V

LE BAISER


Le lendemain matin, de très bonne heure, Jacques fut réveillé par la chanson des cloches plus ardente et plus sonore. Sur le quai, inondé de soleil, des calfats en habits de fête passaient et riaient. Contrairement aux autres jours, nul bruit joyeux, nul bruit de forge, d’acier clair que l’on martelle.

— Mais, c’est dimanche, ma parole ! dit Jacques en sautant de son lit. Il vit les bateaux du port dont les drapeaux hissés battaient à la brise… C’est dimanche. Et subitement la visite qu’il avait faite hier lui revint en mémoire. Son départ, le vertige de son cœur, l’escalier, l’escalier immense qu’il avait monté en tremblant, qu’il redescendait avec la même inquiétude, car l’on peut être inquiet d’incertitude ou de bonheur. La ruelle, le petit canal au bord duquel donnait la fenêtre, la fenêtre avec ses fleurs… Elles me donnent des graines que je sème l’année suivante. J’ai comme cela des familles. Je sais ce qu’elles désirent, la terre où il faut les mettre, l’eau dont elles ont besoin…

C’était dimanche ! Et tout ce que ce mot peut avoir de douceur et de gaité pour ceux qui travaillent et qui peinent la semaine entière, ces douceurs et cette gaîté, Jacques les connut. Il lui semblait que l’harmonie des cloches fût là pour se mêler aux musiques de ses voix intérieures. C’était dimanche !… Saint-Zaccharie, elle y chantait, à la messe de midi ! Le désir de l’entendre et de la voir, fut si violent que Jacques en fut bouleversé. Voyons… que ferait-il ? Il irait sans nul doute, mais comment… dans la foule, avec les fidèles quelconques, ignorés de Contarinetta ? Pauvre chère petite aveugle, elle n’en saurait rien. Et Jacques voulait qu’elle sut. Il cherchait un moyen, il cherchait un moyen. Sa tension nerveuse était telle que dans son être il ressentait un frémissement comme celui dont sont secoués les navires en marche. Puisqu’il était le Prince de la légende, puisqu’il ébauchait un conte bleu, un rêve… il fallait qu’elle sut. Tout à coup l’idée l’effleura étrange, dominatrice. L’orgue… Se cacher près de l’orgue… Être si près qu’en illusion il prenne pour son appel les appels divins des flûtes de métal… Se cacher près de l’orgue ! Il sentait son jeu et son âme à elle, vibrer jusque dans ses doigts… Il sentirait passer son souffle, son émotion, son enthousiasme. Et son amour s’enflammerait pareil à ces larges voiles de pourpre que les guerriers déploient, les soirs de victoire ; il s’unifierait à la musique, son désir aurait les murmures et la violence des fanfares improvisatrices, et la jeune fille, sans que son innocence le sache, jouerait sur le clavier dont Jacques remplacerait les cordes par ses nerfs… Se cacher près de l’orgue…

Il s’habilla, sortit sans prévenir son ami, marcha vers Saint-Zaccharie. Sur le quai, bigarré par le peuple des faubourgs pauvres, des marchands offraient leurs étalages en plein vent d’une voix prometteuse. Il y en avait qui vendaient des poulpes cuites dans de larges jarres en terre, dans des jarres évasées, pleines jusqu’au sommet de choses informes et rosés, aux tentacules crispées. D’autres tendaient au passant des corbeilles réunies par un bâton, sur chaque épaule et, dans ces corbeilles croulait du raisin blanc et noir. Une vieille cassait des noix au fond de son mouchoir. Jacques était suivi par une bande de gamins avec des cartes postales et ces gens criaient et faisaient des gestes. Quand il eut dépassé le sottoportico, Jacques retrouva le calme. Les cloches de Saint-Zaccharie sonnaient. Jacques leva la tête vers l’horloge. Il était neuf heures à peine. Cette vue le soulagea. Du reste, la cohue contre laquelle il se heurta en voulant entrer dans l’église lui montra sa méprise. La messe finissait en place de commencer. Jacques dut attendre, en plein soleil, grise par la chaleur pénétrante et douce où dormait la petite place dallée de marbre. À l’intérieur du sanctuaire, l’orgue s’exaltait en une bénédiction magnifique. L’écho en arrivait jusqu’à Jacques parfois en murmures indistincts, parfois en tumulte. Jacques pensait à Ninette, et sa pensée s’enivrait étrangement aux sons dont il était bercé.

