VI

APOTHÉOSE



Mourir avec des musiques et des appels, dans un bercement de baisers et de bijoux, mourir les yeux tournés vers ce sanctuaire… les teintes rosés, les perles grises, les vieux palais ouvragés comme des tabernacles. Au milieu de cette cathédrale, de ce marbre élancé vers le ciel, de cette douceur du passé, de ce bruit de vagues, soyeux et languide, mourir avec des musiques et des appels !…

Jacques de Liéven halluciné regardait au loin Venise avec les feux du soir. C’était bien un crépuscule de gloire et d’automne pareil à ceux qui autrefois furent témoins des grandes batailles, retours triomphants de galères sérénissimes, les bordages ornés de têtes sanglantes, de turbans maculés, de drapeaux. Comme le jour de son arrivée des barques passaient, laissant derrière elles un lent sillage, un ruban d’argent sur l’azur. Toute sa rive à lui était illuminée et, de sa chambre il distinguait les maisons des Esclavons, telles qu’un cirque en flammes. Depuis le Palais Danieli, jusqu’à l’Arsenal on eu cru voir quelque récif gigantesque de corail. En face La Jiudecca, San Giorggio Maggiore, la Salute, l’entrée du Grand Canal étaient en demi-teinte et le soleil qui les découpait d’or jetait au-dessus de leur profil comme une poussière d’apothéose. Des fumées venaient d’usines lointaines. Jacques en conçut de la tristesse, en conçut un regret de modernisme. Le Palais Dogal et la Piazzetta demeuraient lumineux à peine. Des cloches tintèrent et Jacques se souvint d’une histoire héroïque, des vieux temps, que jadis il avait lue, avant de connaître Venise : La Princesse endormie.

En Pologne, au pays des froids et des neiges, une vierge morte d’amour. Elle n’était ni vivante ni morte, tombée en léthargie éternelle, les joues teintées d’un sang pâli, comme par une rosée où luisait du soleil. On n’osa point la mettre en terre, elle restait si jolie et si fraîche ; et puis Dieu ne voulait pas la faire mourir encore. Alors le Roi son père eut une inspiration. Ayant en vain fait dire des prières et des messes par tout le royaume de Pologne, le royaume des froids et des neiges, il ordonna pour elle un cercueil de verre, étroit et clair, et qui à la lumière brillait comme de l’eau gelée. On la déposa sur le satin, presqu’en bière, vêtue de brocarts somptueux et lourds, ses petites mains toutes ciselées de bagues, le front casqué de ses cheveux d’or, diadémé de perles et d’hyacinthes. Et le Roi en pèlerinage marcha suivi de tout son peuple, d’un peuple en lamentations, jusqu’à ce qu’il trouve du soleil. Il arriva ainsi ainsi en face de Venise. Là il fit mettre le cercueil de cristal sur une barque, sur une de ces longues barques où d’ordinaire, les paysans chargent leurs fleurs et leurs fruits. Il y fit mettre le cercueil, orné aux quatre angles de lys, de sveltes lys en vermeil… Et restant sur le rivage, avec l’espoir d’un miracle, il laissa la barque flotter à la dérive, comme une épave. Le soleil brillait et jetait d’étranges lueurs sur les perles, sur la morte. De la côte, les prières montaient en murmures, en ardents murmures, confusément. Mais la princesse ne se réveillait pas malgré le grand soleil. Soudain un vent de tempête se mit à souffler de terre, entraînant le cercueil… La princesse était si légère, que barque et cercueil, perles et cristal, tout disparut en un mirage. Et le Roi, fou de douleur se jeta sur son épée…

