Nous tous/Quel Daim ?

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Nous tousG. Charpentier et Cie, éd. (p. 128-130).
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XLVIII

QUEL DAIM ?


Les dames, à ce qu’on assure,
Par un revirement soudain,
Porteront bientôt, pour chaussure,
Des bottines en peau de daim.

Et bien que l’esprit s’accommode
Mal de ce projet fabuleux,
Ces mêmes reines de la mode
Mettront à leurs mains des gants bleus.

Telles on les verra, mutines,
S’égarer dans le clair jardin.
Quoi ! des gants bleus ! Et des bottines
En peau de daim ! Mais de quel daim ?


Ô grand Bossuet qui t’envoles,
Depuis toi, nous parlons bien mal.
Le daim, en nos langues frivoles,
N’est pas toujours cet animal

Doux et gracieux, qui s’effare
Et boit dans la source au flot clair,
Tandis que l’horrible fanfare
Jette un cri de cuivre dans l’air.

Non. Le mot que sans doute ignore
Chateaubriand, comme Baïf,
Se transforme et désigne encore
Le bon jeune homme au cœur naïf

À qui les Èves éternelles,
Avec un aplomb très hardi,
Font voir, pour charmer ses prunelles,
Des chandelles en plein midi.

Belles dont les yeux en amande
S’éclairent d’un rayon soudain,
En quel sens, je vous le demande,
Prenons-nous ici le mot : Daim ?


Quoi ! les princesses de nos fêtes,
Que sans cesse adule Paris,
Auront-elles des bottes faites
Avec la peau de leurs maris ?

Ou bien ces bottes, que décore
Une boucle de diamants,
Seront-elles faites encore
Avec la peau de leurs amants ?

Quant aux gants bleus, la femme forte
Disant toujours : Fais ce que dois,
Voudra sans doute, de la sorte,
Avoir l’azur au bout des doigts.

Et lorsque déroulant sa gamme
Aux genoux d’une Alaciel,
L’amant dira : Je veux, madame,
Le paradis, je veux le ciel ;

La magicienne enchantée
Près du Chérubin qui songeait,
Dira, tendant sa main gantée :
Prenez, monsieur, voici l’objet !


25 janvier 1884.