleurer des larmes d’amour, des larmes pleines d’amertume et de délices, et je crains qu’à la fin mon désir ne soit exaucé.

Ah ! la douce misère de l’amour, et la volupté amère de l’amour, je les sens qui se glissent, ô torture joyeuse ! dans mon âme à peine guérie.

XIII.

Les yeux bleus du printemps regardent du milieu de l’herbe : ce sont les chères violettes que j’ai cueillies pour en faire un bouquet.

Je les cueille, et je pense, et toutes les pensées qui soupirent dans le fond de mon cœur, le rossignol les chante tout haut.

Oui, ce que je pense, il le dit dans ses chants et avec des notes sonores qui retentissent au loin. Mon tendre secret, la forêt tout entière le sait déjà.

XIV.

Quand tu passes auprès de moi, quand ta robe m’effleure seulement, mon cœur bondit de joie et se précipite sur tes belles traces.

Alors tu te retournes, tu me regardes avec de grands yeux, et mon cœur est si effrayé, qu’il peut à peine te suivre.

XV.

La svelte fleur des eaux se balance rêveuse au milieu du lac ; l’astre des nuits la salue tout tremblant de langueur et de désir.

Confuse, elle incline sa tête vers les ondes ; soudain elle y voit à ses pieds son pauvre amoureux à la face blême.

XVI.

Si tu as de bons yeux, et que tu regardes dans mes chansons, tu y verras une jeune belle qui s’y promène de çà, de là.

Si tu as l’oreille fine, tu peux même entendre sa voix, et ses soupirs, son rire, son chant, affoleront ton pauvre cœur.

Avec les lueurs de son regard, avec le timbre de sa voix, elle te troublera comme moi-même, et, rêveur amoureux, tu t’en iras errant par la forêt printanière.

XVII.

Qui te fait errer ainsi dans les nuits de printemps ? Tu as rendu les fleurs folles. Les marguerites sont effarées, les roses sont rouges de honte, les lis sont pâles comme la mort ; elles se lamentent, elles sont toutes troublées, toutes confuses.

— O chère lune, quelle bégueule engeance que ces fleurs ! elles ont raison, j’ai commis une faute grave ; mais pouvais-je savoir qu’elles étaient là aux écoutes, lorsqu’enivré d’un amour brûlant, je causais avec les étoiles ?

XVIII.

Avec tes yeux bleus tu me regardes doucement, et moi je deviens si rêveur que je ne puis parler.

C’est à tes yeux bleus que je pense toujours ; un océan de pensées bleues inonde mon cœur.

XIX.

Encore une fois sous le joug est mon cœur récalcitrant, et toute sa vieille rancune s’est évanouie ; encore une fois, avec la brise de mai, de tendres sentimens se sont glissés dans mon cœur.

Soir et matin, je me promène encore par les allées les plus fréquentées, et sous chaque chapeau de paille je cherche à apercevoir ma belle bien-aimée.

Encore une fois au bord des vertes ondes, encore une fois sur le pont, je m’arrête….. Ah ! peut-être que sa voiture passera ici, et les regards bien-aimés rencontreront les miens.

Encore une fois, dans le murmure de la cascade, j’entends des avis salutaires, et mon cœur comprend ce que disent les blanches ondes.

Encore une fois, dans des sentiers qui s’entrelacent, je me suis perdu en rêvant, et les oiseaux dans les buissons se moquent du fol amoureux.

XX.

La rose embaume, — mais si elle sent les parfums qu’elle exhale, si le rossignol lui-même éprouve ce qui agite notre âme aux doux sanglots de son chant.

Je ne le sais pas. Mais la vérité nous attriste souvent, et lors même que la rose et le rossignol exprimeraient des sentimens qu’ils n’éprouvent point, un tel mensonge serait profitable, comme dans bien des cas.

XXI.

C’est parce que je t’aime que je suis forcé de te fuir, d’éviter ton visage… Ne te fâche pas ! Ton visage si beau, si serein, comment s’accorderait-il avec ma triste figure ?