Jacques se souvenait de l’histoire héroïque et, la mêlant à son rêve évoquait par ce soir, des luminosités grandioses. Un désir de départ, de voyage et d’infini le torturaient. Puisqu’il était venu et qu’il l’avait baisée pourquoi ne pas partir, pourquoi ne pas précipiter l’apothéose ? De même que la Princesse endormie, leur amour trop beau, trop unique pour vivre, ils le garderaient en eux comme dans le plus somptueux reliquaire. Et la barque les emmènerait, par un crépuscule analogue, vers des horizons de clarté… Ils traverseraient les lagunes où la nuit personne ne passe. Et les lagunes entendraient leurs caresses. Et elles aussi, en nostalgie du passé, évoqueraient les cortèges dogaresques, les Sérénades et les Bucentaures, les orgies et les barcarolles et les fêtes nuptiales ! Elles ressusciteraient les Mers Mortes ! N’était-ce pas la Vierge elle-même qui passait, la Vierge… Notre-Dame ? Les sirènes endormies reprendraient leur chanson, faisant frémir au loin les horizons sonores. Les églises tinteraient l’Angelus pour saluer les élus, et sur leurs têtes des astres passeraient, des constellations : Elle, la blonde épousée regarderait pour la première fois ce triomphe avec ses yeux. Elle ne les regarderait plus par les prunelles des autres, les autres qui lui torturaient le cœur à célébrer la beauté. Elle découvrirait ces richesses nouvelles avec la joie d’un enfant comptant des perles. Elle serait vêtue d’or et, de joyaux, et son front s’incendierait d’émail, de lueurs. Elle porterait sur elle les dalmatiques anciennes que ses aïeux avaient revêtu et au fil de l’eau, derrière eux, mêlées au sillage, des étoffes aussi merveilleuses flotteraient. L’accord de violes et de harpes lointaines jetterait l’oubli sur leur cœur. Et des trépieds d’or ciselés comme les luminaires de Saint-Marc, coulerait une odeur d’aromates et d’essences. Ils seraient étendus sur des roses… Des roses aussi dans les cheveux… Par un soir tout pareil…

— En voilà un beau ténébreux, dit Sforzi, moqueur, en lui prenant la main. Depuis hier, il se passe quelque chose ma parole.

D’abord, jusqu’à ce soir, jusqu’à ta rentrée voici un instant, je n’ai pas entendu parler de toi. Au déjeuner rien. Après, moins encore… Tu es venu pour aller sous les plombs.

— Je regardais le soir, c’est l’heure de Venise.

— Si le soir te met dans des états de spleen, tu feras mieux de m’imiter. Figure-toi que j’ai fait une découverte… épatante… comprends-tu ? Tout à l’heure à la musique, une petite, oh je ne te dis que çà, nez retroussé, grands yeux cernés, lèvres curieuses, une petite à faire damner. Elle a bien voulu s’apercevoir de… mon intérêt — tu sais qu’ici l’aventure se mène avec une rapidité déconcertante — nous avons été chez Lavena, le glacier, nous avons pria un sabayon qui m’a tait humblement mal au cœur et j’ai un rendez-vous pour plus tard.

Il disait cela lentement, Sforzi, en s’assurant de l’effet de ses paroles, avec le seul espoir que Jacques en serait déconcerté. Il aimait se créer à lui-même un triomphe. Il avait le culte de sa gloriette personnelle, de sa gloriette de mâle. Jacques de Liéven, au contraire, renfermé dans ses impressions parce qu’il les avait sincères, ne broncha pas. Le soleil avait disparu, on sentait qu’il venait de disparaître. De minces Mèches d’or, au-dessus de la ville, empourpraient encore les nuages.

— J’ai un rendez-vous pour plus tard… Oh ! la banale parenthèse, la promesse d’un besoin si quelconque.

Jacques devinait presque leur rencontre, la chambre obscure où elle se livrerait, le lit bas et raide avec, au chevet, une Notre-Dame souriant dans une auréole. Tandis que lui !…

Et l’amour qui le possédait, il le comprit si pur et si sublime… Après le baiser à l’église, caché par l’orgue vibrant encore de musique céleste, il ne demandait plus qu’à vivre à côté de Contarinetta à laquelle il disait des prières, des hymnes, des chansons. Leurs caresses seraient enfantines, très légères, très blanches. ils ne se toucheraient que des lèvres, à peine, pour ne jamais sentir un remords. Dieu qui avait permis qu’ils connussent la caresse l’un de l’autre les protégerait contre le mal.

