Notice sur la famille des Mavromichalis


NOTICE
SUR LA
FAMILLE DES MAVROMICHALIS[1].

Mania est la seule province du Péloponèse, qui, sous la domination musulmane, ait conservé toute sa liberté intérieure, et même quelque reste d’indépendance. Entre ce petit pays et la Porte-Ottomane, il n’existait d’autre rapport que celui du vassal au suzerain, puisque ses habitans, protégés par l’âpreté de leur sol, et toujours prêts à recourir aux armes, n’obéissaient qu’à des chefs de leur choix et de leur nation. La forme du gouvernement était monarchique et patriarcale à l’instar des temps héroïques ; l’autorité, dévolue aux mains des Mavromichalis, se transmettait depuis long-temps dans cette famille, et il ne restait au gouvernement turc qu’à confirmer cette transmission par l’investiture.

Janaki Mavromichalis prit une part glorieuse à la révolution éphémère de 1770, suscitée par la Russie ; son influence et son courage avaient donné au comte Orlof l’espoir de réussir dans son projet d’insurrectionner la Grèce.

La miraculeuse campagne d’Italie retentit jusqu’aux ruines de Sparte. Le chef des peuplades libres du Taygète, félicitant Napoléon de ses exploits, lui offrit d’accueillir dans ses ports les bâtimens de la république. Napoléon lui donna l’assurance prophétique que la France ne serait pas ingrate envers sa nation[2]. Lors de l’expédition d’Égypte, Napoléon chercha dans la Grèce un appui contre les Turcs ; à cet effet, une corvette chargée de munitions de guerre fut envoyée aux Maniotes ; de nombreux émissaires parcoururent la Grèce, et surtout Mania, promettant la liberté et la protection de la France. Cette tentative avorta. Cependant l’empereur, dans ses conceptions gigantesques, réservait toujours une place à la Grèce. On en donnerait pour preuve qu’en 1806, après son entrée à Berlin, le maréchal Duroc demanda à M. Argyropulos[3], ministre de la Porte, en Prusse, divers renseignemens sur la Grèce, et principalement sur Mania, et sur le caractère des Mavromichalis. M. Argyropulos, dans cette circonstance, sut concilier les devoirs que lui imposaient ses fonctions avec sa fidélité constante aux intérêts de la patrie.

Peut-être n’avait-on d’autre but, en recherchant l’appui des chefs et en répandant des idées de liberté, que d’arriver, par l’insurrection des provinces européennes, au démembrement de l’empire turc, ainsi qu’il en est parlé dans un ouvrage de M. Bignon[4]. Quoi qu’il en soit, nous voyons encore M. Sébastiani, lors de son ambassade à Constantinople, favoriser les Mavromichalis, et contribuer à l’investiture de Pétrombei, fils de Janaki Mavromichalis.

En 1821, Mavromichalis n’hésita pas un moment sur le parti à prendre. Un de ses fils était retenu à Constantinople comme garant de sa fidélité envers la Porte. Pour mieux voiler ses projets, il mit un autre de ses fils entre les mains du pacha de Tripolitza ; puis, fort de son autorité personnelle et de l’influence de sa famille, il détermina les Maniotes à quitter cette existence isolée et égoïste pour embrasser la cause commune de l’émancipation nationale.

Les Maniotes, sous la conduite de Mavromichalis, descendirent des flancs du Taygète, et occupèrent Calamata. Un sénat messénien s’y organisa ; Pétrombei en fut nommé président, et le 9 avril, il adressa un manifeste aux peuples, dans lequel, exposant le but de l’insurrection, il invoquait l’assistance de la chrétienté.

De là il se porta à Malvoisie, et réduisit cette place, qui, la première, tomba entre les mains des Grecs. Ses troupes, augmentées de six cents hommes, formèrent le noyau de l’armée qui assiégea Tripolitza. Cette dernière ville prise, il contribua efficacement, par sa bravoure et ses combinaisons stratégiques, à la terrible catastrophe de Dramali.