C’est parce que je t’aime que ma figure est si pâle, si misérablement amaigrie… Tu finirais par me trouver laid ; je veux t’éviter… Ne t’irrite pas !

XXII.

Je vais errant au milieu des fleurs, et moi-même je m’épanouis avec elles ; je vais errant comme dans un rêve, et je chancelle à chaque pas.

Oh ! soutiens-moi, ma bien-aimée ! sans cela, l’ivresse d’amour va me précipiter à tes pieds, et le jardin est plein de monde.

XXIII.

Comme au sein des vagues impétueuses tremble l’image de la lune, tandis qu’elle-même chemine, d’un pas sûr et calme, en haut de la voûte céleste,

Ainsi toi, ma bien-aimée, tu poursuis ton chemin, calme et sereine, et c’est bien ton image seule qui tremble au fond de mon cœur, parce que mon cœur est ébranlé.

XXIV.

Nos cœurs ont conclu la sainte-alliance ; pressés l’un contre l’autre, ils se comprenaient bien.

Seulement, hélas ! la jeune rose qui ornait ta poitrine, cette pauvre alliée, a été presque écrasée par notre entente cordiale.

XXV.

Dis-moi, qui a inventé les horloges, la division du temps, les minutes et les heures ? C’était un homme triste et froid. Il était assis pendant une nuit d’hiver, il réfléchissait, il comptait le trottement familier des souris et le bruit monotone du ver qui ronge le bois en mesure.

Dis-moi, qui a inventé les baisers ? C’était une bouche tout enflammée de bonheur. Elle jetait ses baisers sans penser à autre chose. C’était dans le beau mois de mai ; les fleurs sortaient de la terre, le soleil souriait, les oiseaux chantaient.

XXVI.

Comme les œillets embaument ! comme les étoiles, essaim d’abeilles d’or, reluisent et scintillent à travers un ciel de couleur violette !

Dans l’ombre des châtaigniers brille la villa toute blanche et séduisante ; j’entends le bruit de la porte vitrée, j’entends le murmure de la plus douce voix.

Frémissemens pleins de volupté ! charmantes émotions ! embrassemens tendres et timides ! Et les jeunes roses sont aux écoutes, et les rossignols chantent.

XXVII.

N’ai-je pas autrefois rêvé du même bonheur ? n’étaient-ce pas les mêmes arbres, les mêmes fleurs, les mêmes baisers, les mêmes regards ?

La lune ne brillait-elle pas de la même manière à travers les feuilles du berceau qui abritait notre amour ? Des dieux de marbre ne faisaient-ils pas au seuil, comme aujourd’hui, une garde silencieuse ?

Hélas ! je sais comme ils changent, ces beaux rêves trop charmans, et comme les fleurs se fanent, et comme les arbres s’enveloppent d’un froid vêtement de neige.

Je sais comment nous en viendrons à nous refroidir nous-mêmes, et à nous fuir, et à nous oublier, nous qui aujourd’hui nous aimons si tendrement, nous qui nous serrons si tendrement cœur contre cœur.

XXVIII.

Les baisers dérobés dans l’ombre et dans l’ombre rendus, ah ! ces baisers si doux, comme ils enivrent de bonheur l’âme qui aime !

Bercée de doux souvenirs et de pressentimens plus doux encore, notre âme pense alors à maintes choses des jours passés, à maintes choses aussi des jours à venir.

Mais trop penser est fastidieux quand on s’embrasse ; pleure plutôt, chère âme, et soulage-toi par des larmes.

XXIX.

Il y avait un vieux roi ; son cœur était fatigué, sa tête était grise. Le vieux roi prit une jeune femme.

Il y avait un beau page ; sa tête était blonde, son esprit léger. De la robe de soie de la jeune reine le beau page portait la queue.