Jacques demeurait plein d’un fervent désir : Racheter ses erreurs d’adolescence, ses minutes de folie par un divin sacrifice. Il renoncerait sensuellemént à la jeune fille. L’amour le plus grand est celui qui renonce. Quand on a touché les doigts tremblent, quand on a connu, le rêve meurt…

— Veux-tu m’accompagner ce soir sur la Place, continuait Sforzi, je te la montrerai. Toi même, tu en choisiras une… Et puis tu verras passer Jean Lorrain.

Jacques fit un signe de tête ; — Je te remercie… Je resterai ici dans ma chambre.

— Comme tu voudras… Pourtant, et le dîner ?

Ils partirent, prirent leur repas dans un des restaurants du bord de l’eau. Puis, Jacques se sépara de Sforzi, revint, le cœur bercé de voix intérieures. Par instants la ville et la mer lui donnaient un désir très voilé de partir, à d’autres, il frémissait de conquêtes.

Lorsqu’il se retrouva seul et qu’il fut dans l’ombre de sa chambre, avec un rayon de lune filtrant à travers les rideaux de mousseline, il se souvint de son baiser et la nuit fut plus belle.

… Dans ma chambre petite et douce
Où règne un souvenir de toi
J’écoute en moi chanter ta voix
Ainsi qu’un bruit lointain de source !

Cependant, le lendemain et d’autres jours passèrent, sans que Jacques ait le courage d’aller au Palais Labia. Il était comme étourdi et l’église San-Zaccharia était pour lui une incertitude. — À vingt ans, on ne sait guère, à vingt ans, on ne sait pas. Ce qu’il avait proposé à Contarinetta dans la fièvre de sa passion lui apparaissait plus grave et plus définitif. Il en avait parlé comme d’une futilité, nécessaire pour pouvoir mieux l’aimer. Il hésitait entre son amour et son désir, ou plutôt entre son amour et les responsabilités qu’il allait se créer. Après les crises, il arrive des accalmies pareilles. Le lendemain et d’autres jours passèrent sans que Jacques ait le courage d’aller au Palais Labia.

Ce qu’il craignait, c’était de ne plus retrouver là-bas l’atmosphère de ferveur et d’extase dans laquelle ils avaient joint leurs lèvres. Elle serait plus chez elle, au Palais Labia, et ses nerfs ne seraient pas sous l’influence berçante de la musique. Elle le recevrait — qui sait ? — peut-être avec un de ses sourires énigmatiques qui semblent chez certaines femmes ensevelir un Passé. Elle ferait l’ignorante, et lui, ne pourrait même pas se réfugier dans la plainte de ce qui fût.

Les jours passèrent et, plus Jacques différait, plus augmentait sa douleur. Du Palais Labia, il n’avait reçu aucune nouvelle. Il s’était fait excuser banalement, simplement par Sforzi, le soir de la partie au théâtre, le lendemain de l’église. Il errait comme une âme en peine à travers les ruelles et sur les quais, visitant les musées et les palais, à la recherche d’émotions qui puissent le détourner de l’émotion unique. Un matin, comme il parcourait les salles du Musée Corner et que pour la première fois et malgré lui il était distrait par les évocations multiples que ces salles font naitre, qu’il se penchait remué d’un frisson délicieux sur les habits et sur les paniers du dernier siècle — sur ces frivolités échouées là pareilles à des mortes galantes — qu’il souriait aux pastels de Longhi — gestes fins, grâces évaporées — il pâlit. Dans une vitrine claire, posée sur des étoffes aux teintes effacées, une tête blême de dogaresse le regardait fixement. C’était un moulage en cire exécuté après la mort de Catherine Venier, femme de Foscari. Le masque tout blanc, donnait une impression de rigidité effrayante, d’au-delà. Des couleurs que l’on avait agilement disposées pour faire croire à la vie, seule la pourpre des lèvres subsistait comme chez l’autre. Et les yeux regardaient fixement, mais sans voir. La cire opaque de leurs prunelles était à la fois superticielle et profonde, elle semblait un abime, un abime voilé, comme chez l’Autre, comme chez Contarinetta. Jacques eut un tressaillement. Il lut la notice dans un guide, ne trouva aucune analogie évidente de parenté entre cette Catherine Venier et Contarinetta. Mais il n’en garda pas moins le symbole de cette tête raidie, de cette tête qui avait l’air de sortir de l’Eternité. Et il frémit à la pensée du baiser, comme s’il avait ressenti le contact humide et glacé de ces lèvres, de ses lèvres !…

