Notice sur la vie et l’œuvre de Sénèque

Traduction par Joseph Baillard.
Notice sur la vie et l’œuvre de SénèqueHachettevolume 1 (p. i-xxxii).

NOTICE
SUR
LA VIE ET LES ÉCRITS DE SÉNÈQUE.

Sénèque le Philosophe (Lucius-Annæus Seneca) était d’origine espagnole. Il naquit à Cordoue, colonie patricienne, l’an 2 ou 3 après Jésus-Christ, sous le règne d’Auguste. Il eut pour père M. Annæus, dit le Rhéteur, dont il nous reste un intéressant recueil de Déclamations, et pour mère Helvia, femme distinguée par ses vertus et son amour des lettres, et de la même famille que la mère de Cicéron. Son père l’amena à Rome, encore enfant, avec son frère Novatus, qui plus tard, adopté par Junius Gallio dont il prit le nom, devint proconsul en Achaïe. Saint Paul comparut à son tribunal sur la plainte des Juifs, comme novateur en religion, et fut mis par lui hors de cause. Méla, le troisième et plus jeune frère de Sénèque, demeura en Espagne ; par la suite, il y administra les biens de la famille, et venu à Rome à son tour, peu soucieux d’honneurs et de dignités, toute son ambition se réduisit à accroître sa fortune. Père du poëte Lucain, quand celui-ci fut condamné à mort par Néron, il montra une avidité et un empressement scandaleux à rechercher les moindres parcelles de sa succession. Sénèque fut de bonne heure formé à l’art oratoire par son père lui-même. Il était et fut toujours d’une constitution frêle et maladive, au point, comme il le dit dans une lettre à Lucilius, qu’il eut plus d’une fois l’envie de se donner la mort : l’affection seule qu’il avait pour son vieux père le retint. Ses débuts au barreau eurent un grand éclat. Caligula, qui avait des prétentions à l’éloquence, fut jaloux de lui, et eut même l’envie de le faire périr. Une concubine du prince sauva Sénèque. Elle dit à Caligula que ce jeune homme, attaqué de phthisie, avait à peine le souffle : que ce serait tuer un mourant. Notre auteur, à moins qu’il n’ait pensé à Néron, semble faire allusion à ce fait dans sa Lettre LXXVIII : « Que de gens dont la maladie a reculé la mort ! ils furent sauvés parce qu’ils semblaient mourants. » Sénèque alors dut chercher à se faire oublier. Il s’adonna avec une ardeur exclusive aux études philosophiques déjà commencées par lui concurremment avec ses études oratoires. Toutes les sectes avaient à Rome de remarquables représentants. C’étaient entre autres le stoïcien Attalus, le pythagoricien Sotion, l’académicien Fabianus, le cynique Démétrius, dont les doctrines s’alliaient, se confondaient sur plusieurs points, surtout le stoïcisme et le pythagorisme.

« Quelque chose m’est resté, dit Sénèque, Lettre CVIII, de ces leçons d’Attalus, car j’avais abordé tout le système avec enthousiasme ; puis, ramené aux pratiques du monde, j’ai peu conservé de ces bons commencements. Depuis lors, je me suis à jamais interdit les parfums…. Frappé des discours du pythagoricien Sotion, je m’abstins de toute nourriture animale, et un an de ce régime me l’avait rendu facile, agréable même. Comment ai-je discontinué ? L’époque de ma jeunesse tomba sous le gouvernement de Tibère ; on proscrivait alors des cultes étrangers ; et parmi les preuves de ces superstitions était comptée l’abstinence de certaines viandes. À la prière donc de mon père, qui craignait peu d’être inquiété, mais qui n’aimait point la philosophie, je repris mon ancienne habitude, et il n’eut pas grand’peine à me persuader de faire meilleure chère.

« Le stoïcien Attalus vantait l’usage d’un matelas qui résiste ; tel est encore le mien dans ma vieillesse : l’empreinte du corps n’y paraît point. »

À la mort de Caligula, Sénèque avait trente-cinq ans environ. Il brigua la questure et l’obtint au commencement du règne de Claude. Il ouvrit en même temps une école de philosophie et publia quelques écrits parmi lesquels on peut compter le Traité de la colère. Sa réputation s’étendit et lui valut de puissantes amitiés. Messaline, pour se délivrer de Julie, fille de Germanicus, dont elle était jalouse, l’accusa de s’être rendue coupable d’adultère avec Sénèque. Elle obtint de Claude que Julie fût envoyée en exil où elle mourut bientôt, et que Sénèque fût relégué en Corse. Il avait alors trente-neuf ans. Sur la véracité d’une telle accusation portée par une Messaline, le doute demeure au moins permis : si l’adultère avait été prouvé, il n’est pas probable qu’Agrippine, peu d’années après, eût cherché à se rendre populaire en donnant pour gouverneur à l’héritier désigné de Claude un homme qui aurait souillé l’honneur du nom de Germanicus, ce nom toujours si respecté.

Sénèque supporta pendant deux années sa disgrâce avec constance et résignation, s’il faut en croire la lettre qu’il écrivit à sa mère, la Consolation à Helvia. Il s’adonna au travail, à la philosophie, à la poésie, réunit les matériaux de ses Questions naturelles, où il traita les plus hautes parties des connaissances physiques de son temps[1]. Ce livre, publié d’abord à cette époque, il le revit dans sa vieillesse et lui donna la forme définitive sous laquelle il nous est parvenu. Mais la constance du philosophe finit par s’épuiser. Polybe l’affranchi, le ministre de Claude, venait de perdre son frère. Sénèque saisit cette occasion pour adresser à Polybe un traité de consolation qui n’était au fond qu’une requête à l’empereur, une demande de rappel où les louanges les plus hyperboliques sont prodiguées au ministre et surtout au maître, et prodiguées en vain. On a voulu nier cet acte de faiblesse ; on a contesté l’authenticité de l’écrit : il suffit de le lire pour y reconnaître toutes les qualités brillantes et l’irrécusable caractère du style de notre auteur. On y voit même souvent, comme un mérite littéraire de plus, quelque chose qui rappelle l’ampleur cicéronienne, et qui ne se retrouve qu’à rares intervalles dans ses ouvrages postérieurs, sauf dans sa Consolation à Marcia et dans le traité de la Clémence. Sénèque resta encore cinq ans dans son exil. Il n’en fut tiré qu’à la mort de son ennemie Messaline, et lors du mariage d’Agrippine avec Claude. « Agrippine, afin de ne pas se signaler uniquement par le mal, obtint pour Sénèque le rappel de l’exil et la dignité de préteur, dans la pensée qu’on y applaudirait généralement à cause de l’éclat des talents de cet homme ; puis elle était bien aise que l’enfance de Néron grandît sous un tel maître, dont les conseils pourraient leur être utiles à tous deux pour arriver à la domination : car on croyait Sénèque dévoué à Agrippine par le souvenir du bienfait, ennemi de Claude par le ressentiment de l’injure[2]. »

À la mort de Claude, il rédigea l’éloge funèbre de ce prince, que, selon l’usage, son successeur Néron devait prononcer. Tant que l’orateur vanta dans Claude l’ancienneté de sa race, les consulats et les triomphes de ses aïeux, l’attention de l’auditoire fut soutenue. On l’entendit encore avec faveur louer ses connaissances littéraires et rappeler que, sous son règne, l’empire n’avait essuyé aucun échec au dehors ; mais quand il en vint à la sagesse et à la prévoyance de Claude, personne ne put s’empêcher de rire ; et les convenances officielles, trop obéies par l’orateur, furent oubliées par l’auditoire[3]. Sénèque, à son tour, gardant un souvenir amer de son exil, composa vers le même temps, sur la mort de Claude, l’ingénieuse et piquante parodie de son panégyrique, l’Apokolokyntose, c’est-à-dire l’Apothéose d’une citrouille.

Nous n’entrerons pas dans le détail des actes publics du jeune empereur durant les quatre ou cinq premières années de son règne : l’histoire en fait suffisamment foi. On sait le mot de Trajan : « Le règne d’aucun prince n’égala les cinq premières années de Néron[4]. »

L’histoire ajoute que ces heureux débuts furent dus à l’influence de Burrhus, préfet du prétoire, et surtout de Sénèque, qui, d’instituteur du prince, était devenu son ministre le plus influent. Tout le bien que fit Sénèque dans sa haute position, et le mal qu’il réussit souvent à empêcher, justifient assez son entrée aux affaires, en ce temps où, comme le dit Tacite, la carrière semblait ouverte à tous les mérites. (Annal., XIII, viii.)