Elle aussi bénirait, elle aussi animerait l’orgue… et son rêve se sentait vaguement prisonnier de la musique. Les aveux qu’il n’oserait jamais, les mots de tendresse inexprimée, les élans vers l’étreinte, se révèleraient au sein des accords. Les baisers eux-mêmes, oh oui, les baisers !

On sortait maintenant, la messe était terminée. Jacques s’effaça pour éviter la foule. Il alla se placer en face du porche, contre le mur d’une petite maison fermée sous le toit de laquelle il y avait des nids d’oiseaux. Il voyait l’intérieur de l’église tout à fait sombre, illuminé de lueurs grésillantes avec des étoffes somptueuses et des fumées. On sortait. À mesure qu’ils arrivaient à la lumière, à la lumière crue du jour, les fidèles, vieux ou jeunes, femmes avec toujours les cheveux en lourdes grappes et le svelte fichu noir, enfants bruns de pêcheurs, pieds nus, le cou bien détaché par l’échancrure de leur veste flottante, les fidèles, vieux ou jeunes, clignaient des yeux, éblouis. Les grands-pères essuyaient leurs lunettes, d’autres prisaient un bon coup, par habitude, les petits se mettaient à courir comme après l’école. Et se mêlant à la cohue, à cette cohue de vomitoire, des bouffées d’air chaud, d’atmosphère chargée d’encens et d’odeurs humaines, des éclats d’orgue, l’orgue, toujours.

Jacques profita d’un vide pour pénétrer dans l’église. Les derniers fidèles s’empressaient de sortir. Une femme à genoux égrenait son rosaire devant une chapelle latérale. Les sacristains éteignaient les cierges. Un enfant de chœur, dans un coin, avec un geste gamin, buvait à même ce qui restait de vin dans les burettes. Jacques tout de suite vit l’orgue. Comme il cherchait l’escalier qui y conduisait, l’orgue n’était pas en face mais à gauche du chœur, il reconnut le vieux qui, cinq jours auparavant, lui avait découvert le Concert à la Vierge et le mystère de la Contarinetta. Il vint vers lui, reconnaissant, lui glissa une lire que l’autre reçut d’un air étonné et convaincu à la fois. Les Italiens, pour peu qu’on veuille leur laisser croire, s’imaginent facilement vous avoir rendu d’immenses services.

— Bongiornio, signore, murmura le sacristain. Cossa volà ? Cossa commandela, paron ?

— Ah, mon brave c’est encore le concert à la Vierge ; tu me l’as fait voir la dernière fois que je suis venu. Aujourd’hui il faut me le laisser entendre.

Le sacristain souriait béatement, sans rien comprendre à la phrase enigmatique.

— Il faut me le laisser entendre… écoute ! Et Jacques le prenant par le bras lui expliqua avec maintes difficultés et à grands renforts de signes qu’il désirait monter à l’orgue et le visiter.

— Ch’al monte. Conol vol altro, paron ! Si ce n’est que cela. Il alla chercher la clef de l’escalier tournant avec son petit pas sautillant de boiteux. Il ouvrit la porte de bois sculpté et Jacques le suivit à tâtons jusqu’à la plateforme de l’instrument.

— Voilà, multo anticho ; multo bello.