La vieille chanson, la connais-tu ? Elle résonne si doucement, si tristement elle résonne ! Ils durent mourir tous deux, ils s’aimaient trop.

XXX.

Dans mon cœur refleurissent les images depuis longtemps éteintes….. Qu’est-ce qu’il y a dans ta voix qui fait tressaillir mon âme ?

Ne dis pas que tu m’aimes ! Je sais que tout ce qu’il y a de plus beau sur la terre, le printemps et l’amour, doit misérablement périr.

Ne dis pas que tu m’aimes ! embrasse-moi seulement et tais-toi ; tais-toi et souris, si je te montre demain ce bouquet de roses fanées et flétries.

XXXI.

Enivrées du clair de lune, les fleurs du tilleul épanchent leurs parfums, et les bois et les airs retentissent des chants du rossignol.

« Il est doux, ô bien-aimé, de s’asseoir sous ce tilleul, quand les rayons d’or de la lune brillent à travers son feuillage protecteur.

« Regarde cette feuille, tu verras qu’elle a la forme d’un cœur ; c’est pour cela qu’entre tous les arbres les amoureux choisissent de préférence le tilleul et aiment à deviser sous son ombre.

« Mais tu souris, comme perdu en des songes lointains. Parle, ô mon bien-aimé, quels sont les désirs qui germent dans ton cœur ?

« — Ah volontiers, ma mignonne, je t’en ferai l’aveu. Je voudrais qu’une froide bise, venant du nord, soudain nous envoyât une blanche tombée de neige,

« Et que nous, des traîneaux peints de couleurs bariolées, au bruit des grelots sonores, aux claquemens des fouets, nous emportassent, bien enveloppés de fourrures, à travers les plaines et les rivières gelées ! »

XXXII.

Dans la forêt, au clair de lune, la nuit dernière, je vis passer les elfes. J’entendais retentir leurs cors, j’entendais sonner leurs clochettes.

Ils chevauchaient sur de petits coursiers blancs qui portaient des ramures d’or, et ils fendaient les airs aussi rapidement qu’une troupe effarouchée de cygnes sauvages.

La reine, en passant au galop, me fit un signe de tête et me lança un sourire. Souriait-elle de me voir encore une fois amoureux ? ou bien son sourire était-il un présage de mort ?

XXXIII.

Le matin je t’envoie les violettes que j’ai trouvées dès l’aube dans la forêt, et le soir je t’apporte les roses que j’ai cueillies à l’heure du crépuscule.

Sais-tu ce que pourraient te dire ces belles fleurs dans leur langage symbolique ? Sois-moi fidèle dès le matin, et aime-moi pendant toutes les nuits.

XXXIV.

La lettre que tu m’as écrite ne m’inquiète pas du tout. Tu ne veux plus m’aimer, mais ta lettre est bien longue.

Douze pages d’une écriture serrée et charmante ! un petit manuscrit ! On n’écrit pas avec tant de soin pour donner congé.

XXXV

Ne crains pas que je trahisse mon amour devant le monde, lorsque mes lèvres, au sujet de ta beauté, débordent en métaphores.

Sous une forêt de fleurs, il est profondément et soigneusement caché, ce secret brûlant, ce feu profond et discret.

Si parfois des étincelles suspectes jaillissent du milieu des roses, — ne crains rien ! le monde de nos jours ne croit pas aux flammes véritables, et il prendra tout cela pour de la poésie.

XXXVI

Les bruits dont le printemps remplit le jour, il en remplit aussi mes nuits ; ses échos et ses reflets se glissent jusque dans mes songes.

Seulement, comme en un pays de fées, les oiseaux alors chantent des mélodies plus gracieuses, les airs sont plus suaves, le parfum des violettes monte plus ardent, plus voluptueux.

Les roses aussi brillent d’un éclat plus vif ; elles portent des gloires d’or, comme les petites têtes d’anges dans les tableaux d’église.

Moi-même il me semble alors que je suis un rossignol et que je chante mon amour à ces roses entourées d’auréoles. Je chante en rêvant de merveilleuses mélodies.