Un autre jour, il se fit conduire en gondole au cimetière. Ce jour-là, il faisait gris et calme. Un ciel de limbes où les enfants vont succomber. Pas une feuille ne bougeait le long du canal qu’il suivit ; En passant devant les jardins du Palais Tiepolo, aucune fleur ne remuait, aucune ne s’ouvrait. Par instants, une feuille morte tournoyait dans le silence. L’heure était si tranquille que le bruit des vagues lui entrait jusqu’au cœur. Il se fit conduire en gondole au cimetière. Quand il arriva à la Fondamenta Nuova, près de San Giovanni et Paolo, et qu’il aperçut l’ilot entouré de murs en brique rose, des larmes lui montèrent aux yeux. Il lui semblait suivre un vague cortège. L’enterrement d’un oiseau… Sous la poussée vigoureuse des gondoliers, sa barque fuyait, comme si, de suite elle avait voulu s’alléger, atteindre le champ des morts. Au loin, partout, la lagune, la lagune désolée, les eaux lourdes. Il y avait de longues bandes roussâtres, des herbes desséchées qui lui donnaient l’aspect d’un étang immense. Murano et Torcello pointaient leurs clochers comme des tours émergeant d’un désert. Des oiseaux tournoyaient et des fumées s’enfuyaient vers le Sud. Encore de longues bandes roussâtres, l’eau lourde et, seuls animateurs de ces espaces, des pieux, pour indiquer des passes, des pieux aux têtes noircies, qui réunis en faisceaux semblaient des serpents se mordant sur la mer.

L’ile du cimetière dominait, se révélait la souveraine de ces lagunes. La gondole avait accosté et pendant une heure mélancolique, Jacques visita des tombes, déchiffra des noms taillés dans le marbre ou simplement mentionnés sur une croix noire, pria pour quelques-uns des morts. Dans la galerie calme qui fait ressembler le cimetière à un cloitre dont les moines seraient endormis, il lut sur une plaque de marbre mauve :

Il avait l’âge où l’on aime
Il est parti sans aimer
Ayez pitié de lui, Jésus !

Et pour cette petite âme d’enfant, presque pareille à la sienne, pour cette pauvre petite âme sans amour et sans apothéose, longuement, comme une offrande, il pria…

Et dans sa prière chantait l’Hymne à la Vie, l’Hymne au bonheur. Comme si le jeune enseveli pouvait l’entendre, il lui décrivait, mu par une affinité secrète, le triomphe du soleil que la mort ne remplace pas… Ayez pitié de lui, Jésus !… Il lui parlait des lèvres brûlantes à la première caresse, du cœur lyrique au premier rêve… Ayez pitié de lui, Jésus !… De la douceur tendre d’un souvenir, quand ce souvenir est joli comme un geste d’amour. Ayez pitié de lui, Jésus ! Il lui décrivait le triomphe du soleil.

Mais lorsqu’il revint à la barque, une immense tristesse l’étreignit.

