Nous tous/Festin

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Nous tousG. Charpentier et Cie, éd. (p. 206-208).
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LXXV

FESTIN

en rimes kyrielles


Joseph, qui fuit tout joug servile,
Au soir marche et parcourt la ville
Et va toujours, sans savoir où.
Joseph mange son pain d’un sou.

Gaz, nuit, rumeurs, silence, foule,
Ce panorama se déroule,
Infini comme un rêve indou.
Joseph mange son pain d’un sou.

Chez le marchand de comestibles
Brillent des trésors descriptibles,
Raisins, homards, vins de Corfou.
Joseph mange son pain d’un sou.


Près du cabaret à la mode
Glissent, comme des strophes d’ode,
Trois femmes dont on serait fou.
Joseph mange son pain d’un sou.

D’autres sortent par ribambelles :
Quelques-unes, blanches et belles,
Une autre, laide comme un pou.
Joseph mange son pain d’un sou.

Plus loin, dans la nuit pâle et brune
Qu’argente un vague clair de lune,
Sur les toits miaule un matou.
Joseph mange son pain d’un sou.

Une fillette aux cheveux d’Ève
Sur la pointe des pieds se lève
Pour baiser son amant, filou.
Joseph mange son pain d’un sou.

Plus loin, sous les blancs rayons brille
Un jardin à travers sa grille,
Aussi beau que le Paradou.
Joseph mange son pain d’un sou.


Un vieux chiffonnier plein de gloire
Caresse une bouteille noire
Et, lentement, boit comme un trou.
Joseph mange son pain d’un sou.

Les étoiles, dans le silence,
Brillent comme des fers de lance ;
L’ombre s’enfuit, comme un hibou.
Joseph mange son pain d’un sou.

Un poète aux élans sublimes
Va, caresse et tresse des rimes,
En hurlant comme un loup-garou.
Joseph mange son pain d’un sou.

Joseph, libre et l’âme hautaine,
Boit l’eau claire de la fontaine
Et se peigne avec un vieux clou.
Joseph mange son pain d’un sou.


24 février 1884.