Et tout cela dure jusqu’au moment où je suis réveillé par les rayons de soleil ou par le tapage charmant de ces autres rossignols qui bourdonnent en face de ma fenêtre.

XXXVII.

À la voûte du ciel, les étoiles avec leurs petits pieds d’or cheminent tout doucement, tout doucement ; elles craignent d’éveiller la terre, qui dort tranquille au sein de la nuit.

Les forêts silencieuses sont là qui écoutent : chaque feuille est une oreille verte ! et la montagne, en rêvant, étend son long bras d’ombre.

Mais qui appelle ? L’écho de ces accens a retenti dans mon cœur. Était-ce la voix de ma bien-aimée ? ou était-ce seulement le rossignol ?

XXXVIII.

Le printemps est sérieux, ses rêves sont tristes, chaque fleur semble pénétrée de douleur ; il y a une mélancolie secrète dans le chant du rossignol.

Oh ! ne souris pas, chère belle, ne souris pas si gaiement, si joyeusement ! Oh ! pleure plutôt ; je voudrais avec un baiser essuyer une larme sur ta joue.

XXXIX.

Déjà je dois m’arracher du cœur que j’aime si tendrement, déjà je dois m’en arracher. Si tu savais combien il m’en coûte de partir !

La voiture roule sur le pont qui craque, le fleuve sous le pont coule morne et triste. Encore une fois, je dis adieu à mon bonheur, je dis adieu au cœur que j’aime tendrement.

Les étoiles filent au ciel comme si elles fuyaient devant ma douleur. Adieu, à bien-aimée ! dans les pays lointains, partout où je serai, ton image sera dans mon âme.

XL.

Les charmans désirs fleurissent et puis se fanent ; ils fleurissent encore et se fanent encore ; les choses vont ainsi jusqu’à la tombe.

Je sais cela, c’est ce qui me gâte tout amour et toute joie. Mon cœur est si intelligent, mon cœur a tant d’esprit, qu’il en est tout saignant dans ma poitrine.

XLI.

L’aspect du ciel est comme un visage de vieillard, avec un seul œil rouge et une chevelure flottante de gris nuages.

Abaisse-t-il son regard borgne vers la terre, fleurs et feuilles se flétrissent, et l’amour aussi et les chants doivent se flétrir au fond du cœur de l’homme.


XLII.

Ennuyé, morose, le cœur refroidi, je parcours le monde également froid et chagrin. L’automne touche à son terme. Un brouillard enveloppe comme d’un linceul humide les paysages à demi morts.

Les vents sifflent, fouettant de côté et d’autre les feuilles rouges et jaunes qui tombent des arbres. La forêt gémit, la bruyère est couverte d’une vapeur fumante. Voici le pire à présent : il pleut.

XLIII.

Les brouillards de la fin de l’automne, comme des songes glacés, s’abattent sur la vallée et sur la plaine. L’orage effeuille les arbres, ils sont nus et chauves comme des spectres.

Il n’y en a qu’un seul, un seul arbre silencieux et triste, qui reste là, couvert de son feuillage ; humide de larmes de douleur, il secoue parfois sa tête verdoyante.

Ah ! mon cœur ressemble à ce paysage désert, et cet arbre que je vois là aussi vert qu’aux jours d’été, c’est votre image, madame, l’image de votre inaltérable beauté.

XLIV.

Un ciel gris et vulgaire ! La ville aussi est toujours la même, toujours se mirant dans l’Elbe, aussi gauche et aussi maussade.

De longs nez qu’on mouche aussi bruyamment et aussi ennuyeusement qu’autrefois ! Et cela s’incline avec une dévotion hypocrite, ou cela se gonfle avec outrecuidance !

O contrées du midi ! combien j’adore votre beau ciel et vos belles divinités, depuis que j’ai revu ces hommes affreux et cet affreux climat !


HENRI HEINE.