Nous tous/Vivre
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LXXI
VIVRE
Répandant l’ironie à flots,
Zola, dans son tragique livre,
Nous émeut, avec des sanglots,
Sur la joie affreuse de vivre.
Je ne suis pas de son avis.
Non, la vie est robuste et saine :
J’en atteste mes yeux, ravis
D’avoir vu l’éternelle scène !
Enfant, ignorant de l’affront
Et de la trompeuse chimère,
Sentir se presser sur son front
Les divins baisers de sa mère ;
Jeune homme, ébloui par le jour
Et tout déchiré de blessures
Par les dents folles de l’Amour,
Chérir ses cruelles morsures ;
Puis s’éveiller, penser, vouloir,
Avoir des charbons sur la bouche
Et quitter le doux nonchaloir
Pour quelque tâche âpre et farouche ;
Devenir plus fort et plus pur ;
Savourer la souffrance même
Ouvrant pour nous un ciel obscur,
Ainsi qu’un céleste poème ;
Aimer, sentir auprès de soi
La compagne chaste et fidèle
Qui chasse le troublant effroi ;
Voir son bon sourire, et près d’elle,
Cependant que fouettant l’air bleu,
Au dehors la bise soupire,
Dans un fauteuil, auprès du feu,
Lire le bienveillant Shakspere ;
Ô bonheur ! moment triomphant
Qui lave toute ignominie !
Voir dans les yeux d’un cher enfant
S’allumer l’éclair du génie ;
Être un doux ouvrier soumis ;
Entrevoir Dieu dans la nature
Et causer avec ses amis
De l’immortalité future ;
Du doute qui nous désola
Faire l’espoir qui nous enivre,
Oh ! croyez-le, mon cher Zola,
Cela vaut la peine de vivre !