Dès lors commença la lutte, non pas d’ingratitude, mais de nécessité, que dut soutenir Sénèque contre l’influence malfaisante d’Agrippine. « On allait se précipiter dans les meurtres, si Burrhus et Sénèque ne s’y fussent opposés. (Annal., XIII, ii.) Plus loin, Tacite ajoute : « Néron s’imposait la clémence dans des discours fréquents que Sénèque, afin de prouver la sagesse de ses institutions ou pour faire admirer son esprit, publiait par la bouche de son élève. » Quelque temps, le ministre put croire qu’il avait réussi. Son beau traité de la Clémence, qui parut la seconde année du règne, le donnerait à penser, bien qu’on y vît percer déjà quelques appréhensions, notamment sur le sort de Britannicus. La mort tragique de ce dernier ne les justifia que trop tôt. Selon le mot qu’un ancien scoliaste de Juvénal prête à Sénèque parlant en confidence à ses amis, on sentit que « le lion reviendrait promptement à sa férocité naturelle, s’il lui arrivait une fois de tremper sa langue dans le sang. » Plus que jamais, à cette époque, Sénèque et Burrhus durent s’interposer entre Néron et sa mère, et lutter contre l’ambition furieuse de cette femme. Déjà, peu auparavant, comme des ambassadeurs arméniens plaidaient devant Néron la cause de leur pays, elle se préparait à monter et à siéger sur le tribunal de l’empereur si, bravant la crainte qui tenait les autres immobiles, Sénèque n’eût averti le prince d’aller au-devant de sa mère. « Ainsi, dit Tacite, le respect filial servit de prétexte pour prévenir un déshonneur public. » Plus tard, comme Agrippine n’eût pas été arrêtée même par l’inceste dans sa poursuite du pouvoir, Sénèque et Burrhus durent condescendre, de peur d’un crime, aux faiblesses amoureuses de Néron[5], et tenter de le contenir par de moins odieuses distractions. Ils ne réussirent complètement que de ce côté. Quand le naturel sanguinaire du prince avait fait explosion, la tactique de celui-ci, pour compromettre et enchaîner Sénèque, du moins en apparence, à toute sa politique, était de le combler de largesses, lui et Burrhus, ce qu’il fit même à la mort de Britannicus. Et les reproches ne manquèrent pas de fondre sur eux. D’autre part, on pensait qu’il y avait eu pression, contrainte de la part du prince, dit Tacite ; et Sénèque s’exprime de même : « Il ne m’est pas toujours permis de dire : Je ne veux pas. il est des cas où il faut recevoir malgré soi. Un tyran cruel et emporté me donne : si je dédaigne son présent, il se croira outragé. Puis-je ne pas accepter ? Je mets sur la même ligne qu’un brigand, qu’un pirate, ce roi qui porte un cœur de brigand et de pirate ; que faire ? voilà un homme peu digne que je devienne son débiteur. Quand je dis qu’il faut choisir son bienfaiteur, j’excepte la force majeure et la crainte sous lesquelles périt la liberté du choix. Si la nécessité t’ôte le libre arbitre, tu sauras que tu n’acceptes point, que tu obéis… Veux-tu savoir si je consens ? Fais que je puisse ne pas consentir. » (Des Bienfaits, II, xviii.) « Nulle différence entre ne pas vouloir donner à un roi et ne pas vouloir accepter de lui : il met sur la même ligne l’un et l’autre, et il est plus amer à l’orgueil d’être dédaigné que de n’être pas craint. » (Ibid., V, vi.)

Cependant ces richesses, tout imposées qu’elles lui fussent, l’exercice d’un pouvoir qui dura trop peu pour le bien du monde, mais qui semblait trop long à d’ambitieux rivaux, le contraste si facile à relever du désintéressement prêché dans ses livres avec l’éclat de sa position officielle (car pour sa vie privée, on sait qu’elle était simple et plus que frugale), ses talents littéraires enfin lui suscitaient une foule de détracteurs et d’envieux. Il venait de faire condamner par le sénat un délateur vénal et redouté sous Claude, Suilius. Celui-ci, dans sa défense, récrimina contre Sénèque. Tacite, qui rapporte son discours (Annal., XIII, xlii), n’y ajoute aucune réflexion, ne l’approuve ni ne le combat. Mais son silence, tout regrettable qu’il est, est suffisamment compensé par l’hommage rendu dans tout le cours de son récit aux vertus de ce ministre de Néron. Tacite, qui trop souvent ne se prononce point sur des faits essentiels où son jugement n’était certes pas incertain, et qui enveloppe, non-seulement les faits, mais sa phrase, d’ambiguïtés et de formes énigmatiques, est du moins l’un des garants les plus sûrs et les plus honnêtes quand il parle et juge nettement en son nom. C’est bien alors, comme Bossuet l’appelle, le plus grave des historiens de l’antiquité. On peut voir ce que Sénèque répond à ses détracteurs, à Suilius sans doute, dans son traité de la Vie heureuse, dont malheureusement une grande partie n’est pas venue jusqu’à nous. Sénèque avait reçu de Néron des largesses qu’il ne pouvait rejeter sans péril, qu’il posséda sans avarice et sans faste, où il puisa de quoi satisfaire à ses inclinations bienfaisantes. C’est Juvénal qui l’atteste : « On ne te demande pas de ces dons que Sénèque, que le généreux Pison, que Cotta envoyaient à leurs amis pauvres ; car la gloire de donner l’emportait jadis sur les titres et les faisceaux. » (Sat. V, 108.) D’ailleurs Sénèque eût-il écrit sa propre satire dans ce volumineux traité des Bienfaits où il prêche avec tant d’âme et de délicatesse une vertu dont il aurait été bien loin, si l’on voulait en croire Suilius ? Nous n’insisterons pas sur la frugalité de Sénèque, dont vingt endroits de ses Lettres font foi : on pourrait l’attribuer à la faiblesse de complexion, aux maladies dont il nous dit lui-même qu’il fut presque constamment assiégé. Dion Cassius, au livre LIX de son histoire, avait dit : « Sénèque, qui surpassa en sagesse et tous les Romains de son temps et bien d’autres personnages renommés, faillit périr sous Caligula, bien qu’il fût innocent et n’eût même encouru aucun soupçon. » On a donc droit de s’étonner que plus loin ce même Dion ait répété, exagéré même les accusations de Suilius contre le faste et l’hypocrisie du ministre de Néron : « Il avait, dit-il, cinq cents tables de cèdre (ou citre) montées en ivoire, toutes pareilles, où il prenait de délicieux repas. » Nous demanderons s’il est bien possible que le moraliste qui déclame si fortement, au livre VII, c. IX des Bienfaits, contre le fol engouement qu’on avait pour ces tables, dont chacune valait un riche patrimoine, en possédât lui-même un si grand nombre ? Et Pline, qui reproduit les mêmes anathèmes philosophiques contre cette sorte de luxe (livres XIII et XVI), qui cite, outre la table de Cicéron, l’une des plus anciennes de ce genre, la plupart de celles qu’on voyait à Rome, eût oublié de mentionner les cinq cents tables de Sénèque, eût négligé un si heureux texte de déclamation, n’eût pas tonné contre le philosophe qui se serait condamné si gauchement dans ses propres écrits ? A-t-on ici le vrai texte de Dion, ou son abréviateur Xiphilin y aura-t-il intercalé cette imputation plus absurde encore que les diatribes de Suilius ? On se l’est demandé : il importe peu de le savoir. Ce Dion, généralement accusé par tous les biographes d’injustice et de dénigrement jaloux envers les personnages les plus marquants de l’histoire, et que Crévier appelle le calomniateur éternel de tous les Romains vertueux, ne manque pas d’affirmer que Sénèque avait inspiré à Néron le dessein de tuer sa mère Agrippine. L’assertion ici est trop forte pour mériter qu’on la discute. Sur ce point, comme pour les principaux traits de la vie de Sénèque, nous préférons nous en rapporter à l’honnête Tacite, presque contemporain du philosophe. Dion n’écrivit qu’un siècle après et nous venons de voir ce que vaut son témoignage. Suilius et Dion, voilà pourtant les seules sources d’où découlèrent toutes les imputations dont on a flétri la mémoire du ministre de Néron : de siècle en siècle, la malignité les a accueillies complaisamment et sans examen. Suétone, très-bref sur notre auteur, ne nous apprend rien à son égard qui ne soit dans Tacite. Ce dernier seul pourra donc et devra nous guider[6].