Ensuite, il passa dans la Grèce orientale, et il s’acquitta glorieusement de la mission que Mavrocordato lui confia, en s’emparant de Tatochie, et en empêchant Omer Briomi de passer l’Achéloüs.

Cette noble conduite lui valut la confiance de la nation. Député au congrès d’Astros et d’Épidaure, il en obtint la présidence, qu’il ne quitta que pour passer à celle du pouvoir exécutif que lui conférèrent ces mêmes assemblées. On sait combien de fois les forces d’Ibrahim vinrent se briser contre le rocher de Mania ; et ce furent toujours les membres de la famille Mavromichalis qui conduisirent les Maniotes à la victoire. Kyriacoulis, frère de Petrombei, mourut glorieusement ; Elie et Ganaky, ses fils, eurent le même sort ; enfin, quarante-cinq personnes de cette famille tombèrent martyrs de notre indépendance ; et l’on peut dire que les Mavromichalis renouvelèrent en Grèce l’exemple qu’avait donné dans Rome la famille des Fabius.

Les Mavromichalis contribuèrent à l’élévation de M. Capo-d’Istria à la présidence de la Grèce. Georges fut un des trois commissaires auxquels le pouvoir avait été remis provisoirement par l’assemblée de Trézène. Cette commission s’empressa de résigner l’autorité entre les mains du comte, qui, en l’acceptant, jura de maintenir la constitution. Quelque temps après, le président fit adroitement pressentir l’intention de la modifier. Marki et G. Mavromichalis, membres de la commission, craignirent d’avoir assumé une terrible responsabilité sur leur tête, en remettant les rênes du gouvernement sans exiger des garanties plus solennelles ; ils parlèrent à leurs amis de leurs craintes. Le président avait formé trop tôt son armée d’espions pour ne pas être informé de ces confidences. Marki, enlevé pendant la nuit par une bande de sbires, fut jeté dans une prison, où il expia huit mois le crime d’un épanchement d’amitié. Georges Mavromichalis, menacé du même sort, quitta subitement Égine pour gagner les montagnes de Mania. C’est ainsi que le comte Capo-d’Istria s’annonça à la Grèce ; et cet événement fut le prélude des longues persécutions dont il accabla la famille des Mavromichalis.

Plus tard, Petrombei, membre du Panhellenium, dénonça à ses collègues la tendance despotique du gouvernement au sujet d’une communication relative aux limites. « De pareilles propositions, dit-il, doivent être faites à un corps élu par la nation, et non pas à nous qui ne la représentons point. Pourquoi diffère-t-on toujours à convoquer l’assemblée si long-temps promise ? »

Plus tard, Petrombei se plaignit amèrement aux ministres des trois puissances réunis à Poros, du profond mépris du comte Capo-d’Istria pour nos institutions et pour les droits que la nation avait acquis par tant de sacrifices. M. de Ribaupierre se chargea de lui répondre ; et dans une lettre qu’il lui adressa, il s’efforçait de le convaincre de la droiture des intentions du président et de son respect pour la constitution.

Aux observations courageuses qu’il fit peu de temps après, conjointement avec plusieurs personnes distinguées, le président opposa les détours du langage diplomatique, en parlant de la nécessité de mettre le gouvernement en harmonie avec les principes qui régissaient la plupart des puissances européennes. Enfin, Mavromichalis, dans un entretien qu’il eut avec le maréchal Maison, le priait d’user de son influence pour détourner le président de la voûte périlleuse dans laquelle il s’était engagé. Le comte Capo-d’Istria, grâce à ses nombreux espions, sut cette conversation avant que le maréchal lui en parlât[5] ; mais j’invoque le témoignage de l’illustre maréchal, y avait-il quelque chose d’inconstitutionnel dans le langage de Mavromichalis ? Ses réclamations étaient-elles de nature à rompre l’unité de l’État, comme ses calomniateurs veulent le persuader au public ?