Le sacristain recommençait ses phrases traditionnelles. De la main, Jacques le fit taire. Il regarda. C’était là qu’elle allait venir, c’était là qu’elle allait s’asseoir. Le clavier aux vieilles touches d’ivoire, merveilleusement ciselées, ses doigts le caressaient. Les anges en bois sculpté qui ornaient au hasard les longs tuyaux sonores de leurs ailes et de leurs gestes en prière, ils allaient la protéger, l’entourer comme pour une assomption vivante. Et les cahiers anciens, les livres d’autrefois, les parchemins dont les moines avaient lentement, petit à petit, historié les pages d’hymnaires et de miniatures, elle les prendrait, les ouvrirait. Et puis, ses pauvres yeux illuminés malgré leur nuit, elle improviserait rien qu’à ouïr en elle-même la résonnance de virginales beautés. C’était là qu’elle allait venir, c’était là qu’elle allait s’asseoir.

Jacques se pencha sur la balustrade d’où la nef apparaissait, au fond de ténèbres vaguement lumineuses. Près du porche, le soleil entrait en ondes blondes. De la poussière y dansait. Comme on vivait au-dessus du monde, au-delà du monde, plus proche du ciel ! Les églises sont des cantiques de pierre. Jacques ne le sentit jamais avec plus de force qu’à ce moment-là. En levant la tête il voyait se rejoindre vers un même centre d’apothéoses ces couleurs qui, d’en bas, montaient comme une forêt profonde. C’était là qu’elle allait venir… c’était là qu’elle allait s’asseoir. Tout à coup — il s’était retourné vers l’orgue, — il distingua contre le pédalier une sorte d’ouverture pratiquée dans l’œuvre vive.

— Qu’est-ce que cette ouverture ? demanda-t-il au sacristain.

Le vieux lui répondit, toujours avec le même énigmatique sourire : c’est toute une histoire…

— Ah ! fit Jacques.

— Oui, c’est dans le vieux temps lorsque la dogaresse Gradeniga, la femme du grand doge Foscari, lorsque la dogaresse Gradeniga venait se mettre à l’orgue et jouait. Elle ne voulait pas que les autres la vissent. Alors, elle a fait construire un petit orgue et on l’a réuni au grand, en laissant entre les deux une sorte de cage où elle s’asseyait. Du dehors on ne le remarque guère, qu’il y a deux instruments réunis parce que leurs tuyaux se confondent. Au reste personne depuis la dogaresse ne s’est servi de cette place. On préfère l’ancien clavier ; c’est le plus puissant et le meilleur, Monsieur.

Jacques étourdi se taisait. En lui, tumultueusement surgissaient des désirs, des rêves et puis comme effrayé par son bonheur, par le hasard qui déployait devant lui ses plus beaux hozons il aurait préféré ne plus savoir et partir…

— Ecoute, vieux, murmura-t-il… il prit la main de l’homme, dont le contact détournait un peu de son sang la fièvre qui le brûlai… Ecoute vieux, je voudrais que tu me laisses remonter ici au moment de la messe… pour la musique… tu comprends.

— Impossible, signore, répondit le sacritain, il n’y a ici que les musiciens et que les chœurs lorsque la grand’messe est chantée dans le rite ambrosien. Un étranger ici. Basta ! J’y perdrais ma place.

— Voyons, voyons… Rassure-toi. Tiens, si tu me laisses entrer là-dedans continua Jacques avec des gestes enfantins, je te donnerai beaucoup de choses, cinq lires par exemple.

Les yeux du vieux brillèrent.

— Cinq lires.

— Là dedans, Madre de Dio quelle idée, mais vous étoufferez !

— Mais on ne me verra pas…

— L’autre visiblement hésitait. Eh bien, oui ! finit-il par grogner il faudra être silencieux par exemple, ne pas faire de bruit. Tant pis pour vous si vous manquez d’air, il faudra y rester toute la messe…

Jacques sourit : Toute la messe… Et comme elle lui semblerait courte, ce matin là !

— À quelle heure dois-je venir ?

— À onze heures et demie Monsieur.

— Merci, que Dieu te protège !…

Jacques sortit, prit au hasard une ruelle devant lui, content comme si déjà il avait réussi son complot. Ce ne fut qu’à l’angle du rio terra qu’il se souvint que là même il avait vu Contarinetta et sa gouvernante disparaître, elle avec sa jolie silhouette jeune, portant un fardeau dans un pli de sa robe… Le fardeau… elle venait de prier… le fardeau… de la musique, des livres de cantiques, d’anciens rituels !