Voici ce qu’il dit du rôle que jouèrent Sénèque et Burrhus lors de la mort d’Agrippine, après le naufrage simulé où une première tentative de meurtre échouée avait laissé voir clairement à celle-ci que son fils en était l’auteur : « Néron, éperdu de frayeur, s’écrie que sa mère va venir, avide de vengeance, armer ses esclaves, soulever peut-être les soldats, faire appel au sénat et au peuple, leur dénoncer son naufrage, sa blessure et le meurtre de ses amis ; quel secours lui reste-t-il, à lui, si Burrhus et Sénèque n’avisent à le sauver ? Il les avait mandés en toute hâte ; on ignore si auparavant ils étaient instruits. Tous deux gardèrent un long silence pour ne pas faire de remontrances vaines ; ou croyaient-ils les choses arrivées à ce point extrême que, s’il ne prévenait Agrippine, Néron était perdu ? D’ordinaire plus prompt à s’ouvrir, enfin Sénèque regarda Burrhus et lui demanda si l’on ordonnerait ce meurtre aux soldats. Burrhus répondit que les prétoriens, attachés à toute la maison des Césars et pleins du souvenir de Germanicus, ne se permettraient aucune violence contre sa fille ; qu’Anicet achevât ce qu’il avait promis. Celui-ci, sans balancer, demande à consommer le crime. À cette offre, Néron s’écrie : « D’aujourd’hui l’empire est à moi, et ce magnifique présent, je le tiens de mon affranchi ! (Annal., XIV, VII). » Plus tard, Néron rappelle encore à Anicet que, seul, il avait sauvé la vie du prince des complots d’Agrippine (Ibid., XIV, LXII). Tout ce récit, cette stupéfaction de Sénèque, dont la parole était habituellement si prompte, sa question à Burrhus qu’il savait bien devoir amener une réponse négative, puis l’exclamation finale de Néron, prouvent surabondamment que Burrhus et Sénèque ne furent ni conseillers ni complices du crime. Burrhus seul connaissait le complot ; son mot sur Anicet le prouve, et ce fut d’après son conseil, dit Tacite, que les centurions vinrent après le meurtre consoler et flatter Néron en proie à un affreux délire, et qui semblait attendre sa dernière heure. « Retiré à Naples, Néron envoya au sénat une lettre dont voici la substance : On avait surpris, armé d’un poignard, un assassin, Agerinus, intime confident d’Agrippine et son affranchi ; et la conscience du crime ourdi par elle l’avait portée à s’en punir. Il l’accusait en outre, reprenant les choses de plus haut, d’avoir voulu l’association à l’empire, et que les cohortes prétoriennes prêtassent le serment à une femme, se flattant qu’elle humilierait de la même façon le sénat et le peuple ; frustrée dans ses vœux, elle se vengea sur les sénateurs, le peuple et les soldats ; elle dissuada le prince de faire des libéralités au peuple et aux troupes, et trama la perte des plus illustres citoyens… Puis venaient les détails du naufrage ; mais nul n’était assez simple pour le croire fortuit, pour croire qu’une femme, à peine sauvée des flots, eût envoyé un homme seul, avec une arme, briser le rempart que formaient autour de l’empereur et ses cohortes et ses flottes. Aussi, laissant Néron, dont la barbarie avait dépassé toute indignation, une rumeur malveillante courait sur Sénèque et lui imputait cet écrit, aveu trop clair du parricide. » (Annal., XIV, xi[7].)

Tel est le récit de Tacite et la base sur laquelle on s’est fondé pour accuser Sénèque d’avoir fait l’apologie du meurtre d’Agrippine. Suétone n’en dit pas un mot. Sur quoi donc l’appuierait-on ? Non pas sur l’opinion de Tacite qui passe outre, à son ordinaire, mais sur une rumeur née du vague besoin de trouver un complice à qui se prendre, parce que le coupable avait lassé l’indignation. On avait sous la main Sénèque, qui avait enseigné la rhétorique à Néron, qui lui rédigeait ses discours au début du règne : il avait dû écrire la lettre ; la rumeur raisonna ainsi. Une forme grammaticale mal comprise fit le reste pour le gros des lecteurs ; et l’on prit pour le jugement même de Tacite ce qu’il relatait comme un simple bruit, un bruit malveillant et faux[8].

D’ailleurs Néron, bourrelé de remords, inquiet sur son retour à Rome, redoutant une insurrection, ne se fiant plus ni au dévouement du sénat ni à l’affection du peuple (et cet état moral durait encore, dit Tacite, quelques jours après l’envoi de sa lettre), Néron, en de tels moments, n’était pas homme à imposer à Sénèque la justification du crime ; et la crainte d’être puni comme complice, la prudence la plus simple eût suffi à Sénèque pour s’y refuser, à défaut même de courage. Si Néron, dans son trouble et son épouvante, n’a pas pu dicter lui-même son message au sénat, il ne manquait pas de rédacteurs suffisamment habiles pour le composer à sa place.

Cette cour de Néron, en esclaves fertile,
Pour un que l’on cherchait en eût présenté mille
Qui tous auraient brigué l’honneur de s’avilir.

Anicet, qui avait tout imaginé, tout consommé, était le plus propre à cette besogne : héros de l’affaire, il en était le narrateur tout trouvé. Qu’ensuite l’empereur ait jugé à propos de répandre le bruit qui attribuait la rédaction à Sénèque, la chose est possible ; le démenti ne l’était pas : l’eût-on admis, quand le sénat tout entier décrétait des actions de grâces aux dieux et inscrivait parmi les jours heureux le jour de la mort d’Agrippine ? Et puis, Tacite lui-même ne prouve-t-il pas plus bas, implicitement, que Sénèque n’a pu démentir ainsi sa vie passée, ses principes d’honnête homme et de stoïcien ? En effet, quand, peu après, Burrhus mourut de maladie ou de poison, dit l’historien, il ajoute : « Cette mort brisa la puissance de Sénèque : le parti de la vertu était affaibli d’un de ses chefs. » Et ailleurs, à propos de la conjuration de Pison, il raconte que les conjurés avaient décidé qu’on donnerait l’empire à Sénèque, comme à un homme sans reproche, appelé au rang suprême par l’éclat de ses vertus[9].

Enfin, le sévère historien eût-il rapporté sans observation, sans la moindre épithète restrictive, ces mots de Sénèque mourant à ses amis : « Je vous laisse le seul bien, mais le plus précieux qui me reste, l’image de ma vie ? » et quelques lignes plus haut cette réponse du même Sénèque au tribun chargé de l’interroger : « Je n’ai pas l’esprit enclin à la flatterie, et Néron le sait mieux que personne : il a plus souvent trouvé en moi un homme libre qu’un esclave. » Et ces autres mots : « Que restait-il à l’assassin de sa mère et de son frère que d’être aussi le bourreau du maître qui éleva son enfance ? » Et quand Tacite eût négligé ici de rappeler la fameuse lettre au sénat, Sénèque, en face de la mort, eût-il pu refouler ce souvenir accablant et osé parler de la sorte, avec cette fière sérénité ?

Évidemment, Tacite jugeait Sénèque comme nous le jugeons ici. Il ne trouva pas non plus à le blâmer, comme ont fait tant de rigides censeurs modernes, d’être resté à la cour quelque temps encore après la mort d’Agrippine. Ce qu’il dit de Burrhus, resté aussi auprès de Néron, et « dont la mort laissa dans Rome un regret immense, à cause du souvenir de ses vertus et du choix de ses successeurs, » remarque certes plus approbative que critique, est plus applicable encore à Sénèque, dont l’influence morale lutta et dut lutter jusqu’au bout contre le crédit des méchants « vers lesquels Néron penchait de plus en plus. » (Annal., XV, LII.) Demeuré seul, il fut attaqué par eux comme il l’avait été par Suilius ; ils disaient : « Censeur injuste et public des amusements du prince, il lui refuse le mérite de bien conduire un char ; il rit de ses accents, toutes les fois qu’il chante. Tout ce qui se fait de glorieux dans l’État, le croira-t-on toujours inspiré par cet homme ? » (Ibid., ibid.) Quel aveu ! et, qu’on nous permette de le dire, quelle justification !

Sénèque dut enfin songer à se retirer. On peut voir dans Tacite le discours qu’il adressa à Néron pour obtenir de quitter la cour et les affaires, et l’offre qu’il fit à l’empereur de lui restituer tous les biens qu’il tenait de lui, qu’il n’avait pas dû repousser, mais qui irritaient l’envie contre leur possesseur. Néron, dans un discours perfidement étudié, repoussa sa demande et refusa la restitution de sa fortune : « Toute grande qu’elle paraisse ajouta-t-il, que d’hommes, fort au-dessous de ton mérite, ont possédé davantage ! J’ai honte de citer des affranchis qui étalent une tout autre opulence. »

Ainsi retenu malgré lui, Sénèque supprima le train de sa maison, écarta la foule des visiteurs et changea les habitudes d’une faveur qui n’était plus. Cependant il se mêlait encore de l’administration et voyait quelquefois l’empereur ; il le félicita un jour de s’être réconcilié avec le vertueux Thraséas, « franchise qui augmentait tout ensemble la gloire et les périls de ces deux grands hommes. » (Annal., XV, XVIII.) « Quelques historiens rapportent que du poison fut préparé pour Sénèque par un de ses affranchis nommé Cléonious, sur l’ordre de Néron, et que le philosophe échappa soit par la révélation de l’affranchi, soit par défiance et grâce à la simplicité de sa nourriture : car il vivait de fruits sauvages et se désaltérait avec de l’eau courante (Annal., XV, XLV.)