Mais voyons maintenant quelles armes le président avait employées pour le combattre. Une ancienne rivalité séparait les Mavromichalis et les Mourtzinos. Ces derniers, par leur incertitude dans leur prise d’armes contre les Turcs, et leur froideur à coopérer aux mesures insurrectionnelles, s’étaient gravement compromis auprès de leurs compatriotes, dont la vengeance fut arrêtée par la générosité des Mavromichalis. Cette circonstance, qui avait rapproché les deux familles, semblait les avoir enfin réconciliées, lorsque le président tenta de rallumer une rivalité mal éteinte. D’un côté, il accueillit les Mourtzinos, et les combla de bienfaits ; de l’autre, il repoussa et accabla de persécutions les Mavromichalis, cherchant ainsi à ressusciter les deux partis pour les détruire l’un par l’autre, et ressaisir, au milieu des discordes intestines, l’autorité qui lui échappait par la conduite oppressive des gouverneurs qu’il y avait envoyés. Son plan échoua. Indignés des vexations de Ghenovelos, les notables demandèrent et obtinrent son rappel. Cependant le président ne se rebuta pas : quelque temps après, il rétablit le gouverneur, et mit une telle opiniâtreté à le soutenir, que les amiraux des puissances, informés de cette lutte, et prévoyant des dangers, firent des représentations dont il ne tint compte, et il fallut de nouveaux incidens pour que Ghenovelos reçût sa destitution définitive.

Mourtzinos mourut, et le président, n’ayant plus personne à opposer aux Mavromichalis, se décida à employer la force contre eux. Il intente un procès à Georges et Constantin Mavromichalis, dans lequel il les accuse d’un crime imaginaire ; il les enlève à leurs juges naturels, en les renvoyant devant les tribunaux d’Argos et de Spetzia, là, ils sont jetés en prison, quoiqu’un jugement eût reconnu leur innocence. En même temps, le gouverneur Cornelius veut s’emparer, les armes à la main, de toutes les maisons des Mavromichalis, mais il est repoussé avec vigueur. À la nouvelle de cet échec, Capo-d’Istria s’empresse d’informer Petrombei qu’il n’a pas la moindre part à ces tentatives, qu’il reconnaît ses droits, et compatit à ses malheurs.

C’est alors que Mavromichalis quitta Nauplie, après avoir déclaré au président qu’il se retirait dans les montagnes inaccessibles de Mania, pour se mettre à l’abri des persécutions d’un gouvernement qui avait juré la ruine de sa famille. Je transcris quelques passages de cette lettre, que j’ai sous les yeux.

« Le principe sacré de la justice a seul armé les bras des Grecs contre leurs oppresseurs… Accouru l’un des premiers à l’appel de la patrie, j’ai tâché de lui être utile. Le sang de mes parens, tant de fois versé sur le sol du Péloponèse et sur le continent de la Grèce, témoigne de mon dévouement constant et sincère. Mon intention n’est pas de rappeler ce que j’ai fait pour la patrie : je lui ai sacrifié une position brillante ; depuis dix ans je suis éloigné de ma famille, désolée de la perte de la plus grande partie de ses membres, et en proie à l’indigence la plus accablante. Votre Excellence fut appelée à la tête de la nation en vertu d’un contrat qui devait garantir à la patrie un gouvernement juste et bienfaisant. Je ne puis pas dissimuler que j’ai coopéré à votre nomination, confiant que j’étais alors dans les sentimens que la renommée vous attribuait. Quelle fut notre surprise lorsque nous avons pu observer les premiers effets d’une conduite arbitraire ! »

Ici il fait l’exposé des injustices du gouvernement envers lui, et poursuit :

« Vous avez jadis avoué, même aux représentans des trois puissances à Poros, que la famille des Mavromichalis s’est distinguée la première dans la lutte nationale, et qu’elle s’est sacrifiée pour le bien public. Nous vous avons appelé pour veiller à la sûreté de notre honneur et de nos vies… Vous nous persécutez, nous qui avons versé notre sang, nous qui, par les trophées nombreux que nous avons acquis au prix de tant de sacrifices, avons, seuls et sans vous, préparé la place que vous occupez ! Je pars pour la terre stérile où j’ai reçu la vie, terre dure et stérile, à la vérité, mais fière de n’avoir jamais subi un joug ignominieux. C’est de là que, le cœur navré de douleur, je contemplerai le pays pour la délivrance duquel j’ai tout sacrifié. Je pars content de mes concitoyens et de mes frères d’armes, et je vous livre au jugement de votre conscience. L’histoire prononcera entre vos actions et les miennes. »