Et de nouveau, avec une violence inconnue, se mêlant à son idéal et à son amour, la nostalgie religieuse de Venise, de Notre-Dame-des-Mers-Mortes l’étreignit.

Il laissait son imagination courir, pareille à ces larges oiseaux des golfes qui ouvrent leur aile au vent, et qui se laissent emporter par lui vers les îles, vers le soleil. Puisqu’elle était là jeune et radieuse, la charmante princesse, il t’épouserait la façon des contes de fée. Il échangerait l’anneau d’or et elle baisserait ses doux yeux… Aveugle… L’abîme lui apparut. La, tendresse de l’amour est contenue tellement dans les regards, qu’un regard évanoui c’est l’amour qui se brise… Mais non, il lui ressusciterait la lumière Comme dans les miracles d’antan, il viendrait un soir de clair de lune lui baiser ses paupières, ses pauvres paupières pâles et meurtries. Ce baiser contiendrait sa ferveur toute. Et l’Aimée ouvrirait les yeux, dirait : c’est donc toi long fut mon sommeil… l’Aimée ouvrirait les yeux pour sourire aux étoiles !

Et leurs fiançailles auraient la poésie du printemps. Lui n’ayant pas vingt ans, elle dix-sept à peine. Comme Vérone et Venise seraient unies par la légende, au fond de leurs souvenirs ! Roméo et Juliette, mythe immortel où la beauté humaine connut la jeunesse et la douleur… Et leurs caresses seraient pareilles aux premiers ramenux de verveine, quand Mai se grise des parfums aux jardins…

Jacques, de ruelle en ruelle était arrivé dans un quartier misérable et désert. En face de lui la lagune et des iles. Une immensité immobile, très triste, avec de loin en loin pour indiquer les passes, de larges pieux noircis au faite et qui, réunis par trois ou quatre, semblaient des serpents se mordant en mer. Il demanda. C’était la Fondamenta Nuova. Et cette ile enclose, là ? Le cimetière. Et plus loin, Murano. Encore plus loin, à droite ? Burano, Torcello avec son clocher rose, et puis la petite église au milieu d’arbres, San-Francesco-del-Déserto.

— Saint-François-du-Desert ?

Jacques se fit répéter pour plus d’assurance. Il avait encore à l’esprit la légende contée parle gondolier sur la route du Lido. Le désert… Mais il avait de loin, au contraire l’aspect tranquille, l’aspect d’un monastère.

— Il n’y a plus personne, n’est-ce pas ? — Mais si mon bon Monsieur, qu’il y a des religieux à San-Francesco. Ils en avaient été chassés, l’autre siècle, parce qu’un prisonnier s’était refugié chez eux et qu’ils n’avaient pas voulu le rendre. Tandis que maintenant…

L’évocation de ces moines révoltés amusait Liéven. Alors aujourd’hui c’était habité. Tant pis et tant mieux. Pour la curiosité avide de retrouver les sensations du doge Manin écoutant ces cloches qui ne pouvaient pas humainement sonner, il était déçu. Pour la poésie du lieu, il préférait les moines qui devaient rendre le désert plus pittoresque et plus virgilien.

Onze heures sonnèrent d’un rythme lent à Saint-Jean et Saint-Paul. Jacques de Liéven chercha à s’orienter, à retrouver la direction de Saint-Zaccharie. Il reprit la place où la statue hardie du Colleone cisèle son bronze sur la façade merveilleuse de l’hôpital. Il se retourna pour jouir du spectacle et vit pareille à une eau-forte, la silhouette dominatrice et la demeure de paix. Dans, le ciel pâle, des fumées montaient, harmonisant leur gris avec le rosé des vieux marbres…

Au pied de l’escalier tournant, le sacristain fidèlement l’attendait. Personne dans la crypte. Les lumières de l’autel n’étaient même pas préparées.