La conspiration de Pison devint le prétexte qui perdit Sénèque, « non que rien prouvât qu’il eût eu part au complot ; mais Néron voulait achever par le fer ce qu’il avait en vain tenté par le poison. » Tacite poursuit en ces termes : « Le prince demanda si Sénèque se disposait à quitter la vie. Le tribun assura qu’il n’avait remarqué en lui aucun signe de frayeur, qu’aucune tristesse n’avait paru dans ses discours ni sur son visage. Il reçoit l’ordre de retourner et de lui signifier qu’il fallait mourir… Sénèque, sans se troubler, demande son testament. Sur le refus du centurion, il se tourne vers ses amis, et déclare que, puisqu’on l’empêche de reconnaître leurs services, il leur laisse le seul bien, mais le plus précieux qui lui reste, l’image de sa vie ; que, s’ils gardent le souvenir de ce qu’elle eut d’estimable, cette fidélité à l’amitié leur serait un titre de gloire. Ses amis pleuraient ; lui, par un langage tantôt familier, tantôt vigoureux et sévère, les rappelle à la fermeté, leur demandant ce qu’ils avaient fait des préceptes de la sagesse ; où était cette raison qui se prémunissait depuis tant d’années contre les coups du sort ? Tous ne connaissaient-ils pas la cruauté de Néron ? et que restait-il à l’assassin de sa mère et de son frère, que d’être aussi le bourreau du maître qui éleva son enfance ?

Après ces exhortations, qui s’adressaient à tous également, il embrasse sa femme, et, s’attendrissant un peu à cette lugubre scène, il la prie, il la conjure de modérer sa douleur, de ne pas la garder sans fin, mais de chercher, dans la contemplation d’une vie consacrée à bien faire, de nobles consolations à la perte d’un époux. Mais Pauline proteste qu’elle aussi est décidée à mourir et demande avec instance l’exécuteur pour la frapper. Sénèque alors ne voulut pas lui ravir cette gloire ; sa tendresse d’ailleurs craignait d’abandonner aux outrages une femme qu’il chérissait uniquement. « Je t’avais montré, dit-il, ce qui pouvait te gagner à la vie : tu préfères l’honneur de mourir : je ne t’envierai pas le mérite d’un tel exemple. Que la part de courage dans cette grande épreuve soit égale entre nous : la gloire de ta fin sera plus grande. » Aussitôt, avec le même fer, ils s’ouvrent les veines des bras. Sénèque, dont le corps affaibli par l’âge et par l’abstinence laissait trop lentement échapper le sang, se fait couper aussi les veines des jambes et des jarrets. Bientôt dompté par d’affreuses douleurs, il craignit que la vue de ses souffrances n’abattît le courage de sa femme et que lui-même, aux tourments qu’elle endurait, ne pût se défendre de quelque faiblesse ; il l’engagea à passer dans une autre chambre. Puis, retrouvant jusqu’en ses derniers moments toute son éloquence, il appela des secrétaires et leur dicta un assez long discours. Comme on a publié le texte même de ses paroles, pour ne les point changer, je m’abstiendrai d’en reproduire le sens.

Néron, qui n’avait contre Pauline aucune haine personnelle, et qui craignait de soulever les esprits par trop de cruauté, ordonna qu’on l’empêchât de mourir. Pressés par les soldats, les esclaves et les affranchis de Pauline lui bandent les bras et arrêtent le sang. On ignore si ce fut à son insu : car (telle est la malignité du vulgaire) il ne manqua pas de gens qui pensèrent que, tant qu’elle crut Néron implacable, elle ambitionna l’honneur de mourir avec son époux, puis que, flattée d’une plus douce espérance, elle avait cédé à l’attrait de vivre. Elle survécut quelques années seulement, noblement fidèle à la mémoire de son mari[10] ; et la pâleur de ses traits et la blancheur de ses membres faisaient assez voir combien de force vitale elle avait perdu.

« Comme la mort était lente à venir, Sénèque se fit apporter du poison… de la ciguë, qui ne put agir sur des membres déjà froids et des vaisseaux rétrécis. Enfin il entra dans un bain chaud, et jetant quelques gouttes d’eau sur les esclaves qui l’entouraient : « J’offre, dit-il, cette libation à Jupiter libérateur[11]. » De là il fut porté dans une étuve dont la vapeur l’étouffa[12]. »

Ainsi mourut Sénèque, âgé de soixante-trois à soixante-quatre ans. Les grands traits de sa vie politique furent honnêtes, vertueux, profitables à tout l’empire. L’énorme tâche d’élever un Néron, de l’apprivoiser, de lui disputer ses victimes, souvent de les lui arracher, fut suivie à peine d’un commencement de succès ; pourtant ne faut-il pas lui savoir gré, comme l’histoire, de cette trêve, si courte qu’elle fût, quatre à cinq ans à peine, qu’il obtint pour l’humanité ? Et de quelle foule d’atrocités sa mort fut le signal ! Sans doute quelques faiblesses ont déparé cette vie : des flatteries à Claude et au ministre de Claude pour être rappelé de l’exil, une virulente satire contre ce même Claude, quelques complaisances, qui n’étaient pas toutes forcées, pour Néron, un peu trop d’attachement peut-être à ces richesses dont il fit d’ailleurs un noble usage ; mais ses services rendus, ses résistances au despote qu’il dut payer enfin de sa mort, et la beauté même de cette mort rachètent et surpassent de beaucoup, aux yeux de tout juge impartial, des torts comparativement bien légers.

Il nous reste à apprécier Sénèque comme philosophe et comme écrivain.

Le plus considérable et en général le plus vrai des jugements portés sur lui est à coup sûr celui de Quintilien. L’œuvre de ce rhéteur parut sous Domitien, odieux tyran qu’il divinisa, qu’il loua même comme grand poëte, « ce qui devait coûter davantage à sa conscience de critique, » selon la juste et fine remarque de M. Villemain. « Il le félicite aussi d’avoir banni les philosophes ; il s’indigne que ces hommes se soient crus plus sages que les empereurs, et les accuse dans les mêmes termes dont les délateurs s’étaient servis contre Thraséas[13]. » Quintilien, auteur de froides et emphatiques déclamations, gauche imitateur, dans ces études, de la manière brillante de Sénèque, n’en restait pas moins admirateur des Grecs et de Cicéron. C’était le chef officiel et pensionné de la réaction classique contre la nouvelle école dont Sénèque avait été le plus illustre représentant. Il porta si loin l’acrimonie trop commune aux querelles littéraires qu’on l’accusa, il le dit lui-même, d’être l’ennemi personnel de Sénèque. Chargés tous deux de l’éducation des jeunes princes de leur temps, Sénèque était devenu ministre, Quintilien resta simple particulier : cela fut-il chez lui un motif d’inimitié jalouse ? Toujours est-il qu’il accueillit le bruit le plus odieux qui ait couru contre le ministre de Néron, bruit qu’il rappelle d’une manière assez inattendue, à propos d’une figure de rhétorique[14]. Le rhéteur courtisan gardait ici au philosophe la rancune dont on vient de le voir faire hommage à Domitien. Chose singulière, mais presque inévitable chez les critiques même les plus rétrogrades par le goût, bien qu’eux aussi parlent la langue de leur époque, Quintilien dans son style est plutôt du siècle de Sénèque que de celui d’Auguste : on peut le voir par le passage même que nous allons traduire de lui et où abonde, notamment, la forme antithétique, tant reprochée à notre auteur.

En traitant de tous les genres de bien dire, j’ai tout exprès réservé Sénèque pour la fin, à cause d’une opinion répandue faussement sur mon compte, parce qu’on a cru que je condamnais cet écrivain, que j’étais même son ennemi. Ce reproche m’atteignit au temps où je luttais de toute ma force pour rappeler à des règles plus sévères notre éloquence corrompue et énervée par toutes sortes de vices. Sénèque alors était presque seul entre les mains de la jeunesse. Je ne voulais point certes l’en arracher tout à fait, mais je ne souffrais pas qu’on le préférât à d’autres qui valent mieux et qu’il n’avait cessé d’attaquer[15]) ; car sentant bien que sa manière différait de la leur, il avait quelque doute qu’elle pût plaire à ceux auxquels ces écrivains plaisaient. Or on l’aimait plus qu’on ne savait l’imiter, et l’on tombait plus bas que lui, autant que lui-même était resté inférieur aux anciens. Encore si on l’eût égalé ! si du moins on eût approché d’un tel homme ! mais on ne l’aimait que pour ses défauts : chacun s’appliquait à en reproduire ce qu’il pouvait, puis, se vantant d’écrire comme lui, le discréditait par là même.