Une semaine s’était écoulée ainsi. De nouveau, les cloches avaient tinté, les églises s’étaient ouvertes ; de nouveau Jacques vit, sans oser entrer, le porche sombre de Saint-Zaccharie où des femmes pénétraient en se signant, sous le regard des images. Et, ce jour-là, Jacques, comme au retour du cimetière, avait senti son âme mélancolique jusqu’à la mort. Notre-Dame, oh Notre-Dame ! Cette ville, sainte par son passé, grandiose par son culte, cette Venise historiée comme une icône, comme une idole, l’étouffait, le prenait à la gorge. Il éprouvait l’angoisse de ceux qui sont seuls en mer. Le lendemain matin, l’impression de lumière blonde et de soleil le réconforta. Sforzi, très occupé par la vente d’un tableau qu’il avait à l’Exposition (le premier qu’il casait, mon cher), Sforzi avait prévenu Jacques de ne pas l’attendre pour déjeuner. Alors Liéven sortit de bonne heure, fit un tour jusqu’aux jardins du Lido où déjà, en marchant, on entendait craquer les feuilles mortes. Puis il revint vers la ville, vers la place Saint-Marc. Les sonneurs de bronze venaient de frapper midi sur la tour Étoilée. Des touristes, le Baedeker sous le bras, regardaient la basilique, tête en l’air. Mais ce qui était joli, ravissant à voir, c’était des jeunes filles, des girls anglaises donnant à manger aux colombes avec un geste enfantin, peureux presque. Sur les marches des grands mâts dorés où jadis flottèrent les bannières de la République, le torse en arrière, appuyées contre les portants de bronze d’où jaillissent les hampes, toutes, uniformément blondes et roses, tendaient leurs mains ouvertes. Les oiseaux, perchés sur leurs bras, sur leurs doigts, sur leurs épaules mignonnes donnaient des coups de bec en agitant leurs ailes. Et chaque fois qu’une petite patte en corail effleurait leur peau nue, c’était des cris, des rires ! Oh le joli geste de girl…

— N’est-ce pas qu’ils sont jolis à voir les pigeons sur la Piazzetta, lorsqu’on leur donne des graines ? avait dit Contarinetta l’autre jour. Si elle avait été ici, parmi ces blondes… quel coup d’œil !

Il alla déjeuner rapidement à la Bella Venezia, erra de nouveau sur la place Saint-Marc. Il éprouvait un sentiment si étrange de solitude et de chagrin qu’il se dirigea vers la basilique pour y prier comme un enfant. Il pénétra dans l’atrium dont les voûtes bosselées d’or s’éclairaient de reflets et de lueurs. Il pénétra dans l’atrium en même temps que quelques-uns des oiseaux, et sentit au-dessus de sa tête et parmi les mosaïques précieuses passer la douceur de leur vol. Puis il dépassa le porche dont les pierres semblaient soulevées par les siècles et entra. Un long rayonnement clair fusait par l’ogive centrale, celle contre laquelle s’érige le quadrige rapporté d’Orient par les Vénitiens victorieux. Et tout d’abord Jacques ne vit, dans ce rayonnement que des éclairages d’émail et de mosaïque et de ciselures qui rutilaient. Comme une fleur mystérieuse, le luminaire du centre découpait sa triple croix grecque dans ce sillon de soleil. Au fond, le chœur apparaissait, avec sa galerie merveilleusement à jour, ses apôtres de marbre noir et blanc, si vieux que tout cela se fondait en une teinte uniforme, polie à certaines places par les frottements adorateurs, pareille à de l’ancien ivoire. Au-dessus de lui, recouvrant les colonnes massives et les voûtes profondes, la mosaïque, vivante cuirasse d’écailles et de verres, la mosaïques luisait. Il y avait des scènes de la vie du Christ où, dans les plus primitives, il apparaissait maigrement dessiné à la manière byzantine, une étole blanche semée de croix rouges, une étole au cou tranchant sur la tête brune, sur les cheveux qui flottaient. Jacques eut de la pitié et de l’amour pour ce Christ au regard prophétique et qui semblait apaiser les apôtres. Dans des scènes postérieures, il s’envolait vers le ciel, de son tombeau vide, avec des gestes à la Titien. Et Jacques se souvenait du soir où, en apercevant Saint-Marc au coucher du soleil, il avait murmuré : « Saint-Marc, avec ses porches et ses absides, pareils à d’énormes coquillages grands ouverts… ». Il s’arrêta devant une des chapelles latérales consacrée à la Vierge, merveilleusement ornée par le bolonais Rizzo. La Vierge assise sur une cathèdre haute, toute entourée d’anges, souriait à son Bis. Par une conception délicieuse, très humaine, le peintre faisait briller des larmes dans un des yeux. C’était naïf et charmant. L’œil mouillé était l’œil de gauche, l’œil qui correspond le plus au cœur. Et à cette mère, moitié souriante, moitié douloureuse, Jacques offrit un regard de reconnaissance et d’émoi… Il était plus calme à présent et réfléchissait. Qu’allait-il faire ? Tenaillé par l’absente, son désir de revoir Contarinetta le hantait. Il était impossible qu’elle le reçut mal, c’est-à-dire avec indifférence. Dans la vie de l’aveugle, il avait désormais une place, une petite place peut-être, et son souvenir serait protégé par l’aveugle à son insu. La jeune fille, si elle l’aimait, l’aimait par cette prescience divine de l’Amour, à cause du son de sa voix, de la douceur de ses gestes, de cette douceur qu’on entend, de la caresse qui planait autour de lui. Mais aucun autre n’était désormais capable de paraître plus beau ni meilleur. Quand on regarde, ce sont des lumières que l’on compare ; quand on entend, ce sont des organes. Et l’organe de Jacques frémissait de tendresse et de douceur. La tendresse éclose dans son cœur vibrait dans chacune de ses paroles, comme un oiseau peureux. La Contarinetta, avec son innocence de vierge, ne s’en était-elle pas aperçue ?… Ses lèvres ne tremblaient-elles pas d’abord, ne s’apaisèrent-elle pas ensuite à ouïr cette musique ?… « C’est moi, je suis venu, n’ayez pas peur ! »