Jacques monta, avec plus d’assurance comme si déjà il reconnaissait. Il fut sur la plateforme et délicatement, sans que l’autre l’aperçoive, il déposa sur le clavier, idée de poète, folie d’enfant, toute une jonchée de tubéreuses dont l’odeur violente et sensuelle lui semblait un symbole. Puis il pénétra dans l’ouverture pratiquée pour le second orgue. Un peu de jour filtrait faiblement par deux petits judas. L’un qui communiquait avec le clavier principal, l’autre qui donnait sur la crypte. Tout autour de lui, au-dessus de lui, à l’exception des touches et des pédales fines comme il convenait pour des dogaresses, c’était une forêt de métal et de verre, un acte de foi vers l’harmonie. Instinctivement Jacques évoquait les sons de ces énormes volutes muettes qu’un Dieu aurait pu porter à ses lèvres de même qu’une gigantesque flûte de Pan. En les frappant du doigt elles rendaient un murmure sonore et la cage entière vibrait de leur écho. Jacques évoquait ainsi la frète figure de cette femme qui trois siècles en arrière, jouait divinement sans vouloir qu’on la vit, ressuscitée à cette heure d’extase par une autre, encore plus belle ! Et les doigts du jeune homme cueillirent dans l’air une palme idéale.

Cependant des pas résonnèrent sur les dalles. On entrait. Jacques distinguait les moindres bruits avec une acuité extraordinaire. Plusieurs fois il crut défaillir en entendant des gens monter l’escalier. Mais il se trompait. — Ce devaient être simplement des bonnes femmes disant leur Pater, des étrangers, des visiteurs. — Elle allait venir, pourtant, elle allait venir avant les autres, puisque la musique c’était elle… Quelqu’un toussait. La voix du bedeau s’éleva, indiquant des sièges et sa canne frappa la pierre. Une chasuble de prêtre jeta un frisson lent, puis un cliquetis de burettes, tout cela dans déjà une vaporeuse odeur d’encens. Jacques était si anxieux qu’il écoutait battre son cœur. Si par hasard elle était malade, si elle allait ne pas venir. Et l’enfantillage de son acte lui parut ridicule. D’avoir osé… Oh !

Tout à coup quelques mots chuchotés en bas l’éveillèrent. Puis un bruit de porte qu’on ouvre, que l’on referme, un murmure sur les marches. Elle… Elle seule, seule… mon Dieu j’ai peur, que devenir ? Elle seule !… Jacques, comme tous les amoureux, se sentit brusquement très bête, incapable d’avoir une idée autre que celle de son délire où il répétait. Elle seule… mon Dieu, j’ai peur…

La Contarinetta était sur la plate-forme. Elle devait déposer ses cahiers, ses papiers, car Jacques entendit ces moindres chocs. Un cri étouffé, mélange de plaisir et d’angoisse… Elle avait senti les fleurs en posant ses doigts sur l’ivoire. D’un bond elle fit le tour de l’orgue, appela, s’assura qu’elle était seule. Jacques transporté aurait voulu lui crier sa passion.

Un grand silence coupé par des piétinements. Puis le réduit où se tenait Jacques trembla et l’armature entière. On insufflait de l’air dans les vastes poumons. Des grondements sourds préludèrent. Puis comme un chant de triomphe les orgues entonnèrent le Gloria in Excelcis. Le motif large et clair, en entier dans les gammes tendres, entrouvrait les ailes à tout un vol d’anges. Jacques sentait dans sa béatitude et dans sa fièvre ces anges passer autour de lui. Et il aurait donné leur gloire pour un baiser sur les doigts animateurs.

Le réduit était rempli de frémissements augustes. L’air maintenant pénétrait tel qu’une tempête et les tuyaux comme si cet air avait été leur nourriture bourdonnaient de fracas terribles et de gémissements. Les damnés aux éternels supplices tendaient leurs chaînes au Seigneur. Puis une phrase liliale et apaisante montra la théorie des justes, louant Dieu sur des harpes et sur des lyres. Elle devait être aussi liliale et apaisante, celle qui jouait !