« Sénèque avait de nombreuses et grandes qualités, génie facile et abondant, beaucoup d’études, vastes connaissances que trompèrent parfois néanmoins ceux qu’il chargeait de certaines recherches. Il a cultivé presque toutes les branches de la littérature : on cite en effet de lui des discours, des poésies, des lettres et des dialogues. Peu arrêté dans ses doctrines philosophiques, du reste il excelle dans la censure des vices, il offre une multitude de pensées remarquables, beaucoup de choses à lire pour le profit des mœurs ; mais sa façon de dire, en général peu saine, est d’un exemple d’autant plus dangereux qu’elle abonde en défauts séduisants. On voudrait qu’il eût écrit avec son génie, guidé par le goût d’un autre ; car s’il eût dédaigné certains ornements ou s’il les eût un peu moins recherchés, s’il n’eut pas été amoureux de tout ce qui tombait de sa plume, s’il n’eût pas rapetissé par les plus futiles pensées l’importance des sujets, le suffrage de tous les gens éclairés, plutôt que l’engouement de la jeunesse, lui serait acquis. Tel qu’il est pourtant, des esprits déjà sûrs et qu’un genre plus sévère a suffisamment affermis le doivent lire, par cela même qu’il peut doublement exercer le goût : car il y a chez lui, je le répète, beaucoup à louer, beaucoup même à admirer ; il ne faut qu’avoir soin de choisir, et plût aux dieux qu’il l’eût fait lui-même ! Elle méritait de vouloir mieux faire, cette riche nature qui a fait tout ce qu’elle a voulu[16]. »

Venant d’un ennemi littéraire, presque d’un contemporain peu novateur, en théorie du moins, cet éloge doit sembler assez beau ; du moins est-il méritoire pour celui qui le donne C’est surtout comme professeur de style que Quintilien porte son jugement : il estime, il admire le fond, c’est à peu près la forme seule qu’il critique. Rollin, qu’on a surnommé le Quintilien français, va un peu plus loin : « Sénèque, dit-il, est un esprit original, propre à donner de l’esprit aux autres et à leur faciliter l’invention. » (Traité des Études, liv. II, chap. III.) « Le fond de Sénèque est admirable : nul auteur ancien n’a autant de pensées que lui, ni si belles, ni si solides. » (Hist. anc., t. XII.) Laharpe lui-même, détracteur passionné de Sénèque, parce que Diderot, qu’il prenait à partie comme libre penseur, s’en était fait l’admirateur outré, dit expressément : « Il n’y a guère de page de cet auteur qui n’offre quelque chose d’ingénieux, soit par la pensée, soit par la tournure. »

On a reproché avec raison à Sénèque un style coupé, procédant par sentences, concis dans la forme et l’expression, redondant et diffus dans les idées, décochant un trait après un autre et manquant trop souvent de liaison. Caligula, son envieux émule au barreau, avait bien noté ce dernier point, lorsqu’il a dit spirituellement de ses compositions que c’était du sable sans chaux (arena sine calce.) Sa diction, exempte de l’obscurité naturelle ou cherchée de presque tous ses contemporains, est d’une précision qui brille par la propriété des termes, mais qui n’est pas toujours de la rapidité ; il s’attache à la coupe des phrases, à l’opposition des mots ; il tourne très-vite mais très-longtemps autour de la même idée. Il ne s’asservit à aucun plan, même dans ses traités de longue haleine, magnifiques et incomplètes ébauches, où néanmoins les traits essentiels du sujet sont saisis et marqués d’une lumière vive et frappante. Mais sous ces couleurs jetées plutôt que fondues, sous ce luxe pittoresque et inépuisable, à travers ces répétitions d’idées parfois semées de contradictions ou monotones, parfois nuancées de teintes nouvelles et plus riches que les premières, que de pensées hardies, grandes, fortes, souvent même sublimes ! Il abuse aussi de l’antithèse ; et cette forme de langage lui est devenue si familière que sa pensée, même la plus simple et la plus heureuse, s’y jette et en ressort mainte fois brillante et fraîche comme de son moule naturel : la plupart de ses mots les plus cités sont des antithèses. Il rappelle par là notamment saint Augustin qui l’admirait et l’imitait fort. Il est fréquemment emphatique, trop tendu dans l’idée comme dans l’expression ; il a une certaine uniformité de grandeur qui semble craindre de descendre, défaut qui tient à plus d’une cause, à son pays, à son éducation, à son siècle, aux doctrines stoïciennes enfin. Né Espagnol, comme Lucain, Florus, Martial, Silius Italicus, Quintilien, et fils d’un rhéteur de profession, et nourri plus que tout autre de déclamations, parmi les cris de l’école, comment, sous cette double tendance, n’eût-il pas reproduit l’enflure castillane et ce parler sonore et grandiose que ne sut pas tempérer comme lui son neveu Lucain ? Ce n’est pas que la vraie grandeur soit étrangère à Sénèque, loin de là, non plus que la délicatesse de ton et l’esprit de mesure : nous ne parlons ici que des défectuosités de sa manière.

L’introduction des étrangers dans la cité romaine, le grand nombre d’idées et d’images nouvelles mises par eux en circulation, la suppression de la tribune politique, l’oppression générale, l’énervement des âmes et la corruption croissante des mœurs avaient amené celle de l’éloquence. Sénèque, comme tout grand écrivain, était doué d’un sens critique éminemment juste. Çà et là, surtout dans ses lettres, il censure dans autrui avec une exactitude frappante une grande partie des défauts qu’il tenait à son insu du milieu littéraire et moral dans lequel il vivait ; son juge le plus expert, son censeur le plus sûr, plus délicat encore que Quintilien, ç’a été lui-même. Il a signalé l’influence de son siècle sur la pureté du langage, notamment dans sa lettre CXIV, où il démontre éloquemment que la littérature, comme on l’a répété de nos jours, est l’expression de la société. Ajoutons que cette corruption morale, ces débauches monstrueuses et les sanglants excès de gouvernements non moins monstrueux provoquaient dans les âmes honnêtes une violence et une exagération de résistance qui les poussaient à dépasser la mesure et les convenances du goût[17]. Du moins, quant au fond, tout est loin d’être hyperbolique dans les peintures de notre philosophe, comme il le semblerait aux esprits de nos jours témoins de mœurs relativement si douces : il donne le tableau vivant et fidèle de faits contemporains. Le stoïcisme, dont les doctrines échauffent et inspirent la majeure partie de ces pages, entretint aussi chez Sénèque cette tendance à outrer le vrai, cette ferveur de prédication rigide, enthousiaste, surhumaine parfois, reprochée à l’écrivain comme à la secte. Rappelons pourtant que, par une heureuse inconséquence et grâce à sa raison supérieure, il n’est pas toujours resté à cette hauteur exagérée des principes de Zénon : il les a plus d’une fois mitigés, répudiés même. Si Quintilien lui compte comme grief d’être peu arrêté dans ses doctrines philosophiques, tant mieux pour son livre, dirons-nous, il n’est plus serf d’une école, emprisonné dans un système, il choisit, il est libre, il est lui enfin. Aussi ne cesse-t-il de revendiquer son indépendance d’opinion ; en maint endroit il répète : « Nous ne sommes pas sous un roi. J’admire les stoïciens par-dessus tous les autres : ce sont des hommes ; les autres philosophes ne semblent auprès d’eux que des femmes ; mais dans toutes les écoles, il y a à admirer. Platon, Épicure disent souvent la vérité. Tout ce qui est vrai m’appartient. » Lettres XXXIII, XLV, LXXX et passim.

Sénèque est un philosophe, non de théorie, mais d’esprit pratique : c’est un puissant propagateur de vérités faites pour l’usage, un précepteur de morale, un vrai directeur de conscience. Voilà son grand mérite et sa gloire. Jusqu’à nos prédicateurs et nos moralistes modernes, il n’y a pas de plus fin, de plus profond observateur des travers et des vices du cœur humain. Si le sage du Portique, cet idéal, cette chimère enfantée, a-t-on dit, par l’orgueil, est le type ordinaire de ses tableaux, de ses exhortations les plus vives, s’il a peint l’homme plus grand qu’il n’est, c’était, croyons-en ses paroles, pour le rendre aussi grand qu’il peut l’être : « Chaque fois qu’on se défie d’un homme à qui l’on impose une tâche, on doit lui demander plus qu’il ne faut pour en obtenir tout ce qu’il faut. L’hyperbole n’exagère qu’afin d’atteindre à la vérité par le mensonge. » (Des Bienfaits, VII, xxiii.)