Petrombei fut arrêté à Apocoula, conduit à Nauplie, et jeté en prison sans accusation préalable, sans aucune forme de procédure. Le président lui promit de le mettre en liberté, s’il consentait à lui demander pardon par écrit. Petrombei repoussa cette proposition en protestant de son innocence. Malgré l’opposition courageuse de M. Colletis, Manguina et R. Palamidès, une commission de trois juges est nommée. Dans ce nombre est Viaros Capo-d’Istria, frère de l’accusateur ! On n’avait vu un tel scandale que dans les temps de l’odieux despotisme de l’administration vénitienne : la Grèce pouvait-elle croire, en brisant ses fers, que l’homme qu’elle appelait à consolider sa révolution le renouvellerait avec non moins d’audace que d’iniquité ? Il n’est pas hors de propos de remarquer ici que Constantin Mavromichalis s’évada de sa prison, et fut arrêté de nouveau en tombant dans un piége qui dénotait dans son auteur le manque le plus complet de moralité.

La nation tout entière attendait avec anxiété le jugement qui devait terminer cette déplorable affaire ; mais le comte Capo-d’Istria, n’osant affronter jusqu’au bout l’opinion publique, traînait en longueur, et laissait languir dans la prison le brave et vertueux Petrombei. Viaros Capo-d’Istria, président de la commission des trois juges, fut obligé de quitter la Grèce, chargé de ses malédictions. Enfin, la dernière catastrophe vint interrompre le cours des iniquités et des vengeances du gouvernement du comte Capo-d’Istria envers cette famille altière et malheureuse, qui résume en elle une grande partie de notre gloire nationale et de nos infortunes.


Périclès Argyropulos.
  1. L’assassinat et la mort de Capo d’Istria ont retenti dans toute l’Europe. Les partis se sont divisés sur cette mort. Comme nous l’avons dit, on a renouvelé à ce sujet la grande question, à savoir si Brutus avait bien fait de tuer César.

    Sans prendre d’engagement à propos de cette question, nous donnons une notice sur la famille de l’un des auteurs de la mort de Capo-d’Istria. Ce ne sera pas la pièce la moins curieuse de ce grand plaidoyer, qui est triste comme toutes les causes au fond desquelles il y a du sang.

  2. Le général en chef de l’armée d’Italie au chef du peuple libre de Mania.

    Citoyen,

    « J’ai reçu de Trieste une lettre dans laquelle vous me témoignez le désir d’être utile à la république française, en accueillant ses bâtimens dans vos ports. Je me plais à croire que vous tiendrez votre parole avec cette fidélité qui convient à un descendant des Spartiates. La république française ne sera pas ingrate envers votre nation. Quant à moi, je recevrai volontiers quiconque viendra me trouver de votre part, et ne souhaite rien tant que de voir régner une bonne harmonie entre deux nations également amies de la liberté. Je vous recommande les porteurs de cette lettre, qui sont aussi des descendans des Spartiates. S’ils n’ont pas fait jusqu’ici de grandes choses, c’est qu’ils ne se sont point trouvés sur un grand théâtre.

    » Salut et fraternité.

    Signé, Bonaparte. »
  3. L’oncle de l’auteur de cette Notice.
  4. Les Cabinets et les Peuples, pag. 373.
  5. M. le marquis de Valmy, alors chargé d’affaires de France auprès du gouvernement grec, s’était empressé d’informer le maréchal de l’infidélité d’un fonctionnaire révélateur de ce qui s’était dit dans cet entretien. L’indiscret subalterne fut renvoyé en France, après avoir gardé les arrêts forcés pendant deux mois.