Nous tous/Bal Masqué

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Nous tousG. Charpentier et Cie, éd. (p. 140-142).


LII

BAL MASQUÉ


On peut voir des yeux de phosphore
Briller au bal de l’Opéra.
C’est bien moins loin que le Bosphore
Et que le faubourg de Péra.

Tous les ennuis sont prosaïques,
Et la vie est un promenoir.
Pourquoi pas sous les mosaïques
Se promener en habit noir ?

Plus d’allures dévergondées.
Sur le bel escalier géant
Les gens échangent leurs idées :
Rien du tout, contre le néant.


L’âpre musique des Tziganes,
Pensive comme le Destin,
Étonne et ravit les organes
Agacés par son bruit lointain,

Et jette, comme une caresse,
Dans l’âme de nos Dalilas,
Un vague désir de paresse,
Avec la chanson des guzlas.

Quant au passé, qui sous les lustres
Enchanta notre œil ébloui
Avec ses tordions illustres,
Tout cela s’est évanoui.

Chicard danse dans les étoiles !
Et son plumet tressaille encor
Dans l’azur, et parmi les toiles
De ce vertigineux décor.

Pomaré, chaste en sa démence
Dont jamais nous ne nous lassions,
Danse un cavalier seul immense
Avec les constellations ;


Et raillant la lyre thébaine,
Musard aux pâleurs de safran
Agite son bâton d’ébène
Dans le farouche Aldébaran.

Strauss, poursuivi par les huées
Des astres au front curieux,
Emporte au milieu des nuées
Le sombre galop furieux ;

Et Gavarni, qui rêve encore
À leurs impudiques ardeurs,
Voit se confondre avec l’aurore
Les pourpres de ses débardeurs.

Masques, danseurs, satins, amantes,
Bacchantes du long corridor,
Mer, dont les vagues écumantes
Se roulaient comme un serpent d’or ;

Avec ta face inanimée,
Tu nous apparais, Carnaval,
Comme on revoit dans la fumée
Le spectre d’un combat naval !


1er  février 1884.