La secte de Zénon, si admirée de Montesquieu qui était tenté d’en compter la destruction comme un des grands malheurs du genre humain, cette secte qui, dit-il, a retardé la chute de l’empire romain, n’outrait que les choses dans lesquelles il y a de la grandeur, le mépris de la douleur et des plaisirs. Elle avait créé non plus le citoyen de Rome ni d’une ville quelconque, mais l’ami de tous les hommes, sympathique, malgré ses dehors austères, à toutes les infortunes ; elle avait conservé, agrandi dans les âmes le sentiment de la dignité morale et de la résistance à l’oppression. Dans la vie publique comme dans la vie privée, au sénat, à la cour, elle apporta, sinon toute son influence, du moins ses nobles principes. Le stoïcisme était mieux qu’une secte ; c’était la religion des gens de bien. Les Néron, les Domitien lui firent une guerre acharnée ; la vénération des peuples en augmenta, et on le vit enfin monter sur le trône avec les Antonin qui furent les modèles des princes.

Respect de soi-même, protestations contre le vice, contre le despotisme, bienfaisance, amitié, pardon des injures, compassion pour les malheureux, de toute race, unité du genre humain, égalité, droit commun de tous proclamé, résignation à la douleur et à la mort soit naturelle, soit forcée, glorification du suicide comme dernière voie ouverte à la liberté, voilà, entre autres sujets principaux, ce qui échauffe et remplit les pages passionnées de Sénèque. Sous les règnes affreux qu’il a vus, sous cette Terreur qui dura pour lui plus d’un quart de siècle, dans cet empire immense où la tyrannie partout présente fermait toute issue à la fuite, quand toute renommée, richesse ou vertu quelconque attirait la haine du maître, la mort volontaire devint comme une nécessité commune aux plus sages. Elle parut du moins la résolution la plus logique. De là encore ces suicides par fantaisie auxquels se livraient beaucoup de contemporains blasés de jouissances. Ceux-là, Sénèque les a flétris (Lettre LXX). La préparation à la mort est l’un de ses textes les plus fréquents. Il y revient si souvent, surtout dans ses lettres à Lucilius, écrites à l’époque de sa retraite des affaires, qu’on y découvre bien vite sa préoccupation personnelle et ses craintes trop fondées du sort que lui réservait Néron. Ainsi s’expliquent ces exhortations à son ami et à lui-même : car tous deux étaient menacés. Mais n’est-il pas touchant, quand on songe à la manière dont il sut mourir, de l’entendre dire dans sa Lettre XXVI : « Je me dispose donc, sans le craindre, à ce jour où, dépouillant tout fard et tout subterfuge, je vais, juge de moi-même, savoir si mon courage est de paroles ou de sentiment ; s’il n’y avait que feintes ou mots de théâtre dans tous ces défis dont j’apostrophais la Fortune. Arrière l’opinion des hommes toujours problématique et partagée en deux camps. Arrière ces études cultivées durant toute ta vie : la mort va prononcer sur toi… J’accepte la condition et n’ai point peur de comparaître. »

Qu’il parle en son nom ou au nom du stoïcisme, la morale de Sénèque respire toujours le spiritualisme le plus élevé. Sur Dieu, sur la Providence, il énonce les idées les plus hautes, les plus chrétiennes même, et au fond pourtant son déisme n’est qu’une sorte de panthéisme. Sur la destinée de l’âme, il en est resté au doute de Cicéron. Tantôt il n’admet ni ne rejette le néant après cette vie ; tantôt il embrasse l’espoir d’une immortalité bienheureuse, et trouve alors des accents d’une hauteur incomparable. Mais en quoi il dépasse beaucoup la morale de Cicéron, c’est lorsqu’il flétrit avec une généreuse indignation la passion des Romains pour les spectacles de gladiateurs ; c’est lorsqu’il réprouve les distinctions de nobles et de non nobles, lorsqu’il revendique les droits primitifs de l’esclave, l’égalité naturelle des hommes, sans en faire un texte à déclamations dangereuses, mais pour éveiller chez les maîtres les sentiments de justice, de pitié, de fraternité que le temps seul, depuis, aidé du christianisme, a fait prévaloir en partie et qui sont si loin encore d’avoir triomphé.

En maint endroit de ses écrits, il s’élève tour à tour avec ironie et avec véhémence contre les subtilités sophistiques de l’école stoïcienne. La pensée moderne, plus pratique, mais qui elle-même a passé en s’y perfectionnant par les arguties non moins fastidieuses de la scolastique, a peine à comprendre que des questions analogues fussent prises au sérieux par les meilleurs esprits du temps de Sénèque. Il était nécessaire que le bon sens en fît justice. Sénèque a entrepris cette tâche, surabondamment pour nous ; mais il l’a dû faire, et le meilleur motif à en donner, c’est qu’il avait besoin lui-même d’achever de se guérir du mal commun pour lequel il gardait encore un reste de complaisance.

C’est surtout dans les préceptes de détail qu’il brille et qu’il triomphe ; il revêt de couleurs éblouissantes les remarques physiologiques les plus délicates, des portraits qui semblent pris à La Bruyère, des observations profondes que son expérience de la cour et des hommes lui a fait recueillir. Dans l’antiquité, pas un moraliste ne l’a égalé. Son style vif et heurté, sa phrase courte, semée par instants de nuances chatoyantes, mais claires pour l’esprit attentif et bien plus faciles à saisir qu’à reproduire, le rhythme rapide, presque poétique, qui ne l’abandonne jamais et qui offre tant d’analogie avec le mètre varié des tragédies publiées sous son nom, enfin le don qu’il possède au plus rare degré de formuler sous le moins de mots possible une pensée frappante, marquée d’un sceau original et ineffaçable, telles sont en grande partie les qualités qui ont fait vivre ses écrits. On les a cités, on les cite comme ceux des grands poëtes qui en un vers ou deux ont concentré quelque règle morale, quelque saillie de bon sens, quelque vérité des plus applaudies. Sa prose en effet se retient comme des vers, et ses phrases ont fait proverbes. Il a dominé tout son siècle ; les plus grands écrivains d’alors ont conservé de lui des reflets fort reconnaissables. Lucain, Juvénal, Quintilien, les deux Pline relèvent de lui ; Florus, membre de sa famille, a, comme lui, la concision et la pompe des images ; Tacite ne tire pas mal à l’escrire de Sénèque, dit Montaigne ; Martial rappelle sa touche précise, sa netteté de trait, ses contrastes d’idées et de mots ; plus d’un père de l’Église latine et même grecque l’a pratiqué et imité, saint Augustin surtout, Tertullien, saint Jérôme, Salvien. Le deuxième concile de Tours le cite avec respect. Montaigne a fait de lui ses délices : « Car, dit-il, il pique, éveille en sursaut, échauffe et ravit l’esprit ; » et, l’associant à Plutarque : « Mon livre est maçonné de leurs dépouilles. » Ces dépouilles, il ne les avouait pas toutes ; il les fondait dans son œuvre, et disait malignement de ses critiques : « Je veux qu’ils donnent une nasarde à Plutarque sur mon nez, et qu’ils s’eschaudent à injurier Seneque en moy. Il faut musser (masquer) ma foiblesse sous ces grands crédits. » (Liv. II, chap. x.) Du reste, le style rapide, figuré, sentencieux et fort souvent antithétique de Sénèque, se reconnaît plus aisément que ne croyait Montaigne dans sa phrase abondante, mais riche de menus détails. Nous en avons montré plus d’un exemple dans nos notes.

Après Montaigne, et au temps surtout où l’influence du génie espagnol prévalait chez nous, Sénèque fut prodigieusement lu et imité. Balzac, ce rénovateur en France de la prose oratoire et cicéronienne, y mêla encore plus d’emprunts faits à la manière grandiose ou ingénieuse de notre philosophe ; Malherbe, qui pourtant n’a traduit que d’un style incolore beaucoup de ses lettres et de ses traités, lui a dérobé force traits brillants dont il para ses strophes. Enfin un autre poëte,

Qui jamais de Lucain n’a distingué Virgile,


s’il faut en croire Boileau, le grand Corneille eut pour Sénèque une vive prédilection. Il a pris au traité de la Clémence l’épisode de Cinna ; il a parsemé sa pièce d’imitations de ce traité, et presque toutes ses tragédies nous offrent des traces, des souvenirs visibles du penseur romain. Le barreau, les sermonnaires français le citèrent à l’envi et s’essayèrent à le reproduire pendant plus de deux siècles. Sous Louis XIV, les emprunts que lui firent nos grands écrivains furent plus discrets, mieux choisis, mieux déguisés ; mais on peut affirmer qu’il n’en est pas un qui ne lui ait dû quelque chose. La prose académique du dix-septième siècle est au ton de Sénèque. Plus tard, l’homme qui semble avoir avec lui une sorte de parenté intellectuelle par la nature de son éloquence vive, paradoxale, pleine de cris et de gestes, mais souvent animée aussi d’une vraie chaleur et d’honnêtes inspirations, ce fut J. J. Rousseau. Il aimait Sénèque, il l’avait étudié, beaucoup plus dans Montaigne, ou à travers Montaigne, que dans ses écrits mêmes, bien qu’il ait traduit de lui l’Apokolokyntose. Aucun auteur français n’offre, selon nous, autant de traits de ressemblance avec le philosophe romain. Il est plus d’une page de l’un comme de l’autre qu’on dirait sortie d’un moule commun ; on retrouve chez eux la même allure, les mêmes élans, la même fierté d’apostrophes, les confidences personnelles, les anecdotes qui servent de texte à des développements moins vrais dans l’ensemble que par les détails, les mêmes effets de rhythme et de cadence savante, de brusquerie heureuse, mais cherchée (curiosa felicitas), et jusqu’à ces frais et gracieux tableaux qui délassent de l’uniforme gravité des argumentations philosophiques. Ce dernier mérite brille dans la correspondance de Sénèque plus encore que dans le reste de ses écrits.