Dans les yeux de Jacques de Liéven des larmes naissaient. Et avec ces larmes un enthousiasme qu’excitait cette musique. Il se rappelait avoir souvent rêvé mourir au cœur d’une guitare lorsqu’à son arrivée d’Avril il était pour la première fois descendu en gondole. Il réalisait son rêve. Il vivait au cœur des orgues, au milieu des harmonies qui se rapprochent le plus d’une plainte humaine ! C’était comme si les airs couraient en lui, suivaient ses artères. Des frémissements agitaient ses membres pareils aux frémissements dont était secouée la charpente sonore. De nouveau se déroula la menace effroyable, la malédiction sur l’impie et Jacques avait peur de l’ombre. Puis le motif lilial et apaisant rouvrit ses ailes. Des colombes avaient l’air de voler dans l’église, c’étaient des chansons d’allégresse, des appels légers comme les appels du printemps et sur cette douceur vint mourir le psaume. Un dernier murmure. Tout s’était tu.

Longtemps encore, Jacques en entendit le rythme passionné. Il haletait. Il interrogeait sa conscience, doutait de la réalité. Être si près et si loin de son amour. Il avait beau évoquer Venise et la féérie de ses décors, l’irréalité de ses splendeurs s’accordant avec l’irréalité de son désir, qu’importait à la jeune fille dont les yeux ne voyaient pas. Lui, la griserie du moment l’étourdissait, le rendait balbutiant comme un enfant en délire, parce que ses regards étaient clairs. Contarinetta connaissait-elle, autre chose de lui que la voix, que sa voix où tremblait son âme ? Se souvenait-elle seulement des paroles échangées, qui chacune, même la plus banale, contenait un paradis d’aveux et d’espoir ! Ah si elle n’avait pas été infirme, quel joli rêve, quelle Assomption ? Avec des tendresses dans les yeux, des douceurs sur les lèvres, il lui aurait dit : Je suis celui que tes vœux vaguement attendaient. Nos cœurs se sont rencontrés au détour du sentier parmi les oiseaux et parmi les fleurs. Dieu sait la profondeur de mon amour. Viens, je t’emmènerai loin d’ici… Nous semblerons plus hauts que les anges d’or, sur les campaniles… l’empire du monde appartient à ceux qui mutuellement se sont créés !

Comment lui avouer ces choses ? Des sonnettes claires tintaient dans la nef. Le sacrifice continuait. Lentement l’orgue à nouveau frissonna, accompagnant les répons. Puis le silence, le prêtre allait monter en chaire. Jacques se rappela les explications admiratives du sacristain :

Elle improvise, monsieur, comme çà, avant les sermons, et il y a des fois où c’est si beau, si beau, que des gens pleurent…

Et il attendit rempli d’anxiété douloureuse. L’instrument dont la mise en mouvement était presque pénible lui causait cette anxiété. Aux premiers sons qu’il entendit, il fut rasséréné.

Des longs calices de cristal et de métal, une voix s’éleva, dans laquelle la Contarinetta devait faire chanter la sienne. Pure, blanche comme le premier rayon d’aurore sur la dernière neige d’avril, elle s’éleva vers les solitudes séraphiques. Des chœurs plus graves, plus mâles la soutenaient pour cette envolée à l’étoile. On eut dit une procession des autres âges, une reine toute pâle et toute frète, et des chevaliers du Saint-Graal. Sur les accords dominait une note à certains moments presque tendue comme harmonie et qui vibrait d’espoir, et qui s’exaltait d’extase. Puis le motif eut une fanfare grandiose, l’orgue parut se livrer dans cette tempête, dans cette tempête comme celle où le Seigneur dut apparaître près du buisson ardent. Fanfare grandiose où la voix ruisselait de bonheur et d’allégresse, déjà supra terrestre, déjà des félicités d’Eden. Les accords se déroutèrent, descendirent jusqu’aux dalles de la crypte puis remontèrent en léchant les arceaux de pierre, en rampant pareils à des herbes folles sur les ogives enflammées, sur les moindres saillies de l’Église. De sa place ignorée Jacques écoutait se répercuter le tonnerre. Tout s’apaisa, la voix sublime et pure, les chœurs, l’hosannah. Il ne suivait plus qu’une mélopée ardente et triste, si triste que Jacques, ainsi que l’homme le lui avait annoncé, sentit vers ses paupières des larmes monter. Alors machinalement, la musique était si ardente, si triste, qu’à pas de loup, silencieux comme l’ombre, Jacques de Liéven sortit de sa cachette, et, protégé par la balustrade sculptée arriva jusqu’à l’aveugle…