Et puis, il lui avait annoncé, dans sa folie, dans son délire, il lui avait annoncé sa demande en mariage. Il lui avait fait briller à l’imagination leurs fiançailles de princes de légendes, leur mutuel serment d’amour. Qu’allait-elle penser de son silence ? Il fallait y aller.

Jacques regarda une dernière fois la Vierge, la Vierge de Rizzo. Ses yeux malgré les larmes étaient radieux de félicité. En avril, à sa venue, il se rappelait avoir vu une femme prier ardemment cette Madone… mais elle pleurait de misère. D’une main, elle tenait droit un cierge, un pauvre cierge, que ses économies n’avaient pas pu acheter bien gros ni bien clair, de l’autre, avec un scapulaire, un bonnet de bébé, une relique. Jacques apprit par la suite que cette femme, veuve et sans personne, venait de perdre son dernier-né. Elle avait une résignation dans ses regards, une résignation dans ce geste avec lequel elle tendait à Notre-Dame ce qui lui demeurait du disparu… Notre-Dame des morts… oh Notre-Dame !

Aujourd’hui, la Vierge avait dû faire une bonne action nouvelle, intercéder pour l’âme légère, accueillir la supplication. Elle semblait, maigre ses pleurs, resplendir d’une immense félicité.

Alors, Jacques sortit et prit à travers les ruelles le chemin du palais Labia.

Il suivit la Merceria animée de boutiques et de passants et vit à l’étalage d’un libraire son premier livre de vers, pastiche de ce XVIIIe siècle dont il se plaisait, enfant, à deviner la grâce, Ç’avait été pour lui une chose innée, comme un atavisme direct de son grand aïeul, le Maréchal. Bambin, lorsque son père était en garnison à Versailles et qu’il allait faire des promenades et des pâtés au petit Trianon, saisi malgré sa turbulence, saisi d’une émotion indéfinissable pour ce calvaire où une Reine de France avait agonisé, au milieu de quelles bergeries, de quelles chansons légères, il arrêtait ses jeux, cueillait des fleurs. Un jour, sa mère le suivit, le vit entrer dans les petits appartements, et déposer cette brassée odorante sur la courte-pointe de la Reine, avec un respect infini. Il passa, heureux de savoir son livre de franche jeunesse et de tendre passé à Venise, à Notre-Bame des reines mortes. Puis, ayant traversé plusieurs canaletti, il fut sur la place Goldoni, laissa à gauche le Rialto, le Rialto grouillant avec son cintre chargé d’étalages et de maisons, pareil au dos courbé d’un reptile. Il entra dans les premières rues du Ghetto qu’il reconnut aux faces soufflées et pâles des habitants, aux inscriptions hébraïques, aux boucheries rituelles, d’où s’exhalait un fade relent. Un pont encore, et le palais Labia dressa sa masse imposante, les cariatides de ses colonnes blanchies et rongées par le temps. Comme il allait vers la porte, il remarqua la silhouette de l’Aïeul, toute cassée, sur le ponton du Vaporetto. Le profil se distingua un moment, le profil accentué de Charles X et de Canova, se distingua sur le fond rose et roux d’une digue desséchée. Jacques hésita. Ne fallait-il pas remettre sa visite ? Mais le désir de connaître à son égard les sentiments de la jeune fille l’emporta. Elle était seule ? Tant mieux. Sous la sauvegarde de la vieille gouvernante pour qui le français était du jargon, on causerait… Et puis, la vision de Contarinetta assise a sa fenêtre, soignant ses fleurs, lui apparut plus radieuse et plus enfantine. Alors, avec la même peur, avec la même timidité, il monta le grand escalier désert. Le bruit de ses pas sur les dalles lui semblait quelque chose d’impressionnant.

