Nous tous/L’Été de Paris

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Nous tousG. Charpentier et Cie, éd. (p. 263-269).
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XCIV

L’ÉTÉ DE PARIS


Nous dont il a pris les âmes,
Adorons encor, l’été,
Paris plein d’ombre et de flammes,
Jouvence et charmant Léthé !

Ah ! dans cette heureuse ville,
Quand les gêneurs sont partis
Formant une longue file,
On trouve de bons partis.

Alors, dans les parcs superbes,
Un tas de fleurs ardemment
Jaillissent parmi les herbes,
Comme un éblouissement.


C’est comme une immense orgie
Où brillent sous le ciel pur
La pourpre de feu rougie,
L’or, l’écarlate et l’azur ;

Et notre Éden est moins triste
Que la grève d’Étretat,
Car Paris est le fleuriste
Qui sait le mieux notre état.

Avec ses beaux équipages
Et ses reines, dont les cieux
Admirent les fiers tapages,
Le Bois est délicieux.

Zéphyr ! c’est là que tu bouges,
Et qu’en tes abris nouveaux
On voit des rosettes rouges
Aux oreilles des chevaux.

Et le soir, quand se déploie
Le peuple doux et bavard
Sous le gaz fou, quelle joie
D’être sur le boulevard !


Tandis que, sous des rubriques,
Les absents mangent, par ton,
Des tourne-dos chimériques
Et des truites de carton ;

Tandis qu’en la chaude steppe
Ils s’égarent, sans appui,
Dans quelque vulgaire Dieppe
Ou quelque sinistre Puy ;

Sans que jamais on nous triche,
Avec un bon compagnon
Nous dînons au café Riche,
Ou bien à l’air, chez Bignon ;

Puis, tandis que dans les gares
Ils suivent un flot confus,
Nous fumons de bons cigares
Sous les grands arbres touffus.

Tous ces gens qui sur l’asphalte
Passent, et dont l’œil sourit,
Ont le bonheur qui s’exalte
Sous le souffle de l’esprit.


Pratiques, exempts de poses,
Ayant maint tour dans leur sac,
Ils savent le prix des choses
Et la langue de Balzac.

Sur ce bitume où vous n’êtes
Plus, ô voyageurs marris,
De belles dames honnêtes
Passent avec leurs maris ;

Et sous nos yeux bénévoles,
Qui les suivent à loisir,
D’autres aussi, plus frivoles,
Que l’on voit avec plaisir.

Emma, dont la voix est douce
Comme un soupir de hautbois,
Avec sa cousine rousse
Marche, un éventail aux doigts.

Claire, que la haute gomme
Chante, suit son hospodar,
En robe écarlate comme
La vareuse de Nadar.


Rosette, qui n’est pas sage,
(On l’a célé vainement,)
Erre devant le passage
Où loge L’Évènement.

Lucile, que chacun aime,
Et qui boude à tort Tony,
Prend avec lui tout de même
Des glaces chez Tortoni.

Et Jeanne, qui hait la prose,
Met, — effet qui nous est cher ! —
Sur sa chair couleur de rose
Des roses couleur de chair.

Cependant, sur les falaises,
Nos fuyards murmurent : Miss !
À l’oreille des Anglaises
Bien plus sveltes qu’Artémis,

Et souffletés par les vagues,
Ils promènent leurs vestons
Sur des Himalayas vagues.
Ne les suivons pas. Restons !


Car, amis, sur leurs grimaces
Pour que vous vous réglassiez,
Il vous faudrait voir des masses
De torrents et de glaciers,

Et, moins gais que Cléopâtre
Se livrant à ses aspics,
Sous la conduite d’un pâtre
Escalader d’affreux pics !

Ah ! parmi les machinistes
De l’avalanche et du vent,
Que les excursionnistes
Aillent toujours en avant !

Que l’oracle d’Épidaure,
Transis, mouillés jusqu’aux os,
Les mène au chaste mont Dore
Boire de cruelles eaux !

Qu’ils aillent aux bords farouches
Que mord l’Océan amer,
Pour ressembler à des mouches
Au bord de la vaste mer !


Qu’ils s’égarent sous les brumes
Et dans les sombres halliers,
En laissant toutes leurs plumes
Aux griffes des hôteliers !

Mais nous, âmes casanières,
Restons, gagnons nos paris,
Puisque nous trouvons Asnières
Encor trop loin de Paris !


12 août 1883.