Nous tous/Chez M. Caro

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Nous tousG. Charpentier et Cie, éd. (p. 36-39).


XVII

CHEZ M. CARO


Le gai soleil, goutte à goutte,
Ruisselle par un carreau
Dans la chambre où l’on écoute
Le cours de monsieur Caro.

Les coquettes anxieuses,
Les femmes au cœur aimant
Sont toutes délicieuses ;
Le professeur est charmant.

Frêles mains souvent chantées,
Prunelles de fin velours
Qui se baissent, enchantées,
Sous de grands cils presque lourds ;


Merveilleuses chevelures
Dont l’or à nos âmes nuit,
Ou bien dont les annelures
Sont plus sombres que la nui

Profils aristocratiques
D’un grand style essentiel,
Et petits nez socratiques
Évaporés vers le ciel ;

Chastes fronts d’apothéoses,
Lèvres où le désir bout,
Claires, sanglantes et roses
Le froid soleil baise tout.

Le magicien qui berce,
Exempt de sévérité,
Ces curieuses, leur verse
Le vin de la vérité.

Il leur dit le grand problème
Et le mot du rêve obscur,
Et l’avenir qui sort, blême
Et tremblant, du sombre azur.


Mais comme Ève est une chatte
Plus vive qu’un feu follet, —
Ainsi que dans une jatte
Une chatte boit du lait,

Cependant qu’avec largesse
Il précipite son chant,
Elles boivent la sagesse
Très vite, en se pourléchant.

Et quand elles sont bien saoules
Du vrai quintessencié,
Ces vertigineuses foules,
Ce peuple licencié,

Ces fidèles, que décore
Un bel air de repentir,
Ont l’air d’avoir soif encore
Cependant il faut partir.

Lorsqu’après ces boustifailles,
Sous les gracieux habits
Et les satins et les failles
Il faut compter ses brebis.


Fronts d’or, mines enfantines,
Rougeurs des beaux petits doigts,
Lys purs, lignes serpentines,
Tout, tout célèbre à la fois, —

Rayons, cassures d’étoffe
Et chastes blancheurs de peau, —
Amour et le Philosophe
Bergers du même troupeau.


14 décembre 1883.