— Puis-je voir un instant Mademoiselle ? demanda-t-il à la bonne qui vint ouvrir… Le temps lui avait paru si long jusqu’à ce qu’elle arrive !…

— Oui Monsieur, si vous voulez vous donner la peine d’entrer.

Il pénétra comme on franchit le seuil d’une église. Elle était là, il allait la voir. Jacques l’évoquait dans ses poses habituelles. Il essayait de retrouver le timbre de sa voix. Comment l’accueillerait-elle ?

Et le salon lui ayant été indiqué, il en passa le seuil ; Contarinetta debout l’attendait. Sans un mot il lui prit la main, sa petite main fine comme une palme, religieusement.

— Bonjour ! pour venir vous attendiez le soleil ?

— Bonjour… vous êtes jolie, aujourd’hui… non je n’attendais pas le soleil, le soleil est en vous.

— Vous savez que grand-père est sorti… juste à l’instant… quel ennui !

— Je le sais, Ninette.

La jeune fille eut un mouvement.

— Vous me permettez de vous dire Ninette ? C’est un nom de petite sœur… Je le sais, Ninette, que grand-père est sorti. Tout à l’heure en entrant, je l’ai vu sur le ponton du vaporetto, avec sa canne ancienne, à béquille d’argent. Il ne m’a pas reconnu. J’ai hésité un peu et puis je suis monté. J’avais tellement le désir de vous voir.

— Cependant il n’y a pas si longtemps que vous êtes venu. D’abord ici, le jour où je vous ai montré les fresques et puis à l’église, c’était hier.

— Moi, je trouve qu’il y a si longtemps…

— C’était hier. Comprenez… Quand la nuit dure toujours, tout semble près, surtout le bonheur… Oui, je vous le dis… Surtout le bonheur. La lumière fait naître la distance. L’oubli provient, je crois, de la magie du soleil. On passe, on regarde, on est ébloui. Le lendemain à l’aurore, l’aurore efface le souvenir.

— Alors, vous vous souvenez, Ninette… et vous appelez cela le bonheur ? Je vous remercie du fond de mon âme. Jusqu’à vous, avant de vous connaitre, j’avais aimé, mais pas d’une ardeur pareille. Est-ce la splendeur éteinte de vos regards qui vous rend à la fois douce et lointaine, est-ce le passé somptueux de Venise qui vous couvre comme d’un manteau de Reine, est-ce simplement votre beauté mignonne, votre jeunesse… Mais en vous approchant je tremble et j’adore, ainsi qu’on tremble et qu’on s’agenouille devant un miracle.

Jacques entraîna la jeune fille dans le rayon de lumière qui dorait le balcon. Il la fit s’appuyer contre le marbre entre les ciselures duquel des fleurs ouvraient leurs joyeux calices.

— Venez, venez dans ce décor qui exalte votre charme, tout près des fleurs dont vous êtes l’emblème, tout près des fleurs dont vous avez les parfums. Parlez-moi…

— Il me semble Jacques, que je vous ai moi aussi attendu toute ma vie. Et pourtant comme notre rencontre est frêle, comme notre amitié est passagère ! Je ne sais pas qui vous êtes en image, vous m’ignorez en réalité. Vous ne connaissez que mon visage. Mon âme, l’avez-vous devinée ? Lorsque nous nous séparerons… peut-être ?

