Nous tous/Dans le Monde

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Nous tousG. Charpentier et Cie, éd. (p. 119-122).
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XLVI

DANS LE MONDE


Amené, jeune et plein d’espoir,
À la fête que donne Adèle,
Luc, charmant dans son habit noir,
Se demande ce qu’on a d’elle.

Ébloui comme l’étourneau,
Il voit se presser sous les lustres
En fleurs, venus de Murano,
Un tas de bonshommes illustres.

Les femmes aux fronts querelleurs
Ressembleraient aux jeunes mères
D’un tas de Cupidons voleurs,
Avec leurs croupes de Chimères.


On s’amuse, ou l’on fait semblant.
Tout, dans cette fête, respire
Le mystère doux et troublant.
On dirait que l’on y conspire.

Oh ! que d’invités ! Quelques-uns
Disent des paroles sans queue
Ni tête. Des flots de parfums
Montent dans l’atmosphère bleue.

Et partout, sous ce voile bleu
Qui ravirait les coloristes,
On voit des diamants de feu
Et des seins nus et des yeux tristes.

Une femme au sourcil courbé
Comme un arc, dont on s’émerveille,
Appelle un ministre : Bébé,
Et deux collégiens : Ma vieille.

À tout ce poème diffus
Voulant comprendre quelque chose,
Luc s’adresse d’un air confus
À sa belle voisine Rose,


Qui met des cœurs dans ses prisons.
Timide, il s’est penché vers elle
Au point d’effleurer ses frisons.
Oh ! lui dit-il, mademoiselle,

Guidez mes esprits, éblouis
Par votre chevelure blonde.
Ici, je vois bien que je suis
Dans le monde. Mais dans quel monde ?

J’ai fait ce rêve étrange et doux :
Conduire à travers la Bohème
Un bel être pareil à vous.
Est-ce ici le monde où l’on aime ?

Sur ma lèvre, un vol de baisers
Qui voudraient fuir vers votre joue,
S’enivre de ses tons rosés.
Est-ce ici le monde où l’on joue ?

Mais si vous le voulez, je veux
Trouver la tristesse meilleure.
Je sens frissonner vos cheveux.
Est-ce ici le monde où l’on pleure ?


Ou, si vous le voulez aussi,
J’aime la joie et son délire.
Répondez, madame, est-ce ici
Le monde où l’on se tord de rire ?

Rose écoute ces mots ardents
Et regarde, presque touchée,
Le jeune ingénu, dont ses dents
Feraient à peine une bouchée.

Rose qui connaît tout, le suc
Des poisons, le goût de la lie
Et tout le reste, dit à Luc,
En levant ses yeux d’Ophélie,

Ses pâles yeux diamantés
Où frissonne un tragique rêve :
Jeune homme, allez-vous-en. Partez.
C’est ici le monde où l’on crève !


18 janvier 1884.