Un autre écrivain, J. de Maistre, rhéteur éloquent aussi et chez qui l’on peut signaler plus d’une affinité avec Rousseau comme avec Sénèque, a dit de ce dernier : « Je ne crois pas que dans les livres de piété on trouve, pour le choix d’un directeur, de meilleurs conseils que ceux qu’on peut lire dans Sénèque. Il y a telle de ses lettres que Bourdaloue et Massillon auraient pu réciter en chaire avec quelques légers changements. » Et il ne peut concevoir que Sénèque ait dû à lui seul ou à personne avant lui ce trésor d’idées et de morale pratique qu’il admire dans ses œuvres. Il rejette, il est vrai, la Correspondance de Sénèque et de saint Paul partout reconnue aujourd’hui pour apocryphe, mais il se tient pour sûr que Sénèque a entendu saint Paul et que de là vient sa supériorité sur tous les moralistes de l’antiquité. Cette thèse a été reprise récemment (1853) et développée en deux volumes par M. Amédée Fleury qui, allant plus loin que de Maistre, cherche à établir que Sénèque a été chrétien. Ce livre, fort érudit d’ailleurs, œuvre d’un zèle pieux qui se paye trop aisément de spécieuses invraisemblances, n’offre qu’une série d’inductions, de conjectures hasardées, mais sincères, que la critique contemporaine n’a pu admettre. L’Académie française, tout en rendant hommage au mérite de l’auteur, a dû écarter ses conclusions. Quant à la Correspondance de l’apôtre avec le philosophe, les seuls pères de l’Église qui en parlent, saint Jérôme et saint Augustin, peu éloignés de l’époque de Sénèque, ne le font que d’une manière dubitative ; et l’on voit dans la Cité de Dieu que saint Augustin ne croyait nullement au christianisme du philosophe, tout comme il ne dit rien des emprunts qu’il aurait pu faire aux livres saints. Tertullien a dit : Seneca sæpe noster, Sénèque qui est souvent des nôtres ; il voit en lui une âme naturellement chrétienne ; pourtant Tertullien comme Lactance, presque contemporains de Néron, ne relatent ni la prétendue correspondance de Sénèque ni sa conversion. Lactance s’exprime même en ces termes : « Que peut-on dire de plus vrai sur Dieu que cet homme ignorant de la vraie religion ? Il a touché la source même de la vérité, qu’il eût suivie sans doute, si quelque guide la lui eût montrée. » (Liv. VI, chap. xxiv.) « Bossuet, si versé dans toute antiquité, avec une imagination si amie de toute grandeur, n’a rien dit de cette communication prétendue dans les pages incomparables et toutes pleines d’allusions romaines qu’il a écrites sur saint Paul[18] ». Sénèque lui-même ne fait nulle part mention des chrétiens ; il n’a parlé que des Juifs avec lesquels il les confondait, comme Tacite, Pline le jeune et les Romains les plus éclairés, longtemps après lui, le faisaient encore ; et ses rares allusions à leur culte sont empreintes d’une moqueuse ironie. On a allégué des mots, des phrases, des idées de Sénèque qui se rapprochent plus ou moins de certains passages de saint Paul ; mais beaucoup de ces phrases ou sont mal interprétées ou offrent un sens philosophique tout contraire au sens chrétien ; et outre qu’une grande partie des idées de l’auteur se retrouve dans les poëtes et philosophes grecs ou latins antérieurs à lui et dans les déclamateurs même de son temps, comme on peut le voir dans nos notes, nombre de ces idées, et des plus marquantes, appartiennent aux traités publiés par Sénèque avant les évangiles ou les épîtres de saint Paul. Et l’on sait d’ailleurs que les évangiles et les épîtres, depuis même leur apparition, sont restés fort longtemps secrets pour le public lettré, pour les profanes. Les livres de Sénèque publiés avant les livres saints sont : le Traité de la colère, la Consolation à Marcia, la Consolation à Helvia, la Consolation à Polybe. Aucune différence sensible ne distingue ces premiers ouvrages du philosophe de ses derniers, sous le rapport spiritualiste et religieux. L’hymne stoïcienne de Cléanthe, si antérieure dans l’ordre des temps, est, quant aux idées, aussi près de l’Évangile que l’est Sénèque ; et par sa métaphysique, celui-ci est moins chrétien que Platon. Eût-il eu la foi nouvelle, n’y eût-il fait que des emprunts, il ne se fût pas borné à des traits de doctrine isolés, il eût adopté franchement l’immortalité de l’âme, par exemple ; il n’eût pas comparé, préféré même le sage à Dieu, ni balancé entre le hasard ou la fatalité stoïcienne et Dieu, ni penché vers la métempsycose, ni prêché le panthéisme et le suicide, ni basé toute sa morale sur l’orgueil du sage quand celle de l’Évangile est fondée sur l’humilité. La morale ne date pas du christianisme : il n’en a changé que les bases. Or la morale, celle des grands esprits et des nobles âmes qui ont éclairé le monde jusqu’à Platon, Cicéron et tant d’autres, Sénèque, grand esprit lui-même et l’un de leurs pairs, l’a comme résumée dans ses livres, il l’a agrandie, fécondée, propagée avec un merveilleux éclat. Sauf l’esprit tout nouveau d’humilité et cette sublime vertu de charité, plus ardente, plus expansive que ne l’avait prêchée le stoïcisme, la foi chrétienne n’a pu qu’ajouter l’autorité du dogme aux vérités proclamées par ces sages : ainsi elle a agi sur la généralité des hommes, les philosophes anciens n’ayant jamais pu compter que quelques milliers d’adeptes et des disciples non moins divisés entre eux que leurs maîtres. Concluons que si Sénèque aboutissait par la philosophie au pressentiment du christianisme, les différences restent trop tranchées, trop nombreuses dans ses livres, pour qu’on puisse faire honneur de ses prétendus emprunts à toute autre source qu’au fonds commun de la raison humaine et à l’inspiration personnelle de l’écrivain.

Aux notes critiques et historiques placées à la fin de chaque volume, nous avons entremêlé les passages des livres évangéliques, bibliques même, qui ont quelque analogie avec certaines pensées de Sénèque. Nous avons aussi indiqué ou cité les rapprochements fortuits, les imitations volontaires les plus remarquables que les anciennes littératures et la nôtre pouvaient nous offrir comme points de comparaison littéraire. « On nous donne peu de pensées, a dit Voltaire (Conseils à un journaliste), que l’on ne trouve dans Sénèque, dans Lucien, dans Montaigne. Les comparer ensemble (et c’est en quoi le goût consiste), c’est exciter les auteurs à dire, s’il se peut, des choses nouvelles : c’est entretenir l’émulation, qui est la mère des arts. Il en est de ces parallèles comme de l’anatomie comparée qui fait connaître la nature. »

Parmi les œuvres de Sénèque que le temps n’a pas respectées on cite une Description de l’Égypte ; une Description de l’Inde ; un Traité de la superstition ; de l’amitié ; du mariage ; un Corps complet de philosophie morale dont il fait mention dans ses Lettres. Quant aux tragédies publiées sous son nom, on s’accorde généralement aujourd’hui à penser que Sénèque n’est pas l’auteur de toutes ces pièces, œuvres de cabinet non destinées pour le théâtre. Ce serait un ouvrage de famille, selon l’opinion de M. Désiré Nisard, Senecanum opus ; mais très-visiblement, le philosophe romain peut en réclamer la majeure et surtout la plus brillante part.

Nous avons généralement suivi le texte latin de l’édition Lemaire, en profitant toutefois de la précieuse publication faite à Leipsick par Fickert en 1842, 3 vol. in-8°. Ce philologue y a recueilli sans exception toutes les variantes, leçons et conjectures éparses dans tous les manuscrits comme dans les éditions et les commentaires des œuvres de Sénèque. Chaque fois que nous avons cru devoir nous écarter du texte Lemaire, nous l’avons indiqué par des notes mises au bas des pages.