Elle blanche autant que la mélopée dont le clavier s’animait encore, se tenait droite sur le vieux banc de chêne où les maîtres les plus illustres s’étaient succédé. Ses cheveux blonds s’auréolaient d’un rayon de soleil à travers les vitraux de l’ogive voisine, ses yeux morts étaient tournés vers l’infini sous leurs paupières abaissées. Les lèvres seules vivaient, rouges, plus rouges qu’une blessure. Rien n’apparaissait dans la divine teinte de l’église que cette tête pâle et les deux mains, les mains comme deux oiseaux d’argent.

Jacques s’approcha de cette tête pâle, de cette main pâle. Il touchait presque les plis de la robe. Subitement la jeune fille réprima un cri et d’une voix assourdie

— Qui va là, mon Dieu !

— Celui qui doit venir, à qui la lumière vous a donnée ; celui à qui vous parliez de vos fleurs hier… et de votre âme… n’ayez pas peur… je suis venu vous entendre à l’orgue… n’ayez pas peur… Ces quelques phrases Jacques les avait murmurées avec la rapidité de l’éclair. La psalmodie qui, un instant s’était arrêtée sous les doigts de la jeune fille, reprit, plus ardente, plus triste. Et Jacques de Liéven comme en extase répétait :…N’ayez pas peur !…

— Pourquoi êtes-vous venu m’entendre, dit-elle sans un mouvement, impérialement belle, hautaine un peu.

— L’on m’avait dit… n’ayez pas peur.

Et en répétant vite, vite, cette phrase, Jacques ne s’apercevait pas que lui seul maintenant tremblait.

— Je savais presque que vous étiez là… Vous vous êtes donc caché ? La mélodie vibrait, comme un oiseau ouvre ses ailes… Je savais presque que vous étiez là. J’ai senti les fleurs… Après je n’ai craint plus personne.

— Ah, Contarinetta, quand vous les avez frolées sur l’ivoire, j’étais si ému… je n’ai pas osé ; cela me causait du bien et du mal tout ensemble. J’aurais désiré mourir… Je vous aime..

Les paroles chantaient, chantaient avec le cantique. Le cantique accompagnait les paroles. L’enfant, sans rien avouer, répondait par l’orgue. Ce n’était plus une offrande divine, l’harmonie où la souffrance humaine intercédait contre la mort, c’était une musique à la vie. Et c’était un appel comme en rêve… Quand vous avez frôlées les fleurs sur l’ivoire, j’étais si ému. Je n’ai pas osé, cela me causait du bien et du mal tout ensemble. J’aurais désiré mourir… Je vous aime.

— Je le savais presque, dit Contarinetta sans lever ses paupières.

— Et moi, toute ma jeune vie, je l’offre à vos lèvres. Car j’ai vécu ma jeunesse pour vous la mieux donner. Car je sais bien que jusqu’à cette heure, inconsciemment, c’était vous que j’attendais. La Providence est mystérieuse. Le bon Dieu l’a voulu. Nous nous connaissions depuis si longtemps que nous prenions nos espoirs pour des songes. Nous avons du jouer ensemble au Paradis. Nos joies étaient les mêmes, nos ailes étaient pareilles. Voici que vous marchiez au détour du sentier, des fleurs en votre robe, les mains cueillant du soleil. Oh, cette mélodie sur l’orgue, nous l’avons chantée. Je la reconnais elle aussi, continuez-là, continuez-là encore, moi je vous parle à voix basse… on parle ainsi pour les aveux, pour les prières ; oh, vous ignorez mon bonheur ; vos regards sont morts, moi j’ai la lumière. Toute la lumière est en vous !