— Ninette, interrompit-il, vos yeux s’ouvriront et verront, votre vie sera la mienne…

— Lorsque nous nous séparerons vous m’oublierez, parce que le visage change et que le temps l’efface… Mais j’aurai la mémoire fidèle de vos paroles où vibrait l’enthousiasme, la foi, la poésie. Je m’imagine que vous êtes l’incarnation de ce que vous dites. Je vous vois comme je vous entends…

— Alors, écoutez-moi, écoutez-moi, Ninette. Croyez-vous… Croyez-vous que grand-père consente à me donner votre main ? Je suis sans expérience et sans savoir… Mais je vous aimerai tant ! Je vous le jure. Maintenant je voudrais accomplir de grandes choses comme les chevaliers d’autrefois. Je désirerais partir pour les terres lointaines et revenir après des années, vous trouvant toujours aussi belle, aussi jeune, aussi fidèle, moi-même étant demeuré le même. Je désirerais partir et vous rapporter comme en triomphe des conquêtes et du butin et des fleurs inconnues pour parer vos cheveux. Ce temps là est fini, on y croyait lorsqu’on connaissait la douceur de croire. Aimez-vous les histoires ?..

— Oh ! si je les aime. Grand-père m’en raconte encore souvent. Tenez par les mois d’hiver, aujourd’hui que nous n’avons plus nos villas en Sicile ou là-bas dans la campagne, il nous faut demeurer à Venise. Venise est triste en hiver. D’abord le ciel est gris, si bas qu’on y sent palpiter ses prières. Et puis il n’y a guère de monde. Les gens partent vers le soleil. Nous sommes seuls. Les salles doivent paraitre plus hautes et plus vieilles. On allume un feu de longues bûches, de ces bûches dont les ecorces flottent sur les fleuves et viennent des montagnes. Grand-père s’asseoit à côte et sur nos deux visages dansent par instants des lueurs tièdes. Quand j’étais plus petite, il me prenait sur ses genoux et caressait mes joues tout en parlant. Maintenant je m’assieds en face de lui, en grande personne. Il a des histoires merveilleuses comme les Mille et une Nuits.

— J’ai eu aussi un grand-père et des histoires. Grand-père est mort, les histoires sont mortes. Mais je suis content de savoir que vous les aimez. Quand on aime les contes, c’est de la religion qui sommeille, de la religion pour le souvenir, pour le passé. Je vous disais que je voudrais partir comme au temps des contes… vous rapporter des conquêtes… des toisons d’or… si cela n’est plus, le départ aura lieu quand même et la toison sera lumineuse. Vous serez ma femme et mon amante. Ce qui frémit en moi, vous l’exalterez, mon enthousiasme et votre beauté feront des chefs-d’œuvre. J’ai toujours rêvé d’écrire un doux roman d’amour. Nous l’écrirons en longs baisers.

Jacques se sentait brûlé par la fièvre. Le voisinage de la jeune fille le transfigurait. Ce n’était plus l’émotion quasi divine dont il était remué auparavant, c’était une ferveur enlaçante et sensuelle. Les lèvres de l’enfant l’hallucinaient comme à l’église. Il ne pensait pas à mal, le faire lui paraissait tout naturel. On ne croit pas faire mal quand on est jeune…

La vieille gouvernante, lassée de ne pas pouvoir comprendre, les avait laissés en tête à tête. Le silence les unissait, rapprochait instinctivement leurs deux êtres. Sans s’être encore approchés ils mêlaient leurs souffles et leurs veines se rythmaient d’un même battement. Alors, de même qu’à l’orgue il la prit comme un enfant qu’on berce, elle appuya sa tête blonde sur l’épaule de Jacques… Ses yeux voilés semblaient en extase. Jacques chercha ses lèvres. Mais elle se raidit, s’échappa…

— Laissez mes lèvres. Embrassez-moi sur le front, c’est là que m’embrassait maman. Dites, laissez mes lèvres.

Il la reprit, tremblant un peu…

— Venez ce soir sur le Grand Canal, murmura-t-elle en se dégageant comme une tige palpitante. Vous m’y trouverez avec grand père. Nous parlerons d’avenir. Adieu…