Nous croirions manquer à une obligation essentielle si nous négligions de faire connaître ce que nous devons à la critique éclairée d’un éminent latiniste, M. Sommer. Il a bien voulu lire d’un bout à l’autre notre traduction, le texte original sous les yeux ; et sur bien des points la sagacité, la justesse frappante de ses observations nous ont été d’un heureux secours pour améliorer cette œuvre longue et difficile. Qu’il en reçoive ici nos remercîments.


  1. Un de ses contemporains, l’auteur de la tragédie d’Octavie, met ces vers dans la bouche de Sénèque :

    Que j’étais plus heureux, loin des traits de l’envie,
    Sur ces rochers de Corse où je cachais ma vie !
    Mon esprit, délivré des chaînes des Césars,
    S’occupait de lui-même et cultivait les arts.
    Quel plaisir d’admirer l’œuvre de la nature,
    Du séjour de ses fils l’immense architecture,
    Vous, cieux, plus grands encor, char sacré du soleil !

    (Acte II, v. 368.)
  2. Tacite, Annal., XII, XIII. Trad. de Burnouf.
  3. Burnouf n’est pas éloigné de penser, comme Diderot, que l’éloge de la sagesse et de la prévoyance de Claude n’était, dans l’intention de Sénèque, qu’une sanglante ironie ; qu’il aurait pu, lui rhéteur si habile, dissimuler adroitement ce côté faible de l’empereur mort ; mais qu’il avait voulu faire voir au jeune César comment le bon sens populaire fait justice des éloges mensongers, même quand ils sont dans la bouche d’un prince.
  4. Procul differre cunctos principes Neronis quinquennio. Aurelius Victor.
  5. « Si le tyran demande, comme cadeaux d’un grand prix, des artistes, des courtisanes, de ces choses qui peuvent amollir son humeur féroce, volontiers les lui offrirai-je. » Sén., des Bienfaits, VII, xx.
  6. « Je ne crois aucunement le tesmoignage de Dion l’historien. Car outre qu’il est inconstant, qu’après avoir appellé Sénèque très sage tantost, et tantost ennemy mortel des vices de Néron, le fait ailleurs avaricieux, usurier, ambitieux, lasche, voluptueux, et contrefaisant le philosophe à fausses enseignes ; sa vertu paroist si vive et vigoureuse en ses escrits, et la défense y est si claire à aucune de ces imputations, comme de sa richesse et despense excessive, que je n’en croirois aucun tesmoignage au contraire. Et d’avantage, il est bien plus raisonnable de croire en telles choses les historiens romains, que les Grecs et estrangers. Or Tacitus et les autres parlent très honorablement et de sa vie et de sa mort, et nous le peignent en toutes choses personnage très excellent et très vertueux. Et je ne veux alléguer autre reproche contre le jugement de Dion, que celuy-cy, qui est inévitable : c’est qu’il a le sentiment si malade aux affaires romaines qu’il ose soutenir la cause de Julius César contre Pompéius, et d’Antonius contre Cicero. » Montaigne, liv. II, chap. XXIII.
  7. Adverso rumore Seneca erat, quod oratione tali confessionem scripsisset. Le meilleur interprète de Tacite, Burnouf, a traduit comme nous, sauf un trait important mal rendu : « Aussi ce n’était plus sur Néron que tombait la censure publique (censure publique, pour rumor, est de beaucoup exagéré) ; sa barbarie était trop au-dessus de toute indignation ; c’était sur Sénèque, auquel on reprochait d’avoir tracé dans ce discours un horrible aveu. »

    Remarquons d’abord ce subjonctif quod scripsisset, mis au lieu de l’affirmatif scripserat. La première forme exprime un doute réel, une allégation à prouver ; prenons même la phrase dans le sens plus net : Rumor erat Senecam scripsisse, le bruit courait qu’il avait…, ce ne serait toujours qu’un on dit. Quod ne signifie point ici parce que, mais que, comme quoi il aurait, locution de procédure qui a passé de nos jours dans le journalisme, aux faits divers, locution ordinaire aux meilleurs auteurs latins de tout âge, après les verbes croire, désirer, prétendre, accuser, raconter et autres analogues : voir Vossius, De Grammat., liv. VII, chap. xx et LXII, où il cite à foison Plaute, Cicéron, Sénèque, Pline le jeune, etc. Finissons par cette phrase si étrangement concordante et si concluante de Quintilien, lequel est de l’âge de Tacite par le style : Socrates accusatus est quod corrumperet juventutem. (Institut. Orat. IV, xv.) Traduira-t-on : Socrate fut accusé parce qu’il corrompait…, ce que n’admet certes ni Quintilien ni personne ?

  8. Ces deux mêmes mots adverso rumore se retrouvent en effet dans Tacite, à propos du général Suetonius faussement accusé de trahison par la multitude : Apud paucos ea dueis ratio probata, in vulgus adverso rumore fuit. (Hist., II, xxvi.) Approuvé du petit nombre, ce calcul du chef fut interprété en mal par la multitude. Traduction de Burnouf, qui ajoute en note : « Tacite a dit, Sup. xxiii, que les soldats prêtaient de coupables motifs à toutes les actions de leurs chefs, et, I, lxxiii, il a exprimé par adversa fama une interprétation maligne et défavorable. » Donc, dans ces deux cas, comme dans notre note précédente, l’épithète de Tacite désigne une calomnie au lieu d’une vérité.
  9. Annal., XV, LXV. Nouvelle preuve qu’ils ne le regardaient pas comme l’apologiste du parricide, qu’ils n’étaient pas guidés par le rumore adverso. De là aussi ces vers de Juvénal :

    Si Rome en liberté votait dans ses comices,
    Quel être si pervers, si gangrené de vices,
    À Sénèque oserait préférer un Néron ?

    Satire VIII, 210, trad. de Dubos
  10. Cet éloge concorde admirablement avec ce que Sénèque, malade peu de temps auparavant, et songeant, comme on va le voir, à prévenir la mort, écrivait à Lucilius son ami : « Ma Pauline est cause que ma santé a plus de prix pour moi. Oui, comme je sais que sa vie tient à la mienne, je commence, par égard pour elle, à m’écouter un peu : et aguerri par la vieillesse sur bien des points, je perds sur celui-ci le bénéfice de mon âge. Je me représente que dans ce vieillard respire une jeune femme qu’il faut ménager ; et comme je ne puis gagner sur elle d’être aimé avec plus de courage, elle obtient de moi que je m’aime avec plus de soin. Il faut condescendre à nos légitimes affections, et quelquefois, quand tout nous presserait de mourir, à la pensée des siens il faut, même au prix de la souffrance, rappeler à soi la vie et retenir le souffle qui s’exhale. » Lettre CIV. C’est cette Pauline dont Dion Cassius dit qu’elle fut contrainte par Sénèque à partager son supplice.
  11. Thraséas, peu après, fit avec son sang la même libation. Socrate mourant avait dit : « Nous devons un coq à Esculape. » Nobles et ingénieux symboles par lesquels ces trois martyrs rendaient grâce au Dieu qui les délivrait des maux de cette vie.
  12. Tacite, Annal., XV, lxi et suiv. Nous avons généralement suivi la traduction de Burnouf.
  13. De la corruption des lettres romaines, par M. Villemain, 1846.
  14. Rien que la répétition d’un mot produit quelquefois une pensée. Ainsi, dans la lettre envoyée au sénat après le meurtre d’Agrippine, Sénèque fait dire à Néron qui feignait d’avoir couru un grand péril : « Je ne me crois pas encore sauvé, ni ne m’en réjouis. (Institut. Orat. » VIII, v, § 18.)
  15. Ceci nous semble excessif. Du moins, dans les volumineux ouvrages qui nous restent de lui, à côté de grands éloges et sauf quelques traits fort ménagés où il relève, comme on l’a pu faire de tout temps, certaines redondances cicéroniennes, on ne peut voir en Sénèque le détracteur d’aucun écrivain du grand siècle. Ovide seul est l’objet de sa censure méritée. Toutes ses critiques littéraires ne sont pas moins judicieuses que celles de Quintilien lui-même.
  16. Quintilien, Instit. Orat. X, II. Texte latin de Lemaire.
  17. Sous Caligula, sous Claude, sous Néron, lorsque le despotisme, au lieu d’être froidement pervers, s’emportait en frénésie barbare, l’imagination des écrivains prit quelque chose de cette folie désordonnée et de ces affreux caprices qu’ils avaient devant les yeux. » Villemain, Corruption des lettres romaines.
  18. Rapport de M. Villemain à l’Académie française (1854). On peut consulter en outre une excellente Étude critique sur les rapports supposés entre Sénèque et saint Paul, par M. Ch. Aubertin (1 vol., 1857), où les opinions de M. Amédée Fleury sont savamment réfutées.