Maintenant, pour la suprême fois, le silence. Dans les longs calices, dans les roseaux de cristal et de bronze, l’enchantement s’était tu. Jacques en gardait un souvenir infini. La main de la jeune fille avait glissé, et il la tenait comme un bouquet de lys, assez près pour en sentir la douceur, assez loin pour qu’elle ne soit pas effrayée par sa caresse. Le prêtre, à son tour parlait. Sa voix parvenait confusément, évoquant la misère du pécheur, la rédemption de Dieu. Sa voix parvenait, évoquant le sacrifice et la douleur, la transition mélancolique de la terre jusqu’au ciel, les âmes voyageuses, les étoiles éteintes.

— Je vous offre ma vie, murmurait Jacques… j’ai été élu par les anges pour vous demander au Seigneur. J’ai pour vous la passion ardente et mystique dont Madeleine désirait le Christ… Voyez si cet instant ne tient pas du miracle ! Je vous offre ma vie enthousiaste, immortelle. N’écoutez pas ce que le prêtre dit. Il n’existe ni misère, ni souffrance. La colline est pleine de parfums, le ciel est d’une limpidité tranquille. Il faut sourire et venir vers moi. Je vous aime.

Ainsi, l’exortation païenne se mêlait au mystère, se mêlait à la voix du prêtre. Et Contarinetta défaillait. Sans rien répondre, ses paupières baissées toujours comme des pétales hamides, elle semblait l’incarnation étrange du concert à la Vierge. Sa main, sans un mouvevement, abandonnée dans celle de Jacques était comme agonisante. L’hallucination des lèvres subsistait. Sous la pauvre robe noire, Jacques distinguait une respiration saccadée et intense… Laissez-moi… ne me parlez plus… Laissez-moi. Mais Jacques, tout proche, continuait la légende :

— Je vous aime ! Vous êtes bonne et vous ne voulez pas me faire de peine. Demain, ce soir, si vous hésitez ce soir, j’irai demander que l’on vous donne à moi. Comme elles seront belles nos fiançailles. Je vous ferai vêtir de drap d’or, de vieux damas et de velours constellés de gemmes, comme vos aïeules qui furent les dogaresses. Je vous apporterai des perles sur des plateaux ciselés, des urnes et des parures… et je vous tendrai des vins précieux, aussi précieux que ceux qu’Antoine offre à Cléopâtre sur la fresque… Et nous nous marierons à Saint-Marc, par un matin d’ivresse, par un matin de Printemps ou d’automne, les saisons prometteuses. Nous seront unis pour jamais en face des vieilles croix lumineuses, des mosaïques ardentes, des voûtes infinies. Lorsque nous sortirons sur la place, on nous acclamera, vous la Beauté, moi, la Jeunesse. Subitement vos yeux deviendront clairs quand j’aurai baisé leurs prunelles. Et les oiseaux voleront autour de nous avec des cris joyeux. Nous vivrons notre rêve. À vingt ans nous connaîtrons la douceur de croire, la splendeur d’être. Oh ! qu’elles seront jolies nos fiançailles…

Et l’orgue chantait une musique éclatante et sereine. En bas la messe finissait dans des volutes d’encens, dans des éclats de cierges. L’officiant bénissait. Les deux enfants courbèrent la tête. Contarinetta resta penchée sur l’orgue, on eut dit qu’elle pleurait.

— Je ne vous ai pas fait de peine… dit Jacques… Je vous aime ! Alors, les regards de la jeune fille, les regards invisibles et chargés de lointaines brumes lui sourirent vaguement. Et comme la psalmodie mourait, plus douce que la brise, leurs bras se joignirent, leurs lèvres se frolèrent, ils mirent leur âme dans ce baiser !…